Chant V

Remonter

   
 

 

    Cependant, pour élever Diomède au-dessus de tous ses rivaux, & le couronner d'une immortelle gloire, Minerve enflamme son courage & Parme d'une nouvelle audace ; de son bouclier & de son casque jaillissent des éclairs. Tel l'astre de l'automne s'élève du sein de l'Océan, & darde au loin ses sinistres rayons.

    La Déesse précipite son héros au milieu des rangs les plus serrés. Troie comptait parmi ses citoyens le riche, le vénérable Darès, un prêtre de Vulcain. Il avoit deux fils, Idée & Phégéus, tous deux savans dans l'art des combats. Loin des autres guerriers, & tous deux montés sur le même char, ils fondent sur Diomède ; Diomède, à pied, fond sur eux.

    Phégéus, le premier, lui lance un javelot, qui glisse sur son épaule gauche, sans le frapper. Le fils de Tydée lance à son tour ; le fer meurtrier perce le sein du Troyen : il tombe étendu sur la poussière. Idée abandonne le char & les coursiers, & n'ose ni défendre son frère ni le venger. Lui-même, dans sa fuite, il n'eût point évité le trépas, si Vulcain, par pitié pour son prêtre infortuné, n'eût, sauvé le dernier de ses fils. Couvert d'un nuage épais, le Dieu le dérobe au vainqueur. Diomède s'empare du char & des coursiers, & ordonne à ses compagnons de les conduire à ses vaisseaux. A la vue des deux frères, l'un fugitif, l'autre frappé du coup mortel, les Troyens frissonnent, & leurs cœurs sont glacés d'effroi.

    Cependant Minerve prend par la main le Dieu des combats : « Mars, impitoyable Mars, lui dit-elle, Dieu de sang & de destruction, ne laisserons-nous point combattre seuls les Grecs & les Troyens ? Que Jupiter donne, à son gré, la victoire : nous, quittons cette plaine sanglante, & dérobons-nous au courroux du monarque des Dieux. » A ces mots, elle entraîne l'Immortel loin des combats, & le fait asseoir sur les bords du Scamandre.

    Les Grecs font plier les Troyens : chacun de leurs chefs choisit sa victime. Agamemnon, le premier, précipite de son char le vaillant Odius, qui commande aux Alisoniens. Il fuyoit ; le monarque lui enfonce sa pique entre les épaules, & la fait ressortir par la poitrine. Il tombe, & l'air, au loin, retentit du bruit de sa chute.

    Phestus, un fils du Méonien Borus, qui, pour voler au se­cours de Troie, avoit quitté les plaines fertiles de Tarné, périt sous les coups d'Idoménée. Il remontoit sur son char, le roi des Crétois l'atteint de sa lance ; il roule sur la poussière, & les ombres de la mort s'épaississent autour de lui. Le vainqueur l'abandonne à ses écuyers, qui lui enlèvent ses dépouilles.

    Scamandrius, la terreur des forêts, est immolé par Ménélas. Diane elle-même lui avoit appris à percer de ses traits les habitans des bois ; mais ni Diane, ni son adresse si vantée, ne peuvent le sauver du trépas. Ménélas, qui le voit fuir devant lui, l'atteint entre les deux épaules, & lui fait ressortir son fer sanglant par la poitrine ; il tombe, & la terre gémit sous le poids de son armure.

    Phéréclus reçoit la mort des mains de Mérion, Phéréclus, favori de Minerve, dont l'art industrieux enfantoit des prodiges. Il avoit construit, pour Pâris, ces vaisseaux malheureux, source funeste de la perte des Troyens & de la sienne. Il ignoroit, hélas ! le secret des Destins. Mérion l'atteint dans sa fuite, & lui perce la cuisse droite : le fer s'y enfonce, & la traverse tout entière. Il tombe sur ses genoux, il sanglotte, & ses yeux sont couverts des voiles du trépas.

    Mégès frappe Pédéus, un fils d'Anténor. Fruit d'un amour que n'avoit point avoué l'hyménée, Pédéus avoit crû sous les yeux de la sage Théano, qui, pour plaire à son époux, le chérissoit à l'égal rie ses enfans. Mégès, par derrière, lui enfonce sa lance dans le col ; le fer coupe la langue, & ressort, entre les dents. Le malheureux tombe sur la poussière, &, mord, en expirant, l'acier qui l'a percé.

    Eurypile immole le généreux Hypsénor, fils de Dolopion ; Dolopion, un Prêtre du Scamandre, que les Troyens révéroient comme un Dieu. Eurypile atteint ce guerrier dans sa fuite, & de son épée il lui coupe la main : elle tombe sanglante sur la terre, la mort ferme sa paupière, & la Parque impitoyable tranche le fil de ses jours.

    Ainsi triomphoient ces héros sur cette plaine ensanglantée. Plus terrible qu'eux tous, le fils de Tydée porte partout l'épouvante & l'horreur Tantôt au milieu des Grecs, tantôt au milieu des Troyens, l'œil ne peut suivre sa course rapide, & la mort se multiplie sous ses coups. Tel, enflé par les orages, un fleuve impétueux franchit ses digues, renverse les ponts qui le captivent, &, vainqueur de tous les obstacles, détruit les trésors de Cérés & les travaux du laboureur.

