Tandis que, sous la tente d'Eurypyle, le fils de Ménétius
lui prodigue les plus tendres soins, les Troyens & les
Grecs combattent & s'égorgent. Bientôt le fossé, la
muraille, ne pourront plus arrêter les efforts des
vainqueurs & la fuite des vaincus. Cette barrière, cette
muraille, destinée à défendre la flotte & les trésors
qu'elle renferme, les Grecs l'ont élevée sans consulter
les Dieux, sans leur offrir d'hécatombe ; les Dieux,
d'un œil jaloux, ont vu leurs travaux, & la céleste
colère en a juré la ruine. Tant que vivra Hector, tant
qu'Achille sera en proie à son ressentiment, tant
qu'Ilion bravera les menaces de la Grèce, ce fatal
ouvrage subsistera encore. Mais quand la Phrygie aura
perdu ses plus intrépides vengeurs, quand les Grecs,
échappés aux fureurs des combats, auront, après dix
ans, renversé la superbe Troie, & retourneront
vainqueurs dans leur patrie, Apollon & Neptune
anéantiront ce monument odieux. Pour le détruire, ils
appelleront les fleuves, les torrens qui, du sommet de
l'Ida, se précipitent dans l'Hellespont.
A la voix d'Apollon, accourront le Rhésus, l'Heptapore,
le Carèse, le Rhodius, le Granique, le Scamandre & le
Simoïs, qui roulera dans ses flots les casques, les
cuirasses & les cadavres de mille demi-dieux immolés sur
ses bords. Arrachées de leur lit, les ondes mugissantes
iront, pendant neuf jours, battre la muraille ennemie.
Du haut de l'Olympe, Jupiter lui-même épanchera l'urne
céleste, & formera sur la terre une mer nouvelle.
Neptune, armé de son trident, guidera la fureur des
Dieux, & arrachera de leurs fondemens ces pierres, ces
rochers, qu'avec tant de peine les Grecs entassèrent sur
ses rives. Il effacera jusqu'aux derniers vestiges de
leur audace, & recouvrira de ses sables les lieux où
jadis s'éleva cet orgueilleux rempart. Enfin, après
avoir satisfait sa vengeance, il rendra les fleuves à
leurs cours accoutumés. Tel doit être un jour le destin
de cette muraille. En ce moment, le feu des combats
l'environne. L'air retentit au loin des cris des
vainqueurs & des cris des vaincus. Les tours gémissent,
ébranlées sous les coups des Troyens.
Accablés par Jupiter, tremblans devant l'homicide
Hector, les Grecs vont chercher un asile au milieu de
leurs vaisseaux. Plus impétueux que la foudre, Hector
les frappe & les disperse. Tel, au milieu des chasseurs
& des chiens, le lion ou le sanglier déploie sa vigueur
& sa rage. Un cercle menaçant l'environne, une nuée de
dards & de javelots s'épanche sur lui ; mais toujours
intrépide, il défie & le fer & la mort ; il tente
d'enfoncer cette foule d'ennemis ; autour de lui, devant
lui, régnent la terreur & l'effroi ; son courage va
chercher le trépas, qui semble l'éviter.
Telle est l'impétueuse ardeur d'Hector. Il court au
milieu de ses guerriers, il les excite à franchir le
fossé, mais les coursiers s'arrêtent sur le bord, &
hennissent, impatiens de l'obstacle qui s'oppose à leur
audace. Devant eux s'ouvre un effrayant abîme ; des deux
côtés, une forte palissade ; au milieu, des pieux
pointus & menaçans ; les chevaux, les chars ne peuvent
ni franchir ni renverser cette épaisse barrière.
L'infanterie seule oseroit entreprendre de la forcer.
Enfin Polydamas court à Hector : « O fils de Priam ! lui
dit-il, & vous, les héros, les soutiens d'Ilion ! quelle
folle entreprise ! Ici un fossé large & profond ; des
deux côtés une barrière impénétrable ; plus loin, une
muraille. Eh ! quand nos coursiers & nos chars auroient
franchi cet abîme, nous ne pourrions, au-delà, sur un
terrain trop étroit, ni nous mouvoir ni combattre.
