ôs
au péplos couleur de safran sortait des flots d'Okéanos pour porter la
lumière aux Immortels et aux hommes. Et Thétis parvint aux nefs avec les
présents du Dieu. Et elle trouva son fils bien-aimé entourant de ses bras
Patroklos et pleurant amèrement. Et, autour de lui, ses compagnons
gémissaient. Mais la Déesse parut au milieu d'eux, prit la main d'Akhilleus et
lui dit :
—
Mon enfant, malgré notre douleur,
laissons-le, puisqu'il est mort par la volonté des Dieux. Reçois de Hèphaïstos ces armes illustres et belles, telles que jamais aucun homme n'en a
porté sur ses épaules.
Ayant
ainsi parlé, la Déesse les déposa devant Akhilleus, et les armes
merveilleuses résonnèrent. La terreur saisit les Myrmidones, et nul d'entre
eux ne put en soutenir l'éclat, et ils tremblèrent ; mais Akhilleus, dès
qu'il les vit, se sentit plus furieux, et, sous ses paupières, ses yeux
brûlaient, terribles, et tels que la flamme. Il se réjouissait de tenir dans
ses mains les présents splendides du Dieu ; et, après avoir admiré, plein de
joie, ce travail merveilleux, aussitôt il dit à sa mère ces paroles ailées :
—
Ma mère, certes, un Dieu t'a donné
ces armes qui ne peuvent être que l'œuvre des Immortels, et qu'un homme ne
pourrait faire. Je vais m'armer à l'instant. Mais je crains que les mouches
pénètrent dans les blessures du brave fils de Ménoitios, y engendrent des
vers, et, souillant ce corps où la vie est éteinte, corrompent tout le
cadavre.
Et
la Déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit :
— Mon enfant, que ces inquiétudes ne
soient point dans ton esprit. Loin de Patroklos j'écarterai moi-même les
essaims impurs des mouches qui mangent les guerriers tués dans le combat. Ce
cadavre resterait couché ici toute une année, qu'il serait encore sain, et
plus frais même. Mais toi, appelle
les héros Akhaiens à l'agora, et, renonçant à ta colère contre le prince
des peuples Agamemnôn, hâte-toi de t'armer et revêts-toi de ton courage.
Ayant
ainsi parlé, elle le remplit de vigueur et d'audace ; et elle versa dans les
narines de Patroklos l'ambroisie et le nektar rouge, afin que le corps fût
incorruptible.
Et
le divin Akhilleus courait sur le rivage de la mer, poussant des cris horribles,
et excitant les héros Akhaiens. Et ceux qui, auparavant, restaient dans les
nefs, et les pilotes qui tenaient les gouvernails, et ceux mêmes qui
distribuaient les vivres auprès des nefs, tous allaient à l'agora où
Akhilleus reparaissait, après s'être éloigné longtemps du combat. Et les
deux serviteurs d'Arès, le belliqueux Tydéide et le divin Odysseus, boitant et
appuyés sur leurs lances, car ils souffraient encore de leurs blessures,
vinrent s'asseoir aux premiers rangs. Et le Roi des hommes, Agamemnôn, vint le
dernier, étant blessé aussi, Koôn Antènoride l'ayant frappé de sa lance
d'airain, dans la rude mêlée. Et quand tous les Akhaiens furent assemblés,
Akhilleus aux pieds rapides, se levant au milieu d'eux, parla ainsi :
—
Atréide, n'eût-il pas mieux valu
nous entendre, quand, pleins de colère, nous avons consumé notre cœur pour
cette jeune femme ? Plût aux Dieux que la flèche d'Artémis l'eût tuée sur
les nefs, le jour où je la pris dans Lyrnèssos bien peuplée !
Tant d'Akhaiens
n'auraient pas mordu la vaste terre sous des mains ennemies, à cause de ma
colère. Ceci n'a servi qu'à Hektôr et aux Troiens ; et je pense que les
Akhaiens se souviendront longtemps de notre querelle. Mais oublions le passé,
malgré notre douleur ; et, dans notre poitrine, soumettons notre âme à la
nécessité. Aujourd'hui, je dépose ma colère. Il ne convient pas que
je sois toujours irrité. Mais toi, appelle promptement au combat les Akhaiens
chevelus, afin que je marche aux Troiens et que je voie s'ils veulent dormir
auprès des nefs. Il courbera volontiers les genoux, celui qui aura échappé à
nos lances dans le combat.
