Assis sur des trônes d'or, Jupiter & les Dieux tenaient
conseil dans l'Olympe : la jeune Hébé leur versoit le
nectar, & tous, les yeux attachés sur Ilion, ils s'enivroient
de l'immortel breuvage. Soudain, par ce discours
oblique, le fils de Saturne essaie d'irriter
l'orgueilleuse Junon : « Deux grandes Déesses, dit-il,
veillent sur Ménélas : Junon, la protectrice d'Argos, &
Minerve, que révère Alalcomène ; mais toujours, dans les
Cieux, elles n'aiment que le spectacle des combats.
Vénus, la mère des Ris, est plus audacieuse : toujours
auprès du mortel qu'elle protège, elle écarte de lui les
dangers, & tout à l'heure encore elle vient de le
sauver du trépas.
» Mais enfin Ménélas a vaincu. Décidons maintenant
quel cours suivront les destinées. Rallumerons-nous
encore le flambeau de la guerre, ou ferons-nous
descendre au milieu des Troyens & des Grecs la Concorde
& la Paix ? Si tout l'Olympe conspiroit avec moi, Troie
subsistèrent encore, & Ménélas ramèneroit à Lacédémone
la beauté qui lui fut ravie. »
Il dit ; Minerve & Junon frémissent de colère.
Assises l'une auprès de l'autre, elles préparoient les
malheurs des Troyens. Minerve garde un morne silence,
&, la fureur dans l'âme, elle respecte encore le Dieu
qui lui donna le jour. Junon ne peut retenir ses
transports : « Cruel tyran des airs ! qu'ai-je entendu !
s'écrie-t-elle. Tu tromperois mes projets ? tu m'arracherois
le fruit de mes sueurs & de mes travaux ! J'aurois en
vain fatigué mes coursiers pour rassembler les Grecs !
je leur aurois fait en vain jurer la perte de Priam &
de ses enfans ! Va, tous les Dieux ne seront pas
complices de tes lâches desseins. »
Jupiter pousse un profond soupir. « Déesse inexorable,
dit-il, quel forfait si affreux arma contre Priam &
contre ses fils ta funeste vengeance ? Quoi ! ta haine
sera trahie, si la superbe Ilion ne tombe anéantie ! Va,
descends dans ses murs, dévore Priam & ses enfans ;
nage dans le sang de ses peuples ; que ta fureur repose
satisfaite sur les débris de son empire. Je ne te
retiens plus : terminons sans retour une trop longue
querelle. Mais écoute : si jamais mon courroux s'allume
contre une ville qui te soit chère, garde de la
défendre, & d'arrêter ma foudre. Moi, je t'abandonne
Troie ; je te l'abandonne à regret. De toutes les cités
qu'éclairé le Soleil, il n'en est point que mon cœur
préfère à Ilion ; point de roi, point de peuple que je
chérisse autant que Priam & les Troyens. Toujours leur
encens fume sur mes autels ; toujours je respire
l'odeur de leurs sacrifices ; foibles hommages ! mais
les seuls que des mortels puissent rendre à des Dieux. »
Junon lui répond : « Il est trois villes que je chéris
plus que toutes les autres : Argos, Sparte, & la
superbe Mycènes. Si jamais elles méritent ta haine,
frappe, je ne tenterai point de les dérober à tes
coups, je n'accuserai point ta vengeance. Hé ! que me
serviraient mes impuissans efforts ? Tout plie sous ta
volonté suprême : mais du moins tu ne dois pas m'envier
le fruit de mes travaux. Fille de Saturne & femme de
Jupiter, du monarque des Dieux, ton égale par ma
naissance, je suis encore, par mon rang, la première des
Déesses. Je dois respecter mon maître, respecte ton
épouse ; que des égards mutuels nous rapprochent : les
autres immortels s'uniront pour nous plaire. Allons,
ordonne à Minerve de descendre au milieu de ces
guerriers ; qu'elle inspire aux Troyens d'insulter les
Grecs orgueilleux de leur triomphe, & de violer la foi
des traités. » Elle dit ; le père des mortels & des
Dieux se rend à ses désirs : « Va, dit-il à Minerve,
vole aux champs d'Ilion ; que les Troyens insultent les
Grecs orgueilleux de leur triomphe, & violent la foi
des traités. »
Il dit, & la Déesse à ces mots sent redoubler son
impatiente ardeur. Soudain elle se précipite du sommet
de l'Olympe. Telle, à la voix du fils de Saturne, une
fatale comète se détache de la voûte azurée ; tels les
feux que lance sa crinière font pâlir les matelots &
les guerriers, &, portent, dans leurs cœurs de
sinistres présages : telle, Minerve s'élance au milieu
des deux armées. A cet aspect, les Troyens & les Grecs
sont, remplis d'épouvanté & d'effroi : « Ciel !