» Mais Jupiter nous seconde ; Jupiter conspire contre
les Grecs.... Ah ! que ne vois-je à l'instant ce peuple
odieux enseveli sur ces rives, avec sa gloire & ses
projets ! Autant qu'un autre je désire & notre victoire
& sa perte. Mais s'ils revenoient sur nous, si avec nos
chars ils nous précipitaient dans ce fossé, Troie y
périroit tout entière ; il ne resterait pas un seul de
nos guerriers pour reporter à Ilion cette fatale
nouvelle. Écoulez mes conseils : descendons de nos
chars, laissons ici nos coursiers. Couverts de nos
armes, à l'abri de nos boucliers, marchons à l'ennemi ;
qu'Hector nous guide ; les Grecs ne pourront soutenir
notre choc. Les Grecs vont périr, si le sort, en ces
lieux, a marqué leur chute & notre triomphe. »
Il dit ; Hector applaudit à ses conseils. Le premier
il s'élance à terre. Tous volent après lui. Les
coursiers sur le bord du fossé s'arrêtent en ordre
rangés. Les guerriers se divisent cinq phalanges se
forment, & leurs masses serrées s'ébranlent à la voix du
chef qui les guide. Sous Hector, sous Polydamas,
marchera le corps le plus nombreux & le plus intrépide.
Tous brûlent de franchir la muraille, & d'aller au
milieu de ses vaisseaux égorger l'ennemi. Cébrion est
avec eux ; il a laissé à un soldat vulgaire & le char &
les coursiers d'Hector.
Pâris, Alcathous, Agénor commandent à la seconde
colonne ; Hélénus, Déiphobe, tous deux fils de Priam,
guideront la troisième, & avec eux le vaillant Asius ;
Asius, fils d'Hyrtacus, qui des murs d'Arisbé a volé au
secours de Troie, sur des coursiers plus rapides que les
vents. Sous Énée, fils d'Anchise, se meut la quatrième
phalange ; Archiloque & Acamas, deux fils d'Anténor,
tous deux savans dans l'art des combats, commandent avec
lui, & marchent ses égaux. Les alliés obéissent a
Sarpédon ; il a choisi, pour le seconder, Glaucus &
Astéropée, les plus intrépides des Lyciens ; mais
lui-même est encore plus vaillant & plus intrépide
qu'eux, Ils marchent, leurs boucliers serrés forment
devant eux un rempart d'airain ; ils fondent sur les
Grecs, &, ivres d'un noble espoir, déjà ils voient &
l'ennemi vaincu, & sa flotte conquise.
Tous les Troyens, tous leurs alliés, ont obéi aux
conseils de Polydamas. Asius, le seul Asius, n'a voulu
abandonner ni ses coursiers ni son char : avec eux il
vole à la flotte ennemie. L'insensé ! ce char, ces
coursiers, dont son orgueil est si jaloux, ne le
ramèneront point aux remparts d'Ilion, & la Parque, sous
le fer d'Idoménée, va terminer sa carrière. Il vole à la
gauche du camp, aux lieux où les Grecs éperdus vont
cacher leur terreur & leur fuite. La porte est ouverte ;
des soldats y veillent pour recevoir les débris échappés
à la fureur des Troyens. Ivre du succès qu'il espère,
Asius s'y précipite ; ses guerriers, avec d'horribles
clameurs, se pressent sur ses traces : ils se flattent
que la Grèce entière va fuir à leur aspect. Les insensés
! déjà ils croient, au milieu des vaisseaux, saisir
leurs victimes tremblantes.
Mais, à cette porte, deux héros les attendent, tous
deux formés du sang des belliqueux Lapithes : l'un est
Polypétès, un fils de Pirithous ; l'autre, Léontée, un
rival du Dieu des combats. L'audace sur le front, le fer
à la main, ils s'offrent intrépides aux regards d'Asius.
Tels, au sommet d'une montagne, s'élèvent deux chênes
orgueilleux ; des racines profondes les attachent à la
terre, leurs têtes immobiles défient les orages & les
vents. Tels, sans s'ébranler, les deux héros attendent
le fougueux Asius. Il s'avance ; derrière lui, Jamène,
Oreste, Acamas, Thoon, OEnomaus, une foule de guerriers
marchent en poussant d'horribles clameurs ; leurs
boucliers serrés forment un impénétrable rempart.
Dans l'intérieur du camp, les deux Lapithes raniment
le courage des Grecs ; ils les excitent à combattre pour
leur gloire, pour le salut de leurs vaisseaux ; mais
l'ennemi va franchir la muraille ; les Grecs fuient,
éperdus & désespérés. Soudain les deux guerriers
s'élancent hors du camp, & vont affronter la tempête.
