Chant VIII

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    L'aurore versoit sur la terre l'or de ses rayons, Jupiter a convoqué l'assemblée des Dieux dans la partie la plus élevée de l'Olympe, il parle, & tous les Immortels prêtent à sa voix une oreille attentive.

    « O Dieux ! écoutez tous ; écoutez toutes, ô Déesses ! ce que va vous dicter ma volonté suprême, Qu'aucun Dieu, qu'aucune Déesse n'ose résister à mes lois : obéissez tous, & que soudain elles soient exécutées. S'il est un de vous qui ose aller, loin des autres Dieux, porter du secours aux Grecs ou aux Troyens, il ne rentrera dans l'Olympe que couvert de honte & déchiré de blessures, ou moi-même je le précipiterai sous la terre, loin, bien loin du céleste séjour, dans la profondeur ténébreuse du Tartare. Là, sous des portes de fer, sous des voûtes d'airain, autant au-dessous des enfers que le ciel est au dessus de la terre, il apprendra que je suis plus puissant que tous les Dieux ensemble.

    « Osez essayer vos forces contre les miennes, suspendez une chaîne d'or à la voûte du ciel, attachez-vous à cette chaîne ; tous vos efforts réunis ne pourront entraîner sur la terre le moteur & l'arbitre du monde. Moi, si je veux y porter la main, j'enlèverai & la chaîne, & la terre, & les mers : j'attacherai la chaîne au sommet de l'Olympe, & l'univers entier ne sera qu'un météore suspendu devant moi ; tant mon pouvoir surpasse le pouvoir & des hommes & des Dieux. »

    A ce discours fier & terrible, tous restent en silence, étonnés & immobiles. Enfin, Minerve, la première, ose élever la voix : « O Fils de Saturne ! ô le père & le roi des Immortels ! nous le savons tous, rien ne peut balancer ta puissance. Mais nous pleurons ces Grecs belliqueux qui périssent sous le destin qui les accable. Si tu l'ordonnes, nous renonçons aux combats ; mais nous inspirerons aux Grecs d'utiles mesures, pour les sauver du poids de ta colère. »

    Jupiter souriant : « Rassure-toi, lui dit-il, ô ma fille chérie ! ce n'est point à toi que s'adresse mon discours. Je veux toujours être pour toi le père le plus tendre. » Il dit & attelle ses coursiers à la crinière d'or, aux pieds d'airain. Lui-même il ceint une armure d'or, prend un fouet d'or, monte sur son char, & presse de l'aiguillon ses coursiers, qui, ani­més de leur propre ardeur, volent suspendus entre le ciel & la terre.

    Déjà ils sont au-dessus de l'Ida, où jaillissent des sources d'onde pure, où d'immenses forêts nourrissent les animaux sauvages qui les habitent. Le Dieu s'arrête au sommet du Gargare. Là est un bois qui lui est consacré ; là est un autel où toujours brûlent pour lui des parfums. Il dételle ses coursiers, & les cache dans la profondeur d'un nuage. Lui-même il s'assied sur la pointe de la montagne, triomphant dans sa gloire, & fixant ses regards sur les murs d'ilion & sur les vaisseaux des Grecs.

    Les Grecs, sous leurs tentes, précipitoient leur repas, & de la table ils voloient à leurs armes. Avec une égale ardeur, les Troyens, dans leur ville, s'armoient pour les repousser. Moins nombreux, mais sous le joug de la nécessité, ils vont combattre pour leurs femmes, pour leurs enfans ; & des in­térêts si chers multiplient leurs forces & redoublent leur audace. Toutes les portes s'ouvrent, infanterie, cavalerie, tout s'élance dans la plaine ; c'est un tumulte horrible, & de confuses clameurs.

    Les deux armées s'approchent : bouclier contre bouclier, lance contre lance, casque contre casque ; ils se pressent ; tout s'agite, tout se mêle ; on entend les gémissemens de la mort & les cris de la victoire ; & la plaine est inondée de sang.