Il
parla ainsi, et les Akhaiens aux belles knémides se réjouirent que le
magnanime Pèléiôn renonçât à sa colère. Et le Roi des hommes, Agamemnôn,
parla de son siège, ne se levant point au milieu d'eux :
—
0 chers héros Danaens, serviteurs d'Arès, il est juste d'écouter celui qui
parle, et il ne convient point de l'interrompre, car cela est pénible, même
pour le plus habile. Qui pourrait écouter et entendre au milieu du tumulte des
hommes ? La voix sonore du meilleur agorète est vaine. Je parlerai au
Pèléide. Vous, Argiens, écoutez mes paroles, et que chacun connaisse ma
pensée. Souvent les Akhaiens m'ont accusé, mais je n'ai point causé leurs
maux. Zeus, la Moire, Erinnys qui erre dans les ténèbres, ont jeté la fureur
dans mon âme, au milieu de l'agora, le jour où j'ai enlevé la récompense
d'Akhilleus.
Mais qu'aurais-je fait ? Une Déesse accomplit tout, la vénérable fille de
Zeus, la fatale Atè qui égare les hommes. Ses pieds aériens ne touchent point
la terre, mais elle passe sur la tête des hommes qu'elle blesse, et elle
n'enchaîne pas qu'eux. Autrefois, en effet, elle a égaré Zeus qui l'emporte
sur les hommes et les Dieux. Hèrè trompa le Krônide par ses ruses, le jour où
Alkmènè allait enfanter la force Hèraklèenne, dans Thèbè aux fortes
murailles. Et, plein de joie, Zeus dit au milieu de tous les Dieux : —
Ecoutez-moi, Dieux et Déesses, afin que je dise ce que mon esprit
m'inspire. Aujourd'hui, Eiléithyia, qui préside aux douloureux enfantements,
appellera à la lumière un homme, de ceux qui sont de ma race et de mon sang,
et qui commandera sur tous ses voisins. Et la vénérable Hèrè qui médite des
ruses parla ainsi : —
Tu
mens, et tu n'accompliras point tes paroles. Allons, Olympien ! jure, par
un inviolable serment, qu'il commandera sur tous ses voisins, l'homme de ton
sang et de ta race qui, aujourd'hui, tombera d'entre les genoux d'une femme.
Elle parla ainsi, et Zeus ne comprit point sa ruse, et il jura un grand serment
dont il devait souffrir dans la suite. Et, quittant à la hâte le faîte de
l'Olympos, Hèrè parvint dans Argos Akhaienne où elle savait que l'illustre
épouse de Sthénélos Persèiade portait un fils dans son sein. Et elle retarda
les douleurs de l'enfantement et les couches d'Alkmènè. Puis, l'annonçant au
Kroniôn Zeus, elle lui dit :
—
Père Zeus qui tiens la foudre éclatante, je
t'annoncerai ceci : l'homme illustre est né qui commandera sur les Argiens.
C'est Eurystheus, fils de Sthénélos Persèiade, il est de ta race, et il n'est
pas indigne de commander sur les Argiens. Elle parla ainsi, et une douleur
aiguë et profonde blessa le cœur de Zeus. Et, saisissant Atè par ses tresses
brillantes. Il jura, par un inviolable serment, qu'elle ne reviendrait plus
jamais dans l'Olympos et dans l'Ouranos étoile, Atè qui égare tous les
esprits. Il parla ainsi, et, la faisant tournoyer, il la jeta, de l'Ouranos
étoile, au milieu des hommes. Et c'est par elle qu'il gémissait, quand il
voyait son fils bien-aimé accablé de travaux sous le joug violent d'Eurystheus.
Et il en est ainsi de moi. Quand le grand Hektôr au casque mouvant
accablait les Argiens auprès des poupes des nefs, je ne pouvais oublier cette
fureur qui m'avait égaré. Mais, puisque je t'ai offensé et que Zeus m'a ravi
l'esprit, je veux t'apaiser et te faire des présents infinis. Va donc au combat
et encourage les troupes ; et je préparerai les présents que le divin
Odysseus, hier, sous tes tentes, t'a promis. Ou, si tu le désires, attends,
malgré ton ardeur à combattre. Des hérauts vont t'apporter ces présents, de
ma nef, et tu verras ce que je veux te donner pour t'apaiser.
Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit :
—
Très illustre Atréide Agamemnôn,
Roi des hommes, si tu veux me faire ces présents, comme cela est juste, ou les
garder, tu le peux. Ne songeons maintenant qu'à combattre. Il ne s'agit ni
d'éviter le combat, ni de perdre le temps, mais d'accomplir un grand travail.
Il faut qu'on revoie Akhilleus aux premiers rangs, enfonçant de sa lance
d'airain les phalanges troiennes, et que chacun de vous se souvienne de
combattre un ennemi.
Et
le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
—
Bien que tu sois brave, ô Akhilleus
semblable à un Dieu, ne pousse point vers Ilios, contre les Troiens, les fils
des Akhaiens qui n'ont point mangé ; car la mêlée sera longue, dès que les
phalanges des guerriers se seront heurtées, et qu'un Dieu leur aura inspiré à
tous la vigueur. Ordonne que les Akhaiens se nourrissent de pain et de vin dans
les nefs rapides. Cela seul donne la force et le courage. Un guerrier ne peut,
sans manger, combattre tout un jour, jusqu'à la chute de Hélios. Quelle que
soit son ardeur, ses membres sont lourds, la soif et la faim le tourmentent, et
ses genoux sont rompus. Mais celui qui a bu et mangé combat tout un jour contre
l'ennemi, plein de courage, et ses membres ne sont las que lorsque tous se
retirent de la mêlée. Renvoie l'armée et ordonne-lui de préparer le repas.
Et le Roi des hommes, Agamemnôn, fera porter ses présents au milieu de
l'agora, afin que tous les Akhaiens les voient de leurs yeux ; et tu te
réjouiras dans ton cœur. Et Agamemnôn jurera, debout, au milieu des Argiens,
qu'il n'est jamais entré dans le lit de Briséis, et qu'il ne l'a point
possédée, comme c'est la coutume, ô Roi, des hommes et des femmes. Et toi,
Akhilleus, apaise ton cœur dans ta poitrine. Ensuite, Agamemnôn t'offrira un
festin sous sa tente, afin que rien ne manque à ce qui t'est dû. Et toi,
Atréide sois plus équitable désormais. Il est convenable qu'un Roi apaise celui qu'il a
offensé le premier.
Et
le Roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit :
—
Laertiade, je me réjouis de ce que
tu as dit. Tu n'as rien oublié, et tu as tout expliqué convenablement. Certes,
je veux faire ce serment, car mon cœur me l'ordonne et je ne me parjurerai
point devant les Dieux. Qu'Akhilleus attende, malgré son désir de combattre,
et que tous attendent réunis, jusqu'à ce que les présents soient apportés de
mes tentes et que nous ayons consacré notre alliance. Et toi, Odysseus, je te
le commande et te l'ordonne, prends les plus illustres des jeunes fils des
Akhaiens, et qu'ils apportent de mes nefs tout ce que tu as promis hier au
Pèléide ; et amène aussi les femmes. Et Talthybios préparera promptement,
dans le vaste camp des Akhaiens, le sanglier qui sera tué, en offrande à Zeus
et à Hélios.
Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi :
—
Atréide Agamemnôn,
très illustre Roi des hommes, tu t'inquiéteras de ceci quand la guerre
aura pris fin et quand ma fureur sera moins grande dans ma poitrine. Ils gisent
encore sans sépulture ceux qu'a tués le Priamide Hektôr, tandis que Zeus lui
donnait la victoire, et vous songez à manger ! J'ordonnerai plutôt aux fils
des Akhaiens de combattre maintenant, sans avoir mangé, et de ne préparer un
grand repas qu'au coucher de Hélios, après avoir vengé notre injure. Pour
moi, rien n'entrera auparavant dans ma bouche, ni pain, ni vin. Mon compagnon
est mort ; il est couché sous ma tente, percé de l'airain aigu, les pieds du
côté de l'entrée, et mes autres compagnons pleurent autour de lui. Et je n'ai
plus d'autre désir dans le cœur que le carnage, le sang et le gémissement des
guerriers.
