Muse, chante la colère d'Achille, cette colère funeste
qui plongea les Grecs dans un abîme de douleurs ; qui, avant le
temps, précipita dans les sombres demeures une foule de Héros, &
de leurs cadavres sanglans fit la pâture des chiens & des
vautours. Ainsi s'accomplirent les décrets de Jupiter, depuis qu'une
fatale querelle divisa le fils d'Atrée, le monarque des rois, & le
divin Achille.
Quel Dieu alluma le flambeau de ces tristes discordes ?
Le fils de Jupiter & de Latone. Pour venger l'outrage fait par
Agamemnon à Chrysès son prêtre, Apollon, enflammé de courroux, lança
sur l'armée des Grecs la contagion & la mort, & les peuples
périrent.
Chrysès étoit venu pour racheter une fille
chérie, & apportoit des trésors pour prix de sa rançon : dans ses mains étoient un sceptre d'or
& des bandelettes sacrées. Il imploroit
tous les Grecs ; il imploroit surtout les deux Atrides, les chefs
suprêmes des guerriers : « Fils d'Atrée, & vous, généreux vengeurs
de la Grèce, puissent les Dieux immortels livrer à vos coups la
ville de Priam ! Puissiez-vous retourner dans votre patrie,
vainqueurs & riches de ses dépouilles ! Rendez, rendez moi une
fille tendrement aimée, & recevez la rançon que je vous offre.
Respectez dans son prêtre le fils de Jupiter, le Dieu qui lance au
loin d'inévitables traits. »
Il dit ; & tous les guerriers, avec un murmure
favorable, accueillent son discours ; tous veulent qu'on cède à sa
prière, & qu'on accepte les trésors qu'il apporte. Mais le fier
Agamemnon les désavoue ; &, par cette cruelle réponse, il ajoute
encore à la dureté du refus : « Fuis, vieillard ; fuis, & garde que
mes yeux ne te rencontrent encore sur ces rives ! Ni ton sceptre ni
tes bandelettes ne pourroient te dérober à mon ressentiment. Je ne
te la rendroi point : la vieillesse, au sein d'Argos, flétrira ses
appas. Captive dans mon palais, loin de sa patrie, elle tournera
le fuseau, & servira sous mes lois. Pars ; crains d'allumer mon
courroux, si tu veux sauver tes jours. »
Il dit ; le vieillard tremblant obéit à ses ordres.
Morne & pensif, il suivoit le rivage de la mer mugissante. Enfin,
quand il a laissé loin derrière lui la flotte des Grecs, il adresse
cette prière au fils de Latone. « O Dieu, dont l'arc d'argent lance
les traits de la mort ! Dieu puissant, dont la force environne
Chrysa & la divine Cyllo ! Dieu de Sminthe, Dieu protecteur de
Ténédos, écoute la prière de ton prêtre ! Si jamais j'ornai ton
temple d'agréables festons, si l'odeur de mes sacrifices a jamais pu
te plaire, daigne exaucer mes vœux : que tes flèches fassent payer
aux Grecs les pleurs que je répands ! »
Il dit ; le Dieu, du haut de l'Olympe, entendit sa
prière. Le cœur brûlant de courroux, il descend de la voûte azurée :
son arc & son carquois sont sur ses épaules ; ses traits qui
retentissent annoncent sa présence & sa fureur. Il s'avance,
semblable à la nuit, & s'arrête loin encore de la flotte dévouée à
sa vengeance. Son arc est tendu, le trait part avec un horrible
sifflement. Les mulets, les chiens fidèles, sont les premières
victimes. Un second trait porte la mort aux guerriers mêmes. Des
bûchers s'allument dans tout le camp, &, pendant neuf jours
entiers, les flèches du Dieu volent dans l'armée, & la dévorent.