    L'aurore éclaire un mutuel carnage ; le soleil, dans sa course, voit, des deux côtés, voler les traits & tomber les guerriers. Déjà il a mesuré la moitié de sa carrière. Jupiter, en ce moment, prend sa balance d'or, il y place deux Sorts chargés de la mort & de son sommeil éternel. Dans l'un des bassins est le Sort des Troyens ; le Sort des Grecs dans l'autre. Le Dieu tient la balance suspendue ; l'heure fatale des Grecs se précipite ; leur Sort tombe sur la terre ; le Sort des Troyens s'élève dans les cieux.

    Du sommet de l'Ida, Jupiter fait gronder son tonnerre, & lance sur les Grecs les feux & les éclairs : ils s'étonnent, ils pâlissent d'effroi. Agamemnon, Idoménée, les deux Ajax, cèdent à la terreur. Le vieux Nestor, le conseil & l'appui de la Grèce, reste seul en proie à des dangers qu'en vain il voudroit éviter. Un de ses coursiers, en ce moment, est frappé à la tête d'une flèche qu'a lancée Pâris ; le fer s'enfonce dans le crâne ; l'animal furieux bondit, s'agite, &, en tombant, effarouche les autres chevaux. Le vieillard se penche, & de son épée coupe les liens qui l'attachent.

    Cependant un char impétueux vole dans la plaine, & offre, aux yeux des Grecs consternés, le redoutable Hector ; sous ses coups alloit périr le roi de Pylos ; mais le vaillant Diomède, qui l'aperçoit, pousse un cri terrible, & rappelant Ulysse : « O fils de Laërte, tu fuis ! Comme un lâche, tu ne sais que lancer par derrière des traits qui s'égarent ! Tu ne crains pas de recevoir une honteuse blessure ! Arrête, viens sauver le vieillard des mains d'un farouche ennemi, » Il dit ; ses cris se perdent dans les airs ; Ulysse court chercher un asile au milieu des vaisseaux.

    Seul contre une foule d'ennemis, le fils de Tydée s'élance au milieu de la mêlée. Il vole au char de Nestor : « Illustre vieillard, lui dit-il, de jeunes guerriers accablent ta foiblesse. Tes forces sont épuisées ; tu plies sous le fardeau des ans. Ton écuyer, sans vigueur, presse en vain tes coursiers lan­guissans. « Viens, monte sur mon char ; tu verras avec quelle vitesse ces chevaux divins, que dans le dernier combat je ravis à Énée, savent franchir la plaine, fuir l'ennemi ou l'atteindre. Laisse ton char à nos écuyers ; précipitons le mien au milieu des Troyens. Qu'Hector sache si mon fer, comme le sien, frappe & dévore les guerriers. »

    Il dit ; le vieillard se livre à ses conseils ; il confie ses coursiers à Sthénélus & à Eurymédon, monte sur le char de Diomède, & les rênes dans une main, l'aiguillon dans l'autre, il le guide contre Hector. Hector marche contre eux. Le fils de Tydée lui lance un javelot ; le javelot s'égare, & va s'enfoncer dans le sein du fidèle Éniopée : les rênes échappent à sa main défaillante ; les coursiers bondissent effrayés ; il tombe sans mouvement & sans vie.

    Hector gémit de sa perte ; mais pour trouver un autre conducteur, il laisse ce triste objet de ses regr&s étendu sur la poussière. Bientôt s'offre à ses yeux le fils d'Iphitus, l'intrépide Archeptolème ; il le fait monter sur son char, & lui abandonne les rênes.

    La terreur & la mort volent devant Nestor & Diomède. Comme de vils troupeaux, les Troyens alloient se cacher au sein de leurs murailles ; mais l'œil de Jupiter veille sur eux. Soudain la foudre gronde dans ses mains, & vient éclater aux pieds des chevaux de Diomède. La terre étincelle ; l'air est en feu, les coursiers éperdus s'abattent sous le char. Les rênes échappent à Nestor, la terreur est dans tous ses sens :

     « Fuyons, dit-il, fuyons, ô fils de Tydée ! Jupiter combat contre nous ; ce Dieu veut, donner la victoire à nos ennemis, il nous la donnera peut-être à notre tour. Fuyons ; il n'est point de mortel qui puisse lutter contre sa volonté suprême.