Et
le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
—
0 Akhilleus Pèléide, le plus brave des Akhaiens, tu l'emportes de beaucoup sur
moi, et tu vaux beaucoup mieux que moi par ta lance, mais ma sagesse est
supérieure à la tienne, car je suis ton aîné, et je sais plus de choses.
C'est pourquoi, cède à mes paroles. Le combat accable bientôt des hommes qui
ont faim. L'airain couche d'abord sur la terre une moisson épaisse, mais elle
diminué quand Zeus, qui est le juge du combat des hommes, incline ses balances.
Ce n'est point par leur ventre vide que les Akhaiens doivent pleurer les morts.
Les nôtres tombent en grand nombre tous les jours ; quand donc pourrions-nous
respirer ? Il faut, avec un esprit patient, ensevelir nos morts, et pleurer ce
jour-là ; mais ceux que la guerre haïssable a épargnés, qu'ils mangent et
boivent, afin que, vêtus de l'airain indompté, ils puissent mieux combattre
l'ennemi, et sans relâche. Qu’aucun de vous n'attende un meilleur conseil,
car tout autre serait fatal à qui resterait auprès des nefs des Argiens. Mais,
bientôt, marchons tous ensemble contre les Troiens dompteurs de chevaux, et
soulevons une rude mêlée.
Il
parla ainsi, et il choisit pour le suivre les fils de l'illustre Nestor, et
Mégès Phyléide,
et Thoas, et Mèrionès, et
le Kréiontiade Lysomèdès, et Mélanippos. Et Ils arrivèrent aux tentes de
l'Atréide Agamemnôn, et aussitôt Odysseus parla, et le travail s'acheva. Et
ils emportèrent de la tente les sept trépieds qu'il avait promis, et vingt
splendides coupes. Et ils emmenèrent douze chevaux et sept belles femmes
habiles aux travaux, et la huitième fut Brisèis aux belles joues. Et Odysseus
marchait devant avec dix talents d'or qu'il avait pesés ; et les jeunes hommes
d'Akhaiè portaient ensemble les autres présents, et ils les déposèrent au
milieu de l'agora.
Alors Agamemnôn se leva. Talthybios, semblable à un Dieu par la voix, debout auprès
du prince des peuples, tenait un sanglier dans ses mains. Et l'Atréide saisit
le couteau toujours suspendu auprès de la grande gaine de son épée, et
coupant les soies du sanglier, les mains levées vers Zeus, il les lui voua. Et
les Argiens, assis en silence, écoutaient le Roi respectueusement. Et,
suppliant, il dit, regardant le large Ouranos :
—
Qu'ils le sachent tous, Zeus, le plus
haut et le très puissant, et Gaia, et Hélios, et les Erinnyes qui, sous la
terre, punissent les hommes parjures : je n'ai jamais porté la main sur la
vierge Brisèis, ni partagé son lit, et je ne l'ai soumise à aucun travail ;
mais elle est restée intacte dans mes tentes. Et si je ne jure point la
vérité, que les Dieux m'envoient tous les maux dont ils accablent celui qui
les outrage en se parjurant.
Il
parla ainsi, et, de l'airain cruel, il coupa la gorge du sanglier. Et Talthybios
jeta, en tournant, la victime dans les grands flots de la blanche mer, pour
être mangée par les poissons. Et, se levant au milieu des belliqueux Argiens,
Akhilleus dit :
—
Père Zeus ! certes, tu causes de
grands maux aux hommes. L'Atréide n'eût jamais excité la colère dans ma
poitrine, et il ne m'eût jamais enlevé cette jeune femme contre ma volonté,
dans un mauvais dessein, si Zeus
n'eût voulu
donner la
mort à une foule d'Akhaiens. Maintenant, allez manger, afin que nous
combattions.
Il
parla ainsi, et il rompit aussitôt l'agora, et tous se dispersèrent, chacun
vers sa nef. Et les magnanimes Myrmidones emportèrent les présents vers la nef
du divin Akhilleus, et ils les déposèrent dans les tentes, faisant asseoir les
femmes et liant les chevaux auprès des chevaux.
