Réunies sous leurs chefs, les deux armées s'étendent
dans la plaine. Les Troyens s'avancent en poussant
d'horribles clameurs ; tels on voit des bataillons de
grues, fuyant l'hiver & ses frimas, voler vers les
rivages de l'Océan, &, du sein des airs, porter aux
Pygmées & la guerre & la mort.
Les Grecs marchent en silence, pleins d'un tranquille
courage, résolus de se soutenir & de se venger : la
terre disparoit, des nuages de poussière s'élèvent sous
les pas des guerriers, & obscurcissent les airs. Ainsi
lorsqu'au souffle des aquilons se rassemblent les
vapeurs qui forment les tempêtes, à peine on voit luire
un foible crépuscule ; le pasteur frémit, &, protégé
par les ténèbres, plus favorables que la nuit, le voleur
s'apprête à fondre sur sa proie.
Déjà les deux peuples se menacent & s'approchent.
Semblable à un Dieu, Pâris brille à la tête des Troyens
; la dépouille d'un léopard flotte sur son armure ; à
son côté pend une superbe épée ; un arc, un carquois &
des flèches résonnent sur ses épaules ; dans ses mains
étincellent deux javelots ; il défie les Héros de la
Grèce. A sa démarche vaine & altière, Ménélas le reconnoit,
& son cœur palpite de fureur & de joie.
Tel, à la vue d'un cerf ou d'une chèvre sauvage, le lion
affamé sent redoubler son, ardeur : en vain des chiens
le poursuivent, en vain d'intrépides chasseurs le
menacent & le pressent : tranquille, à leurs yeux même,
il dévore sa proie. Tel est, à l'aspect de Pâris, le
transport de Ménélas : déjà il se promet de venger
l'affront qu'il en a reçu. Soudain il s'élance de son
char ; Pâris le reconnoît, & son cœur est glacé
d'effroi : pour éviter la mort, il recule, & se rejette
au milieu des siens. Tel, dans une sombre forêt, à la
vue d'un serpent menaçant, le voyageur recule épouvanté,
ses genoux fléchissent, & la pâleur s'étend sur ses
joues. Ainsi, dans sa frayeur, le foible Pâris fuit &
se perd dans la foule des Troyens.
Hector, indigné : « Malheureux Pâris ! s'écrie-t-il,
vile idole des femmes ! trop fait pour leur plaire &
assez lâche pour les séduire ! Ah ! plût aux cieux que
jamais tu ne fusses né ! que ne péris-tu du moins avant
ton fatal hyménée ! Plus heureux mille fois que d'avoir
vécu pour être la fable de l'univers & la honte de ton
pays ! Dieux ! qu'ils doivent bien triompher, les Grecs
qui, à ta démarche altière, t'ont cru le plus redoutable
des Troyens ! Vain fantôme d'un guerrier ! ton corps est
sans force & ton âme sans vigueur. Lâche ! étoit-ce là
ce Pâris qui, sur des vaisseaux, affronta les tempêtes ;
qui, chef d'une troupe brillante, alla, dans des climats
lointains, conquérir une beauté trop fameuse, & ravir à
des Héros & leur femme & leur sœur ? Exploit funeste
! la ruine de ton père, de sou peuple & de tout son
empire ; le triomphe de nos ennemis, & la honte à
toi-même. Tu ne veux donc point combattre Ménélas ? Ah !
tu saurois quel homme tu as outragé ! Étendu à ses
pieds, sur la poussière, la lyre, tes cheveux blonds, ta
vaine beauté, tous ces dons de Vénus, ne pourroient te
défendre du trépas. Va, si les Troyens étoient moins
lâches, il y a long-temps que, pour expier les maux que
tu leur as faits, le beau Pâris seroit la pâture des
vers.
— » Hector, j'ai mérité ton courroux & tes reproches.
Ton courage à toi est toujours avide de périls. Il
ressemble à l'acier tranchant qui dévore les arbres des
forêts, & devance l'impulsion du bras qui le guide.