    — » Oui, sage vieillard, la raison parle par ta voix. Mais quel désespoir! quelle honte pour moi. Hector, au milieu de ses Troyens pourra dire : J'ai vu, vers ses vaisseaux, fuir Diomède : épouvanté !.... Il le dira ! Dieux ! que plutôt la terre s'entr'ouvre sous mes pas !... —Fils de Tydée, lui répond Nestor, qu'ai-je entendu ? Hector t'accuseroit de foiblesse & de lâcheté ! Il n'en sera pas cru des Troyens, des Dardaniens, de tant de veuves désolées, qui pleurent leurs jeunes époux étendus par toi sur la poussière. »

    Il dit, & vers la flotte il dirige les coursiers. Pleins de l'ardeur que Jupiter même leur inspire, Hector & les Troyens font pleuvoir sur eux une grêle de traits. « O Diomède ! s'écrie le fils de Priam, les Grecs honoraient ton courage ; toujours dans leurs festins assis au premier rang, le vin y couloit pour toi sans mesure. Mais tu ne seras plus qu'un objet de mépris ; une femme seroit moins timide que toi : fuis, lâche ! fuis ! Moi, tu ne me verras jamais céder à tes efforts. Tu n'escaladeras point nos murailles ; tu n'emmè-neras point nos femmes captives sur tes vaisseaux ; cette main t'arrachera & l'honneur & la vie.

    Il dit ; Diomède furieux veut retourner en arrière & affronter l'ennemi ; trois fois il le tente ; trois fois, du sommet de l'Ida, Jupiter fait gronder son ton-nerre. A cet heureux présage de la victoire que lui promet le souverain des Dieux, Hector s'écrie : « Troyens, Lyciens, & vous, héros de la Dardanie, redoublons de courage & d'audace : frappons, égor­geons ; j'entends Jupiter qui m'annonce la victoire, & aux Grecs leur défaite. Les insensés ! ils ont élevé cette impuissante muraille, mais elle n'arrêtera point mes efforts ; sans peine mes coursiers franchiront ce large fossé. Dès que je serai au milieu de leur flotte, apportez le fer, apportez des torches ; je brûlerai leurs vaisseaux ; je les égorgerai eux-mêmes au milieu des flammes & de la fumée. »

    Il dit, & de la voix il anime ses coursiers. « Xanthus, Podarge, OEthon, & toi Lampus , leur dit-il, payez-moi les soins que vous prodigue ma chère Andromaque ; la fille des rois vous présente elle-même le froment de ses mains ; elle-même vous verse le vin qui coule a ma table. Elle est, pour les besoins de son époux, moins vive & moins empressée. Allons, courez, volez ; arrachons à Nestor ce bouclier fameux qu'on dit être de l'or le plus pur. Arrachons à Diomède cette cuirasse que Vulcain fit pour lui. Vainqueurs de ces deux guerriers, nous verrons, cette nuit même, les Grecs remonter sur leurs vaisseaux. »

    Il dit ; Junon, qu'indigne son orgueilleux espoir, s'agite sur son trône, & tout l'Olympe est ébranlé. « O Dieu terrible, dit-elle à Neptune, ô loi qui fais trembler la terre ! verras-tu, sans pitié, les Grecs anéantis ? Sur les rives d'Égée & d'Hélice, ils enrichissent tes autels de leurs offrandes ; ils les couronnent de festons. Allons, combats pour eux. Ah ! si tous les Immortels qui les protègent veulent se réunir pour repousser les Troyens, Jupiter seul, sur le mont Ida, déplorera bientôt sa foiblesse & sa honte. — Téméraire Déesse, lui répond Neptune indigné, quelle fureur te séduit & t'aveugle ! Eh ! que feroient tous les Dieux conjurés contre Jupiter ? Plus puissant qu'eux tous, un seul de ses regards foudroiera leurs projets & leurs ligues. »