s'écrient-ils, est-ce la guerre & le carnage ? est-ce
l'union & la paix que nous envoie Jupiter, l'arbitre
des combats ? »
Cependant la Déesse, sous les traits de Laodocus, un
fils d'Anténor, se mêle dans la foule des Troyens, & y
cherche l'intrépide Pandarus ; elle le trouve au milieu
des guerriers qui des rives de l'Ésèpe ont suivi ses
drapeaux. « Généreux fils de Lycaon, lui dit-elle, en
croiras-tu mes conseils ? Lance à Ménélas une flèche
meurtrière ; les Troyens reconnoissans applaudiront à
ton adresse : Pâris surtout te comblera de bienfaits,
s'il voit le fils d'Atrée immolé de ta main, & porté
sur le bûcher funèbre. Allons, perce l'orgueilleux
Ménélas, invoque Apollon, le Dieu de la Lycie, le Dieu
qui lance d'inévitables traits ; promets-lui qu'à ton
retour dans Zélée, ta patrie, tu lui sacrifieras une
hécatombe entière des premiers-nés de tes agneaux. »
Ainsi parle Minerve. L'insensé croit à son perfide
conseil & saisit son arc. Jadis, sous une autre forme,
cet arc orna la tête d'une chèvre sauvage, qu'après une
pénible attente Pandarus perça sur la cime d'une roche.
Le bois, long de seize palmes, façonné par un ouvrier
habile, & orné de cercles d'or, fut depuis, dans sa
main, le trophée & l'instrument de sa gloire.
Penché sur son arc, il l'essaie & le courbe ; pour le
dérober aux regards des Grecs, & le garantir de leurs
coups, ses compagnons le couvrent de leurs boucliers. Il
ouvre son carquois, il en tire une flèche encore neuve,
rapide & funeste instrument de la douleur & de la
mort. Il l'ajuste, invoque Apollon, le Dieu qu'adoré la
Lycie, le Dieu qui lance d'inévitables traits, & lui
promet que, rendu à sa patrie, il lui sacrifiera les
premiers-nés de ses agneaux.
Un de ses bras s'étend avec effort ; de l'autre il
retire la corde contre son sein l'arc se courbe, & déjà
la flèche n'y touche plus que de la pointe. Soudain il
se détend, la corde frémit, le trait siffle, & vole
impatient de frapper sa victime.
Mais les Dieux, ô Ménélas ! veillent sur tes jours. La
fille de Jupiter vole la première au-devant du coup, &
détourne la flèche meurtrière. Telle une tendre mère
éloigne de son fils l'insecte importun qui vient
troubler son repos. Docile à la main qui le guide, le
trait atteint le baudrier, perce la cuirasse & l'acier
qui la double, & vient, en mourant, effleurer la peau
du héros. Ton sang coule, ô Ménélas ! tes cuisses & ton
armure en sont teintes. Tel, sous les mains d'une
esclave de Méonie, on voit s'embellir de l'éclat de la
pourpre l'ivoire destiné à parer le mors du coursier.
Les cavaliers vulgaires l'admirent & l'envient, mais il
est réservé pour des rois ; il fera l'ornement du
cheval, & l'orgueil du guerrier qui doit le monter. A
la vue de ce sang, Agamemnon pâlit ; Ménélas pâlit
lui-même ; mais il voit une partie, du fer hors de la
plaie ; il se rassure, & son ame renaît dans tous ses
sens.
Ses compagnons, pressés, gémissent autour de lui.