Enfin, à la dixième aurore, Achille convoque une
assemblée : c'est Junon qui l'inspire, l'auguste Junon, qui plaint
le sort des Grecs & s'intéresse à leur malheur. Tous sont réunis ;
Achille se lève au milieu d'eux : « Fils d'Atrée, il faudra donc
qu'après d'inutiles travaux nous retournions honteusement dans notre
pairie ; si cependant nous pouvons échapper à la mort! car enfin &
la guerre & la peste nous consument. Allons, consultons du moins
des prêtres, des augures, ou quelque interprète des songes ; les
songes aussi nous viennent de Jupiter : sachons quel motif alluma le
courroux d'Apollon ; sachons s'il nous punit d'avoir négligé son
culte, & nos sacrifices pourront apaiser sa colère. »
Il dit, & s'assied. Calchas, le fils de Thestor, le
favori d'Apollon, qui mieux qu'aucun mortel connoit le vol des
oiseaux & leur langage, dont l'œil voit tout a la fois le passé,
le présent & l'avenir, & dont la science dirigera la flotte des
Grecs jusqu'aux rivages troyens, Calchas se lève : « Achille, tu
demandes quel motif alluma le courroux d'Apollon ? Je le dirai. Mais
jure avant tout de me défendre. Promets-moi le secours de ta langue
& l'appui de ton bras. J'irriterai, j'en suis sûr, le monarque qui
commande dans Argos, & dont les Grecs reconnoissent les lois. La
colère d'un roi est toujours funeste à un simple mortel ; quand il
pourroit, un moment, mettre un frein à ses transports, toujours le
ressentiment habite dans son ame, & s'en échappe enfin avec éclat.
Achille, me réponds-tu de ma vie ?
— » Parle avec assurance & prononce tes oracles. J'en
jure par Apollon, par ce Dieu qui t'inspire : tant que la lumière
des cieux brillera pour moi, tant qu'il me restera un souffle de
vie, personne de tous les Grecs n'appesantira sur toi sa main ; non,
personne, pas même Agamemnon, qui se glorifie d'être notre chef
suprême.»
Rassuré par ce discours, Calchas délie cette langue
qui ne trompa jamais : « Apollon ne nous punit point d'avoir négligé
son culte & dédaigné ses autels ; c'est son prêtre qu'il venge des
outrages que lui fit Agamemnon, du refus de lui rendre sa fille &
d'accepter ses présens. De là, tous les fléaux dont il nous
accable, & tous ceux qu'il nous réserve encore : il ne retirera
point cette main qui porte la contagion & la mort, que nous n'ayons
rendu, sans rançon, la belle Chryséis à son père, & conduit à Chrysa une hécatombe sacrée. »
Il se tait ; Agamemnon se lève la rage dans le cœur,
&, les yeux étincelans, il porte sur Chalcas un regard sinistre :
« Malheureux augure ! tu ne m'as encore annoncé que des désastres ;
toujours tu te plais à prédire des événemens funestes. Tes paroles, tes discours, n'ont jamais rien que de triste
& d'affreux.
Aujourd'hui tu viens encore alarmer les Grecs par tes vains oracles
: à l'entendre, Apollon ne les poursuit que parce que j'ai refusé de
vendre la belle Chryséis & d'accepter sa rançon, oui, sans doute,
je la préfère à tous les trésors, je la préfère à Clytemnestre
elle-même. Elle a, comme elle, la beauté, les grâces & les talens
; mais enfin je la rendrai s'il le faut : le salut de mon peuple
sera toujours le plus cher de mes vœux. Vous, donnez un autre prix à
ma valeur. Il ne faut pas que, seul de tous les Grecs, je reste sans
récompense. Décidez entre vous le dédommagement qui m'est dû.
— » O de tous les mortels le plus ambitieux
& le plus
avide! lui répond Achille. Hé ! quel prix pourroient, en ce moment,
te donner les Grecs ? Nous n'avons point mis en réserve les
dépouilles des villes que nous avons conquises : le sort en a fait
le partage. Tu ne veux pas sans doute que chacun rapporte ce qu'il
en a reçu pour le partager encore. Rends, fends Chryséis au Dieu qui
la redemande, & si jamais Jupiter livre à nos efforts la superbe
Troie, les Grecs te paieront avec usure le sacrifice que tu vas
leur faire.
— » Ne t'abuse point, Achille ; tu ne pourras ni me
persuader par tes discours, ni m'imposer par ta fierté. Faut-il
que, pendant que tu jouis du fruit de nos conquêtes, moi seul je
sois privé de la récompense qui m'est due ? Tu veux que je rende
Chryséis ; j'y consens si les Grecs m'offrent, à sa place, un prix
qui puisse plaire à mon cœur. Mais, s'ils me le refusent, j'irai t'arracher à
toi-même la beauté qui t'échut en partage, ou
bien je prendrai celles qui furent la récompense d'Ajax & d'Ulysse.