Et
dès que Breisèis, semblable à Aphrodite d'or, eut vu Patroklos percé de
l'airain aigu, elle se lamenta en l'entourant de ses bras, et elle déchira de
ses mains sa poitrine, son cou
délicat et son beau visage. Et la jeune femme, semblable aux Déesses, dit en
pleurant :
—
0 Patroklos, si doux pour moi,
malheureuse ! Je t'ai laissé vivant quand je quittai cette tente, et voici que
je te retrouve mort, prince des peuples ! Pour moi le mal suit le mal. L'homme
à qui mon père et ma mère vénérable m'avaient donnée, je l'ai vu, devant
sa ville, percé de l'airain aigu. Et mes trois frères, que ma mère avait
enfantés, et que j'aimais, trouvèrent aussi leur jour fatal. Et tu ne me permettais point de pleurer, quand le rapide
Akhilleus eut tué mon époux et renversé la ville du divin Mynès, et tu me
disais que tu ferais de moi la jeune épouse du divin Akhilleus, et que tu me
conduirais sur tes nefs dans la Phthiè, pour y faire le festin nuptial au
milieu des Myrmidones. Aussi, toi qui étais si doux, je pleurerai toujours ta
mort.
Elle
parla ainsi, en pleurant. Et les autres jeunes femmes gémissaient, semblant
pleurer sur Patroklos, et déplorant leurs propres misères. Et les princes
vénérables des Akhaiens, réunis autour d'Akhilleus,
le suppliaient de manger, mais il ne le voulait pas :
—
Je vous conjure, si mes chers
compagnons veulent m'écouter, de
ne point m'ordonner de boire et de manger, car je suis en proie à une
amère douleur. Je puis attendre jusqu'au coucher de Hélios.
Il
parla ainsi et renvoya les autres Rois, sauf les deux Atréides, le divin
Odysseus, Nestor, Idoméneus et le vieux cavalier Phoinix, qui restèrent pour
charmer sa tristesse. Mais rien ne devait le consoler, avant qu'il se fût jeté
dans la mêlée sanglante. Et le souvenir renouvelait ses gémissements, et il
disait :
—
Certes, autrefois, ô malheureux, le
plus cher de mes compagnons, tu m'apprêtais toi-même, avec soin, un excellent
repas, quand les Akhaiens portaient la guerre lamentable aux Troiens dompteurs
de chevaux. Et, maintenant, tu gis, percé par l'airain, et mon cœur, plein du
regret de ta mort, se refuse à toute nourriture. Je ne pourrais subir une
douleur plus amère, même si j'apprenais la mort de mon père qui, peut-être,
dans la Phthiè, verse en ce
moment des larmes,
privé du secours de son fils, tandis que, sur une terre étrangère, je
combats les Troiens dompteurs de chevaux pour la cause de l'exécrable Hélénè ; ou même, si je regrettais mon fils bien-aimé, qu'on élève à
Skyros, Néoptolémos semblable à un Dieu, s'il vit encore. Autrefois,
j'espérais dans mon cœur que je mourrais seul devant Troie loin d'Argos féconde
en chevaux, et que tu conduirais mon fils, de Skyros vers la Phthiè, sur ta nef
rapide ; et que tu lui remettrais mes domaines, mes serviteurs et ma haute et
grande demeure. Car je pense que Pèleus n'existe plus, ou que, s'il traîne un
reste de vie, il attend, accablé par l'affreuse vieillesse, qu'on lui porte la
triste nouvelle de ma mort.
Il
parla ainsi en pleurant, et les princes vénérables gémirent, chacun se
souvenant de ce qu'il avait laissé dans ses demeures. Et le Kroniôn, les
voyant pleurer, fut saisi de compassion, et il dit à Athènè ces paroles
ailées :
—
Ma fille, délaisses-tu déjà ce héros ? Akhilleus n'est-il plus
rien dans ton esprit ? Devant ses nefs aux
antennes dressées, il est assis, gémissant sur son cher compagnon. Les autres
mangent, et lui reste sans nourriture. Va ! verse dans sa poitrine le nektar et
la douée ambroisie, pour que la faim ne l'accable point.
Et,
parlant ainsi, il excita Athènè déjà pleine d'ardeur. Et, semblable à
l'aigle marin aux cris perçants, elle sauta de l'Ouranos dans l'Aithèr ; et
tandis que les Akhaiens s'armaient sous les tentes, elle versa dans la poitrine
d'Akhilleus le nektar et l'ambroisie désirable, pour que la faim mauvaise ne
rompit pas ses genoux. Puis, elle retourna dans la solide demeure de son père
très puissant, et les Akhaiens se répandirent hors des nefs rapides.
