Hector s'élance dans la plaine ; Pâris le suit : tous
deux respirent la guerre & les combats. Les Troyens, à
leur aspect, sentent renaître leur espoir. Tel, fatigué
de lutter contre une mer immobile, épuisé, languissant,
le nocher se ranime quand Éole a exaucé ses vœux, &
qu'un zéphyr long-temps attendu vient souffler dans ses
voiles.
Ménesthius, qui règne dans Arné ; Ménesthius, le fils
d'Aléithous & de la belle Philoméduse, tombe sous le
fer de Pâris. Hector, d'un javelot, perce Etouée au
gosier. Ses forces l'abandonnent ; il roule expirant sur
la poussière. Glaucus, le fils d'Hippo-loque, le héros
de la Lycie, atteint Iphinoüs à l'épaule, au moment où
il s'élance sur son char. Il retombe immobile & sans
vie.
A la vue de ses Grecs, abattus, égorgés, Minerve se
précipite du sommet de l'Olympe. Apollon, qui de la
tour de Pergame contemple le combat, & veille sur les
Troyens, vote vers la Déesse. Tous deux ils se
rencontrent près du hêtre qui couronne la porte de Scée.
« O fille de Jupiter ! dit Apollon, pourquoi d'un vol si
rapide descends-tu de l'Olympe ? Impitoyable ennemie des
Troyens ! viens-tu les accabler ? viens-tu donner la
victoire à tes Grecs ? Crois-moi, suspendons aujourd'hui
ces funestes combats. Fidèles à la haine de Junon & à
la tienne, bientôt & les Troyens & les Grecs
rallumeront la flamme qui doit consumer cet Ilion, que
vous avez juré d'anéantir.
— » Apollon, je souscris à tes vœux. Le même dessein,
du séjour de l'Olympe, m'amène sur ces rives. Mais
comment enchaîner la fureur de ces guerriers ? —
Inspirons l'audacieux Hector. Qu'il défie un des héros
de la Grèce ; que, seul contre seul, il offre de
combattre avec lui. Que les Grecs étonnés lui nomment un
rival. »
La Déesse applaudit : Hélénus a pénétré les desseins
des deux Immortels. Soudain il court à Hector : « Fils
de Priam, lui dit-il, ô toi le héros & le dieu d'Ilion
! écoute les conseils de ton frère. Sépare & les
Troyens & les Grecs : qu'ils cessent de combattre. Toi,
défie le plus brave des ennemis. Ce jour ne sera point
un jour fatal pour toi ; j'en ai pour garans les Dieux
& leur parole sacrée. » Il dit : Hector est transporté
de joie. Il s'avance à la tête des Troyens, &, la pique
à la main, il arrête leurs phalanges. Tous obéissent à
sa voix. Atride aussi commande à ses guerriers, & ils
suspendent le carnage.
Pour jouir du spectacle qui s'apprête, Apollon
&
Minerve, sous la forme de deux vautours s'abattent sur
le hêtre. Les guerriers s'asseyent, l'un contre l'autre
pressés. Les piques, les casques, les boucliers,
mollement agités, jettent une ombre flottante sur la
plaine. Telles, au souffle naissant du zéphyr, des rides
légères sillonnent le sein des mers & noircissent leur
humide surface.
Au milieu des deux armées, Hector s'écrie : « Écoutez,
Grecs ; écoutez, Troyens, ce que mon courage m'inspire.
Jupiter n'a point avoué nos traités. Son courroux,
funeste aux deux nations, rallume un incendie qui doit,
ou dévorer Ilion, ou anéantir les Grecs au milieu de
leurs vaisseaux. Enfans de la Grèce, il est parmi vous
d'illustres guerriers. Que le plus intrépide s'avance ;
qu'il vienne combattre contre Hector ; que Jupiter
entende ma voix & soit témoin de mes sermens. Si je
succombe, mes armes seront à mon vainqueur : il
emportera ce trophée sur ses vaisseaux ; mais mon corps,
il le rendra aux Troyens, afin que les Troyens & leurs
femmes paient le dernier tribut à ma cendre.