    Ainsi devant le fils de Tydée disparoissent les Troyens : des phalanges entières n'osent ni le braver ni l'atteindre. Le fils de Lycaon le voit voler dans la plaine, & semer partout le trépas. Soudain il bande son arc, un trait siffle, va percer le lien qui attache la cuirasse du héros, & s'enfonce dans son épaule : le sang coule, Pandarus s'écrie : « Arrêtez, généreux Troyens ; revenez au combat, le plus terrible des Grecs est blessé. Si le Dieu qui m'inspira de quitter la Lycie n'a point, trompé mon espoir, il ne survivra pas long-temps à sa blessure. »

    Ainsi triomphoit le fils de Lycaon : mais Diomède n'est point accablé du coup. Il recule & s'arrête près de ses coursiers : « Viens, fils de Capanée, dit-il à Sthénélus ; descends, viens arracher le trait qui me déchire. » Il dit ; Sthénélus s'élance, vole auprès de lui, & retire de son épaule le fer meurtrier. Le sang jaillit ; Diomède, les yeux au ciel : « Écoute-moi, ô fille de Jupiter, s'écrie-t-il ; si jamais dans les combats tu daignas seconder mon père, viens me seconder à mon tour : livre à mes coups le guerrier qui m'a blessé, qui triomphe de sa victoire, & qui se vante que bientôt je ne verrai plus la lumière du jour. »

    Il dit ; Minerve exauce sa prière : soudain elle rend à ses membres leur vigueur & leur souplesse, & s'approchant de lui : « Reprends, lui dit elle, reprends toute ton audace, fonds sur les Troyens ; j'ai versé dans ton âme le courage de tes aïeux, ce courage dont toujours ton père fut animé ; j'arrache de tes yeux le voile qui les couvre : ils sauront désormais distinguer les mortels &, les Dieux. Respecte les autres habitans de l'Olympe ; mais si Vénus ose affronter la mêlée, perce-la de ta lance. «

   A ces mots elle disparoit, & Diomède revole au milieu des guerriers. Le feu qui échauffa son courage est trois fois plus brûlant encore. Tel, blessé par le berger, au moment où il va dévorer un troupeau, le lion sent croître sa rage, & revient plus terrible fondre sur sa proie ; le pasteur impuissant va, dans son asile, cacher sa frayeur ; les moutons frémissent pressés les uns contre les autres ; le monstre, avide de carnage, franchit les barrières & s'enivre de sang.

    Tel, & plus formidable encore, Diomède s'élance au milieu des Troyens. Astinoüs & Hypénor tombent sous ses coups ; à l'un, il perce le sein ; de son épée, il atteint l'autre à l'épaule, & la sépare de son corps. Il les laisse expirans sur la poussière, & fond sur Abas & sur Polyide, fils du vieil Eurydamas, savant clans l'art d'interpréter les songes. Il n'avoit point prédit à ses fils leur triste destinée : tous deux ils sont immolés par le fer de Diomède.

    Il court sur Xanthus & sur Thon, fils de Phénops, & nés dans sa vieillesse : Phénops succombe sous le poids des années, & n'a point d'autres fils qui puissent succéder à ses trésors. Diomède les égorge tous deux. Leur père infortuné ne les pressera point dans ses bras au retour du combat : ses derniers jours s'écouleront dans les larmes, & d'avides héri­tiers dévoreront ses richesses.

    Échémon & Cromius, deux fils de Priam, tous deux montés, sur le même char, s'offrent à la fureur du héros : tel, au fond des bois, le lion affamé s'élance au milieu d'un troupeau, & déchire ou le taureau menaçant, ou la timide génisse : tel, le fils de Tydée immole ces deux jeunes guerriers, les précipite de leur char, & leur arrache leur sanglante armure. Ses compagnons, par ses ordres, conduisent leurs coursiers vers ses vaisseaux.

    Énée voit ce ravage affreux ; il le voit, & soudain il s'élance au milieu de la mêlée, à travers les piques & les javelots. Il cherche Pandarus ; ses yeux le rencontrent enfin ; il l'aborde : « Généreux fils de Lycaon, lui dit-il, où est ton arc ? où sont ces traits plus rapides que l'éclair ? où est cette gloire que n'ose ici te disputer aucun de nos guerriers, & que dans ta Lycie personne ne se vanta jamais d'effacer ? Viens, invoque Jupiter, & lance un trait à ce guerrier terrible, à ce fléau des Troyens, qui a déjà moissonné une foule de nos héros.... si cependant ce n'est pas un Dieu en courroux qui vient venger son culte négligé ; le courroux d'un Dieu est funeste aux mortels.,

    — « Sage Énée, lui répond le fils de Lycaon, ce guerrier ressemble en tout au fils de Tydée ; je le reconnois à son casque, à son bouclier, à ses coursiers : mais je n'oserois affirmer que ce n'est pas un Dieu. Mais si c'est un simple mortel, si c'est le fils de Tydée, un Dieu, sans doute, anime sa fureur. Un Dieu, couvert d'un nuage veille à ses côtés, & détourne les traits qui lui sont adressés. Déjà une de mes flèches a percé le lien qui attache sa cuirasse, & s'est enfoncée dans son épaule ; j'ai cru qu'il alloit descendre chez les morts, mais il a trompé mon espoir. Ah ! sans doute, c'est un Dieu en courroux déchaîné contre Troie. Je n'ai point ici de char ni de coursiers ; onze chars superbes reposent dans le palais de mon père ; les coursiers destinés à les traîner bondissent dans ses pâturages. Le vieillard, en parlant, vouloit que je ne vinsse affronter les combats qu'avec cet utile & pompeux appareil ; mais ma jeunesse imprudente dédaigna ses avis. Je craignis que mes coursiers ne périssent enfermés dans vos murs ; je les laissai & je vins à pied, avec cet arc, avec ces flèches, armes impuissantes qui ont abusé ma confiance.

    » Déjà, j'en ai lancé deux, l'une à Ménélas, l'autre à Diomède : toutes deux ont été teintes de sang ; mais je n'ai t'ait qu'irriter encore le courage de ces deux guerriers. Ah ! ce fut un jour funeste, que le jour où, cédant aux vœux d'Hector, je pris mon arc & mes traits pour venir combattre à la tête des Troyens. Si jamais je retourne dans ma patrie, si mes yeux revoient jamais une épouse adorée & le palais de mes pères, je veux périr, si, de mes propres mains, je ne brise cet arc inutile, & si je ne le jette dans les flammes.