Tels, au sein des bois, de farouches sangliers bravent
une foule menaçante de chasseurs & de chiens. Ils
aiguisent, contre les troncs leurs bruyantes défenses ;
les arbres, les arbustes, tombent autour d'eux ; la
forêt gémir, de leurs ravages, jusqu'à ce qu'un coup
heureux les frappe & les renverse.
Tels combattoient les deux Lapithes. Les javelots
sifflent ; leurs boucliers retentissent sous les traits
dont on les accable. Mais leur audace se soutient &
s'accroît encore. Du haut des tours, les Grecs secondent
leurs efforts ; un reste d'espoir a ranimé leur courage.
Pour sauver leurs jours, leurs tentes &, leurs
vaisseaux, ils font pleuvoir sur l'ennemi une grêle de
pierres. Le fer & la mort volent dans les airs ; le ciel
en est obscurci. Telle, & moins épaisse encore, la neige
tombe du sein des nues agitées par les vents, &
s'entasse sur la terre. Les casques, les boucliers
gémissent ; leurs sons épouvantables font mugir & les
airs & la plaine.
Trompé dans ses projets, furieux, égaré, Asius soupire
; il frappe ses genoux, il s'écrie : « O Jupiter ! tes
oracles ne sont donc qu'imposture & mensonge ! Je m'étois
promis que les Grecs ne pourroient résister à mes coups,
qu'ils fniroient devant moi ; & plus opiniâtres que
l'abeille qui défend son asile &, ses trésors, plus
acharnés que la guêpe qui repousse un ennemi prêt à
détruire sa retraite, ces deux guerriers osent seuls
braver à cette porte & la mort & les fers.
Il dit ; Jupiter est sourd à ses injurieuses clameurs.
Ses décrets & son cœur réservent pour Hector la gloire
tout entière. L'orage à toutes les portes bat avec la
même fureur. Eh ! quel autre qu'un Dieu pourtoit chanter
tous ces combats ! Autour de la muraille, les pierres
volent étincelantes ; l'air est en feu : désespérés, la
rage &, la douleur dans l'âme, les Grecs défendent leur
dernier asile ; mais tous les Dieux qui les protègent
gémissent de leur impuissance.
Cependant, les deux Lapithes s'élancent au milieu des
Troyens. Polypélès, d'un javelot, atteint le casque de
Damasus ; le fer perce l'airain qui le couvre, brise les
os, s'enfonce dans le crâne. Le malheureux guerrier
tombe, écumant encore de fureur & de rage. Pylon &
Orinène expirent à ses côtés. L'intrépide Léontée
atteint Hippoinaque à la ceinture ; l'épée à la main, il
fond sur Antiphate, l'égorgé au milieu de la foule, &
l'étend sanglant sur la poussière. Ménon, Jamène,
Oreste, tombent entassés, & confondent ensemble leur
sang & leurs derniers soupirs.
Tandis que ces héros arrachent à leurs victimes de
sanglantes dépouilles, Hector & Polydamas entraînent
sur leurs pas l'élite des Troyens : tous brûlent de
franchir la muraille & d'embraser la flotte ennemie.
Mais pendant qu'au bord du fossé ils frémissent
impatiens, un aigle s'offre à leur gauche &, par un
augure équivoque, vient étonner leur courage. Un dragon
monstrueux se débat dans les serres du roi des airs.
Palpitant, demi-mort, il se replie & blesse son
vainqueur ; l'oiseau laisse tomber sa proie au milieu
des Troyens, pousse un cri de douleur, & s'envole.
A cet aspect, les guerriers frémissent d'étonnement &
d'effroi. Polymadas court à Hector : « O fils de Priam !
lui dit-il, en vain tu dédaigneras mes conseils : né
citoyen, quoique dans un rang moins auguste que le
tien, je dois à ma patrie & ma tête & mon bras : j'ai le
droit de servir à sa gloire, & de contribuer à la tienne
; je te dirai encore, en ce moment, ce que mou zèle
m'inspire : n'allons point, au milieu de ses vaisseaux,
attaquer l'ennemi. Si j'en crois mes pressentimens, cet
aigle, ce serpent, sont, un présage de notre malheur.