Celui qui éprouvera cet affront en sera outré de fureur.... Mais
d'autres soins, en ce moment, doivent, nous occuper : armons un
vaisseau, rassemblons des rameurs ; que Chryséis parte, & avec
elle une hécatombe. Un de nos chefs, Ajax, Idoménée, Ulysse, ou le
fils de Pelée lui-même, ira, par des sacrifices, désarmer la colère
d'Apollon. »
Achille, lançant sur lui de farouches regards : « Vil
tyran, qui unis l'insolence à l'avarice, comment les Grecs ont-ils
pu se soumettre à tes lois, & venir, sur tes pas combattre pour ta
querelle ? Que m'avoient fait à moi les Troyens, pour m'armer contre
eux ? Jamais, dans la Phthiotide, ils n'ont enlevé mes troupeaux ni
détruit mes moissons. Les mers & les montagnes mettoient entre eux
& moi un immense intervalle. C'est loi que nous avons suivi ; c'est
pour venger l'honneur de Ménélas & le tien que nous avons juré la
ruine de Troie ; barbare ! & tu nous méprises ! & tu me menaces,
moi, de m'enlever le prix de mes travaux, le prix que les Grecs ont
accordé à ma valeur ! Si quelque ville troyenne cède à nos efforts,
jamais je n'obtiens une récompense égale à la tienne : les dangers,
les fatigues sont pour moi ; mais quand il faut partager le butin,
on te comble de trésors. Moi, après m'être épuisé dans les combats,
à peine j'obtiens un prix léger, mais qui du moins suffit à mes
yeux. Ah ! plutôt que d'essuyer ici l'injustice & les affronts, il
vaut mieux retourner dans sa patrie. Je pars, je te laisse jouir de
tous tes triomphes, & dévorer en idée les richesses de Troie.
— » Va, fuis, lui répond Agamemnon ; obéis à ton noble
transport ; je ne te retiens point ; ma gloire aura d'autres
soutiens : Jupiter veillera sur elle. De tous les rois, il n'en est
point qui me soit plus odieux que toi. Ton cœur n'aime que les
querelles, les combats & la guerre. Cette valeur dont tu
t'enorgueillis, c'est aux Dieux que tu la dois. Pars avec tes
vaisseaux, tes soldats, & va régner parmi tes Myrmidons ; je
dédaigne ton secours, je méprise ton ressentiment. Je te le répète
encore, puisque Apollon redemande Chryséis, je la renvoie sur un de
mes vaisseaux. Mais j'irai dans ta tente, &, à tes yeux, je
t'enlèverai ta Briséis. Tu sentiras combien Agamemnon est plus
puissant que toi ; les autres apprendront à respecter mes lois, & à
ne pas marcher mes égaux. »
Il dit ; Achille est transporté de fureur. Il balance,
incertain s'il saisira son épée, s'il la plongera dans le sein
d'Atride, ou si, maître de sa colère, il en modérera les transports.
Pendant qu'il hésite, partagé entre la réflexion & le ressentiment
; pendant que son épée, à demi nue, brille déjà dans sa main,
Minerve descend du haut des cieux. C'est Junon qui l'envoie, Junon
qui les aime & s'intéresse également à tous deux.
Invisible à tous les Grecs, visible pour le seul
Achille, Minerve s'arrête derrière lui, & saisit sa blonde
chevelure. Le Héros frémit, il se retourne, & reconnoit la Déesse ;
la fureur & l'étonnement sont dans ses yeux. « O fille de Jupiter,
s'écrie-t-il, pourquoi as-tu quitté le séjour des immortels ? Étoit-ce pour être témoin des affronts que me fait le fils d'Atrée ?
Bientôt, & j'en jure par toi-même, il me paiera de son sang ses
injures & ses outrages.
— » Arrête ; je viens calmer, si je le puis, le
transport qui t'agite. C'est Junon qui m'envoie. Tous deux elle vous
aime ; elle s'intéresse à tous deux. Mets fin à cette triste
querelle ; quitte ce fer meurtrier, & contente-toi d'exhaler en
paroles ton ressentiment. Je t'annonce, & ma promesse ne peut te
tromper, je t'annonce qu'un jour, pour effacer cet affront, les
Grecs te rendront trois fois plus que tu ne vas perdre aujourd'hui :
commande à tes passions, & obéis aux Dieux.
— » Il le faut bien, ô Déesse ! quoi qu'il en coûte à
mon cœur indigné. Oui, les Dieux sont propices au mortel qui les
révère. » Il dit ; & sa main saisit la poignée de son épée & la
repousse dans le fourreau. La Déesse s'envole, & dans le céleste
séjour se mêle au reste des immortels.