     Déjà du fossé à la muraille tout l'espace est rempli de guerriers éperdus. Toujours secondé par Jupiter, Hector les assiège & les presse. Bientôt la flamme eût dévoré leurs vaisseaux ; mais Junon allume au cœur d'Atride une nouvelle ardeur. Il réchauffoit déjà l'audace de ses guerriers. Inspiré parla Déesse, un voile de pourpre à la main, il parcourt toute la flotte. Enfin il s'arrête au vaisseau d'Ulysse. De là, sa voix peut retentir jusqu'aux tentes d'Ajax & d'Achille, qui, tous deux enflés d'un noble orgueil, ont choisi les postes les plus reculés elles plus périlleux.

    « Opprobre de la Grèce ! s'écrie-t-il ; lâches guerriers ! inutiles soldats ! sont-ce là vos exploits & vos prouesses ! Dans Lemnos, au milieu de l'ivresse & des festins, vous vantiez votre courage, vous chantiez vos victoires ! Chacun de vous défunt cent, deux cents Troyens ! & tous ensemble aujourd'hui, le seul Hector vous fait peur ! Bientôt, à vos yeux, il va brûler vos vaisseaux !

    » O Jupiter ! est-il un roi qu'ait, autant que moi, poursuivi ta colère ? Tes fléaux m'accablent, tu me ravis le plus grand des triomphes. En venant sur ces rives, il ne s'est pas offert un de tes autels, que je n'y ai immolé des victimes ; partout mes sacrifices t'ont demandé la ruine de Troie & la victoire.

    » Je suis forcé de descendre à de plus humbles prières. Exauce, ô Jupiter ! le dernier de mes vœux ; que les Grecs, par la fuite, échappent au trépas ! qu'ils ne périssent pas tous sous le fer des Troyens !»

   Il dit, & attendri par ses larmes, le Dieu accorde à sa prière le salut de son peuple. Soudain le roi des oiseaux apparoit dans les airs. Un faon de biche étoit dans ses serres. Il le laisse tomber sur l'autel où les Grecs sacrifient à Jupiter, le Dieu des oracles. A la vue de cet oiseau, ministre des volontés suprêmes, ils s'élancent sur les Troyens, & rallument le feu du combat. De tous les guerriers, il n'en est point qui devance le fils de Tydée ; le premier, il a franchi le fossé : il frappe le premier. Agélaus, le fils de Phrad-mon, expire sous ses coups. Il fuyoit sur son char ; le héros lui enfonce son javelot entre les deux épaules ; le fer ressort sanglant par la poitrine : Agélaus tombe, & l'air, au loin, retentit du bruit de sa chute.

    Après Diomède, on voit accourir les deux Atrides, Agamemnon & Ménélas ; les deux Ajax, tous deux pleins de vigueur & d'audace ; Idoménée & Mérion, son fidèle écuyer, que Mars lui-même avoueroit son égal ; Eurypyle, le fils d'Evémon, & Teucer enfin, qui dans sa main porte un arc meurtrier.

    Caché sous le bouclier du grand Ajax, Teucer ajuste ses flèches ; puis, à découvert, il cherche des yeux sa victime , la frappe, l'étend sur la poussière, & tel qu'un enfant timide qui se rejette dans les bras de sa mère, il revient se cacher encore à l'abri du bouclier d'Ajax. Que de héros expirent sous ses coups ! Orsiloque, Orméne, Orphélestès, Chromius, Détor, Lycophonte, Amopaon, Mélanippe, confon-dent ensemble leur sang & leurs soupirs.

