is-moi,
Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu'il eut renversé la
citadelle sacrée de Troiè. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il
connut leur esprit ; et, dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer,
pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point,
contre son désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant
mangé les bœufs de Hèlios Hypérionide. Et ce dernier leur ravit l'heure du
retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus.
Tous
ceux qui avaient évité la noire mort, échappés de la guerre et de la mer,
étaient rentrés dans leurs demeures ; mais Odysseus restait seul, loin de son
pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Kalypsô, la très noble Déesse,
le retenait dans ses grottes creuses, le désirant pour mari, Et quand le temps
vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu'il revît
sa demeure en Ithakè, même alors il devait subir des combats au milieu des
siens. Et tous les Dieux le prenaient de pitié, excepté Poseidaôn, qui était
toujours irrité contre le divin Odysseus, jusqu'à ce qu'il fut rentré dans
son pays.
Et Poseidaôn était allé chez les Aithiopiens qui habitent au loin et sont
partagés en deux peuples, l'un regarde du côté de Hypériôn, au couchant, et
l'autre au levant. Et le Dieu y était allé pour une hécatombe de taureaux et
d'agneaux. Et comme il se réjouissait, assis à ce repas, les autres Dieux
étaient réunis dans la demeure royale de Zeus Olympien. Et le Père des hommes
et des Dieux commença de leur parler, se rappelant dans son cœur irréprochable,
Aigisthos que l'illustre Orestès Agamem-nonide avait tué. Se souvenant de cela,
il dit ces paroles aux Immortels :
—
Ah ! combien les hommes accusent les Dieux ! Ils disent que leurs
maux viennent de nous, et, seuls, ils aggravent leur destinée par leur
démence. Maintenant, voici qu'Aigisthos, contre le destin, a épousé la femme
de l'Atréide et a tué ce dernier, sachant quelle serait sa mort terrible ; car
nous l'avions prévenu par Herméias, le vigilant tueur d'Argos, de ne point
tuer Agamemnôn et de ne point désirer sa femme, de peur que l'Atréide se
vengeât, ayant grandi et désirant revoir son pays. Herméias parla ainsi, mais
son conseil salutaire n'a point persuadé l'esprit d'Aigisthos, et, maintenant,
celui-ci a tout expié d'un coup.
Et Athènè, la Déesse aux yeux clairs, lui répondit :
—
O notre Père, Krônide, le plus haut des Rois ! celui-ci du moins a
été frappé d'une mort juste. Qu'il
meure ainsi celui qui agira de même ! Mais mon cœur est déchiré au souvenir
du brave Odysseus, le malheureux ! qui souffre depuis longtemps loin des siens,
dans une île, au milieu de la mer, et où en est le centre. Et, dans cette île
plantée d'arbres, habite une Déesse, la fille dangereuse d'Atlas, lui qui
connaît les profondeurs de la mer, et qui porte les hautes colonnes dressées
entre la terre et l'Ouranos. Et sa fille retient ce malheureux qui se lamente et
qu’ elle flatte toujours de molles et douces paroles, afin qu'il oublie
Ithakè ; mais il désire revoir la fumée de son pays et souhaite de mourir. Et
ton cœur n'est point touché, Olympien, par les sacrifices qu'Odysseus
accomplissait pour toi auprès des nefs Argiennes, devant la grande Troiè.
Zeus, pourquoi donc es-tu si irrité contre lui ?
Et Zeus
qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi:
—
Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? Comment
pourrais-je oublier le divin Odysseus, qui, par l'intelligence, est au-dessus de
tous les hommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux Dieux qui vivent
toujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais Poseidaôn qui entoure la terre
est constamment irrite à cause du Kyklôps qu'Odysseus a aveuglé, Polyphénios
tel qu'un Dieu, le plus fort des Kyklôpes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkys,
maître de la mer sauvage, l'enfanta, s'étant unie à Poseidaôn dans ses
grottes creuses. C'est pour cela que Poseidaôn qui secoue la terre, ne tuant
point Odysseus, le contraint d'errer loin de son pays. Mais nous, qui sommes
ici, assurons son retour ; et Poseidaôn oubliera sa colère, car il ne pourra
rien, seul, contre tous les Dieux immortels.
