t
ils combattaient ainsi pour les nefs bien cons-truites. Et Patroklos se
tenait devant le prince des peuples, Akhilleus, versant de chaudes larmes, comme une
source d'eau noire qui flue du haut d'un rocher.
Et
le divin Akhilleus en eut compassion, et il lui dit ces paroles ailées :
—
Pourquoi pleures-tu, Patroklos, comme
une petite fille qui court après sa mère, saisit sa robe et la regarde en
pleurant jusqu'à ce que celle-ci la prenne dans ses bras ? Semblable à cette
enfant, ô Patroklos, tu verses des larmes abondantes. Quel message as-tu pour
les Myrmidones ou pour moi ? As-tu seul reçu des nouvelles de la Phthiè ? On
dit cependant que le fils d'Aktôr, Ménoitios,
et l’Aiakide
Pèleus vivent encore parmi
les Myrmidones. Certes, nous serions accablés, s'ils étaient morts. Mais
peut-être pleures-tu pour les
Argiens qui
périssent auprès
des nefs creuses, par leur
propre iniquité ? Parle, ne me cache rien, afin que nous sachions tous deux.
Et
le cavalier Patroklos, avec un profond soupir, lui répondit
:
—
0 Akhilleus, fils de Pèleus, le plus
brave des Akhaiens, ne t'irrite point, car de grandes calamités accablent les
Akhaiens. Déjà les plus braves d'entre eux gisent dans les nefs, frappés et
blessés. Le robuste Tydéide Diomèdès est blessé, et Odysseus illustre par
sa lance, et Agamemnôn. Eurypylos a la cuisse percée d'une flèche; et les
médecins les soignent et baignent leurs blessures avec des baumes. Mais toi,
Akhilleus, tu es implacable ! 0 Pèléide, doué d'un courage inutile
qu'une colère telle que la tienne ne me saisisse jamais ! A qui
viendras-tu désormais en aide, si tu ne sauves pas les Argiens de cette ruine
terrible ? 0 inexorable ! Le cavalier Pèleus n'est point ton père, Thétis ne
t'a point conçu. La mer bleue t'a enfanté et ton âme est dure comme les hauts
rochers. Si tu fuis l'accomplissement d'un oracle, et si ta mère vénérable
t'a averti de la part de Zeus,
au moins
envoie-moi promptement à la tête des Myrmidones, et que j'apporte une
lueur de salut aux Danaens ! Laisse-moi couvrir mes épaules de tes armes. Les
Troiens reculeront, me prenant pour toi, et les fils belliqueux des Akhaiens
respireront, et nous chasserons
facilement, nouveaux
combattants, ces hommes écrasés de fatigue, loin des tentes et des nefs, vers
leur Ville.
Il
parla ainsi,
suppliant, l'insensé
!cherchant la mort et la Kèr fatale. Et Akhilleus aux pieds
rapides lui répondit en gémissant :
—
Divin Patroklos, qu'as-tu dit ? Je ne
m'inquiète d'aucun oracle, et ma
mère vénérable ne m'a rien annoncé de la part de Zeus. Mais un noir chagrin
est dans mon cœur et trouble mon esprit, depuis que cet homme, dont la
puissance est la plus haute, m'a arraché ma récompense, à moi qui suis son
égal ! Tel est le noir chagrin qui me ronge. Cette jeune femme que j'avais
conquise par ma lance, après avoir renversé une ville aux fortes murailles, et
que les fils des Akhaiens m'avaient donnée en récompense, le roi Atréide
Agamemnôn me l'a arrachée des mains, comme à un vil vagabond ! Mais oublions
le passé. Sans doute je ne puis nourrir dans mon cœur une colère éternelle.
J'avais résolu de ne la déposer que le jour où les clameurs de la guerre
parviendraient jusqu'à mes nefs. Couvre
donc tes épaules de mes armes illustres, et mène les braves Myrmidones au
combat, puisqu'une noire nuée de Troiens enveloppe les nefs. Voici que les
Argiens sont acculés contre le rivage de la mer, dans un espace très étroit,
et toute la Ville des Troiens s'est ruée sur eux avec audace, car ils ne voient
point le front de mon casque resplendir. Certes, dans leur fuite, ils
empliraient les rossés des champs de leurs cadavres, si le roi Agamemnôn ne
m'avait point outragé ; et maintenant ils assiègent
le camp.
La lance
furieuse du Tydéide
Diomèdès ne s'agite plus dans ses mains pour sauver les Danaens de la mort, et
je n'entends plus la voix de l'Atréide sortir de sa tête détestée, mais
celle du tueur d'hommes Hektôr, qui excite les Troiens de toutes parts. Et la
clameur de ceux-ci remplit toute la
plaine, et ils bouleversent les Akhaiens. Va, Patroklos, rue-toi sur eux, et
repousse cette ruine loin des nefs. Ne
les laisse pas détruire les nefs par le feu ardent, et que le doux retour ne
nous soit pas ravi. Mais garde mes paroles dans ton esprit, si tu veux que je
sois honoré et glorifié par tous les Danaens, et qu'ils me rendent cette belle
jeune femme et un grand nombre de présents splendides, par surcroît. Repousse
les Troiens loin des nefs et reviens. Si l'Époux d’Hèrè, qui tonne au loin,
te donne la victoire, ne dompte pas sans moi les Troiens belliqueux; car tu me
couvrirais de honte, si, les ayant vaincus, et plein de l'orgueil et de
l'ivresse du combat, tu menais l'armée à Ilios. Crains qu'un des Dieux
éternels ne se rue sur toi du haut de l'Olympos, surtout l'Archer Apollôn qui
protège les Troiens. Reviens après avoir sauvé les nefs, et laisse-les
combattre dans la plaine. Qu'il vous plaise, ô Père Zeus, ô Athènè, ô
Apollôn, que nul d'entre les Troiens et les Akhaiens n'évite la mort, et que,
seuls, nous survivions tous deux et renversions les murailles sacrées d'Ilios !