De
même que les neiges épaisses volent dans l'air, refroidies par le souffle
impétueux de l'aithèréen Boréas, de même, hors des nefs, se répandaient
les casques solides et resplendissants, et les boucliers bombés, et les
cuirasses épaisses, et les lances de frêne. Et la splendeur en montait dans
l'Ouranos, et toute la terre, au loin, riait de l'éclat de l'airain, et
retentissait du trépignement des pieds des
guerriers, Et, au milieu
d'eux, s'armait le divin Akhilleus ; et ses dents grinçaient, et ses yeux
flambaient comme le feu, et une affreuse douleur emplissait son cœur; et,
furieux contre les Troiens,
il se couvrit
des armes
que le Dieu Hèphaistos lui
avait faites. Et. d'abord, il attacha autour de ses
jambes, par des agrafes d'argent, les
belles knémides. Puis, il couvrit sa poitrine de la cuirasse. Il suspendit
l'épée d'airain aux clous d'argent à ses épaules, et il saisit le bouclier
immense et solide d'où sortait une longue clarté, comme de Séléné. De même
que la splendeur d'un ardent incendie apparaît de loin, sur la mer, aux
matelots, et brûle, dans un enclos solitaire, au faîte des montagnes, tandis
que les rapides tempêtes, sur la mer poissonneuse, les emportent loin de leurs
amis; de même l'éclat du beau et solide bouclier d'Akhilleus montait dans
l'air. Et il mit sur sa tête le casque lourd. Et le casque à crinière luisait
comme un astre, et les crins d'or que Hèphaistos avait posés autour se
mouvaient par masses. Et le divin Akhilleus essaya ses armes, présents
illustres, afin de voir si elles convenaient à ses membres. Et elles étaient
comme des ailes qui enlevaient le prince des peuples. Et il retira de l'étui la
lance paternelle, lourde, immense et solide, que ne pouvait soulever aucun des
Akhaiens, et que, seul, Akhilleus savait manier : la lance Pèllenne que, du
faîte du Pèlion, Khiron avait apportée à Pèleus, pour le meurtre des
héros.
Et
Automédon et Aikimos lièrent les chevaux au joug avec de belles courroies ; ils
leur mirent les freins dans la bouche, et ils roidirent les rênes vers le
siège du char. Et Automédon y monta, saisissant d'une main habile le fouet
brillant, et Akhilleus y monta aussi,
tout resplendissant sous ses armes, comme le matinal Hypérionide, et il dît
rudement aux chevaux de son père :
—
Xanthos et Balios, illustres enfants
de Podargè, rame-nez cette fois votre conducteur parmi les Danaens, quand nous
serons rassasiés du combat, et ne l'abandonnez point mort comme Patroklos.
Et
le cheval aux pieds rapides, Xanthos, lui parla sous le joug ; et il inclina la
tête, et toute sa crinière, flottant autour du timon, tombait jusqu'à terre.
Et la Déesse Hèrè aux bras blancs lui permît de parler :
—
Certes, nous te sauverons
aujourd'hui, très brave Akhilleus
;
cependant, ton dernier jour approche. Ne nous en accuse point, mais le grand
Zeus et la Moire puissante. Ce n'est ni par notre lenteur, ni par notre
lâcheté que les Troiens ont arraché tes armes des épaules de Patroklos.
C'est le Dieu excellent que Lètô aux beaux cheveux a enfanté, qui, ayant tué
le Ménoitiade au premier rang, a donné la victoire à Hektôr.
Quand
notre course serait telle que le souffle de Zéphyros, le plus rapide des vents,
tu n'en tomberais pas moins sous les coups d'un Dieu et d'un homme.
Et
comme il parlait, les Erinnyes arrêtèrent sa voix, et Akhilleus aux pieds
rapides lui répondit, furieux :
—
Xanthos, pourquoi m'annoncer la mort
? Que t'im-porte ? Je sais que ma destinée est de mourir ici, loin de mon père
et de ma mère, mais je ne m'arrêterai qu'après avoir assouvi les Troiens de
combats.
Il
parla ainsi, et, avec de grands cris, il poussa aux premiers rangs les chevaux
aux sabots massifs.