» Si je triomphe, si Apollon me donne la victoire,
j'arracherai au vaincu ses dépouilles ; je les porterai
à Troie ; je les brûlerai sur l'autel du Dieu qui me
protège. Je rendrai son corps, afin que les Grecs
célèbrent ses funérailles & lui lèvent un tombeau sur
les bords de l'Hellespont, & que le nautonnier dise, en
voguant sur ses ondes. Voilà le tombeau d'un Héros, qui
jadis pérît sous les coups d'Hector.... Il le dira, &
ma gloire vivra jusqu'aux siècles les plus reculés. »
Il dit ; les Grecs gardent un morne silence. Ils
rougissent de refuser le combat ; ils tremblent de
l'accepter. Enfin Ménélas se lève, le cœur gros de
soupirs, & le reproche à la bouche : « Lâches
guerriers, s'écrie-t-il, on plutôt femmes timides,
quelle honte pour la Grèce, s'il n'est point ici dérivai
pour Hector ! Ah ! fussiez-vous cendre, & poussière,
vils déserteurs de la gloire, qui restez, à son aspect,
immobiles & glacés ; je le combattrai, moi. La
victoire.... les Dieux cri décideront. » Il dit ;
soudain il revêt sa brillante armure. Ta mort, ô Ménélas
! étoit clans la main d'Hector. Plus terrible que toi,
il alloit t'étendre sur la poussière, si les chefs des
Grecs ne s'étoient élancés pour t'arracher à ta
destinée.
Agamemnon, le premier, le prenant par la main : « Ton
courage l'égaré, ô Ménélas ! Ne suis point un aveugle
transport. Quoi qu'il en coûte à ton cœur, fuis un
combat inégal ; ne va point affronter cet Hector, que
redoutent nos autres guerriers. Achille, ton maître &
le nôtre, frémit de le rencontrer dans les combats : va
te rasseoir au milieu de tes bataillons. Les Grecs
armeront, contre Hector, un bras plus vigoureux que le
tien. Le plus intrépide de nos guerriers, le plus
insatiable de dangers, s'il peut échapper à ce terrible
ennemi, nous le verrons ployer sous la fatigue &
soupirer après le repos. » Il dit, &, subjugué par la
sagesse de ses conseils, Ménélas obéit à sa voix. Ses
écuyers rassurés détachent avec joie son armure.
Nestor se lève : « Quelle douleur pour la Grèce !
s'écrie-t-il ; Dieux ! combien Pelée gémiroit
aujourd'hui s'il étoit témoin de notre honte ! Ce sage,
ce généreux chef des Thessaliens, avec quel intérêt il
me demandent la naissance & le nom des guerriers qui
marchoient contre Troie ! Avec quelle joie il écoutoit
mes récits ! Ah ! s'il apprenoit que tous ces héros
tremblent à la vue du seul Hector, il léveroit au ciel
ses mains défaillantes, & demanderoit de descendre dans
la tombe.