    — » Laisse de vains discours. Viens ; il faut que tous deux nous allions affronter ce guerrier. Monte sur mon char, tu verras que ces chevaux divins savent, avec une égale vitesse atteindre l'ennemi & l'éviter. Ils nous ramèneront du moins à Troie, si Jupiter veut encore donner la victoire au fils de Tydée. Allons, prends l'aiguillon & les rênes, moi je combattrai : ou combats toi-même ; moi je guiderai les coursiers.

    — » Énée, garde les rênes & conduis Ion char. Si nous sommes réduits à fuir devant Diomède, il volera plus vite sous une main connue. Si tes chevaux n'entendoient plus ta voix, peut-être, égarés par la frayeur, ils ne nous sauveroient pas du combat, le fils de Tydée fondroit sur nous, nous égorgeroit & s'empareroit de ton char. Conduis-le toi-même ; moi, le javelot à la main, j'attaquerai l'ennemi. »

    A ces mots, tous deux ils s'élancent sur le char, &, pleins de fureur, ils volent à Diomède. Le fils de Capanée les aperçoit : « Cher ami, s'écrie-t-il, je vois fondre sur toi deux guerriers intrépides, l'un savant dans l'art de lancer les traits, c'est Pandarus, fils de Lycaon ; l'autre, c'est Énée, qui se glorifie d'être le fils d'Anchise, & d'avoir Vénus pour mère. Allons, recule, monte sur ton char ; ne te précipite plus dans cette mêlée, où peut-être tu trouverais la mort. »

    Diomède lançant sur lui un regard furieux : « Ne me conseille point la fuite, je ne t'en croirois pas. Mes pères ne m'ont point appris à fuir, ni à me cacher : mon courage respire tout entier. Je ne monterai point sur mon char, à pied je cours les braver. Minerve me défend la crainte. Crois-moi, ces rapides coursiers ne les remèneront pas tous deux à Troie......  si cependant un seul peut échapper à mes coups.

    « Écoute, & souviens-toi de mes ordres ; si Minerve me donne la gloire de les immoler tous deux, abandonne tes rênes, descends de mon char, vole à celui d'Énée, entraîne-le avec ses chevaux au milieu de mes guerriers. Du couchant à l'aurore il n'est point de chevaux si vigoureux ; ils sont enfans de ceux que Jupiter donna jadis à Tros, pour prix du jeune Ganymède. Par un heureux larcin, Anchise trompa la jalousie de Laomédon, & ses cavales lui donnèrent six chevaux issus de celle race divine. Quatre furent réservés pour son char ; il en donna deux à Énée pour le porter dans les combats, & y semer la terreur & la fuite. Quelle gloire pour nous, si ces deux coursiers étoient notre conquête !

    Cependant les deux guerriers approchent : « Fils du généreux Tydée, s'écrie Pandarus, mon trait n'a pu t'ôter la vie, essayons si mes javelots seront plus heureux. » Il dit ; un javelot part ; le bouclier du Héros est percé, & le fer s'enfonce dans la cuirasse. « Tu es blessé, s'écrie le fils de Lycaon, mon fer est dans ton sein ; tu vas tomber, & ta chute sera mon triomphe. »

    Diomède, toujours intrépide : « Tu m'as manqué, dit-il ; mais il faudra que l'un de nous deux enivre de son sang le Dieu des combats. » Il dit, & lance un javelot : Minerve elle-même le dirige. L'arme meurtrière atteint Pandarus au-dessous de l'oeil, lui brise les dents, coupe sa langue, & la pointe ressort sous le menton. Il tombe, & l'air retentit du bruit de sa chute. Les coursiers bondissent effrayés, ses forces l'abandonnent, & son âme s'envole.

    Pour défendre ses dépouilles, Énée s'élance le fer à la main. Tel qu'un lion furieux, l'œil étincelant, la voix menaçante, il couvre le cadavre de son corps & de son bouclier, & présente la mort à quiconque ose avancer. Le fils de Tydée saisit une pierre énorme, vaste rocher qu'aujourd'hui ne pourroient soulever les deux plus robustes mortels. Lui seul, & sans effort, il le prend, le lance contre Énée, & du coup lui froisse la cuisse & les nerfs qui l'attachent à la jambe. Le Troyen tombe sur ses genoux, & d'une main s'appuie sur la terre ; un noir bandeau s'épaissit sur ses yeux.

    Énée alloit périr, si Vénus, sa mère, ne fût accourue pour le sauver. Elle serre ce fils chéri dans ses bras d'albâtre : de sa robe elle lui fait un rempart contre les traits de la fureur des Grecs, & l'emporte loin des combats. Cependant le fils de Capauée, fidèle aux ordres de Diomède, pousse ses coursiers loin de la mêlée, arrête les guides, descend de son char, vole à celui d'Énée, l'entraîne loin des Troyens, & le confie à Déipyle, son confident, son ami, pour le conduire à la tente de Diomède. Lui-même il remonte sur le char, & vole sur les pas du fils de Tydée.

    Le fer à la main, ce héros poursuit Vénus : il sait que c'est une Déesse foible & sans courage, non de celles qui président aux combats, telles que Minerve, telles que Bellone. Toujours attaché à ses traces, il l'atteint enfin au milieu de la foule : de sa lance il perce son voile, ce voile brillant que les Grâces ont tissu, & la blesse elle-même à la main. Le sang de l'Immortelle coule de sa blessure. Abreuvés de nectar & nourris d'ambroisie, lès Dieux n'ont point ce sang grossier que fournissent aux humains les présens de Bacchus & les dons de Cérés : dans leurs substances circule une liqueur divine, source de leur immortalité. Vénus pousse un cri, & laisse tomber son fils. Apollon le reçoit clans ses bras, l'enveloppe d'un nuage épais, & le dérobe à la fureur des Grecs : « Fille de Jupiter, s'écrie Diomède, fuis les combats & les alarmes. N'est-ce point assez pour ta gloire de régner sur un sexe foible & timide ? Sans doute tu ne viendras plus affronter les hasards, & le nom seul de la guerre te fera pâlir d'effroi. »

      Il dit ; la Déesse fuit éperdue, hors d'elle-même ; la douleur la dévore ; sa main devient noire & livide. Iris, la messagère des Dieux, la prend & l'entraîne loin de la mêlée.