L'oiseau de Jupiter s'est vu forcé d'abandonner la proie
qu'il destinoit à être la pâture de ses petits. Et nous,
si nous franchissons cette muraille, si les Grecs cèdent
à nos premiers efforts, bientôt, par un honteux retour,
nous serons forcés à nous replier sur nous-mêmes ; une
foule de nos guerriers expirera sous le fer ennemi, à la
vue de ces vaisseaux que nous brûlons de détruire. Voilà
sans doute ce que t'annonceroit l'augure le mieux
instruit des secrets des Dieux, & le plus digne de la
confiance des mortels. »
Hector, lançant sur lui de sinistres regards : «
Polydamas, lui dit-il, ton conseil me révolte &
m'offense ; tu pourrois m'en donner un plus utile & plus
digne de moi ; si ton coeur est d'accord avec la longue,
il faut que les Dieux aient répandu sur toi l'esprit de
vertige & d'erreur. Tu veux que j'oublie les promesses
de Jupiter, ces promesses, qu'un serment terrible a
consacrées ; tu veux que le vol d'un oiseau soit mon
oracle & mon guide ; va, je dédaigne ces chimères de
l'erreur & de la superstition. Que ton aigle vole à
droite, à gauche, au couchant, à l'aurore ; moi, je
n'écoute que la voix de Jupiter, du Maître souverain des
mortels & des Dieux : défendre sa patrie , voilà le
meilleur des augures. Tu crains la guerre & ses dangers
: va, dussions-nous tous périr au milieu de la flotte
ennemie, tu es trop vil, trop lâche, pour partager notre
sort ; mais si tu fuis, si tes discours entraînent
quelque autre Troyen sur tes pas, ce fer te donnera
soudain la mort. »
Il dit, & marche A l'ennemi : ses guerriers, pleins de
l'ardeur qu'il leur inspire, volent sur ses traces.
Cependant, du sommet de l'Ida, Jupiter déchaîne les
tempêtes ; un vent impétueux porte sur les vaisseaux des
tourbillons de poussière ; le Dieu amollit encore le
courage des Grecs, & donne à Hector & à ses Troyens
l'audace & la victoire. Pleins d'un noble orgueil, & de
la faveur du Dieu qui les guide, ils tâchent de rompre
la barrière que leur opposent les Grecs : ils arrachent
les créneaux ; avec des leviers, ils ébranlent la
muraille & les appuis qui soutiennent les tours. Déjà
ils croient voir le rempart fléchir & chanceler. Mais
les Grecs ne reculent point encore : ils couvrent de
leurs boucliers & leurs corps & les créneaux, & font,
sur l'ennemi, pleuvoir une grêle de traits.
Les deux Ajax courent d'une tour à l'autre, & allument
dans tous les cœurs le feu qui les embrase. « O mes amis
! s'écrient-ils, ô vous héros de la Grèce, & vous qui
avec un égal amour pour la gloire, avec moins de force &
de vigueur, vous pouvez tous vous signaler par d'utiles
exploits ! Qu'aucun de vous n'aille chercher au milieu
de nos vaisseaux une honteuse retraite. Accourez tous,
bravez Hector & ses impuissantes clameurs ; qu'une noble
émulation vous enflamme & vous soutienne. Ah ! sans
doute Jupiter secondera nos efforts, &, vainqueurs des
ennemis, nous les repousserons au pied de leurs
remparts. »
Ainsi les deux Ajax alloient réchauffant le courage de
leurs guerriers. Du haut de la muraille, des pierres
pleuvent sur les Troyens ; de la main des Troyens, des
pierres volent sur la muraille. Le ciel en est obscurci
; & la plaine elles tours gémissent sous leur poids.
Ainsi, dans la saison des frimas, quand Jupiter a
enchaîné les vents, & que les nues s'ouvrent, à sa voix,
la neige en gros flocons s'épanche sur la terre,
blanchit les promontoires & les montagnes, couvre la
plaine & les travaux du laboureur, s'étend sur les
rivages, & s'abîme dans les flots.