    Témoin de ses ravages, Agamemnon est transporté de joie. Il accourt : « O fils de Télamon, dit-il, ô généreux Teucer ! frappe toujours, sois l'appui de la Grèce & la gloire de ton père. Avec quelle tendresse il éleva ton enfance ! Son palais te vit croître avec les fils que l'hymen lui avoit donnés. Tes exploits iront jusqu'à lui, & charmeront sa vieillesse. Moi, je te promets, je te jure de les récompenser. Oui, si Jupiter & Minerve livrent à nos coups l'orgueilleuse Troie, tu auras, après moi, le prix le plus superbe ; tu auras un trépied d'or, ou deux coursiers avec un char ; ou, enfin, une jeune beauté qui partagera ton lit.

    — « Puissant Atride, lui répond Teucer, quand je suis tout de feu, pourquoi m'enflammer encore ! Depuis que nous repoussons les Troyens, toujours je déploie ma force tout entière, toujours je frappe tout ce que je puis atteindre. Huit fois mon arc s'est détendu, huit guerriers sont tombés sous mes coups ; mais ce fléau terrible, ce destructeur des Grecs, mes flèches n'ont pu encore aller jusqu'à lui. »

   Il dit, & sur son arc il ajuste un nouveau trait ; c'est Hector qu'il veut immoler, c'est à Hector qu'il le destine. Le trait s'égare, & va percer le jeune Gorgythion, un fils de Priam &, de la belle Castianera, qui avoit & la taille & les charmes d'une Déesse. Sa tête, sous le poids de son casque, tombe languissamment penchée. Tel, surchargé de son fruit ou accablé par la pluie, le pavot, dans nos jardins, succombe & meurt couché sur la poussière.

    Toujours acharné sur Hector, Teucer, d'un autre trait, essaie de l'atteindre ; mais, détourné par Apol-lon, le trait s'égare encore, & va percer le sein d'Archeptolème, qui comme son maître ne respire que la guerre & le carnage. Il tombe, les coursiers bondissent effrayés, le cadavre reste étendu sur l'arène sans mouvement & sans vie.

    Hector gémit de sa perte ; mais, pour chercher un autre conducteur, il abandonne ce triste objet de ses regrets. Ses yeux tombent sur Cébrion, son frère. Il lui ordonne de prendre les rênes : le jeune guerrier obéit à sa voix. Lui-même il s'élance de son char, pousse un cri terrible, saisit une pierre énorme, & fond sur Teucer. Le héros grec prend une flèche & l'ajuste : déjà son bras s'étend, déjà l'arc se courbe... Hector l'atteint à l'endroit où finit l'épaule & commence le gosier ; la corde est rompue, le bras languit engourdi, Teucer tombe sur ses genoux, &, l'arc & le trait échappent de ses mains. Ajax accourt, & sur son frère étend son immense bouclier. Ses deux amis fidèles, Mécistée & Alastor, le prennent, dans leurs bras, &, sanglotant, demi-mort, ils le reportent sous sa tente.

    Jupiter ranime encore au cœur des Troyens le courage & l'audace ; ils repoussent encore les Grecs au pied de leur muraille. Hector est à leur tête ; la terreur l'environne, la mort, est dans ses regards. Tel, attaché aux traces d'un lion ou d'un sanglier, le chien les poursuit dans leur fuite oblique, les presse, les harcèle, & dans leurs flancs déchirés enfonce sa dent meurtrière. Tel Hector se précipite sur les pas des Grecs, & immole ceux que son fer peut atteindre.

    Ils fuient éperdus ; ils franchissent leurs barrières, & y laissent une foule de guerriers expirans sous les coups des Troyens. Enfin, près de leurs vaisseaux ils se rallient, s'excitent à la vengeance, & les mains au ciel, ils implorent le secours des Immortels. Au bord du fossé qui l'arrête, Hector promène, de tous côtés, ses rapides coursiers ; il a le regard de la Gorgone & l'air du Dieu des combats.

    A la vue de ses Grecs vaincus, fugitifs, Junon est attendrie : « O fille du maître des Dieux, dit-elle à Minerve, verrons-nous sans pitié la Grèce anéantie ? Laisserons-nous ses enfans, victimes du destin le plus affreux, périr sous les coups d'un seul guerrier ? Le cruel fils de Priam ! que de sang il a versé ! rien ne peut arrêter ses ravages.