    Elles trouvent le dieu Mars assis aux rives du Scamandre : sa lance & ses coursiers reposoient sur un nuage. Vénus tombe à ses genoux, & implore sa pitié : « O mon frère, lui dit-elle, sauve-moi de ces lieux ; donne-moi tes coursiers pour remonter au céleste séjour. Je péris d'une blessure que m'a faite un mortel ; l'impie Diomède, qui, dans sa fureur, braveroit jusqu'au maître des Dieux. »

    Elle dit ; Mars cède à sa prière. Le cœur déchiré de honte & de douleur, elle monte sur le char : Iris y monte avec elle, prend les rênes, & de l'aiguillon presse les flancs des coursiers. Ils volent au gré de son impatience, & déjà ils ont atteint le sommet de l'Olympe. Iris les arrête, les dételle, & sa main divine les nourrit d'ambroisie.

    Vénus tombe dans les bras de Dioné, sa mère. La Déesse la serre tendrement, la caresse de la main, & l'appelant par son nom : « O Vénus! ô ma fille ! lui dit-elle, quel Dieu a osé t'outrager ? — C'est Diomède, c'est le cruel fils de Tydée qui m'a blessée, parce que j'arrachois à sa fureur mon fils Énée, ce fils qui, de tous les mortels, est le plus cher à ma tendresse. Ce n'est plus la guerre des Troyens & des Grecs ; déjà les Grecs osent défier les Dieux mêmes.

    — » Calme-toi, ma fille, supporte ta douleur. Insensés ! dans nos tristes discordes, nous soulevons les mortels contre l'Olympe : plus d'un Dieu a déjà éprouvé leur insolente audace. Enchaîné par Ottus & par Éphialte, Mars a langui treize mois dans un cachot d'airain. Accablé du poids de ses fers, consumé de peines & d'ennuis, il périssoit, si Mer­cure, instruit de son sort par la belle Éribée, ne l'eût dérobé au pouvoir de ses tyrans.

    » D'une flèche armée de trois pointes, le fils d'Amphitryon perça le sein de Junon ; & la Déesse éprouva une douleur que rien ne put soulager. Ce fils de Jupiter blessa Pluton lui-même sur son trône, & l'accabla des maux les plus cruels. Souffrant, désespéré, le roi des Enfers mon te au céleste palais ; le fer étoit encore dans son épaule, & la douleur le consumoit. Péon, par ses puissans secours, guérit la blessure de l'Immortel.

    « Un malheureux ! un impie ose outrager les habitans de l'Olympe !... C'est Minerve qui l'a déchaîné contre toi. Il ne sait pas, l'insensé Diomède, que le mortel qui ose attaquer les Dieux voit bientôt finir sa carrière. Il n'embrassera point ses enfans au retour des combats ; il ne s'entendra point appeler du doux nom de père. Qu'il craigne, ce Diomède, tout terrible qu'il est, de rencontrer un bras plus redoutable que le sien ! Qu'il craigne que la fille d'Adraste, la belle Égialé, ne réveille bientôt ses esclaves par ses cris, & ne leur redemande en vain le héros & l'époux qu'elle adore. » Elle dit, & de ses mains elle presse la main de sa fille : le sang s'arrête, la plaie se referme, & la douleur s'évanouit.

    Minerve & Junon, témoins de cette aventure, essaient, par des railleries amères, d'irriter le monarque des Dieux : « O Jupiter ! ô mon père ! lui dit Minerve, ne seras-tu point offensé d'un mot échappé à ta fille ? Cypris alloit séduire encore une beauté grecque, & l'entraîner sur les pas d'un autre Pâris mais elle s'est déchiré la main à l'agrafe d'or qui attachoit le voile de la nouvelle Hélène. »

    Elle dit ; le père des Dieux & des mortels sourit ; il appelle Vénus : « Il ne t'a point été donné, ma fille, lui dit-il, de te mêler dans les combats préside aux plaisirs de l'hymen & aux amoureux travaux ; laisse à Mars & à Minerve la guerre & ses alarmes. »

    Cependant Diomède poursuit toujours Énée ; il voit Apollon qui le protège contre ses efforts : mais sans respect pour le Dieu lui-même, il brûle d'immoler son rival & de lui arracher ses dépouilles. Trois fois il s'élance, impatient de le frapper, trois fois le Dieu fait briller sur lui son immortel bouclier : il fond une quatrième fois avec la fureur du Dieu des batailles : Apollon, l'œil en feu, la voix menaçante, lui crie : « Rentre en toi-même, ô fils de Tydée ! recule, & crains de braver les Dieux ! connois la différence qu'il y a entre les Immortels & les insectes qui rampent sur cet amas de boue. »

    Il dit ; pour se dérober au courroux du Dieu, le héros recule. Apollon emporte Énée dans ses bras, &, loin des alarmes, il le dépose dans Pergame, à l'ombre du temple qui lui est consacré. Latone & Diane le reçoivent au fond du sanctuaire, & guérissent ses blessures. Cependant l'Immortel a formé un fantôme, auquel il a donné & l'air & les armes d'Énée. Autour de ce fantôme, les Troyens & les Grecs combattent & se heurtent ; les boucliers, les piques sont brisés, & volent en éclats.