Et la
Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
—
O notre Père, Krônide, le plus haut des Rois ! il plaît aux Dieux
heureux que le sage Odysseus retourne en sa demeure, envoyons le Messager
Herméias, tueur d'Argos, dans l'île Ogygié, afin qu'il avertisse la Nymphe à
la belle chevelure que nous avons résolu le retour d'Odysseus à l'âme forte
et patiente. Et moi j'irai à Ithakè, et j'exciterai son fils et lui inspirerai
la force, ayant réuni l'agora des Akhaiens chevelus, de chasser tous les
Prétendants qui égorgent ses brebis nombreuses et ses bœufs aux jambes torses
et aux cornes recourbées. Et je l'enverrai à Spartè et dans la sablonneuse
Pylos ? afin qu'il s'informe du retour de son père bien aime, et qu'il
soit très honoré parmi les hommes.
Ayant
ainsi parlé, elle attacha à ses pieds de belles sandales ambroisiennes,
dorées, qui la portaient sur la mer et sur l'immense terre comme le souffle du
vent. Et elle prit une forte lance, armée d'un airain aigu, lourde, grande et
solide, avec laquelle elle dompte la foule des hommes héroïques contre qui,
fille d'un père puissant, elle est irritée, Et, s'étant élancée du faîte
de l'Olympos, elle descendit au milieu du peuple d'Ithakè, dans le vestibule
d'Odysseus, au seuil de la cour, avec la lance d'airain en main, et semblable à
un étranger, au chef des Taphiens, à Mentès.
Et elle
vit les Prétendants insolents qui jouaient aux jetons devant les portes, assis
sur la peau des bœufs qu'ils avaient tués eux même. Et des hérauts et des serviteurs s'empressaient autour d'eux ; et
les uns mêlaient l'eau et le vin dans les kratères ; et les autres lavaient
les tables avec les éponges poreuses, et, les ayant dressées, partageaient les
viandes abondantes.
Et, le
premier de tous, le divin Tèlémakhos vit Athènè. Et il était assis parmi
les Prétendants, le cœur triste, voyant en esprit son brave père revenir
soudain, chasser les Prétendants hors de ses demeures, ressaisir sa puissance
et régir ses biens. Or, songeant à cela, assis parmi eux, il vit Athènè ; et
il alla dans le vestibule, indigné
qu'un étranger restât longtemps debout à la porte. Et il s'approcha, lui prit
la main droite, reçut la lance d'airain et dit ces paroles ailées :
—
Salut, Étranger. Tu nous seras ami, et, après le repas, tu nous diras
ce qu'il te faut.
Ayant
ainsi parlé, il le conduisit, et Pallas Athènè le suivit. Et lorsqu'ils
furent entrés dans la haute demeure, il appuya la lance contre une longue
colonne, dans un arsenal luisant où étaient déjà rangées beaucoup d'autres
lances d'Odysseus à l'âme ferme et
patiente. Et il fit asseoir Athènè, ayant mis un beau tapis bien travaillé
sur le thrône, et, sous ses pieds, un escabeau. Pour lui-même il plaça
auprès d'elle un siège sculpté, loin des Prétendants, afin que l'étranger
ne souffrit point du repas tumultueux, au milieu de convives injurieux, et
afin de l'interroger sur son père absent.
Et une
servante versa, pour les ablutions, de l'eau dans un bassin d'argent, d'une
belle aiguière d'or ; et elle dressa auprès d'eux une table luisante. Puis,
une Intendante vénérable apporta du pain et couvrit la table de mets nombreux
et réservés ; et un découpeur servit les plats de viandes diverses et leur
offrit des coupes d'or ; et un héraut leur servait souvent du vin.