Rien ne peut un moment étonner ton grand cœur. Ne me
reproche point les dons de Vénus ; ne méprise point les présens des Dieux, ces présens que leur faveur seule
nous donne, & auxquels ne sauraient atteindre tous nos
désirs. Mais si tu veux que je combatte, arrête les
Troyens & les Grecs : Ménélas & moi, au milieu des
deux armées, nous lutterons ensemble. Hélène & ses
trésors seront le prix du vainqueur ; un traité réunira
les deux nations ; les Troyens vivront tranquilles dans
leurs foyers ; les Grecs retourneront aux rives d'Argos,
dans ces heureux climats où règnent l'Amour & la
Beauté. »
Hector applaudit à ce noble retour. Soudain, il
s'avance, &, la pique à la main, il arrête les
phalanges troyennes. Cependant les Grecs font pleuvoir
sur lui des flèches & des pierres ; mais Agamemnon leur
crie : « Grecs, arrêtez ! Grecs, ne frappez pas ! Hector
demande à parler. » Il dit, & tous, immobiles,
obéissent à sa voix.
« Écoutez, Troyens ; Grecs, écoutez, dit Hector, ce
que demande Pâris, le premier auteur de notre fatale
querelle. Que tous les Grecs, que tous les Troyens
posent les armes ; seul, avec Ménélas seul, Pâris va
combattre au milieu des deux nations : Hélène & ses
trésors seront le prix du vainqueur ; un heureux traité
nous rendra la concorde & la paix. » Il dit ; dans les
deux armées règne un tranquille silence.
« Écoutez-moi, s'écrie Ménélas à son tour : Mon injure
alluma le flambeau de la guerre, c'est à moi de
l'éteindre. Grecs & Troyens, ma vengeance & le crime
de Pâris tirent trop long-temps vos communes disgrâces :
elles finiront aujourd'hui. Périsse de nous deux celui
que la Parque a marqué pour le trépas. Vous, dès ce
moment, cessez d'être ennemis. Troyens, faites apporter
deux agneaux, l'un mâle & blanc, pour le Soleil ;
l'autre femelle & noir, pour la Terre : les Grecs eu
immoleront un à Jupiter. Que Priam vienne ici jurer la
paix & attester les Dieux vengeurs. Qu'il y vienne
lui-même : ses enfans ne sont que des impies, des
perfides. La jeunesse est toujours flottante & légère ;
la vieillesse, plus sage, reporte ses regards sur le
passé, les enfonce dans l'avenir, &, par une utile
prévoyance, fixe la destinée. »
Il dit ; les Troyens & les Grecs croient toucher
enfin au terme de cette funeste guerre, & leurs cœurs
s'ouvrent à la joie. Sur des lignes parallèles, ils
arrêtent leurs coursiers & leurs chars. Eux-mêmes ils
s'avancent, quittent leurs armes & les posent à terre :
il ne reste entre les deux nations qu'une étroite arène.
Deux hérauts vont à Troie chercher deux agneaux &
inviter Priam à descendre dans la plaine. Talthibius
court aux vaisseaux des Grecs pour y prendre les
victimes qu'ils doivent offrir.
Cependant Iris, la messagère de Jupiter, descend du
haut des cieux vers la belle Hélène. Elle a pris la
figure & la voix de Laodice, une des filles chéries de
Priam, femme d'Helicaon, fils d'Anténor. Hélène étoit
dans son palais ; ses mains travailloient un superbe
tissu où elle avoit représenté les travaux des Troyens
& des Grecs, & ces funestes combats dont elle étoit la
cause.
« Viens, ma sœur, viens, lui dit la feinte Laodice ;
un prodige nouveau va s'offrir à ta vue : les Grecs &
les Troyens, qui tantôt ne respiroient que la guerre &
le carnage, tranquilles maintenant, oublient les
combats. Leurs armes reposent sur la terre, leur haine
est assoupie. Pâris & Ménélas vont combattre : tu seras
le prix du vainqueur. » Elle dit, & réveille au cœur
d'Hélène & sa flamme première & un tendre désir de
revoir ses parens & sa patrie. Soudain elle couvre sa
tête d'un voile plus blanc que la neige, &, les yeux
mouillés de larmes, elle sort de son palais. Deux de ses
femmes, Éthré, fille de Pythée, & la belle Clyméne,
accompagnent ses pas. Elle arrive à la porte de Scée.