Agamemnon, le cœur gros de soupirs, le prend par la main
: « O mon frère ! lui dit-il, c'étoit donc ta mort que
nous jurions en jurant ce fatal traité ! Seul nous te
livrions à la fureur de tous les Troyens : les perfides,
ils ont violé leurs sermens. Mais ces traités, le sang
des victimes, cette foi jurée qui autorisa notre
confiance, ne seront point vains. Si Jupiter s'endort
sur leur crime, il se réveillera un jour. Leurs têtes,
leurs femmes, leurs enfans, nous paieront chèrement leur
parjure.
» Oui, j'en trouve l'assurance dans mon cœur : un jour
viendra qu'Ilion, que Priam, que son peuple tout entier
périra sous nos coups. Le fils de Saturne, le maître des
Dieux, pour venger ton injure & punir leur trahison,
secouera sur eux sa redoutable égide. Non, ce présage ne
sera point une illusion.
» Mais, ô mon cher Ménélas ! quel affreux désespoir
pour moi, si ce coup funeste t'arrachoit à la vie ! Les
Grecs ne sentiroient plus que le regret de leur patrie.
Il faudrait, couvert d'opprobre, retourner dans Argos ;
il faudrait laisser à Priam & à ses Troyens Hélène pour
monument de leur triomphe. Ton ombre, errante sur ces
bords, témoins de notre honte, demanderoit une vengeance
qu'elle n'obtiendroit pas. Les Troyens fouleroient ta
cendre & insulteroient à nos malheurs. Ils diroient :
Puisse Agamemnon être toujours aussi heureux qu'il vient
de l'être dans sa vengeance ! Il a vu son armée périr ;
il retourne dans sa patrie aveu ses inutiles vaisseaux,
& nous laisse, pour trophée, les cendres de Ménélas.
Dieux ! que plutôt la terre m'engloutisse ! »
Ménélas, d'un air tranquille & serein : «
Rassure-toi, lui dit-il, & n'alarme point nos
guerriers. Ma blessure n'est pas mortelle. Mon baudrier,
ma cuirasse, & l'acier dont elle est munie, ont arrêté
le coup. — Ah ! puisses-tu ne pas te tromper, lui répond
le monarque ; qu'une main habile vienne sonder la plaie
& calmer la douleur ! » Il dit, & il appelle un de ses
hérauts fidèles.
« Talthybius, va, cours, lui dit-il ; amène en ces
lieux Machaon, le fils du divin Esculape. Qu'il vienne
sonder la plaie de Ménélas, qu'a blessé un Troyen ou un
Lycien, trop habile à lancer des flèches. Ce coup
funeste fait le triomphe du perfide & notre désespoir.
»
Il dit ; le héraut vole au milieu des Grecs,
& des
yeux y cherche Machaon. Il le trouve entouré des
guerriers qui, pour le suivre, ont abandonné les plaines
de Trica. Il l'aborde : « Fils d'Esculape, lui dit-il,
viens, suis-moi, Agamemnon t'appelle : viens sonder la
plaie de Ménélas, qu'a blessé un Troyen ou un Lycien,
trop habile à lancer des flèches. Ce coup funeste fait
le triomphe du perfide & notre désespoir. »
Il dit ; Machaon pâlit ; &, sur les pas du héraut, il
vole vers Ménélas. Les chefs de l'armée étoient autour
de lui : calme & tranquille au milieu d'eux, il ressembloit à un Dieu. Machaon tire la flèche du
baudrier ; mais le fer y reste attaché. Il ôte le
baudrier, la cuirasse & le fer dont elle est munie,
sonde la plaie, suce le sang, & applique des remèdes
que Chiron jadis fit connoitre à son père.
Cependant les Troyens s'avancent ; les Grecs
reprennent leurs armes & s'animent au carnage.
Agamemnon ne cherche point, par des lenteurs, à éloigner
les dangers. Impatient de combattre & de vaincre, il
laisse son char & ses coursiers. Le fidèle Eurymédon
maîtrise leur bouillante ardeur. Prêts à recevoir leur
maître, s'il succombe à la fatigue, ils marchent, en
écumant, sur ses traces.