» Dieux ! que ne suis-je encore ru printemps de mon
âge, tel que j'étois lorsqu'aux rives du Céladon, sous
les murs de Phée, que le Jardan baigne de ses flots, les
Pyliens combattirent les enfans de l'Arcadie ! A la tête
des Arcadiens paroissoit Éreuthalion, un guerrier qui
avoit & le regard & la fierté d'un Dieu. Il étoit
couvert des armes d'Aréthous, le fameux Aréthous, qui,
avec sa massue de fer, renversoit des phalanges
entières, & ne connoissoit ni l'arc ni le javelot. Dans
un chemin tortueux, Lycurgue, d'un trait perfide,
atteignit ce héros ; il tomba, & sa massue ne put le
sauver du trépas. Moins vainqueur qu'assassin, Lycurgue
lui arracha celte arme meurtrière que lui avoit donnée
le Dieu des combats. Toujours il porta, dans les
batailles, ce honteux & terrible trophée ; enfin,
appesanti sous le fardeau des ans, il le remit à
Éreuthalion, son fidèle écuyer. Armé de cet homicide
instrument, Éreuthalion déficit nos plus vaillans
guerriers. Tous, éperdus, trembloient devant lui. Moi,
j'osai braver son audace. J'étois le plus jeune de tous,
je le combattis ; & je vis, à mes pieds, le géant,
redoutable étendu sur la terre. Son aspect seul
inspirait encore la terreur & l'effroi ! Ah ! que
n'ai-je & la même jeunesse & la même vigueur ! bientôt
Hector auroit un rival à combattre. Et, parmi tous les
héros de la Grèce, il n'en est aucun qui ose se mesurer
avec lui ! »
Ainsi les gourmande le vieillard. Soudain neuf
guerriers se lèvent, Atride, Diomède, les deux Ajax,
tous deux intrépides dans les hasards ; Idoménée &
Mérion, son écuyer ; Mérion, que Mars avoueroit son égal
; Eurypyle, fils d'Évémon ; Thoas, enfin, & le divin
Ulysse ; tous briguent un dangereux honneur.
« Généreux guerriers, leur dit le sage roi de Pylos,
que le sort décide entre vous ; qu'il nomme le vengeur
de la Grèce. Heureux le mortel honoré de ce choix ! Plus
heureux encore s'il peut échapper de ce funeste combat.
» Il dit ; tous jettent leurs marques dans le casque
d'Atride. Les yeux & les mains au ciel, les peuples
invoquent l'arbitre suprême des Destins & du sort : « O
Jupiter ! nomme Ajax, ou le fils de Tydée, ou le roi de
Mycènes ! »
Nestor secoue le casque ; une marque en
jaillit : celle que les Grecs ont demandée la première,
la marque d'Ajax. Le héraut la prend, & commençant par
sa droite, il va la présenter aux neuf guerriers. Aucun
encore n'y a reconnu les traits que sa main a formés.
Ajax la reçoit enfin ; ivre de joie, il la jette à ses
pieds : « Amis, s'écrie-t-il, c'est la mienne ; que je
suis heureux ! je vais triompher d'Hector. Allons,
tandis que je ceins mon armure, invoquez le fils de
Saturne, l'arbitre des Destins, invoquez-le en silence ;
gardez que les Troyens ne vous entendent... Non :
invoquez-le à haute voix ; je ne redoute rien. Il n'est
point de guerrier dont je craigne ou l'adresse ou la
force. Je ne suis plus novice dans les combats, &
Salamine, qui m'a vu naître & croître dans son sein, a,
plus d'une fois, célébré mes triomphes. »
Il dit ; tous les Grecs implorent Jupiter,
& les yeux
au ciel ils s'écrient : « O Jupiter, Dieu puissant, Dieu
terrible, qui, du sommet de l'Ida, veilles sur l'univers
& sur nous, que la victoire couronne Ajax ! Si tu aimes
Hector, si ta prends soin de ses jours, fais, du moins,
que tous deux, avec une valeur égaie, obtiennent une
égale gloire. »
Ajax est déjà couvert d'acier : impatient, il s'élance
sur l'arène. Tel paroît le Dieu de la Thrace au milieu
des mortels que le fils de Saturne livre aux fureurs
dévorantes de la discorde & de la guerre ; tel paroît
Ajax, le rempart de la Grèce. L'éclair jaillit de ses
yeux ; le sourire de la fureur est sur ses lèvres. Il
marche d'un pas altier ; le fer agité étincelle dans sa
main. Les Grecs, en le voyant, sont transportés
d'espérance & de joie. Les Troyens frissonnent ; Hector
lui-même sent son cœur palpiter & bondir étonné. Mais
il n'est plus temps de trembler ; il n'est plus temps de
fuir un rival qu'il a défié le premier.