Achille, toujours furieux , exhale en ces mots sa
colère : « Lâche ! dont l'ame grossière est pétrie de vices & de
bassesses ! jamais tu n'osas ceindre la cuirasse ni marcher avec
tes guerriers aux combats & aux dangers. Sans doute, il vaut mieux
régner dans un camp, & ravir à ceux qui ont l'audace de défendre
leurs droits contre toi les récompenses qu'a obtenues leur courage.
Fléau de ton peuple, si tu ne commandois pas à des hommes vils,
l'outrage que tu m'as fait seroit le dernier de tes outrages. Mais
je t'annonce, & j'en fais le serment le plus solennel, oui, j'en
jure par ce sceptre, qui ne peut plus reverdir depuis que le fer l'a
séparé de la terre & dépouillé de son écorce ; par ce sceptre,
emblème du souverain pouvoir ; un jour viendra que les Grecs redeman-deront Achille,
& le redemanderont en vain. Ni tes larmes,
ni ta douleur, ne pourront obtenir son retour ; non, dussent tous nos
guerriers tomber sous les coups de l'homicide Hector, dans ta
fureur, tu gémiras alors d'avoir outragé le plus vaillant des Grecs
!
Il dit, jette son sceptre & s'assied. Atride, de son
côté, est en proie à son ressentiment. Nestor se lève, l'éloquent
Nestor qui règne dans Pylos ; de ses lèvres coulent des paroles plus
douces que le miel. Déjà, dans ses États, il a vu passer deux
générations, & il commande à la troisième. « Dieux ! s'écrie-t-il,
quelle douleur pour la Grèce ! Certes, Priam & tous ses Troyens seroient transportés de joie, s'ils apprenoient que les deux Héros
qui président à nos conseils, & qui nous guident aux combats,
s'abandonnent à ces tristes querelles. Écoutez Nestor : vous êtes
tous deux plus jeunes que moi ; j'ai vécu avec des guerriers plus
fameux encore que vous, & ils ne dédaignoient pas de m'entendre.
Non, jamais je ne vis, je ne verrai jamais des Héros tels que
Pirithous, Drias, le pasteur des peuples, Cénée, Exadius, le divin
Polyphonie, & Thésée semblable aux Dieux. De tous les humains ils étoient les plus vaillans : ils combattoient les monstres
& en purgeoient la terre. Appelé par eux, je partis de Pylos, & j'allai
m'associer à leurs exploits. Il n'est point de mortel aujourd'hui
qui osât se mesurer avec eux. Ils m'instruisoient de leurs projets,
ils écoutoient mes conseils. Vous aussi, écoutez Nestor, & croyez à
ses avis. Agamemnon, quel que soit ton pouvoir, tu ne dois point
ravir au fils de Pelée une beauté que les Grecs lui ont donnée pour
prix de son courage. Fils de Pelée, tu ne dois point lutter contre
le monarque des rois ; c'est de Jupiter qu'il tient son sceptre &
son pouvoir, & il n'est point ici de grandeur rivale de la sienne.
Tu es vaillant, sans doute ; une Déesse t'a donné le jour ; mais
Atride est plus puissant que toi, & commande à des peuples plus
nombreux. Atride, modère tes transports : Achille, je t'en conjure,
toi qui es le rempart de la Grèce, n'écoute plus ton ressentiment.
— » Sage vieillard, dit Agamemnon, la raison toujours
règne dans tes discours ; mais ce mortel orgueilleux veut tout
subjuguer, il veut que tout cède à ses caprices, & qu'il n'y ait
ici d'égards que pour lui. Les Grecs ne l'en croiront pas sans doute
; si les Dieux lui donnèrent la valeur & l'audace, lui
donnèrent-ils aussi le droit de distribuer à son gré les injures &
les affronts ? »
Achille tournant sur lui de sombres regards : « Je
serois en effet le plus lâche & le plus vil des humains, si j'obéissois
en esclave à tes caprices. Commande aux autres en tyran, mais
respecte Achille ; jamais je ne ploierai sons tes lois. Écoute, &
souviens-toi de ma promesse : je ne défendrai ni contre toi, ni
contre tes satellites, la beauté que tu veux me ravir ; mais de
tout ce qui est sur mes vaisseaux, tu n'en prendras rien malgré moi.