Le monarque, à pied, parcourt tous les rangs ; ceux
qu'il voit pleins d'une noble ardeur, il les anime
encore. « Dignes enfans de la Grèce, leur dit-il, courez
aux combats el à la victoire. Jupiter n'est point le
Dieu des parjures. Les traîtres, qui les premiers ont
violé les traités, seront la pâture des vautours ; nous
renverserons leurs murailles ; leurs femmes, leurs enfans, nous les emmènerons captifs sur nos vaisseaux. »
Ceux qu'il voit plus lents à s'armer, il les gourmande
en courroux : « Grecs dégénérés, opprobre de votre
pairie, vous ne rougissez pas de votre lâcheté. Pourquoi
cette inaction ? Comme des faons timides, qui, après une
longue course, s'arrêtent haletans & sans force, vous
languissez abattus, & vous refusez le combat!
Attendez-vous que les Troyens viennent vous chercher au
milieu de vos vaisseaux ? Croyez-vous qu'alors Jupiter
étendra son bras pour vous défendre ? »
Il arrive au quartier des Crétois ; ils s'armoient.
Idoménée à leur tête, les yeux étincelans, ressemble à
un lion prêt à dévorer sa proie. Mérion est à la queue
& presse les derniers bataillons. Agamemnon, à cet
aspect, est transporté de joie : « Généreux Idomenée,
dit-il, tu es, pour moi, le premier de nos guerriers. Au
combat, au conseil, à table, quand la joie pétille avec
le vin, partout mes yeux aiment à te distinguer. Assis à
côté de moi, dans nos festins, tu n'en connois point les
lois. Ta coupe y est remplie comme la mienne, & tu la
vides à ton gré. Allons, marche au combat, & sois
toujours Idoménée.
— » Atride, ta fortune est la mienne ; tu ne me verras
jamais infidèle à mes sermens. Va, presse nos autres
guerriers, & guide-nous à la victoire. Les Troyens ont
violé les traités ; le deuil & la mort puniront leur
parjure. »
Il dit ; Atride enchanté passe au quartier des deux
Ajax. Ils marchoient ; un nuage d'infanterie rouloit
derrière eux. Telle, au souille impétueux du Zéphyr, une
nue, chargée de tonnerre & de grêle, s'étend sur la
mer, noircit & s'allonge dans sa course : le pasteur,
assis sur la hauteur d'un rocher, frémit en l'observant,
& sous un abri tranquille ramène ses troupeaux. Telles,
sous les pas des deux Ajax, s'avançoient leurs phalanges
guerrières hérissées de javelots & couvertes de noirs
boucliers.
Agamemnon sent, à cette vue, redoubler sa fierté : «
Héros de la Grèce, dit-il, invincibles Ajax, ce n'est
pas à moi d'exciter votre courage ; vous brûlez déjà de
combattre, & vous inspirez toute votre ardeur à vos
guerriers. Dieux ! si tous nos Grecs avoient même valeur
& même audace, bientôt la ville de Priam tomberoit sous
nos coups ; bientôt son peuple gémiroit dans nos fers,
& nous partagerions ses dépouilles. »
Plus loin le vieux Nestor dispose ses soldats
&
enflamme leur valeur : sous lui commandent Alastor,
Cromius, Pélagon, Emon, & Bias, le pasteur des peuples.
A la tête, le vieillard place sa cavalerie & ses chars
; à la queue est une infanterie nombreuse & guerrière,
pour la soutenir ; les troupes moins éprouvées sont au
centre, forcées de combattre en dépit d'elles-mêmes.
« Contenez vos chevaux, dit-il ; gardez qu'ils ne
portent le désordre dans nos lignes : qu'aucun de vous
ne s'abandonne aune indiscrète ardeur ; qu'aucun
n'aille, hors des rangs, attaquer l'ennemi ; qu'aucun ne
plie ; vous seriez bientôt rompus & défaits ! Si
quelqu'un de vous est forcé de quitter son char pour
monter sur un autre, qu'il ne se serve plus que de ses
javelots. C'étoit ainsi que combattoient nos maîtres ;
c'étoit ainsi qu'ils triomphoient & prenoient des
cités. » Par son utile expérience, Nestor instruisoit
ses guerriers & les animoit encore par ses discours.
Agamemnon, qu'enchanté ce spectacle : « O généreux
vieillard ! lui dit-il ! que n'as-tu encore une vigueur
égale à ton courage. Mais la vieillesse a épuisé tes
forces : la vieillesse auroit dû respecter Nestor &
s'appesantir sur un autre.