Ajax approche ; son bouclier, semblable à une tour,
marche devant lui ; impénétrable rempart, que jadis
dans Hylé lui fabriqua Tychius, armurier célèbre. Il est
muni de sept peaux de taureaux, que recouvre une lame
d'airain. Sous ce vaste abri, Ajax s'avance, & d'une
voix menaçante : « Viens, Hector, viens apprendre quels
vengeurs restent à la Grèce ! En proie à son
ressentiment, Achille languit oisif sur ses vaisseaux.
Mais, après lui, après moi, il est encore parmi nous
mille rivaux dignes d'Hector. Allons, commence, frappe
le premier.
— « O fils de Télamon ! lui répond Hector ; ô héros issu
du sang de Jupiter ! ne cherche point à m'effrayer comme
un enfant timide, ou comme une femme qui n'a jamais vu
les combats. Je connais la guerre & le carnage ; je
sais, à droite, à gauche, porter la lance & le
bouclier. Je sais, à pied, marcher à la voix terrible du
Dieu des batailles. Je sais m'élancer sur un char & le
guider dans la plaine du carnage. Mais un héros tel que
toi, je ne veux pas le frapper d'un coup furtif &
inattendu : c'est à force ouverte que je te vaincrai si
je puis t'atteindre. »
Il dit, & d'un javelot qu'il lance de toute la force
de son bras, il donne dans l'immense bouclier d'Ajax.
Déjà six peaux sont percées : le fer s'arrête à la
septième. Ajax lance à son tour : son javelot traverse
le bouclier du Troyen, s'enfonce dans la cuirasse, &
déjà la tunique est déchirée ; mais Hector se penche, &
se dérobe au trépas.
Tous deux retirent leurs javelots, & tels que des
lions ou dos sangliers furieux, ils fondent l'un sur
l'autre. De sa lance, le fils de Priam frappe le
bouclier d'Ajax ; mais la pointe plie sur l'airain qui
le couvre, & s'arrête émoussée. De la sienne, Ajax
perce l'écu d'Hector, qui fléchit & chancelle. Le fer
pénètre toujours, & va le frapper à la gorge. Le sang
jaillit : mais tout blessé qu'il est, l'intrépide Troyen
n'abandonne point le combat. Il recule, saisit une
pierre énorme qui étoit couchée sur la plaine, & la
lance à son ennemi. L'immense bouclier gémit sous le
coup.
Ajax s'arme, à son tour, d'une pierre plus grosse
encore. Son bras l'agite dans les airs, & l'anime d'une
force irrésistible ; elle vole, le bouclier d'Hector est
fracassé ; ses genoux fléchissent ; il tombe renversé
sur ses armes ; mais soudain Apollon le relève &
rappelle sa vigueur. L'épée à la main, les deux
guerriers vont se précipiter l'un sur l'autre. Mais deux
hérauts, Talthybius & Idée, l'un Grec, l'autre Troyen,
tous deux connus par leur sagesse, s'avancent pour les
séparer. Ces ministres des Dieux & des mortels
étendent, entre ces fiers rivaux, leurs sceptres
pacifiques. « Arrêtez, mes enfans, dit Idée, ne
combattez plus. Vous êtes tous deux offerts à Jupiter ;
vous avez tous deux une égale valeur ; Grecs & Troyens,
nous vous rendons tous le même hommage. Mais la nuit
approche ; respectez ses ombres & le repos qu'elle
amène.
— » Idée, dit Ajax, c'est à Hector que tu dois
t'adresser. Hector a défié les héros de la Grèce ; qu'il
me montre l'exemple, & je le suis.
— » Ajax, dit Hector, tu es le plus vaillant des Grecs
; les Dieux te donnèrent le courage, la force & la
prudence. Suspendons le combat : un jour il recommencera
pour ne plus finir que le ciel n'ait nommé le vainqueur.
La nuit approche, il faut respecter ses ombres. Va
rendre la joie aux Grecs, à tes amis, à tes soldats.