    — » Ah ! depuis long-temps Hector eût vu finir & sa fureur & ses jours ; la main d'un Grec l'auroit, aux yeux de sa patrie, étendu sur la poussière. Mais inflexible à mes vœux, inexorable à mes prières, mon père enchaîne mon courage. Dans ses fureurs il oublie que plus d'une fois je sauvai son Alcide, prêt à succomber sous les travaux que lui imposoit Euristhée. Son fils levoit au ciel ses yeux chargés de pleurs, ni Jupiter, pour le secourir, me faisoit descendre de l'Olympe. Ah ! si j'eusse prévu ce retour, quand, par les ordres de son tyran, il alla dans les sombres demeures arracher le gardien terrible de l'infernal palais, jamais il n'eût repassé le Styx & ses noirs torrens. Aujourd'hui Jupiter m'abhorre. Pour plaire à Thétis, qui a embrassé ses genoux & pressé son menton d'une main suppliante, il immole la Grèce à la gloire d'Achille. Un jour viendra qu'il m'appellera encore sa chère Minerve, le premier objet de sa tendresse... Mais, ô reine des Dieux ! attelle tes coursiers ; moi, je vais dans le palais de Jupiter ceindre l'armure des combats. Nous verrons si, à notre aspect, le fils de Priam triomphera encore. Ah ! plus d'un Troyen, étendu auprès des vaisseaux des Grecs, y sera la pâture des chiens & des vautours. »

    Elle dit ; la reine des Dieux, la fille de Saturne, court elle-même atteler ses immortels coursiers. Minerve va revêtir l'homicide appareil. Son voile, tissu pompeux, ouvrage de ses mains, tombe ondoyant sur la céleste voûte. Couverte de l'armure du maître des Dieux, elle monte sur le char étincelant. Dans sa main est cette lance terrible, instrument de sa fureur, qui moissonne les héros, & renverse des phalanges entières. Junon presse de l'aiguillon ses agiles coursiers. Les portes du ciel s'ouvrent d'elles-mêmes à leur aspect. Gardiennes du ciel & de l'Olympe, les Heures élèvent ou abaissent le nuage qui leur sert de barrière.

    Les deux Déesses volent dans l'espace. Du sommet de l'Ida, Jupiter les voit, & son courroux s'enflamme. Il appelle la messagère des Dieux : « Va, vole, Iris, lui dit-il ; qu'elles s'arrêtent, qu'elles retournent sur leurs pas. Déesses insensées ! lutter contre leur maître & leur roi ! Porte-leur mes infaillibles menaces. J'abattrai leurs coursiers sous leur char ; elles-mêmes, je les précipiterai du char. Le char, je le ferai voler en éclats. Dix années entières ne pourront guérir les blessures que leur fera mon tonnerre. Minerve saura ce qu'il en coûte pour avoir osé braver le courroux de son père. Mon cœur sent contre Junon moins de colère & de fiel. Toujours à mes desseins elle opposa une inflexible roideur. »

    Il dit ; plus rapide que la tempête, Iris s'élève du sommet de l'Ida. Déjà elle est aux portes de l'Olympe : elle arrête les coursiers. « Quel aveugle transport, s'écrie-t-elle, quelle fureur vous entraîne ? Jupiter vous défend de secourir les Grecs. J'abattrai, m'a-t-il dit, leurs coursiers sous leur char. Elles-mêmes je les précipiterai du char. Le char, je le ferai voler en éclats. Dix années entières ne pourront guérir les blessures que leur fera mon tonnerre. Minerve saura ce qu'il en coûte pour avoir osé braver le courroux du Dieu qui lui donna le jour. Je me sens contre Junon moins de colère & de fiel. Toujours elle oppose à mes desseins une inflexible roideur. O Minerve ! pour armer ton bras contre Jupiter, as-tu perdu le sentiment & la honte ? »

    A ces mots, elle s'envole. « Malheureuse impuissance ! s'écrie la reine des Immortels : ô fille du Dieu qui lance le tonnerre ! n'allons point, pour de vils humains, combattre contre Jupiter. Qu'ils vivent, qu'ils périssent au gré de ses caprices ; laissons-le, puisqu'il le faut, régler les destins des Grecs & des Troyens. » Elle dit, & ramène dans l'Olympe ses rapides coursiers ; les Heures les détellent, les attachent dans l'asile qui leur est destiné, & les repaissent d'ambroisie. Le char repose sous une voûte étincelante d'or & de clarté.