Et les
Prétendants insolents entrèrent. Ils s'assirent en ordre sur des sièges et
sur des thrônes ; et des hérauts versaient de l'eau sur leurs mains ; et les
servantes entassaient le pain dans les corbeilles, et les jeunes hommes
emplissaient de vin les kratères. Puis, les Prétendants mirent la main sur les
mets ; et, quand leur faim et leur soif furent assouvies, ils désirèrent autre
chose, la danse et le chant, ornements des repas. Et un héraut mit une très
belle kithare aux mains de Phèmios, qui chantait là contre son gré. Et il
joua de la kithare et commença de bien chanter. Mais Tèlémakhos dit à
Athènè aux yeux clairs, en penchant la tète, afin que les autres ne pussent
entendre :
—
Cher Étranger, seras tu irrité de mes paroles ? La kithare et le chant
plaisent aisément à ceux-ci, car ils mangent impunément le bien d'autrui, la
richesse d'un homme dont les ossements blanchis pourrissent à la pluie, quelque
part, sur la terre ferme ou dans les flots de la mer qui les roule. Certes,
s'ils le voyaient de retour à Ithakè, tous préféreraient des pieds rapides
à l'abondance de l'or et aux riches vêtements Mais il est mort, subissant une
mauvaise destinée ; et il ne nous reste plus d'espérance, quand même un des
habitants de la terre nous annoncerait son retour, car ce jour n'arrivera
jamais. Mais parle-moi, et réponds sincèrement. Qui es-tu, et de quelle race ?
Où est ta ville et quels sont tes parents
? Sur quelle nef es-tu venu ? Quels matelots t'ont conduit à Ithakè et qui
sont-ils ? Car je ne pense pas que tu sois venu à pied. Et dis moi vrai,
afin que je sache : viens-tu pour la première fois, ou bien es-tu un hôte de
mon père ? Car beaucoup d'hommes connaissent notre demeure, et Odysseus aussi
visitait les hommes.
Et la
Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
—
Je te dirai des choses sincères. Je me vante d'être Mentès, fils du
brave Ankhialos, et je commande aux Taphiens, amis des avirons. Et voici que
j'ai abordé ici avec une nef et des compagnons, voguant sur la noire mer vers
des hommes qui parlent une langue étrangère, vers Témèsé, où je vais
chercher de l'airain et où je porte du fer luisant. Et ma nef s'est arrêtée
là, près de la campagne, en dehors de la ville, dans le port Rhéithrôs, sous
le Nèios couvert de bois. Et nous nous honorons d'être unis par l'hospitalité
dès l'origine, et de père en fils. Tu peux aller interroger sur ceci le vieux
Laertès, car on dit qu'il ne vient plus à la ville, mais qu'il souffre dans
une campagne éloignée, seul avec une vieille femme qui lui sert à manger et
à boire, quand il s'est fatigué à parcourir sa terre fertile plantée de
vignes. Et je suis venu, parce qu'on disait que ton père était de retour ;
mais les Dieux entravent sa route. Car le divin Odysseus n'est point encore mort
sur la terre ; et il vit, retenu en quelque lieu de la vaste mer, dans une île
entourée des flots ; et des hommes rudes et farouches, ses maîtres, le
retiennent par la force. Mais, aujourd'hui je te prédirai ce que les
Immortels m'inspirent et ce qui s'accomplira, bien que je ne suis point un
divinateur et que j'ignore les augures. Certes il ne restera point longtemps
loin de la chère terre natale, même étant chargé de liens de fer. Et il
trouvera les moyens de revenir, car il est fertile en ruses. Mais parle, et
dis-moi sincèrement si tu es le vrai fils d'Odysseus lui-même. Tu lui
ressembles étrangement par la tête et la beauté des yeux. Car nous nous
sommes rencontrés souvent, avant son départ pour Troiè, ou allèrent aussi,
sur leurs nefs creuses, les autres chefs Argiens. Depuis ce temps je n'ai plus
vu Odysseus, et il ne m'a plus vu.
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Étranger, je te dirai des choses très sincères. Ma mère dit que je
suis fils d'Odysseus, mais moi, je n'en sais rien, car nul ne sait par lui-même
qui est son père. Que ne suis-je plutôt le fils de quelque homme heureux qui
dût vieillir sur ses domaines ! Et maintenant, on le dit, c'est du plus
malheureux des hommes mortels que je suis né, et c'est ce que tu m'as demandé.
Et la
Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
—
Les Dieux ne t'ont point fait sortir d'une race sans gloire dans la
postérité, puisque Pènélopéia t'a enfanté tel que te voilà. Mais parle,
et réponds-moi sincèrement. Quel est ce repas? Pourquoi cette assemblée? En
avais-tu besoin ? Est-ce un festin
ou une noce ? Car ceci n'est point payé en commun, tant ces convives mangent
avec insolence et arrogance dans cette demeure ! Tout homme, d'un esprit
sensé du moins, s'indignerait de te voir au milieu de ces choses honteuses.