    Apollon, s'adressant alors au Dieu de la guerre : « Mars, impitoyable Mars, lui dit-il, Dieu de sang & de carnage, n'iras-tu point enfin repousser ce Diomède, qui combattroit contre Jupiter même ? Il a déjà blessé Vénus à la main, & tout à l'heure, avec une audace égale à la tienne, il a fondu sur moi. »

    Il dit, & va s'asseoir sur les tours de Pergame Mars prend la figure & les traits d'Acamas, le chef des Thraces, se jette au milieu des Troyens, les presse & les enflamme. Il gourmande les fils de Priam : «  Enfans des rois, s'écrie-t-il, jusqu'à quand laisserez-vous égorger votre peuple ! Attendez-vous que l'ennemi assiège vos portes, & combatte au milieu de vos murs ? Énée, le fils d'Anchise, ce héros que sous révérons à l'égal d'Hector, est étendu sur la poussière. Allons, sauvons cet intrépide guerrier. »

    Il dit ; tous les cœurs sont remplis d'une nouvelle audace. Sarpédon, furieux : « Hector, s'écrie-t-il, qu'est devenu ton courage ? Tu te vantois que, sans secours, sans alliés, seul avec tes parens & tes frères, tu sauverois Ilion. Où sont-ils ces héros ? Ni mes yeux, ni ma pensée, ne peuvent les rencontrer.

    » Ils se cachent comme des chiens timides à l'aspect d'un lion qui les poursuit ; & nous combattons, nous qui ne sommes que vos alliés ! A ce seul titre, je suis venu moi-même des rives lointaines du Xanthe & du fond de la Lycie. J'ai quitté pour toi une épouse que j'adore, un enfant au berceau, & des trésors objets de l'envie. Tu me vois presser toujours mes soldats, & braver ce mortel furieux.

    » Moi cependant je n'ai rien ici que puissent m'enlever les Grecs. Et, toi tu languis loin des combats ! tu n'excites pas seulement tes guerriers à se défendre, & à repousser un ennemi qui, bientôt, vous enveloppera dans ses filets, chargera vos mains de fers, détruira vos murs, & dévorera vos richesses. Occupé jour & nuit de ces soins importans, tu devrois implorer la valeur de tes alliés, encourager leurs efforts, & apaiser leurs justes murmures. ».

    Ainsi parle Sarpédon : ses reproches déchirent le cœur d'Hector Soudain il s'élance de son char ; le javelot en main, il court dans tous les rangs, & rallume, dans tous les cœurs, l'ardeur de combattre & de se venger.

    Les Troyens reviennent sur les Grecs & les bravent. Leurs rivaux, toujours intrépides, les attendent sans s'ébranler. Des tourbillons de poussière s'élèvent sous les pieds des coursiers. Le ciel en est obscurci, & les Grecs en sont couverts. Ainsi, quand la blonde Cérés, à l'aide d'un mobile instrument, sépare ses trésors de la paille qui les enveloppe, la poussière blanchit son aire & vole au loin dispersée par les vents.

    Minerve est remontée dans l'Olympe. Soudain Mars vient, au gré d'Apollon, seconder les Troyens : il couvre d'une nuit obscure le théâtre des combats, vole dans tous les rangs, & verse dans tous les cœurs sa fureur & sa rage.

    Apollon rappelle Énée du fond de son sanctuaire, & l'anime d'une nouvelle audace. Le héros revole au milieu de ses guerriers : avec quels transports ils le revoient vivant & plein d'une généreuse ardeur ! Mais au milieu de ce vaste incendie qu'allument Apollon, Bellone elle Dieu des batailles, ils ne peuvent lui demander quel heureux destin l'a sauvé du trépas.

    Les deux Ajax, Ulysse & Idoménée, réchauffent le courage de leurs soldats. Sous ces chefs intrépides, les Grecs attendent, sans effroi, les efforts & les traits de l'ennemi. Tels on voit les nuages ; reposer immobiles sur le sommet des montagnes, tandis que l'aquilon dort avec les autres vents qui troublent le calme des airs.

    Atride est dans tous les rangs. « Amis, s'écrie-t-il, soyez toujours les Héros de la Grèce ; frappez, combattez. Que les regards de vos compagnons vous soutiennent & vous enflamment encore. Le brave échappe au trépas, le lâche trouve la mort au sein de l'ignominie. »

    Il dit, & lance un javelot : du coup il atteint un des Héros de la Phrygie, un ami d'Énée, Déicoon, que les Troyens, épris de sa valeur, révéroient à l'égal de Priam. Le fer perce le bouclier, & s'enfonce dans le flanc, à travers le baudrier qui le couvre. Il tombe, & la terre gémit sous son poids.

    Orsiloque & Créton, intrépides enfans de Dioclès, expirent sous les coups d'Énée. Le riche Dioclès habitoit dans les murs de Pliera : il descendoit du fleuve Alphée, dont les eaux baignent les terres des Pyliens. Ce Dieu donna le jour à Orsiloque ; Orsiloque fut père de Dioclès : Dioclès eut deux fils jumeaux, Orsiloque & Créton, tous deux savans dans l'art des combats. Au printemps de leur âge, ils avoient ensemble affronté les mers pour venir, sous les murs d'Ilion, venger les injures des Atrides. Une même destinée les conduit ensemble au trépas. Tels, deux lionceaux nourris sur les montagnes, à l'ombre des forêts, abandonnent leur mère, & vont, dans les bergeries, porter le carnage & l'effroi, & tous deux enfin succombent sous les efforts des pasteurs ; tels, les deux frères expirent, semblables à deux sapins qui couvrent la terre, étonnée de leur chute

    Ménélas les voit tomber. Il en gémit, & s'élance le fer à la main, la fureur dans les yeux ; c'est Mars qui l'anime ; Mars veut qu'il périsse sous les coups d'Énée. Antiloque, le fils de Nestor, se précipite sur ses pas. Il craint pour les jours du monarque, & tremble que sa mort ne ravisse aux Grecs la vengeance & la victoire.