Jamais Hector, jamais les Troyens n'eussent forcé la
fatale barrière, si Jupiter n'eût armé contre les Grecs
l'audace de son fils. Sarpédon court à la muraille ;
devant lui s'élève son vaste bouclier, dont l'orbe
d'airain, muni de peaux de taureau, est embrassé par
des cercles d'or. Deux javelots sont dans sa main, &
jettent au loin d'effrayantes clartés. Tel, en proie à
une faim dévorante, le lion se précipite du sommet des
montagnes, & va, jusque dans leur asile, attaquer des
troupeaux. En vain les pasteurs veillent armés, en vain
les chiens font «ne garde assidue ; le monstre fond sur
sa proie, la ravit aux yeux de ses défenseurs, ou,
blessé d'un trait rapide, il expire sur sa victime. Tel
Sarpédon brûle de s'élancer sur la muraille, & de forcer
les créneaux qui la défendent : « O Glaucus !
s'écrie-t-il, à quel titre, dans la Lycie, fûmes-nous
toujours assis aux premiers rangs, toujours les pins
distingués dans nos fêtes ? Pourquoi ces honneurs qui
nous égaloient aux Dieux ? Pourquoi ces vastes domaines,
où, sur les bords du Xante, nous voyons croître nos bois
& jaunir nos moissons ? Viens justifions les hommages &
les respects des mortels. A la tête de nos guerriers,
affrontons le feu du combat. Qu'en nous voyant, nos
Lyciens puissent se dire : Nous n'obéissons point à des
rois sans gloire ; c'était ajuste titre que nous leur
prodiguions nos richesses. Leur valeur est tant égale ;
toujours ils volent aux dangers les premiers. Ah ! cher
Glaucus, si, loin de ces funestes bords, nous pouvions
échapper à la vieillesse & au trépas tu ne me verrois
point me précipiter au milieu des hasards, & t'y
entraîner avec moi. Mais sous mille formes la mort est
suspendue sur nos têtes ; il n'est point de mortel qui
puisse se dérober à ses coups. Allons ou triompher ou
mourir. »
Il dit ; Glaucus s'associe à sa destinée ; tous deux
ils s'avancent, & leurs Lyciens avec eux. Ménesthée, qui
les voit accourir à la tour qu'il défend, frémit à leur
aspect.
Des yeux il cherche quelqu'un des héros de la Grèce
qui puisse détourner l'orage dont il est menacé. Ses
regards rencontrent les deux Ajax, rivaux toujours
infatigables à la guerre. Il aperçoit Teucer, qui, pour
combattre avec eux, est sorti de sa tente : il les
appelle en vain ; sa voix ne peut se faire entendre :
l'airain mugit, toutes les portes à la fois gémissent
sous les coups des Troyens.
Un héraut étoit auprès de lui : « Va, Thoos, va, lui
dit-il : appelle les Ajax : oui, tous deux ; l'assaut le
plus terrible nous menace. Voilà les héros de la Lycie,
si connus, si redoutés dans nos combats. Va : si comme
nous l'ennemi les attaque elles presse, que du moins le
généreux fils de Télamon vienne, & Teucer avec lui. »
Il dit, & bientôt le héraut est aux lieux où
combattent les Ajax : « Illustres vengeurs de la Grèce ;
leur dit-il, le fils de Pétéus vous invite à venir, au
moins un instant, partager ses travaux. Venez tous deux;
un terrible assaut le menace. Les héros de la Lycie, ces
guerriers si connus, si redoutés dans nos combats,
l'attaquent avec toutes leurs forces &, leur fureur. Si,
comme lui, l'ennemi vous assiège & vous presse, que du
moins le généreux fils de Télamon vienne, & Teucer avec
lui. »
Il dit ; le vaillant Ajax est prêt à voler sur ses pas
: « Reste ici, dit-il au fils d'Oïlée, reste avec le
généreux Lycoméde, & tous deux excitez l'ardeur de nos
guerriers ; moi, je vole à Ménésthée : dans un instant
je repousse l'ennemi & je reviens à toi. »
Soudain il part : Teucer l'accompagne ; Pandion,
derrière lui, porte son arc, son carquois & ses
flèches. Ils arrivent à la tour que défend Ménesthée ;
déjà les Grecs succombent ; déjà, plus impétueux que la
tempête, les chefs des Lyciens ont escaladé les
murailles. Le combat se rallume ; des cris, des
gémissemens retentissent dans les airs.
Ajax immole la première victime ; l'ami de Sarpédon,
le généreux Épiclès, expire sous ses coups. Un bloc de
marbre couronnoit le rempart ; l'homme le plus robuste
qu'air, enfanté notre âge le soulèverait à peine ; Ajax,
sans effort, le saisit & le lance ; le casque du Lycien
est, fracassé du coup, le crâne plie, éclate & se brise.
Tel qu'un plongeur, le malheureux Epiclès tombe du haut
de la tour, & son âme s'envole. Glaucus s'élance sur la
muraille : Teucer, d'une flèche, lui perce le bras qu'il
livre nu à ses coups. Inhabile aux combats, le héros se
rejette au pied du rempart, & dérobe sa retraite aux
yeux & aux insultes de l'ennemi.