— «Fils d'Atrée, je voudrois être encore tel que j'étois
quand le divin Ereuthalion expira sous mes coups : mais
les Dieux n'accordent point aux mortels toutes leurs
faveurs à la fois. J'étois jeune alors ; la vieillesse
aujourd'hui glace mes esprits ; mais on me verra encore
à la tête de mes guerriers. Je guiderai leur audace,
j'échaufferai leur courage ; c'est la seule gloire qui
reste à mes vieux ans. D'autres plus jeunes que moi,
plus bouillans, plus vigoureux, manieront le fer &
frapperont l'ennemi. »
Atride s'éloigne la joie dans le cœur : il trouve
plus loin Ménesthée, fils de Pétéus, au milieu de ses
braves Athéniens. Non loin de lui le sage Ulysse & ses
intrépides cohortes sont encore immobiles. A peine les
phalanges des Troyens & des Grecs commençoient à
s'ébranler ; le cri du combat n'a point encore frappé
leurs oreilles : ils attendent que d'autres guerriers,
en fondant sur l'ennemi, leur aient donné le signal du
carnage.
Agamemnon, qu'irrité leur repos : « Fils de Pétéus,
dit-il, & toi, grand artisan de ruses & de
stratagèmes, pourquoi, loin de nos guerriers,
attendez-vous lâchement qu'ils aient porté les premiers
coups ! C'étoit à vous de marcher devant eux, &
d'allumer le feu du combat. Vous êtes les premiers
invités à nos fêtes ; ma table vous offre toujours des
mets choisis ; le vin, pour vous, y coule au gré de vos
voeux : &, tranquilles maintenant, vous verriez, avec
plaisir, la foule des guerriers combattre avant vous ! »
Ulysse lance sur lui un regard étincelant : « Atride,
qu'ai-je entendu ? Tu oses nous reprocher, à nous, de
fuir le combat, quand les Grecs s'y précipitent ? Viens,
& si tu es jaloux de le voir, tu verras le père de
Télémaque semer le carnage & la mort au milieu des
Troyens. Porte à d'autres tes indiscrets reproches. »
Le monarque sourit à ce noble transport,
& pour le
désarmer : « Sage Ulysse, lui dit-il, je n'ai voulu ni
blesser ta fierté, ni commander à ton courage. Tu es mon
ami ; confident de mes pensées, tu partages les soins
qui m'occupent. Va, je saurai tantôt réparer une
involontaire offense. Puissent les Dieux t'en ôte le
souvenir ! »
Il dit ; & s'éloigne. Le fils de Tydée, le généreux
Diomède s'offre à sa vue au milieu de ses coursiers &
de ses chars. Le fils de Capanée, Sthénélus est debout
auprès de lui : « O fils de Tydée ! s'écrie-t-il,
pourquoi cette honteuse langueur ? Spectateur oisif de
nos dangers, attends-tu que le hasard offre un asile à
ta lâcheté ? Ton père.... ah ! combien il rougiroit de
ta foiblesse ! Il voloit au combat, & il y voloit le
premier ! Quel héros ! les témoins de sa gloire ont
mille fois étonné ma jeunesse du récit de ses exploits.
Trop foible encore, je ne pus m'associer à ses travaux,
ni partager ses triomphes.
» Jadis, ambassadeur pacifique, il vint à Mycènes avec
le divin Polynice, réclamer contre Thèbes, & notre
alliance & les droits de l'hospitalité. Nos citoyens
voûtaient s'armer ; mais par d'affreux présages Jupiter
arrêta leur ardeur.
» Les deux héros repartent de Mycènes & retournent
aux rives de l'Ésopus. Choisi par les Grecs pour
annoncer aux Thébains la guerre & la vengeance, Tydée
entre dans leurs murs. Leurs chefs étoient à table dans
le palais d'Étéocle. Seul, étranger au milieu d'eux,
leur nombre n'étonne point son courage. Il les défie
tous au combat, &, secondé par Minerve, il triomphe de
tous.
» Irrités de leur malheur & de sa gloire, les enfans
de Cadrans préparent une honteuse vengeance. Cinquante
guerriers, sous les ordres de Méon & de Lycophonte,
vont, pour l'accabler, l'attendre dans un perfide
détour. Tous périrent encore sous ses coups ; le seul
Méon, que sa fureur épargna pour obéir aux Dieux, alla
reporter à Thèbes la douleur & la honte. Tel fut Tydée.