Si tu l'oses.... bientôt mon épée sera teinte de ton sang. »
L'assemblée se sépare : le fils de Pelée retourne dans
sa tente avec Patrocle & ses guerriers. Atride fait équiper une nef
légère, choisit vingt rameurs, fait embarquer les victimes, &
lui-même confie aux flots la belle Chryséis. Le prudent Ulysse est
chargé de conduire au temple d'Apollon cette précieuse offrande, &
déjà le vaisseau vogue sur la plaine liquide. Agamemnon ordonne aux
Grecs de se purifier : ils obéissent, & jettent dans les flots ce
qui a servi à leurs purifications. Ils immolent au Dieu protecteur
de Délos des hécatombes de chèvres & de chevreaux. L'odeur de leurs
sacrifices s'élève jusqu'au ciel dans des tourbillons de fumée.
Atride cependant est toujours plein de
son ressentiment contre Achille, & de sa fatale menace. Il appelle
Talthybius & Eurybate, ses hérauts , les ministres fidèles de ses
volontés : « Allez à la tente d'Achille, saisissez Briséis. &
l'amenez en ces lieux. S'il refuse, j'irai moi-même, à la tête d'une
troupe de guerriers, l'arracher de ses bras. L'affront en sera plus
sanglant..... »
Il dit ; les deux hérauts obéissent à regret. Ils
marchent d'un pas tardif le long du rivage de la mer mugissante. Ils
arrivent enfin aux tentes des Thessaliens. Achille étoit assis à
l'entrée de la sienne. Son cœur se serre à leur aspect ; eux-mêmes
tremblent à sa vue ; ils s'arrêtent d'un air respectueux, & n'osent
lui parler. Lui, trop sûr du motif qui les amène : « Je vous salue,
dit-il, hérauts, ministres fidèles de Jupiter & des mortels.
Approchez, ce n'est point vous que j'accuse ; c'est Agamemnon seul
qui m'outrage ; c'est lui qui, par vos mains, me ravit ma Briséis.
Va, Patrocle, conduis hors de ma tente cette jeune captive ; qu'ils
l'emmènent. Vous, témoins de mon injure, soyez-le de mes sermens ;
attestez-les aux Dieux, aux mortels, à ce tyran farouche qui me
brave & m'insulte. Dussent périr tous les Grecs, jamais Achille ne
leur prêtera le secours de son bras. L'insensé monarque ! il ne sait
que se livrer à ses fureurs ; jamais ses regards ne se portent sur
le passé & ne percent dans l'avenir ; jamais il ne songe aux moyens
d'assurer le salut &, la victoire des Grecs. » Il dit ; fidèle à
ses ordres, Patrocle amené la belle Briséis, & la remet aux deux
hérauts. Ils reprennent, leur route : la jeune captive marche à
regret avec eux, l'air morne & la tête baissée.
Achille, les yeux baignés de larmes, va loin de ses
guerriers s'asseoir sur le bord de la mer. Là, les regards attachés
sur les flots, & les bras étendus , il implore la Déesse qui lui
donna le jour : « O Thétis ! ô ma mère, puisque ton fils étoit
destiné à ne vivre que quelques instans, Jupiter devoit du moins
répandre quelque gloire sur sa courte existence ; mais il l'a livré
à l'opprobre : le fils d'Atrée m'outrage, & m'enlève à mes yeux le
prix que les Grecs donnèrent à ma valeur. »
Il dit, & verse un torrent de larmes. La Déesse
l'entend de son humide palais : soudain elle quitte le vieux Nérée,
&, telle qu'une vapeur légère, elle s'élève sur la surface des
eaux. Elle approche de son fils éploré, le caresse de la main, &
l'appelant par son nom : « O mon fils, mon cher Achille ! pourquoi
ces pleurs ? quelle douleur te consume ? parle, ne cache rien à ta
mère ; cherchons tous deux un remède à tes maux.