Sarpédon sent bientôt que Glaucus ne combat plus avec
lui. Son cœur en gémit, mais il redouble encore de
fureur & d'audace. Il plonge son épée dans le sein
d'Alcmaon, & l'en retire avec effort ; le malheureux
suit le fer meurtrier ; il tombe aux pieds de son
vainqueur, & l'air au loin retentit du bruit de sa
chute.
D'une main vigoureuse, le héros de la Lycie saisit un
des créneaux de la tour ; le créneau cède au bras qui
l'entraîne ; le mur, resté nu & sans défense, livre à
Sarpédon & à ses guerriers un large chemin. Ajax &
Teucer leur opposent une nouvelle barrière : tous deux à
la fois ils menacent ce chef redouté ; Teucer, d'une
flèche, atteint le lien qui attache sa cuirasse. Mais
Jupiter veille sur son fils & ne permet pas qu'il expire
dans le camp des Grecs.
L'épée à la main, Ajax fond sur lui & frappe son
bouclier. La pointe s'y enfonce, le héros fléchit &
chancelle : il recule ; mais l'espoir du succès
l'attache encore à la muraille. Il se tourne vers ses
guerriers & les presse de le suivre : « O Lyciens :
s'écrie-t-il, pourquoi cette honteuse langueur ? Seul,
quels que soient mes efforts, je ne pourrai qu'avec
peine vous frayer le passage. Accourez tous : nos forces
réunies assureront notre victoire. » Il dit ; ses
guerriers, honteux & tremblans à sa voix, se pressent
autour de lui. Les Grecs à les repousser s'animent &
s'apprêtent. Quel combat ! quels efforts ! les Lyciens
ne peuvent forcer la barrière qui les arrête ; les Grecs
ne peuvent faire plier l'ennemi qui les presse. Tels, la
mesure à la main, les possesseurs de deux champs
voisins luttent vainement l'un contre l'autre pour
reculer la ligne qui les sépare.
Les casques, les boucliers sont brisés. Frappés par
devant, par derrière, Grecs & Lyciens tombent & meurent
confondus. La tour & la muraille sont inondées du sang
des assiégeans & du sang des assiégés : tous, également
intrépides, ne connaissent ni la terreur ni la fuite ;
la victoire flotte incertaine. Telle, entre deux poids
égaux, une balance hésite suspendue. Enfin Jupiter va
couronner la gloire d'Hector. A la tête des siens, ce
héros vole à la fatale muraille : « Accourez,
s'écrie-t-il, ô généreux Troyens ! escaladez ce rempart,
embrasez ces vaisseaux. » Il dit ; tous se précipitent à
sa voix ; tous, la pique à la main, ils s'élancent sur
les créneaux.
Non loin de la porte étoit un vaste rocher
qu'aujourd'hui les deux plus robustes mortels, à l'aide
de leviers, élèveroient avec peine sur un char. Le héros
le saisit, seul & sans effort. Telle, & moins légère
encore, est à la main d'un berger la dépouille d'une
brebis. Pour soulever cette lourde masse, Jupiter lui a
prêté le secours d'un invisible bras. Il marche à la
porte : des ais étroitement unis en défendent l'entrée ;
les deux battans, fixés sur des gonds d'airain, sont,
par une serrure, l'un à l'autre enchaînés ; deux poutres
mobiles les contiennent & les arrêtent. Hector approche,
s'assure sur ses jambes, & au milieu de la porte lance
le bloc meurtrier. Soudain les ais mugissent, les gonds
sont brisés, les poutres s'écartent, les deux battans
fuient, & le rocher va rouler dans le camp.
Le héros vole après le rocher ; telle une nuit funeste
vient, d'une ombre soudaine obscurcir la nature. Des
éclairs jaillissent de l'acier qui le couvre ; deux
javelots étincellent dans sa main ; la flamme pétille
dans ses yeux. Un Dieu craindroit d'affronter ses
regards, & ne pourrait arrêter son essor. Il se retourne
vers ses guerriers ; il les appelle ; tous volent sur
ses traces ; déjà ils ont franchi la muraille ; déjà les
portes sont brisées. Les Grecs, vers leurs vaisseaux,
fuient éperdus ; partout règne la terreur, partout on
entend les cris du désespoir & de la mort.