Il a laissé un fils plus habile à discourir, mais moins
ardent à combattre. «
Il dit ; Diomède garde un respectueux silence. Mais
l'impatient Sthénélus : « Fils d'Atrée, dit-il, du moins
à tes reproches ne mêle point d'odieux mensonges. Nous
avons effacé la gloire de nos pères. Cette Thèbes qui
brava leurs efforts, nous la conquîmes avec une armée
moins nombreuse que la leur. Les Dieux guidèrent nos
exploits, Jupiter seconda notre audace, & nos pères y
périrent victimes du ciel, qu'irritèrent leurs forfaits.
Sois juste, Atride, & ne nous dégrade pas jusqu'à eux.
»
Diomède lance un sombre regard au fils de Capanée : «
Tais-toi, dit-il, & obéis à ma voix. Je pardonne à
l'intérêt qui t'anime. Si les Troyens succombent, si
Troie périt sous nos coups, Agamemnon est couvert de
gloire ; mais si les Grecs sont vaincus, la bonté & la
douleur seront son partage. Allons, marchons au combat.
» Il dit, & tout armé il s'élance de son char ; la
terre gémit sous son poids, l'airain qui le couvre rend
des sons terribles, & porte dans les cœurs les plus
intrépides l'épouvante & l'effroi.
Toutes les phalanges grecques s'ébranlent. L'œil
tendu, l'oreille attentive à la voix des chefs qui les
guident, elles marchent toutes dans un silence terrible
& menaçant ; de leurs armes jaillit le feu des éclairs.
Tels, quand le fougueux aquilon est déchaîné sur la mer,
on voit les flots blanchir, s'amonceler, & bientôt, en
mugissant, se briser sur le rivage, ou, luttant contre
les écueils, les couvrir d'algue & d'écume. Les Troyens
poussent de tumultueuses clameurs. Dans ce confus
assemblage de mille peuples divers, mille sons différens
se font entendre. Ainsi, dans un vaste troupeau, les
cris des tendres agneaux se mêlent au bêlement de leurs
mères.
Mars entraîne les Troyens ; Minerve guide les Grecs.
Devant eux marchent la Terreur, la Fuite, la Discorde
funeste, sœur de l'homicide Dieu des combats. Foible en
sa naissance, la Discorde s'élève comme un géant ; ses
pieds sont sur la terre, son front est dans les cieux.
Elle s'élance au milieu des guerriers, les embrase de
ses flammes, & appelle à grands cris le carnage & la
mort.
On s'approche ; casque contre casque, bouclier contre
bouclier, épée contre épée, on se heurte, on s'égorge.
D'affreux mugissemens épouvantent les airs ; les
vaincus, les vainqueurs, se mêlent & se confondent ;
on entend tout à la fois les cris de la mort & les chants de la victoire ; le sang ruisselle
& la plaine en
est inondée. Tels, du haut des montagnes, mille torrens
se précipitent, & vont, avec un horrible fracas, se
perdre ensemble dans un vallon. Le pasteur, dans les
forêts, entend au loin ce bruit affreux, & son cœur est
glacé d'effroi. Ainsi se mêlent les accens de la fureur
& les cris du désespoir.
Antiloque a frappé le premier. Échépole, un fils de
Thalysius, expire sous ses coups. Le fer meurtrier perce
le front & s'enfonce dans le crâne. La nuit du trépas
couvre les yeux de l'infortuné Troyen, &, comme une
vaste tour, il tombe au milieu de la plaine.
Le fils de Chalcodon, le chef des belliqueux Abantes,
Éléphénor l'a vu tomber : il fond sur lui, &, pour
arracher son armure, il essaie de l'entraîner hors de la
mêlée. Mais Agénor l'aperçoit ; soudain il lui perce le
flanc, qu'il découvre en se courbant. Ses membres se
roidissent & son ame s'envole : les Troyens, les Grecs
se disputent ses dépouilles, &, comme des loups
furieux, l'un sur l'autre acharnés, ils se déchirent &
s'égorgent.
Immolé par Ajax, le beau Simoïsius expire : Simoïsius,
un fils d'Anthémion, l'orgueil & l'espoir de son père.