Là, étoient assis Priam, Panthoüs, Thymètes, Lampus,
Clytus, Icetaon, jadis la terreur des guerriers,
Ucalégon & Anténor, tous deux vantés pour leur sagesse.
L'âge a éteint leurs forces & glacé leur courage. Mais,
loin des combats, leurs conseils éclairent la patrie, &
par d'utiles récits ils charment, les ennuis de la
vieillesse ; telles les cigales sans force & sans
vigueur de leurs maigres accens font résonner les bois.
Hélène s'offre à leur vue : Ah ! pardonnons,
disent-ils, aux Grecs & aux Troyens : tant de charmes
justifient leurs trop funestes haines. Quelle grâce !
quelle majesté ! Elle a les traits & le port d'une
Déesse. Mais enfin puisse-t-elle, loin de ces rives,
porter une beauté fatale qui a fait nos malheurs, & qui seroit le fléau de nos enfans ! « Viens, lui dit Priam,
viens, ma fille, t'asseoir auprès de moi ; viens revoir
ton premier époux, tes parens, tes amis. Je ne t'accuse
point de nos disgrâces : je n'accuse que les Dieux qui
ont déchaîné les Grecs contre nous, & allumé cette
déplorable guerre. Quel est, dis-moi, ce guerrier dont
l'air est si auguste ? D'autres sont d'une taille plus
haute, mais jamais je ne vis dans un mortel tant de
grandeur & de majesté. C'est un Roi, sans doute ?
— » Seigneur, lui répond Hélène, tu me vois, devant
toi, saisie de honte & de respect. Ah ! que n'ai-je
péri en ce funeste jour où je suivis ton fils,
abandonnant mon époux, mes parens, une fille encore au
berceau, & les compagnes de ma jeunesse ! Les Dieux ne
l'ont pas voulu, & je me consume dans la douleur &
dans les larmes. Le guerrier qui frappe tes regards,
c'est le puissant Atride, bon roi, grand capitaine :
malheureuse ! son frère était mon époux : ah ! que ne
l'est-il encore !... » Elle dit ; le vieillard le
contemple avec des yeux étonnés. « Trop heureux Atride !
s'écrie-t-il, les Dieux t'ont comblé de gloire & de
richesses. Que de guerriers obéissent à tes lois ! Jadis
j'allai dans la Phrygie, je vis les peuples qui
l'habitent ; je vis, sur les rives du Sangar, les armées
d'Otrée & du divin Mygdon : j'étois leur allié, avec
eux, je combattis les Amazones guerrières ; mais leurs
soldats n'égaloient point, les soldats de la Grèce. »
Ulysse, en ce moment, s'offre à ses regards : « Quel
est, dit-il, cet autre guerrier ? Il est, de toute la
tête moins grand que Atride, mais il a de plus larges
épaules & une plus large poitrine. Ses armes reposent
sur la terre ; il parcourt tous les rangs : tel, au
milieu d'un nombreux troupeau, paroit le bélier qui en
est le roi. — C'est le fils de Laërte, le prudent Ulysse
: Ithaque, un aride rocher, est sa patrie. Il n'est
point de plus grand artisan de stratagèmes, ni de génie
plus fécond en ressources.
— » Princesse, dit Anténor, je le reconnois à ces
traits. Je le vis, lorsqu'avec Ménélas il vint vous
redemander dans nos murs. Je les reçus tous deux dans
mon palais ; j'appris à connoitre leurs caractères &
leurs talens. Debout, au milieu des Troyens assemblés,
Ménélas surpassoit Ulysse de toutes les épaules : assis,
Ulysse avoit plus de grandeur & de dignité. Ils parlent
: quoique plus jeune, Ménélas est serré, concis,
nerveux, avare de paroles, & prodigue de sens. Ulysse
se lève après lui : ses yeux sont collés contre terre ;
son sceptre est immobile dans sa main : on le croiroit
stupide, inanimé ; mais, dès que sa voix éclate, c'est
un torrent qui nous entraîne. Un autre Ulysse apparoît à
nos regards étonnés : il n'est plus de mortel qui ose
lutter contre lui.