    Dévorées de honte & de dépit, les deux Déesses vont se mêler aux Immortels, & s'asseoir sur des trônes d'or. Jupiter abandonne le sommet de l'Ida, & d'un vol majestueux ses coursiers le reportent dans l'Olympe. Neptune les dételle ; couvert d'un voile pompeux, le char est par lui replacé sur sa base.

    Le Dieu, dont les regards embrassent l'Univers, va s'asseoir sur son trône. L'Olympe, qu'il foule, tremble sous ses pieds. Assises loin des autres Dieux, Junon & Minerve gardent un morne silence ; Jupiter en pénètre la cause : « Junon, & toi, Minerve, leur dit-il, quel secret ennui vous dévore ? Ces Troyens, l'objet de votre implacable haine, vous n'avez pas travaillé long-temps à les détruire. Moi, si je m'enflammois, tout le ciel conjuré ne pourroit arrêter ma fureur & mon bras. Vous, avant que d'avoir vu le combat, vous êtes glacées de terreur & d'effroi. Je vous le jure encore, si vous eussiez osé braver mes lois, ma foudre vous eût écrasées sur vo­tre char : jamais vous n'eussiez revu l'Olympe, ni foulé la céleste voûte. »

     Il dit ; les deux Déesses frémissent : l'une près de l'autre assises, elles préparoient encore des malheurs aux Troyens. Minerve dévore son dépit en silence ; mais Junon ne peut contenir ses transports. Elle éclate en ces mots : « Qu'ai-je entendu, cruel tyran des airs ! Nous savons, comme toi, que rien ne peut balancer ta puissance. Mais nous n'en plaignons pas moins ces Grecs généreux qui périssent sous le destin affreux qui les accable. Nous ne combattrons point, si tu l'ordonnes ; mais, par d'utiles conseils, nous les empêcherons de périr tous sous la colère du Dieu qui les poursuit.

    — » Demain, ô fille de Saturne ! lui répond Jupiter ; demain, quand l'Aurore rallumera son flambeau, tes yeux verront mieux encore le maître du tonnerre verser sur tes Grecs le carnage & la mort. Ils seront la proie du redoutable Hector, jusqu'à ce que, réduits au plus affreux désespoir, ils défendent, auprès de leurs vaisseaux, les restes de Patrocle, & que le fils de Pelée s'arme pour le venger.

    » Tel est l'ordre des Destins. Je dédaigne ton impuissant courroux. Va te cacher au-delà des limites du monde, dans ces funestes lieux où gémissent & Saturne & Japet ; lieux voisins du Tartare, que jamais le soleil n'éclaire de ses feux, que jamais les vents ne rafraîchissent de leurs haleines. Insolente Déesse ! je ris de ton dépit, je serai insensible à ta perte. » Il dit ; Junon tremble & n'ose lui répondre. L'astre du jour se plonge dans les eaux, & la nuit, sur ses pas, vient, d'un lugubre voile, envelopper la nature. Les Troyens voient, à regret, s'éteindre la lumière ; les Grecs saluent la nuit qui les couvre de ses ombres propices.

    Aux rives du Scamandre, loin de la flotte ennemie & de la plaine ensanglantée, Hector rassemble ses guerriers, tous descendent de leurs chars, & se pressent pour l'entendre. Dans sa main est une lance formidable, menaçante ; le fer, qu'attache au bois un cercle d'or, jette, dans les ténèbres, d'effrayantes clartés.