    Déjà ces fiers rivaux, le javelot à la main, le bras tendu, se menacent des yeux. Antiloque se place à côté de Ménélas, & se presse contre lui. Tout intrépide qu'il est, Énée n'ose les affronter tous deux, & s'éloigne.

    Les deux guerriers enlèvent les restes déplorables d'Orsiloque & de Créton, les remettent à leurs compagnons, & volent eux-mêmes à de nouveaux exploits. Là périt Pélymènes, le généreux chef des Paphlagoniens. Ménélas l'atteint à l'épaule, elle renverse expirant. Antiloque immole le fidèle Mydon, qui guidoit ses coursiers. D'une pierre qu'il lui lance, il le frappe au coude, tandis qu'il détourne son char. Les rênes échappent de sa main & traînent sur la poussière Antiloque s'élance sur lui, & de son épée le perce à la tempe. Mydon tombe sur la tête, & jusqu'aux épaules s'enfonce dans le sable. Ses coursiers, que le vainqueur pousse du côté des Grecs, le renversent & retendent sur l'arène.

    Hector accourt furieux, menaçant. Les phalanges troyennes se précipitent sur ses traces. A leur tête sont Mars & Bellone : l'une semant l'épouvante & l'horreur, l'autre agitant dans sa main sa redoutable lance, & volant, tantôt devant Hector, & tantôt derrière lui. Diomède, à son aspect, est saisi d'une subite horreur. Tel, égaré dans sa route, le voyageur s'arrête à la vue d'un fleuve inconnu, qui roule, en mugissant, des flots blanchis d'écume ; tel, le cœur glacé d'effroi, il retourne sur ses pas.

    Ainsi recule le fils de Tydée : « Amis, dit-il, nous admirions la valeur d'Hector, & sa guerrière audace : eh ! toujours un Dieu veille à ses côtés pour le garantir du trépas. C'est Mars aujourd'hui sous les traits d'un mortel. Allons, reculons sans honte, & n'opposons point aux Dieux un courage inutile. »

    Il dit ; les Troyens fondent sur eux. Déjà Ménesthès & Anchalus, deux intrépides guerriers, montés sur le même char, expirent aux pieds d'Hector. Le fils de Télamon gémit de leur chute : il s'avance, & d'un javelot il immole Amphius, le fils du riche Sélagus, dont les nombreux troupeaux couvroient les plaines de Pèse. Une cruelle destinée l'avoit amené au secours de Priam & de ses enfans.

    Il tombe ; le vainqueur accourt pour lui arracher son armure ; les Troyens lui lancent une grêle de traits, qui sur son bouclier expirent émoussés, Du pied, il presse le cadavre sanglant, & retire son javelot ; mais il ne peut enlever les dépouilles. En butte à mille coups, il craint que les Troyens ne l'enveloppent. Déjà la pique baissée, i!s le pressent, & tout vigoureux, tout intrépide qu'il est, il cède à leur nombre & à leur audace.

    Cependant un destin funeste précipite le fils d'Hercule, le vaillant Tlépolème, contre le divin Sarpédon ; l'un fils, l'autre petit-fils de Jupiter : ils s'approchent, ils se bravent : « Lâche guerrier, dit Tlépolème, pourquoi viens-tu montrer ici ta foiblesse & ta honte ? L'imposture te dit fils de Jupiter ; mais tu n'as rien des Héros que ce Dieu jadis avoua pour ses enfans. Tel étoit mon père, l'intrépide, le redoutable Hercule. Seul, avec six vaisseaux & quelques guerriers, on le vit autrefois aborder sur ces rives, punir le perfide Laomédon, détruire Troie, & en faire un vaste désert. Mais toi, soldat sans courage, tu viens du fond de la Lycie, pour voir périr ton peuple sous tes yeux. Eh ! quand tu serois un Héros, ton bras seroit inutile aux Troyens : bientôt abattu sous mes coups, tu descendras chez les morts.

    — » Tlépolème, lui répond Sarpédon, Hercule renversa Troie, pour punir la perfidie de Laomédon, qui lui refusa les coursiers promis à sa valeur, & ne répondit à ses bienfaits que par des outrages. Toi, tu recevras ici la mort de ma main ; ta chute sera mon triomphe, & ton ame la proie du tyran des Enfers. »

    Il dit ; & tous deux à la fois ils lancent leurs javelots, Tlépolème est frappé au col ; le fer le traverse tout entier, & ses yeux sont couverts des ombres du trépas. Sarpédon a la cuisse percée ; l'arme meurtrière pénètre jusqu'à l'os, &, s'abreuve de son sang. Mais Jupiter veille sur son fils. Les Lyciens le reçoivent dans leurs bras, & l'emportent loin des dangers. Le javelot traîne attaché à sa blessure, & irrite sa douleur. Impatiens de sauver leur maître, aucun ne songe à retirer le fer qui le déchire.

    Les Grecs enlèvent le cadavre sanglant de Tlépolème. Ulysse le reconnoît, son cœur en est ému. Il balance s'il poursuivra Sarpédon, ou s'il immolera une foule de Lyciens aux mânes de son ami : mais il n'étoit pas donné au généreux Ulysse de trancher les jours du fils de Jupiter. Minerve elle-même l'entraîne au milieu des Lyciens. Là, il égorge Céraraus, Alastor, Chromius, Aléandre, Alius, Noëmou & Prytanis.