Moi, je rentre dans Ilion ; je vais rassurer les Troyens
& les Troyennes, qui, dans ce moment, implorent pour
moi les Dieux & assiègent leurs autels. Mais, en
partant, faisons-nous, l'un à l'autre, des présens
dignes de tous deux. Que les Troyens, que les Grecs
puissent dire : Ils combattirent avec fureur ; ils se
séparèrent amis. » A ces mots, il donne à son rival une
brillante épée & un superbe baudrier ; il en reçoit,
lui-même, un baudrier tout brillant de pourpre. Ils
quittent la plaine : Ajax va se mêler aux Grecs ; Hector
rentre dans la foule des Troyens. A l'aspect du héros
d'Ilion vivant encore & sauvé des coups d'un si
formidable, ennemi, ils se livrent aux transports de
leur joie. Ils s'applaudissent de lui retrouver & sa
force & sa vigueur première ; avec des cris
d'allégresse ils le remènent à Troie, & ce retour,
qu'ils n'osoient espérer, est pour eux un triomphe.
Orgueilleux de sa victoire, Ajax, au milieu des Grecs,
marche à la tente d'Atride. Le monarque immole au fils
de Saturne, au maître des Destins, un taureau de cinq
ans. On dépouille la victime palpitante. Ses membres
saignent sous l'acier qui les mutile ; bientôt, sur un
brasier ardent, ils tournent attachés à un fer pointu.
Enfin, les tables sont dressées ; assis autour, les
chefs de la Grèce goûtent, dans un commun repas, les
douceurs de l'égalité. Pour honorer la valeur d'Ajax,
Agamemnon lui offre les mets les plus délicieux. Déjà la
faim est calmée & la soif est éteinte. Le vieillard
dont la voix a sauvé la commune gloire, Nestor, déploie
en ces mots son utile prudence :
« O fils d'Atrée ! ô rois de la Grèce ! dit-il,
combien nous a coûté cette funeste journée ! Les rives
du Scamandre sont inondées du sang de nos guerriers, &
leurs ombres, sur les bords du Styx, errent désolées.
Demain, Atride, suspends la guerre & les combats. Nous
irons, au lever de l'aurore, recueillir les cadavres
épars sur la plaine ; un bûcher les consumera à quelques
pas de leurs vaisseaux : nous enfermerons leurs cendres
dans des urnes, jusqu'au jour où, quittant ces rivages
pour revoir notre patrie, nous reporterons, à leurs enfans, ces restes de leurs pères. En attendant, un
tombeau commun attestera ici leurs travaux & nos
regrets.
» Plus loin, pour défendre & notre camp
& nos
vaisseaux, nous élèverons une muraille & des tours.
D'espace en espace s'ouvriront des portes pour recevoir
nos coursiers & nos chars. Au dehors, un fossé large &
profond nous garantira des insultes de l'ennemi. » Il
dit, & tons les héros applaudissent à ses conseils.
Cependant, les Troyens s'assemblent : leurs flots confus
inondent les portiques du palais de Priam. Le trouble
est au milieu d'eux & l'effroi dans leurs cœurs. Le
sage Anténor se lève : « Troyens, Dardaniens, dit-il, &
vous nos fidèles alliés, écoutez les conseils que mon
zèle m'inspire. Rendons aux Atrides la trop fatale
Hélène & tous les trésors qui leur furent ravis avec
elle. Infidèles aux traités, le crime nous a remis les
armes à la main. Craignons les Dieux vengeurs, &
hâtons-nous d'expier notre parjure. »
Il dit, & s'assied ; Paris se lève, & plus que
jamais brûlant, de sa flamme adultère : « Anténor,
dit-il, tes perfides conseils me blessent &
m'offensent. J'attendois mieux de ta sagesse & de ton
âge. Si ta langue ne trahit point ta pensée, il faut que
le ciel ait répandu sur toi l'esprit de vertige &
d'erreur.