    Appuyé sur cette arme meurtrière, le héros leur adresse ce discours : « Troyens, Dardaniens, & vous, nos fidèles alliés, prêtez à ma voix une oreille attentive. Je m'étois flatté que ce jour verroit périr les Grecs & leurs vaisseaux ; que nous rentrerions dans Troie vainqueurs & triomphans. Mais la nuit, trop prompte, est venue sauver leur flotte, & les dérober à nos coups.

    » Obéissons à la nuit ; consacrons à réparer nos forces son silence & ses ombres. Dételez vos coursiers ; qu'ils re­paissent auprès de vos chars. Allez dans nos murs, rapportez-en & les dons de Cérès & les présens de Bacchus. Ramenez & des bœufs & des moutons. Amassez du bois ; que jusqu'au retour de l'aurore, des feux allumés dans la plaine éclairent les ténèbres. Peut-être, à la faveur du silence & de la nuit, les Grecs tenteront de fuir sur le vaste sein des mers. Il faut, du moins, que nous troublions leur retraite ; que, s'élançant sur leurs vaisseaux, nos flèches les atteignent ; qu'ils repor­tent dans leur pairie de honteuses blessures, & que leur exemple apprentie à redouter les Troyens.

    » Vous, hérauts, ministres des mortels & des Dieux , allez porter mes ordres à Troie ; que les vieillards, que la jeunesse bientôt mûre pour les combats, veillent sur nos tours ; que les femmes tiennent des feux allumés ; que tous songent à défendre des surprises de l'ennemi nos murs dépourvus de soldats.

    » Troyens, mes ordres sont donnés : voilà tout ce qu'aujourd'hui nous dicte la prudence. Demain, aux premiers rayons du jour, je vous appellerai à de plus nobles travaux. J'espère, & les Dieux que j'implore ne tromperont pas mon espoir ; j'espère chasser enfin ces cruels artisans de nos malheurs, que la mer & les destins ont vomi sur ces rives. Veillons encore cette nuit pour nous défendre de leurs pièges. De­main, avant l'aurore, nous irons porter au milieu de leur flotte & le fer & la flamme.

    » Demain je saurai si Diomède me repoussera au pied de nos murailles, ou si, percé de ma main, son armure sanglante sera le trophée de ma victoire. Demain sera pour lui un jour de triomphe, s'il ose m'attendre & me braver.

   » Mais plutôt, & j'en crois mon courage, il tombera expirant à la tête de ses guerriers, & le soleil, de ses premiers regards, verra une foule de Grecs étendus autour de lui. Oui, le jour qui va naître sera pour nos ennemis un funeste jour. Que ne suis-je aussi sûr de partager avec Minerve & Apollon le culte des humains, & de vivre toujours jeune & immortel comme eux ! »

    Il dit ; les Troyens, par des cris, expriment leurs transports. Ils détellent leurs coursiers dégouttans de sueur, couverts de poussière, & les attachent à leurs chars. On amène de Troie des bœufs & des moutons ; on en rapporte & les dons de Cérés & les présens de Bacchus ; les feux s'allument, &, sur l'aile des vents, la fumée va jusqu'aux cieux porter leur hommage aux Immortels.

    Pleins des triomphes qui leur sont promis, & dans l'attente d'un grand jour, les Troyens veillent toute la nuit. La lueur des feux éclaire & leur camp & les rives du Scamandre, & la plaine, & jusqu'aux vaisseaux des Grecs. Ainsi, lorsque dans un ciel sans nuages, la lune est assise sur son char d'argent, & que les astres roulent, étincelans, autour d'elle, les rochers, les montagnes, les lacs & les bois sont éclairés d'une douce lumière ; l'azur brille sur la céleste voûte ; le berger jouit en paix du calme & des richesses de la nature. Mille feux brillent dans la plaine ; autour de chaque feu veillent cinquante guerriers ; leurs chevaux reposent auprès de leurs chars. Tous, avec une impatiente ardeur, attendent le retour de l'aurore.