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Étranger, puisque tu m'interroges sur ceci, cette demeure fut autrefois
riche et honorée, tant que le héros habita le pays ; mais, aujourd'hui, les
Dieux, source de nos maux, en ont décidé autrement, et ils ont fait de lui le
plus ignoré d'entre tous les hommes. Et je ne le pleurerais point ainsi, même
le sachant mort, s'il avait été frappé avec ses compagnons, parmi le peuple
des Troiens, ou s'il était mort entre des mains amies, après la guerre. Alors
les Panakhaiens lui eussent bâti un tombeau, et il eût légué à son fils une
grande gloire dans la postérité. Mais, aujourd'hui, les Harpyes l'ont enlevé
obscurément, et il est mort, et nul n'a rien su, ni rien appris de lui, et il
ne m'a laissé que les douleurs et les lamentations. Mais je ne gémis point
uniquement sur lui, et les Dieux m'ont envoyé d'autres peines amères. Tous
ceux qui commandent aux Iles, à Doulikhios, à Samè, à Zakynthos couverte de
bois, et ceux qui commandent dans la rude Ithakè, tous recherchent ma mère et
épuisent ma demeure. Et ma mère ne peut refuser des noces odieuses ni mettre
fin à ceci ; et ces hommes épuisent ma demeure en mangeant, et ils me perdront
bientôt aussi.
Et,
pleine de pitié, Pallas Athènè lui répondit :
—
Ah! sans doute, tu as grand besoin d'Odysseus qui mettrait la main sur
ces Prétendants injurieux ! Car s'il survenait et se tenait debout sur le seuil
de la porte, avec le casque et le bouclier et deux piques, tel que je le vis
pour la première fois buvant et se réjouissant dans notre de-meure, à son
retour d'Ephyrè, d'auprès d'Ilos Merméride;
—
car Odysseus était allé
chercher là, sur une nef rapide, un poison mortel, pour y tremper ses flèches
armées d'une pointe d'airain ; et Ilos ne voulut point le lui donner, redoutant
les Dieux qui vivent éternellement, mais mon père, qui l'aimait beaucoup, le
lui donna ; —
Si donc Odysseus, tel que je le vis, survenait au milieu des
Prétendants, leur destinée serait brève et leurs noces seraient amères !
Mais il appartient aux Dieux de décider s'il reviendra, ou non, les punir dans
sa demeure. Je t'exhorte donc à chercher comment tu pourras les chasser d'ici.
Maintenant, écoute, et souviens-toi de mes paroles. Demain, ayant réuni
l'agora des héros Akhaiens, parle leur, et prends les Dieux à témoin.
Contrains les Prétendants de se retirer chez eux. Que ta mère, si elle désire
d'autres noces, retourne dans la demeure de son père qui a une grande
puissance. Ses proches la marieront et lui donneront une aussi grande dot qu'il
convient à une fille bien-aimée. Et je te conseillerai sagement, si tu veux
m'en croire. Arme ta meilleure nef de vingt rameurs, et va t'informer de ton
père parti depuis si longtemps, afin que quelqu'un des hommes t'en parle, ou
que tu entendes un de ces bruits de Zeus qui dispense le mieux la gloire aux
hommes. Rends-toi d'abord à Pylos et interroge le divin Nestôr ; puis à
Sparté, auprès du blond Ménélaos, qui est revenu le dernier des Akhaiens
cuirassés d'airain. Si tu apprends que ton père est vivant et revient, attends
encore une année, malgré ta douleur ; mais si tu apprends qu'il est mort,
ayant cessé d'exister, reviens dans la chère terre natale, pour lui élever un
tombeau et célébrer de grandes funérailles comme il convient, et donner ta
mère à un mari. Puis, lorsque tu auras fait et achevé tout cela, songe, de
l'esprit et du cœur, à tuer les Prétendants dans ta demeure, par ruse ou par
force. Il ne faut plus te livrer aux choses enfantines, car tu n'en as plus
l'âge. Ne sais-tu pas de quelle gloire s'est couvert le divin Orestès parmi
les hommes, en tuant le meurtrier de son père illustre, Aigisthos aux ruses
perfides ? Toi aussi, ami, que voilà grand et beau, sois brave, afin que les
hommes futurs te louent. Je vais redescendre vers ma nef rapide et mes
compagnons qui s'irritent sans doute de m'attendre. Souviens-toi, et ne néglige
point mes paroles.