» Moi je vais, à mon tour, dévoiler aux Troyens le
secret de mon ame. Je ne rendrai jamais aux Atrides une
beauté qui m'est chère ; mais les trésors que je reçus
avec elle, je consens à les remettre ; j'y en ajouterai
d'autres encore. »
A ces mots il s'assied. Priam se lève ; sur son front
majestueux respirent la sagesse & la bonté : « Troyens,
Dardaniens, dit-il, & vous nos fidèles alliés, écoutez
les conseils d'un vieillard & les ordres d'un roi.
Retournez à vos postes ; par des alimens réparez vos
forces épuisées. Que tous veillent, que tous fassent une
garde assidue.
» Demain, au retour de l'aurore, Idée ira aux tentes
des Atrides ; il leur portera d'abord les propositions
de Pâris, le premier moteur de cette funeste guerre. Il
leur demandera enfin de suspendre les combats, jusqu'à
ce que nous ayons rendu les honneurs suprêmes aux
guerriers que nous a ravis cette fatale journée. Après
ce triste devoir, nous reprendrons les armes pour ne les
plus quitter que le ciel n'ait nommé le vainqueur. » Il
dit, tous obéissent ; tous vont, dans le poste qui leur
est assigné, apaiser la faim qui les presse.
Au retour de l'aurore, Idée marche à la flotte des
Grecs. Ils étaient assemblés auprès de la tente
d'Agamemnon. Le héraut s'avance, & debout au milieu
d'eux : « Atride, & vous, Grecs, dit-il, prêtez
l'oreille à ma voix ; Priam & les Troyens m'ordonnent
de vous rendre les propositions de Pâris, le premier
moteur de cette funeste guerre.
» Tous les trésors que sur ses vaisseaux il apporta
dans Ilion (le malheureux ! que n'avoit-il péri avant ce
fatal voyage !), tous ces trésors, il consent à vous les
remettre ; il y en ajoutera d'autres encore. Mais la
jeune épouse de Ménélas, il a juré qu'il ne la rendroit
jamais. En vain tous les Troyens l'en pressent & l'en
conjurent.
» Je dois vous demander encore de suspendre les
combats jusqu'à ce que nous ayons payé le dernier tribut
aux mânes des guerriers que nous avons perdus. Après ce
triste devoir, nous reprendrons les armes pour ne les
plus quitter que le ciel n'ait nommé le vainqueur. »
Il dit ; tous les Grecs gardent un tranquille silence.
Enfin Diomède s'écrie : « Laissons-lui ses trésors !
Hélène elle-même, dût-il nous l'offrir, gardons-nous de
la recevoir. C'est dans Troie embrasée que nous avons
juré de la reprendre : Troie va tomber. Eh ! qui
pourroit douter encore de sa chute ?...» Il dit ; tous
admirent sa fierté, tous applaudissent à ce noble
transport.
« Idée, dit enfin le monarque suprême, tu entends la
réponse des Grecs ; elle est aussi la mienne. Rendez les
honneurs suprêmes aux guerriers que vous avez perdus ;
c'est un trop juste devoir, un tribut légitime que je ne
puis envier à leurs cendres. O Jupiter ! entends mes
sermens, & que ta foudre punisse le parjure ! » Il dit,
& le sceptre à la main il atteste les Immortels.
Idée retourne aux murs d'Ilion. Troyens, Dardaniens,
tous rassemblés, attendoient son retour. Il arrive
enfin, &, debout au milieu d'eux, il leur rend la
réponse des Grecs. Soudain tous se dispersent ; les uns
s'apprêtent à recueillir dans la plaine les restes de
leurs guerriers ; les autres, à couper le bois qui doit
les consumer. Avec une ardeur égale, les Grecs vont
payer le même tribut aux héros qu'ils regrettent.