— » Et cet autre, dit Priam, qui élève au-dessus de
tous les Grecs sa tête altière & ses vastes épaules ? —
C'est Ajax le rempart de la Grèce. Cet autre qui a l'air
d'un Dieu, c'est Idoménée au milieu de ses Crétois. Je
le vis jadis dans mon palais ; souvent Ménélas le reçut
à Lacédémone.
» Tous ces guerriers, je les reconnois encore, je
pourrois te dire & leur naissance & leurs noms. Mais
il est deux Héros que mes yeux ne peuvent rencontrer.
Castor ! Pollux ! hélas ! ils sont mes frères : tous
trois nous fûmes conçus dans les mêmes flancs.
Peut-être, rassasiés de gloire, ils vieillissent en paix
dans l'heureuse Lacédémone. Peut-être leurs vaisseaux
les amenèrent sur ces rives ; mais, honteux de mes
foiblesses, ils n'osent montrer, au milieu des
guerriers, un front déshonoré. » Elle ignoroit leur
destinée. Tous deux ont terminé leur carrière, & leurs
cendres reposent au sein de leur patrie.
Déjà les deux hérauts rapportent d'Ilion le vin
& les
victimes dont le sang doit sceller l'union de la Grèce
& de l'Asie. Idée, tenant dans sa main une urne
d'argent & une coupe d'or, s'avance vers Priam : «
Lève-toi, lui dit-il, ô fils de Laomédon ! Les chefs des
Troyens & des Grecs t'invitent à descendre dans la
plaine, pour y jurer une paix solennelle. Pâris &
Ménélas vont combattre : Hélène & ses trésors seront
le prix du vainqueur ; un traité finira la guerre ; nous
vivrons tranquilles dans nos foyers, elles Grecs
retourneront an sein d'Argos, dans ces climats où
naissent des guerriers trop fameux & de trop fatales
beautés. »
Il dit ; le vieillard sent palpiter son cœur paternel.
Il ordonne cependant qu'on attelle ses coursiers, monte
sur son char, & saisit les rênes ; Anténor monte avec
lui. Ils franchissent la porte de Scée, bientôt ils sont
dans la plaine. Là, ils descendent du char, & d'un pas
majestueux ils s'avancent au milieu des Troyens & des
Grecs. Le monarque suprême, Agamemnon, se lève, &
Ulysse avec lui. Les hérauts amènent les victimes,
versent le vin dans l'urne, & de l'eau sur les mains
des rois.
Atride prend un couteau qui toujours étoit attaché à
son baudrier : il en coupe de la laine sur la tête des
agneaux ; les hérauts la distribuent aux chefs des
Troyens & des Grecs. Les mains au ciel, Agamemnon
s'écrie : « O père des immortels, ô toi, qui du sommet
de l'Ida veilles sur l'univers & sur nous, Dieu
puissant ! Dieu terrible ! & toi, Soleil, œil du monde,
à qui rien n'est caché dans la nature ! ô Terre ! ô
Fleuves ! & vous, divinités de l'Enfer ! divinités
vengeresses du parjure, soyez témoins de nos sermens, &
garantissez la foi de nos traités !
» Si Pâris est vainqueur, Hélène & ses trésors seront
à lui ; nous fuirons loin de ces rivages. Si Ménélas
triomphe, les Troyens lui rendront Hélène & ses
richesses ; un tribut attestera aux siècles à venir la
dépendance d'Ilion & le triomphe de la Grèce. Si, après
la chute de Pâris, Priam & ses enfans refusent de subir
ces lois, je reste dans ces lieux, jusqu'à ce que j'aie
puni leur parjure & satisfait ma vengeance. « Il dit,
& plonge son fer au sein des victimes : elles tombent
palpitantes sur la terre. Les coupes sont remplies, de
vin, & on offre aux Immortels des libations & des
prières.
« Père des Dieux, s'écrient les Grecs & les Troyens ;
Dieu puissant! Dieu terrible ! & vous, habitans de
l'Olympe, écoulez nos sermens : que les parjures tombent
comme ces victimes ! que leur sang coule comme ce vin,
qu'eux & leurs enfans périssent, & que leurs femmes
soient la proie de l'étranger. » Inutiles prières :
Jupiter les laisse se perdre dans les airs.