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Étranger, tu m'as parlé en ami, comme un père à son fils, et je
n'oublierai jamais tes paroles. Mais reste, bien que tu sois pressé, afin que
t'étant baigné et ayant charmé ton cœur, tu retournes vers ta nef ; plein de
joie, avec un présent riche et précieux qui te viendra de moi et sera tel
que des amis en offrent à leurs hôtes.
Et la
Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
—
Ne me retiens plus, il faut que je parte. Quand je reviendrai, tu me
donneras ce présent que ton cœur me destine afin que je l'emporte dans ma
demeure. Qu'il soit fort beau, et que je puisse t'en offrir un semblable.
Athènè
aux yeux clairs, ayant ainsi parlé, disparut comme un oiseau mais elle lui
laissa au cœur la force et l'audace et le souvenir plus vif
de son père. Et lui, le cœur plein de crainte, pensa dans
son esprit que c'était un Dieu. Puis, le divin jeune homme s'approcha
des Prétendants.
L’Aoide
très illustre chantait, et ils étaient assis, l'écoutant en silence. Et il chantait le retour fatal des Akhaiens, que Pallas
Athènè leur avait infligé sortir de Troiè. Et, de la haute chambre, la fille
d'Ikarios, la sage Pènélopéia, entendit ce chant divin, et elle descendit
l'escalier élevé, non pas seule, mais suivie de deux servantes. Et quand la
divine femme fut auprès des Prétendants, elle resta debout contre la porte,
sur le seuil de la salle solidement construite, avec un beau voile sur les
joues, et les honnêtes servantes se tenaient à ses côtés. Et elle pleura et
dit à l'Aoide divin :
—
Phèmios, tu sais d'autres chants par lesquels les Aoides célèbrent
les actions des hommes et des Dieux. Assis au milieu de ceux-ci, chante-leur une
de ces choses, tandis qu'ils boivent du vin en silence ; mais cesse ce triste
chant qui déchire mon cœur dans ma poitrine, puisque je suis la proie d'un
deuil que je ne puis oublier. Car je pleure une tête bienaimée, et je garde
le souvenir éternel de l'homme dont la gloire emplit Hellas et Argos.
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Ma mère, pourquoi défends-tu que ce doux Aoide nous réjouisse, comme
son esprit le lui inspire ? Les Aoides ne sont responsables de rien, et Zeus
dispense ses dons aux poètes comme il l'ai plaît. Il ne faut point t'indigner
contre celui-ci parce qu'il chante la sombre destinée des Danaens, car les
hommes chantent toujours les choses les plus récentes. Aie donc la force d'âme
d'écouter. Odysseus n'a point perdu seul, à Troiè, le jour du retour, et
beaucoup d'autres y sont morts aussi. Rentre dans ta demeure ; continue tes
travaux à l'aide de la toile et du fuseau, et remets tes servantes à leur
tâche. La parole appartient aux hommes, et surtout à moi qui commande ici.
Étonnée, Pènélopéia s'en retourna chez elle, emportant dans son cœur les sages
paroles de son fils. Remontée dans les hautes chambres, avec ses femmes, elle
pleura Odysseus, son cher mari, jusqu'à ce que Athènè aux yeux clairs eût
répandu un doux sommeil sur ses paupières.
Et les
Prétendants firent un grand bruit dans la sombre demeure, et tous désiraient
partager son lit. Et le sage Tèlémakhos commença de leur parler :
—
Prétendants de ma mère, qui avez une insolence arrogante, maintenant
réjouissons-nous, mangeons et ne poussons point de clameurs, car il est bien
et convenable d'écouter un tel Aoide qui est semblable aux Dieux par sa
voix ; mais, dés l'aube, rendons-nous tous à l'agora, afin que je vous
déclare nettement que vous ayez tous à sortir d'ici. Faites d'autres repas,
mangez vos biens en vous recevant tour à tour dans vos demeures ; mais s'il
vous paraît meilleur de dévorer impunément la subsistance d’un seul homme,
dévorez-la. Moi, je supplierai les Dieux qui vivent toujours, afin que Zeus
ordonne que votre action soit punie, et vous périrez peut être sans vengeance
dans cette demeure.