    Une foule d'autres victimes alloient tomber sous ses coups ; mais soudain Hector s'avance, & rapporte aux Grecs la terreur & l'effroi. Sarpédon le voit, un rayon de joie pénètre, dans son cœur, & d'une voix mourante : « O fils de Priant ! lui dit-il, ne souffre pas que je sois la proie des Grecs ; repousse-les loin de moi. Ah ! puisque je ne dois point revoir ma patrie, & consoler, par mon retour, une tendre épouse, un fils encore au berceau, que du moins j'expire dans vos murs ! »

    Il dit ; Hector, sans lui répondre, vole impatient de repousser les Grecs, & de les immoler à sa vengeance. Les compagnons de Sarpédon le déposent sous un hêtre. Pélagon, son ami, retire de sa plaie le fer qui y est encore. L'âme du Héros est prête à l'abandonner, un nuage s'épaissit sur ses yeux : enfin il respire, & l'haleine rafraîchissante des vents ranime sa vie presque éteinte.

    Les Grecs, pressés & par Mars & par Hector, ne peuvent plus lutter contre l'orage. A l'aspect du Dieu qui les poursuit, ils reculent ; mais leur retraite est encore un combat.

    Quels guerriers tombèrent sous les coups du fils de Priam & du Dieu des batailles ! Ils immolèrent, le divin Teuthras, Oreste, le dompteur de coursiers, le vaillant Tréchus, OEnomaus, Hélénus & Oresbius ; le riche Oresbius habitoit sur les bords du lac Céphissis, contrée féconde que cultivoient les Béotiens.

    Junon voit périr ses Grecs dans ce funeste combat : « O fille de Jupiter ! dit-elle à Minerve, nous avons promis à Ménélas qu'il détruiroit Ilion, qu'il retournerait vainqueur à Lacédémone ; & nous souffrons que Mars déploie ainsi sa fureur & sa rage ! Allons, rentrons dans cette lice sanglante, soutenons nos guerriers. »

    Elle dit ; Minerve s'enflamme à sa voix. La fille de Saturne, la reine des Dieux, apprête elle-même ses immortels coursiers. Un or céleste éclate sur les harnois qui les couvrent. Bientôt, à la voix d'Hébé, le char roule & s'avance Sur un axe de fer tournent des roues d'airain. Huit rayons d'airain brillent enchâssés dans des moyeux d'argent ; des bandes d'airain se replient sur le cercle d'or qui les presse & les embrasse. Sur des lames d'or & d'argent, le char balance suspendu. Deux arcs arrondis forment le trône de la Déesse. Au timon d'argent, Hébé attache un joug d'or, des rênes d'or flottent sous sa main. Avide de sang & de carnage, Junon elle-même attelle ses coursiers.

    Cependant la fille de Jupiter s'arme pour les combats. Son voile, tissu pompeux, ouvrage de ses mains, tombe ondoyant sur la céleste voûte. Elle revêt l'armure du maître des Dieux. Sur son sein brille l'immortelle cuirasse ; sur ses épaules pend l'impénétrable égide, affreux instrument de colère & de vengeance ! Autour sifflent des serpens entrelacés. Sur l'orbe étincelant s'agitent la Force & la Terreur, la Discorde & les Alarmes. Au milieu est la tête de la Gorgone, l'étonnement de l'Olympe & l'effroi des mortels. La Déesse ceint enfin un casque d'or, que surmonte un horrible panache, & dont le vaste contour couvrirait vingt cités & tous leurs guerriers. Elle monte sur le char enflammé. Dans sa main étincelle cette lance énorme, foudroyante, qui moissonne les Héros, & renverse les armées que poursuit son courroux

    La reine des Dieux presse de l'aiguillon les flancs de ses coursiers. A leur aspect, les portes du céleste palais roulent sur leurs gonds & s'ouvrent d'elles-mêmes. Les Heures veillent à ces portes ; gardiennes du Ciel & de l'Olympe, elles élèvent ou abaissent le nuage épais qui leur sert de barrière.

    Le char vole : au sommet de l'Olympe, au fond d'un sanctuaire, où il repose loin des autres Immortels, les deux Déesses trouvent Jupiter assis sur les nuages. Junon arrête ses coursiers : « O Jupiter ! dit-elle, tu vois Mars & ses affreux ravages ! Tant de Grecs, tant de Héros périssent victimes de sa rage insensée, & ton courroux ne s'allume point encore ! Ah ! je suis en proie au désespoir ; & Phébus & Cypris, qui ont déchaîné le monstre, jouissent, tranquilles, de mon dépit & de leur triomphe. Souffre, ô père des Dieux ! souffre que j'aille punir ses fureurs & l'arracher aux combats. — Va : que Minerve, qui plus d'une fois mit la douleur dans son sein, te venge & le châtie. » Il dit ; la Déesse presse ses coursiers & ils volent au gré de son ardeur. Autant qu'un homme assis au rivage des mers voit, d'un roc élevé, d'espace dans les airs, autant les immortels coursiers en franchissent d'un saut. Déjà ils foulent les rivages troyens, & ces bords où le Scamandre & le Simoïs roulent leurs flots mêlés & confondus. Junon les arrête ; elle-même les dételle & les couvre d'un sombre nuage. Le Simoïs, sur ses rives, leur offre l'ambroisie.

    Impatientes de secourir les Grecs, les deux Déesses volent sur la plaine avec la légèreté des colombes. Elles arrivent aux lieux où Diomède & ses guerriers se défendent comme des lions furieux ou des sangliers terribles, contre une foule d'ennemis qui les environne & les presse.

    Junon prend l'air & les traits du vigoureux Stentor, dont la voix d'airain a plus de force & d'éclat que celles de cinquante autres mortels : « Opprobre de la Grèce, s'écrie-t-elle, vil rebut des humains, lâches qui n'avez de guerriers que le nom ! tant qu'Achille a combattu pour vous, jamais les Troyens n'ont osé sortir de leurs murailles ; ils trembloient à son aspect. Aujourd'hui, loin de leurs remparts, ils viennent vous égorger jusque sur vos vaisseaux ! »

    Elle dit, & tous les cœurs s'enflamment ; Minerve court au fils de Tydée, qui, épuisé de fatigue, reposoit auprès de ses coursiers. La sueur & le poids de son bouclier avoient irrité la blessure que lui fit Pandarus, & son bras languissoit sans force & sans vigueur. Il soulevoit sa large courroie, & lavoit le sang noir & livide qui couloit de sa plaie.