Le soleil, du sein de l'Océan, s'élevoit dans les
cieux ; déjà ses obliques rayons doroient le sommet des
montagnes. Les deux peuples errent confondus dans la
plaine. Parmi ces monceaux de cadavres sanglans &
déchirés, leurs yeux peuvent à peine reconnoitre leurs
guerriers. Ils lavent, avec une onde pure, le sang & la
poussière qui les couvrent, & sur des chars ils les
entassent tous baignés de leurs larmes. Priam détend aux
Troyens les gémissemens & les pleurs. Le cœur déchiré,
dans un lugubre silence, ils livrent aux flammes ces
restes déplorables & chers, &, quand ils sont
consumés, ils rentrent tristement dans leurs murs.
En proie comme eux à une sombre douleur, les Grecs
placent leurs compagnons sur le bûcher funeste ; quand
le l'eu les a dévorés, ils retournent à leurs vaisseaux,
mornes & les yeux baissés.
Déjà dans les champs azurés l'aurore luttoit avec les
ombres. Les Grecs se rassemblent autour du bûcher qui a
consumé leurs guerriers, & leur dressent à tous un
commun tombeau. Plus loin ils élèvent une muraille &
des tours pour défendre leurs vaisseaux & leur camp.
D'espace en espace s'ouvrent des portes pour recevoir
les coursiers & les chars. Au dehors, ils creusent un
fossé large & profond, dont une forte barrière embrasse
le contour.
Rassemblés dans l'Olympe, au pied du trône de Jupiter,
les Dieux contemploient les Grecs & leurs travaux. Le
dominateur des mers, Neptune, indigné de leur audace : «
O Jupiter ! s'écrie-t-il, eh ! qui désormais encensera
nos autels ? qui daignera consulter nos oracles ? Quoi !
les Grecs ont élevé ce rempart, ils ont creusé ce fossé,
& ils n'ont pas offert une seule victime aux Dieux !
Du couchant à l'aurore on vantera leurs travaux ; & ce
mur, qu'avec tant de peine ; Apollon & moi, nous
bâtîmes pour Laomédon, il sera efface du souvenir des
humains ! »
Jupiter a pitié de sa foiblesse : « O Neptune ! ô toi
qui fais trembler la terre étonnée de ta grandeur !
qu'oses-tu prononcer ! Laisse, laisse à des Dieux moins
puissans, moins terribles, cette jalouse pensée ; du
couchant à l’aurore, l'univers retentira toujours de ta
gloire & de tes travaux.
» Mais cette muraille qu'ont bâtie les Grecs, ce vil
monument de leur orgueil, dès qu'ils vogueront sur les
flots pour retourner dans leur patrie, arme-toi pour le
détruire. Que tes ondes l'entraînent dans tes abîmes :
ensevelis sous tes sables jusqu'aux derniers vestiges
d'un ouvrage qui t'offense. »
Le soleil se plonge dans l'Océan, & ses derniers
rayons voient finir les travaux des Grecs. Ils rentrent
dans leurs tentes, & par des festins ils couronnent
cette heureuse journée. Cependant des vaisseaux de
Lemnos, armés par Événus, le fils d'Hypsipyle & de
Jason, arrivent sur ces bords, chargés de la liqueur
bienfaisante dont Bacchus fit présent aux humains. Mille
mesures d'un nectar délicieux sont destinées pour les
deux Atrides. Les guerriers, empressés, donnent en
échange de l'airain, du fer, des peaux, des bœufs, &
jusqu'à des esclaves. Partout les tables sont dressées,
& la nuit tout entière est consacrée aux douceurs du
repas. Comme eux, les Troyens & leurs alliés noient
dans les plaisirs le souvenir de leurs peines.
Jupiter cependant fait gronder son tonnerre, sinistre
présage des maux qu'il leur prépare. Ils pâlissent, ils
tremblent, ils répandent le vin, qui déjà pétille dans
leurs coupes ; aucun n'ose le boire qu'il n'ait offert
des libations au fils de Saturne. Enfin ils se couchent,
& jouissent du sommeil & de ses bienfaits.