— » Ah ! tu le sais, lui dit Achille en poussant un
profond soupir : pourquoi te retracer des affronts qui te sont
connus ? Vainqueurs de Thèbes, où régnoit Héétion, nous revînmes
chargés de ses dépouilles ; les Grecs en firent un juste partage, &
donnèrent la belle Chryséis au fils d'Atrée. Chrysès, père de la
jeune captive & prêtre d'Apollon, vint pour briser ses fers &
apporta des trésors pour prix de sa liberté. Dans ses mains étoient
un sceptre d'or & des bandelettes sacrées ; il implora tous les
Grecs, il implora surtout, les deux Atrides, les chefs suprêmes des
guerriers. Tous les Grecs, avec un murmure favorable, accueillent
ses supplications, tous veulent qu'on exauce sa prière & qu'on
accepte ses présens : mais le fier Atride les désavoue. Il refuse,
& à son refus il ajoute la menace & l'outrage. Le vieillard, se
retire désespéré, la rage dans le cœur ; Apollon, qui l'aime,
entend ses imprécations & ses plaintes. Soudain il lance sur les
Grecs un trait funeste, nos guerriers meurent, & les flèches du
Dieu dévorent notre armée. Un augure, interprète fidèle des oracles
divins, nous révèle & son courroux & les moyens de l'apaiser. Moi,
je conseille de désarmer sa vengeance : mais le fils d'Atrée
furieux, hors de lui-même, me menace, & déjà ses menaces sont
accomplies. Un vaisseau conduit à Chrysés sa fille & des offrandes
pour son Dieu ; & dans ce moment même des hérauts viennent
d'arracher de ma tente la jeune Briséis, cette beauté dont les Grecs
avoient payé mon courage.
» O ma mère, aie pitié de ton fils ! Monte dans
l'Olympe, & si jamais par tes actions, par tes discours, tu acquis
des droits sur Jupiter, implore en ma faveur le pouvoir de ce Dieu.
Souvent, il m'en souvient, tu nous racontais avec complaisance, dans
le palais de mon père, que toi seule tu avois sauvé le monarque des
cieux, quand Junon, Minerve & Neptune tentèrent de l'enchaîner : tu
appelas, pour le défendre, le géant aux cent bras. Briarée, plus
redoutable que son père, s'assit auprès de Jupiter, & les Dieux
conjurés tremblèrent à son aspect. O ma mère ! rappelle-lui ce
bienfait, embrasse ses genoux, conjure-le de seconder les efforts
des Troyens ; qu'ils fondent sur les Grecs, qu'ils les mettent en
fuite & les égorgent au milieu de leurs vaisseaux. Que ces
malheureux expirant jouissent de la sagesse de leur roi ! que le
puissant Atride gémisse d'avoir outragé le Héros de la Grèce !
— » O mon fils ! lui répond Thétis en l'arrosant de
ses pleurs, falloit-il te donner le jour, & te voir croître pour
une si triste destinée ! puisque le sort avoit marqué un terme si
court à ta vie, tu n'aurois au moins jamais dû connoitre le malheur
ni les larmes. Mais, hélas ! né pour vivre si peu, tu es encore le
plus infortuné des mortels. En te donnant le jour, je te fis en
effet un trop funeste présent. Oui, je monterai dans l'Olympe, je
porterai à Jupiter tes vœux, tes prières & les miennes. Toi, reste
sur tes vaisseaux, &, obstiné dans ton ressentiment, abandonne la
guerre & les combats. Hier, Jupiter descendit dans l'Éthiopie, pour
y jouir de l'encens & des respects des peuples qui. l'habitent ;
tous les Dieux de l'Olympe y sont avec lui. A la douzième aurore il
remontera dans les deux ; j'irai alors dans son immortel palais,
j'embrasserai ses genoux ; sans doute il se laissera fléchir à mes
prières. » Elle dit, & disparoit : Achille reste seul, pleurant la
beauté que lui a enlevée le fier Atride.
Cependant Ulysse voguoit sur les flots ; déjà sa nef
est entrée dans le port : on ploie les voiles, & à force de rames
on aborde au rivage. On débarque les victimes, & la belle Chryséis
foule enfin cette terre chérie. Ulysse la conduit au temple, & la
remettant dans les bras de son père : « O Chrysès, lui dit-il,
Agamemnon, le chef suprême des Grecs, m'ordonne de te rendre ta
fille, & d'immoler une hécatombe pour apaiser le courroux
d'Apollon, déjà trop funeste à ses guerriers. »
Il dit ; le vieillard, avec transport, serre sa fille
dans ses bras : les Grecs amènent les victimes au pied de l'autel,
lavent leurs mains dans une onde pure, & prennent l'orge sacrée. Chrysès, au milieu d'eux, les mains au ciel, implore Apollon. « O
Dieu, dont l'arc d'argent lance les traits de la mort ! Dieu
puissant, dont la force environne Chrysa & la divine Cyllo, daigne
écouter ton prêtre ; déjà tu as entendu ma prière, tu as vengé mon
injure & frappé l'armée des Grecs ; exauce encore les vœux que je
t'adresse, éloigne d'eux les fléaux dont ta main les accable. »
Il dit ; & Phébus entendit sa prière. On consacre les
victimes, on les égorge, & le temple est inondé de leur sang. Les
cuisses sont coupées ; le prêtre lui-même les fait brûler sur
l'autel, & offre des libations. Déjà l'offrande est consumée par le
feu sacré, on fait cuire la chair des victimes, des tables sont
dressées, le sacrificateur & les Grecs se rangent autour, & tous,
dans un commun repas, goûtent les douceurs de l'égalité. Les
ministres du temple remplissent les urnes de vin, & pour offrir des
libations, ils en versent à tous dans de larges coupes. Tout le
jour, les Grecs implorent la clémence d'Apollon, ils le célèbrent
dans leurs concerts sous les noms de Péan, du Dieu qui lance au loin
d'inévitables traits. Leurs chans s'élèvent jusqu'aux cieux, &
flattent le cœur de l'Immortel.