Priam se lève : « Grecs, Troyens, dit-il, écoutez un
père infortuné : je retourne à Troie, mes yeux ne
peuvent soutenir le spectacle d'un fils qui m'est cher,
exposé au hasard d'un combat. Jupiter & les Dieux
tiennent dans leurs mains ou sa mort on sa victoire. »
Il dit, & place les victimes sur son char. Il monte
lui-même, & Anténor après lui : sa main guide ses
agiles coursiers, & bientôt il est rentré dans ses
murs.
Cependant Hector & Ulysse avec lui mesurent le champ
du combat : les noms des deux guerriers sont jetés dans
un casque. Le sort va décider qui des deux portera le
premier coup. Les mains au ciel, Grecs & Troyens
s'écrient : « Dieu puissant, qui du sommet de l'Ida
veilles sur l'univers & sur nous, puisse l'auteur de
nos tristes discordes périr & descendre chez les morts
! puisse un heureux traité nous rendre l'union & la
paix ! » Hector détourne la tête & secoue le casque. Le
nom de Pâris en sort le premier. Des deux côtés, les
guerriers s'asseyent ; auprès d'eux reposent leurs armes
& leurs coursiers.
Pâris revêt sa brillante armure : autour de ses
cuisses se replie un mobile rempart qu'y fixent des
agrafes d'argent. Il ceint la cuirasse de Lycaon, son
frère, une épée magnifique pend à son côté ; son bras
est chargé d'un énorme bouclier ; sur sa tête brille un
casque surmonté d'une queue de cheval qui flotte sur ses
épaules, & lui donne un air plus terrible. Dans sa main
étincelle un javelot meurtrier.
Ménélas a ceint une armure moins superbe : tous deux
ils s'avancent sur le champ de bataille. Leurs regards
sont des éclairs ; les spectateurs sont remplis de
terreur & d'effroi. La rage dans le cœur, les deux
rivaux s'approchent & agitent leurs javelots. Pâris
lance le sien ; il atteint le bouclier de Ménélas, mais
il ne peut le percer ; la pointe ploie, & s'arrête
émoussée.
Avant de lancer le sien, le fils d'Atrée invoque
Jupiter : « O maître des Dieux, dit-il, fais que je
punisse l'insolent qui m'outragea le premier ! qu'il
expire sous mes coups ! que dans les siècles les plus
reculés son exemple effraie quiconque seroit, tenté de
violer les droits de l'amitié & de l'hospitalité ! » A
ces mots, le javelot part, & va percer le bouclier de
Pâris & sa cuirasse : sa cotte de mailles est déchirée
; mais il se courbe, & se dérobe au trépas.
Ménélas saisit son épée & frappe le casque de son
ennemi ; son fer se brise & vole en éclats : il en
gémit, & levant les yeux au ciel : « O Jupiter ! il
n'est point, dit-il, de Dieu plus cruel que toi. Je m'étois
promis de punir le traître ; & mon épée se rompt dans
mes mains ! & mon javelot inutile l'atteint sans le
percer ! »
A ces mots il s'élance, saisit, le panache du Troyen,
& le lire avec effort du côté des Grecs. La courroie
qui attache le casque offense la peau délicate de Pâris
; Ménélas l'entraîne ; déjà il étoit vainqueur ; mais
Vénus s'en aperçoit, & soudain elle coupe ce lien
funeste. Le casque suit la main qui le tire, le Héros,
en tournant sur lui-même, le jette au milieu des Grecs.
Ses compagnons le saisissent & le ramassent. Ménélas
revient encore, & de sa lance il essaie de percer son
ennemi ; mais Vénus une seconde fois l'arrache de ses
mains, l'enveloppe d'un nuage épais, le reporte dans son
palais, & le cache dans un réduit embaumé de parfums.
Elle-même va chercher Hélène : cette princesse étoit
encore sur la tour, environnée d'une foule de Troyennes.