Descendue avec ses parens des sommets de l'Ida, pour
voir de nombreux troupeaux qui paissoient clans la
plaine, sa mère le mit au jour sur les rives du Simoïs,
& ce fleuve lui donna son nom. Hélas ! il ne rendra
point à ceux dont il est né les soins que leur coûta son
enfance. A la fleur de ses ans il périt sous le fer
d'Ajax. La lance homicide lui perce le sein, & ressort
sanglante entre les épaules ; il roule expirant sur la
poussière. Tel un peuplier, l'ornement d'une rive
fleurie, tombe sous les coups de l'impitoyable cognée,
& couvre de ses débris les bords du fleuve qu'il
embellit de son ombrage.
Amphus, un fils de Priam, lance an vainqueur un
javelot. Mais le fer s'égare, & va frapper le généreux
Leucus, un compagnon d'Ulysse, pendant qu'il traîne hors
de la mêlée le corps de l'infortuné Simoïsius. Il tombe,
& sa proie échappe à ses mains défaillantes.
Furieux de la perte d'un ami qui lui est cher, Ulysse
s'élance au milieu de la mêlée ; le fer étincelle dans
sa main, des yeux il cherche sa victime ; les Troyens
reculent à son aspect ; mais son javelot, trop sur, va
frapper Démocoon, fruit malheureux de l'amour, qui des
rives d'Abydos étoit venu, sur ses rapides coursiers,
combattre pour Priam, dont il se vantoit d'être le fils
Ulysse l'immole aux mânes de son ami, le fer meurtrier
lui perce les deux tempes ; & ses yeux sont couverts
des ombres du trépas. Il tombe, & l'air, au loin,
retentit du bruit de sa chute.
Les Troyens reculent, & Hector avec eux. Les Grecs
poussent des cris de joie, entraînent & leurs morts &
les cadavres des ennemis qu'ils ont terrassés, & se
précipitent à de nouveaux exploits. Apollon, qui les
observe du sommet de Pergame, s'indigne à cette vue ; il
s'écrie : « Avancez, Troyens ! Troyens, ne cédez pas aux
Grecs ! leurs corps ne sont ni de marbre ni de fer, pour
être invulnérables à vos coups ; & le fils de Thétis,
Achille, ne combat plus, & sur ses vaisseaux il
nourrit une colère qui le dévore. »
Tandis que du sein d'Ilion, le Dieu terrible fait
retentir ces accens, Minerve est au milieu des Grecs, &
va partout échauffant les courages & ranimant tout ce
qu'elle voit languir & s'arrêter. Le Destin a saisi
Diorès, un fils d'Amaryncée. Il est atteint à la jambe
droite d'une pierre déchirante lancée par Piros, un fils
d'Imbrasius, qui d'Enos amena au secours de Troie les
enfans de la Thrace. Les tendons & les os sont brisés
du coup : il tombe renversé sur la poussière, tendant
les bras vers ses compagnons chéris, & exhalant ses
derniers soupirs ; le vainqueur accourt, & de son épée
il lui déchire le flanc : ses entrailles roulent sur la
poussière, & ses yeux sont couverts de la nuit du
trépas. L'Étolien Thoas a dirigé son javelot contre Piros au moment où il fondoit sur sa proie. Le fer a
percé la poitrine & s'est enfoncé dans le poumon. Thoas
accourt, retire son javelot, saisit son épée, la plonge
dans le sein de sa victime, & l'en arrache avec la vie.
Mais il ne lui ravira pas son armure : les compagnons
de Piros se sont pressés autour de leur chef, & le
couvrent de leurs épées. Tout grand, tout vigoureux
qu'il est, Thoas est repoussé ; il recule, chancelle &
tombe. Ainsi les deux chefs des Épéens & des Thraces
sont l'un auprès de l'autre couchés sur la poussière, &
de nombreux guerriers sont égorgés autour d'eux.
Le juge le plus sévère, si, guidé par Minerve
&
garanti par elle de l'atteinte des traits, il promenoit
sur cette arène sanglante ses regards & ses pas, n'y rencontreroit rien qu'il put reprendre. Grecs
&
Troyens, tous combattent avec une ardeur égale, &
tombent confondus sur la poussière.