Le soleil se plonge dans les eaux, & la nuit, de son
lugubre voile, enveloppe la terre. Les Grecs, près de leur vaisseau,
se livrent aux douceurs du sommeil ; mais dès que l'Aurore aux
doigts de rosé ramène la lumière, ils s'embarquent & dirigent leur
course vers les rivages troyens. Apollon lui-même leur envoie un
vent favorable, ils déploient leurs voiles pour recevoir sa douce
haleine le vent souffle, la mer écume & mugit sous le vaisseau qui
la sillonne. Déjà ils ont atteint les bords où sont rassemblés les
Grecs, ils tirent leur nef sur l'arène, l'appuient sur des rouleaux,
& rentrent sous leurs tentes.
Cependant le fils de Pelée, toujours plein de sa
colère, languissoit oisif dans son camp. Jamais il ne se méloit aux
Grecs assemblés ; jamais il n'alloit aux combats ; mais sou cœur,
dévoré d'ennuis, soupiroit après la guerre & le carnage. L'Aurore avoit douze fois redonné la lumière au monde ; Jupiter remonte enfin
dans l'Olympe, & tous les Dieux avec lui. Thétis n'a point oublié
la prière de son fils ; elle s'élève du fond des eaux, fend les
airs, & vole aux célestes demeures. Au sein d'une éternelle
clarté, dans la partie la plus élevée de l'Olympe, elle trouve le
fils de Saturne assis loin des autres Divinités. Elle s'assied
devant lui ; de la main gauche elle embrasse ses genoux, de la main
droite elle presse son menton ; & dans cette attitude elle adresse
ce discours à l'arbitre du monde, au monarque des Dieux : « O
Jupiter ! ô mon père si jamais, ou par mes paroles, ou par mes
actions, j'ai mérité de te plaire, sois propice à mes vœux ! Sauve
la gloire d'un fils à qui le sort a marqué la carrière la plus
courte. Agamemnon, le chef des Grecs, lui a fait le plus cruel
affront : il lui a ravi une beauté qui lui fut donnée pour prix de
son courage ! O puissant Jupiter ! venge-nous, donne aux Troyens une
force nouvelle ; que les Grecs, vaincus par eux, viennent implorer
mon fils, & réparent l'outrage qu'il a reçu. »
Elle dit ; Jupiter garde un profond silence. La Déesse
une seconde fois embrasse ses genoux, & les serrant avec effort :
« Daigne, lui dit-elle, daigne exaucer mes vœux ; daigne m'accorder
la grâce que sollicite ma tendresse ; ou du moins qu'un dur refus
m'apprenne que de toutes les Divinités je suis la plus dédaignée &
la plus avilie. »
Jupiter soupire : « Il faudra donc, ô Déesse ! que,
pour te plaire, j'irrite l'auguste Junon, que j'allume entre nous
une fatale querelle ! Toujours elle m'importune par ses aigres
discours, toujours elle me reproche de seconder les Troyens ; mais
pars, garde qu'elle ne te sache en ces lieux, tes vœux seront
exaucés. Tu en auras pour garant le mouvement de mes sourcils, le
signe infaillible & irrévocable de ma volonté suprême. » Il dit, &
fronça ses noirs sourcils : sa chevelure parfumée d'ambroisie flotta
sur sa tête immortelle, & les sphères célestes tremblèrent sur
leurs pôles.