Il
parla ainsi, et tous, se mordant les lèvres, s'étonnaient que Tèlémakhos
parlât avec cette audace.
Et
Antinoos, fils d'Eupeithés, lui répondit :
—
Tèlémakhos, certes, les Dieux mêmes t'enseignent à parler haut et
avec audace ; mais puisse le Kroniôn ne point te faire roi dans Ithakè
entourée des flots, bien qu'elle soit ton héritage par ta naissance !
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Antinoos, quand tu t'irriterais contre moi à cause
de mes paroles, je voudrais être roi par la volonté de Zeus. Penses-tu
qu'il soit mauvais d'être parmi les hommes ? Il n'est point malheureux de
régner. On possède une riche demeure, et on est honoré. Mais beaucoup
d'autres rois Akhaiens, jeunes et vieux, sont dans Ithakè entourée des flots.
Qu'un d'entre eux règne, puisque le divin Odysseus est mort. Moi, du moins, je
serai le maître de la demeure et des esclaves que le divin Odysseus a conquis
pour moi.
Et Eurymakhos, fils de Polybos, lui répondit :
—
Tèlémakhos, il appartient aux Dieux de décider quel sera l'Akhaien
qui régnera dans Ithakè entourée des flots. Pour toi, possède tes biens et
commande en ta demeure, et que nul ne te dépouille jamais par violence et
contre ton gré, tant que Ithakè sera habitée. Mais je veux, ami, t'interroger
sur cet étranger. D'où est-il ? De quelle terre se vante-t-il de sortir ?
Ou est sa famille ? Ou est son pays ?
Apporte-t-il quelque nouvelle du retour de ton père ? Est-il venu réclamer une
dette ? Il est parti promptement et n'a point daigné se faire connaître. Son
aspect, d'ailleurs, n'est point celui d'un misérable.
Et le
sage Tèlémakhos lui répondit :
—
Eurymakhos, certes, mon père ne reviendra plus, et je n'en croirais
pas la nouvelle, s'il m'en venait ; et je ne me soucie point des
prédictions que ma mère demande au Divinateur qu'elle a appelé dans cette
demeure. Mais cet hôte de mes pères est de Taphos ; et il se vante d'être
Mentès, fils du brave Ankhialos, et il commande aux Taphiens, amis des avirons.
Et Tèlémakhos parla ainsi ; mais, dans son cœur, il avait reconnu la Déesse
immortelle. Donc, les Prétendants, se livrant aux danses et au chant, se
réjouissaient en attendant le soir, et comme ils se réjouissaient, la nuit
survint. Alors, désirant dormir, chacun rentra dans sa demeure. Et Tèlémakhos
monta dans la chambre haute qui avait été construite pour lui dans une belle
cour, et d'où l'on voyait de tous côtés. Et il se coucha, l'esprit plein de
pensées.
Et la
sage Eurykléia portait des flambeaux allumés ; et elle était fille d'Ops
Peisènoride, et Laertès l'avait achetée, dans sa première jeunesse, et
payée du prix de vingt bœufs, et il l'honorait dans sa demeure, autant qu'une
chaste épouse ; mais il ne s'était point uni à elle, pour éviter la colère
de sa femme.
Elle
portait des flambeaux allumés auprès de Tèlémakhos, étant celle qui
l'aimait le plus, l'ayant nourri et élevé depuis son enfance. Elle ouvrit les
portes de sa chambre solidement construite. Et il s’assit sur le lit, ôta sa
molle tunique et la remit entre les mains de la vieille femme aux sages
conseils. Elle plia et arrangea la tunique avec soin et la suspendit à un clou
auprès du lit sculpté. Puis sortit de la chambre, elle attira la porte par un
anneau d'argent dans lequel elle poussa le verrou à l'aide d'une courroie. Et
Tèlémakhos couvert d'une toison de brebis, médita, pendant toute la nuit, le
voyage qu’Athènè lui avait conseillé.