Le front chargé de rides, Vénus lui apparoit sous la
figure d'une de ses femmes, qui, dès son enfance
attachée auprès d'elle, partagea ses travaux, & mérita
sa tendresse. D'une main légère, la Déesse la tire par
son voile : « Venez, venez, lui dit-elle : Pâris vous
attend avec une impatiente ardeur. Il est sur son lit ;
jamais il n'eut tant d'éclat & de beauté. Ce n'est
point un guerrier qui revient du combat, c'est un
danseur qui vole à une fête, ou qui ne fait que la
quitter. » Elle dit : Hélène est émue ; mais bientôt
elle reconnoît les yeux enflammés de la Déesse, sa peau
voluptueuse, & ce sein qui appelle le plaisir. Elle se
trouble, elle s'écrie : « O Déesse ! ennemie de mon
repos, pourquoi chercher encore à me séduire ? Dans
quelle contrée conduis-tu mes pas ? Est-il dans la
Phrygie ou dans la Méonie quelque autre Pâris à qui tu
me destines encore ?
» Ménélas, vainqueur, vient reprendre sa trop indigne
épouse : &, par une nouvelle ruse, tu veux l'arracher
de ses mains. Va toi-même auprès de ton Héros, renonce à
l'Olympe radieux, oublie ta divinité, sois sa gardienne
fidèle, &, pleurant à ses pieds, attends qu'il fasse de
toi ou sa femme ou son esclave. Moi, je ne veux plus le
revoir. Ciel ! quelle infamie, si j'allois encore me
jeter dans ses bras ! les Troyennes insulteroient à ma
foiblesse. Non.... je suis en proie au plus affreux
désespoir. »
Vénus, indignée : « Malheureuse, lui dit-elle,
n'irrite point une Déesse qui te protège ! crains que je
ne t'abandonne : crains que je ne te haïsse autant que
je t'aimai. Je vais rallumer le flambeau de la discorde
entre les Grecs & les Troyens. tu périras victime de
leur fureur. » Elle dit : Hélène est glacée d'effroi.
Morne & couverte de son voile, elle marche en silence
sur les pas de la Déesse qui la guide, & échappe aux
regards des Troyennes.
Déjà elles sont dans le palais de Pâris : les
suivantes reprennent leurs ouvrages ; la princesse monte
au réduit voluptueux où l'attend son époux ; Vénus
elle-même lui offre un siège auprès de lui. Hélène s'y
place, &, détournant les yeux : « Te voilà donc, lui
dit-elle, revenu du combat ? Ah ! que n'y périssois-tu
sous les coups du Héros qui le premier eut ma foi ! Tu
te vantois jadis que Ménélas n'avoit ni ta force ni ton
courage ; va donc le défier encore ! Mais non, ne te
mesure plus avec lui. Bientôt, si tu l'osois, tu
expirerois de sa main.
— » Chère épouse, ne m'accable point de tes reproches.
Ménélas ne m'a vaincu que par le secours de Minerve ;
moi, je le vaincrai à mon tour. Des Dieux aussi daignent
me protéger. Viens, que dans tes bras l'Amour me console
de ma disgrâce : viens... ses feux me dévorent je ne les
sentis jamais si brûlans : oui, ma flamme étoit moins
vive lorsque, fuyant avec toi de Lacédémone, l'île de
Cranaé fut témoin de mes ardeurs & de nos embrassemens.
» A ces mots, il l'entraîne sur son lit : elle le suit
les yeux baissés, & tous deux ils s'y enivrent de
plaisirs.
Cependant Ménélas, farouche, étincelant, cherche sa
proie dans la foule, mais ni les Troyens, ni leurs
alliés, ne peuvent lui montrer son ennemi. Aucun n’eût
tenté de le cacher à ses yeux : tous le haïssent à
l'égal de la mort. Agamemnon s'écrie : « Écoutez,
Troyens, Dardaniens, & vous, leurs fidèles alliés : la
victoire est à Ménélas, rendez-nous Hélène & ses
trésors ; soumettez vous à un tribut qui atteste aux
siècles à venir la dépendance d'Ilion & le triomphe de
la Grèce. « Il dit ; les Grecs applaudissent, & leurs
cris s'élèvent jusqu'aux cieux.