Thétis, du sein de l'Olympe radieux, se
précipite dans l'océan, & Jupiter rentre dans son palais. Tous les
Dieux se lèvent à son aspect ; tous, d'un air respectueux,
s'avancent pour recevoir & leur père & leur roi. Il s'assied sur
son trône. Cependant Junon n'ignore point l'entretien mystérieux
qu'il a eu avec la fille de Nérèe ; soudain, par ce discours
piquant, elle tente de lui arracher son secret : « Grand artisan de
complots, quel Dieu vient d'ourdir avec toi une trame que j'ignore ?
Toujours, loin de mes yeux, tu te plais à former de secrètes
intrigues ; jamais tu ne connus avec moi l'épanchement & la
confiance.
— « Junon, lui répond le maître des
hommes & des Dieux, ne te flatte point de connoitre tous mes
desseins. Le noeud qui nous unit ne te donne pas le droit de
pénétrer dans toutes mes pensées. S'il en est que tu ne doives pas
ignorer, aucun des Dieux n'en est instruit avant toi : mais
n'interroge pas ma sagesse, ne tente pas de surprendre mes secrets.
— » Trop impérieux époux ! pourquoi ce discours qui
m'outrage ? Jamais je n'interrogeai ta sagesse, je ne tentai jamais
de surprendre tes secrets. Toujours je te laisse à ton gré méditer
les projets qui te flattent : mais aujourd'hui, des soupçons trop
fondés me font craindre que la fille de Nérée ne t'ait inspiré de
sinistres desseins. Ce matin, assise près de toi, elle embrassoit
tes genoux ; sans doute tu lui as promis d'honorer Achille, &
d'immoler les Grecs à sa vengeance.
— « Déesse inquiète, lui répond Jupiter, le soupçon
l'agite sans cesse ; sans cesse tes yeux sont ouverts sur moi ; mais
tes impuissans efforts n'obtiendront de Jupiter que la haine & les
dégoûts. Tu gémiras de mes rigueurs ; mais, quels que soient mes
projets, ma volonté seule en réglera le cours. Si jamais
j'appesantis mon bras sur toi, tous les Dieux de l'Olympe s'uniront
en vain pour te défendre. »
Il dit ; l'auguste Junon tremble de frayeur. Elle
s'assied, & dévore en silence son chagrin & son humiliation ; les
Dieux soupirent & partagent sa peine. Vulcain, pour calmer sa
douleur, lui adresse ce discours : « Eh ! que deviendra l'Olympe, si
vous vous divisez pour les intérets des mortels ! Nous ne connoitrons plus les plaisirs ni la joie. O ma mère ! pardonne au
zèle d'un fils qui rend hommage à ta prudence ; que ta douceur
désarme Jupiter ; sauve-toi de ses outrages, sauve-nous du trouble
que son courroux répandroit dans nos fêtes. Arbitre des cieux,
moteur des célestes globes, son bras peut nous précipiter du séjour
des immortels : il n'est point de pouvoir qui ne ploie sous le sien.
Fléchi par tes soumissions, il rendra la paix & la sérénité à
l'Olympe. »
Il dit, & offre à sa mère une coupe pleine de nectar
: « Aie le courage de souffrir, lui dit-il, & dans ton cœur
renferme tes chagrins. Si je te voyois encore maltraiter à mes
yeux..... Ah ! je ne pourrois t'offrir qu'une douleur inutile. Rien
ne résiste au bras de Jupiter : il t'en souvient, je voulus
autrefois te défendre contre lui ; il me saisit & me précipita de
la voûte azurée. Pendant un jour entier je roulai dans l'espace ;
enfin , épuisé, demi-mort, je tombai, avec la nuit, dans l'île de
Lemnos. Là, les Sintiens me recueillirent & me donnèrent un asile.
»
Il dit ; la Déesse sourit, déploie un bras d'albâtre,
& reçoit de sa main la coupe immortelle : il court, en chancelant,
offrir le nectar aux autres Dieux. A l'aspect de Vulcain, mal né
pour cet emploi, un rire inextinguible éclate dans le céleste
palais. Le reste du jour ne fut plus qu'une fête ; Apollon charma
l'Olympe par les sons de sa lyre, & les Muses marièrent leurs voix
à ses divins accords. Enfin le soleil se cache au fond des eaux :
tous les Dieux vont reposer dans les secrets asiles que fit pour eux
l'industrieux Vulcain ; Jupiter lui-même se retire dans le réduit
solitaire qu'il choisit pour son sommeil, & l'auguste Junon s'y
couche auprès de lui.