    La Déesse, appuyée sur son char : « Est-ce donc là, dit-elle, le fils de Tydée ? Tydée n'avoit point cette taille altière, mais il ne respiroit que les combats. En vain je tentois d'enchainer son courage. Seul, au milieu des enfans de Cadmus, je voulois qu'il s'assît avec eux, & que, tranquille, il partageât leurs plaisirs & leurs fêtes. Mais, armé de cette intrépidité qui ne l'abandonna jamais, il défia tous ces guerriers, & avec mon secours il les vainquit tous. Je suis à tes côtés, je veille sur tes jours, je t'excite à combattre ; & tu cèdes à la fatigue ! ou tu te laisses abattre par de vaines terreurs ! Va, tu n'es point le fils du belliqueux Tydée.

   — » O fille de Jupiter ! je sens ta présence. Ce n'est point une molle langueur, ce n'est point la crainte qui m'arrêtent ; j'obéis à tes lois. Respecte, m'as-tu dit, les habitans de l'Olympe. Mais si Vénus ose affronter la mêlée, perce-la de la lance. Je vois Mars soutenir les Troyens & combattre pour eux. Docile à tes ordres, je recule & je force les Grecs à reculer avec moi.

   — » O fils de Tydée ! ô de tous les guerriers le plus cher à Minerve ! ne redoute ni Mars ni aucun des Immortels ! Ma force t'environne. Viens, monte sur ton char ; fonds sur Mars lui-même ; frappe, n'épargne point ce monstre odieux. L'insensé l'inconstant ! il porte dans tous les partis son aveugle fureur. Il nous avoit juré, à la reine des Dieux & à moi, qu'il soutiendrait les Grecs, qu'il combattrait les Troyens ; & ce sont les Troyens qu'il soutient, & les Grecs qu'il combat ! »

    A ces mots elle prend Sthénélus par la main & l'arrache du char où il est assis. Impatiente, elle y monte, & Dioméde avec elle. L'essieu gémit sous le poids d'un si grand Héros & d'une Divinité si terrible. Minerve saisit les rênes, excite les coursiers, & fond sur le Dieu de la guerre. Pour se dérober à sa vue, elle a ceint le casque du roi des Ombres.

    Mars immoloit le fils d'Ochésius, le gigantesque Périphas, un des Héros de l'Etolie ; mais, dès qu'il a vu Diomède, il abandonne sa proie & vole au fils de Tydée. Avide de son sang, il lance le premier un homicide javelot. Le fer vole en sifflant, sur la tête des coursiers. Mais la Déesse étend le bras ; soudain le fer se détourne, & va se perdre sur l'arène.

    Diomède lance à son tour. La Déesse conduit le javelot, l'enfonce dans le flanc de l'Immortel, & l'en retire abreuvé de son sang. Mars pousse un cri de douleur. On croit entendre deux armées qui se chargent & s'égorgent. A ce cri terrible, les Troyens & les Grecs frémissent de terreur & d'effroi.

    Telles, sous l'astre brûlant des étés, on voit de funestes vapeurs noircir & s'allonger dans les airs : tel, à la vue de Diomède, le Dieu, porté sur un sombre nuage, s'élève dans les cieux, & bientôt il est au séjour des Immortels. En proie à sa douleur, il s'assied au pied du trône de Jupiter ; il lui montre le sang qui coule de sa blessure ; & d'une voix entre­coupée : « O mon père, s'écrie-t-il, quoi ! sans t'armer tu verras ces forfaits! pour de vils mortels l'Olympe combat contre l'Olympe, & des Dieux sont persécutés par des Dieux. Ah ! c'est toi qui fis tous nos malheurs. C'est de toi que naquit une déesse insensée, une furie qui ne respire que le crime. Tous les autres Immortels obéissent à tes lois, tous reconnoissent ton souverain pouvoir ; elle seule, tu ne sais ni la réprimer ni la punir ; tu pardonnes tout à ce funeste objet de ton aveugle tendresse. Elle a, contre les Dieux, armé le fils de Tydée. Blessée à la main, Cypris, la première, a senti ses fureurs. Moi-même..... tout à l'heure, elle a fondu sur moi avec une rage égale à la mienne. J'ai fui ; & si je ne me fusse dérobé à ses coups, je me serois vu sous un monceau de cadavres, exposé aux plus cruels outrages, ou percé de mille traits ; les douleurs & les peines auroient affligé ma triste immortalité. »

    Jupiter lance sur lui un regard menaçant : « Malheureux, qui n'as que des fureurs & des caprices, ne viens plus m'importuner de tes plaintes. De tous les habitans de l'Olympe, tu es le plus odieux pour moi. Tu n'aimes que la discorde, la guerre & le carnage. Tu as le caractère impétueux, inflexible de ta mère, dont à peine je puis courber l'humeur altière. C'est elle sans doute, qui te punit aujourd'hui ; mais tu es né de mon sang, je ne te laisserai point en proie à la douleur qui t'accable. Malheureux ! si tu devois le jour à quelque autre Immortel, tu gémirois dans les abîmes où ma vengeance a plongé les Titans. »

    Il dit, & ordonne à Péon de guérir sa blessure. Soudain la douleur de l'Immortel cède à ses puissans secrets. Tel, sous la main du berger, on voit le lait, en un instant, se coaguler & s'épaissir. Mars se plonge dans un bain qu'Hébé lui a préparé : cette jeune Déesse le revêt d'immortels habits. Plein d'une fierté nouvelle, il va s'asseoir auprès de Jupiter. Cependant les Déesses, qui ont arrêté le cours de ses homicides, revolent vers l'Olympe, et viennent reprendre leurs places dans le céleste palais.