Et
ils se parlaient ainsi. Mais Aias ne suffisait plus au combat, tant il était
accablé de traits. Et l'esprit de Zeus et les Troiens Illustres l'emportaient
sur lui ; et son casque splendide, dont les aigrettes étaient rompues par les
coups, sonnait autour de ses tempes, et son épaule fatiguée ne pouvait plus
soutenir le poids du bouclier. Et cependant, malgré la nuée des traits, ils ne
pouvaient l'ébranler, bien que respirant à peine, inondé de la sueur de tous
ses membres, et haletant sous des maux multipliés.
Et
Hektôr frappa de sa grande épée la lance de frêne d'Aias, et il la coupa là
où la pointe se joignait au bois ; et le Télamônien
Aias n'agita plus dans sa main qu'une lance mutilée, car la pointe d'airain,
en tombant, sonna contre terre. Et Aias, dans son cœur irréprochable, reconnut
avec horreur l'œuvre des Dieux, et vit que Zeus qui tonne dans les
hauteurs, domptant son
courage, donnait la victoire aux Troiens. Et il se retira loin des traits, et
les Troiens jetèrent le feu infatigable sur la nef rapide, et la flamme
inextinguible enveloppa aussitôt la poupe, et Akhilleus,
frappant ses cuisses, dit à Patroklos :
—
Hâte-toi, divin Patroklos ! Je vois
le feu ardent sur les nefs. Si elles brûlent, nous ne pourrons plus songer au
retour. Revêts promptement mes armes, et j'assemblerai mon peuple. Il parla
ainsi, et Patroklos se couvrit de l'airain splendide. Il attacha de belles knémides
à ses jambes avec des agrafes d'argent ; il mit sur sa poitrine la
cuirasse étincelante, aux mille reflets, du rapide Akhilleus,
et il suspendit à ses épaules l'épée d'airain aux clous d'argent. Puis, il
prit le grand et solide bouclier, et il posa sur sa noble tête le casque
magnifique à la terrible aigrette de crins, et de ses mains il saisit de fortes
piques ; mais il laissa la lance lourde, immense et solide, de l'irrépro-chable Aiakide, la lance Pèlienne que Kheirôn
avait appor-tée à son père bien-aimé des cimes du
Pèlion, afin d'être la mort des héros. Et Patroklos ordonna à
Automédon, qu'il honorait le plus après Akhilleus,
et qui lui était le plus fidèle dans le combat, d'atteler les chevaux au char.
Et
c'est pourquoi Automédon soumit au joug les chevaux
rapides, Xanthos et Balios,
qui, tous deux, volaient
comme le vent, et que la Harpye Podargè avait conçus de Zéphyros,
lorsqu'elle paissait dans
une prairie aux bords du fleuve Okéanos. Et Automédon lia au delà du timon
l'irréprochable Pèdasos qu'Akhilleus avait amené
de la ville saccagée
d'Eétiôn. Et Pèdasos,
bien que mortel, suivait les chevaux immortels.
Et
Akhilleus
armait les Myrmidones sous leurs tentes. De même que des loups mangeurs de
chair crue et pleins d'une grande force qui, dévorant un grand cerf rameux
qu'ils ont tué sur les montagnes, vont en troupe, la gueule rouge de sang et
vomissant le sang, laper de leurs langues légères les eaux de la source noire,
tandis que leur ventre s'enfle et
que leur cœur est toujours intrépide ; de même les chefs des Myrmidones se
pressaient autour du
brave compagnon du
rapide Aiakide. Et, au milieu d'eux, le belliqueux Akhilleus
excitait les porteurs de boucliers et les chevaux. Et Akhilleus
cher à Zeus avait conduit à Troie cinquante nefs rapides, et cinquante
guerriers étaient assis sur les bancs de rameurs de chacune, et cinq chefs les
commandaient sous ses ordres.
Et
le premier chef était Ménesthios à la cuirasse étincelante, aux mille
reflets, fils du fleuve Sperkhéios qui tombait de Zeus. Et la belle Polydorè,
fille de Pèleus, femme mortelle épouse
d'un Dieu, l'avait conçu de
l'infatigable Sperkhéios ; mais Bôros, fils de Périèrès, l'ayant épousée
en la dotant richement, passait pour être le père de Ménesthios.
Et
le deuxième chef était le brave Eudoros, conçu en secret, et qu'avait
enfanté la belle Polymèlè, habile dans les danses, fille de Phylas. Et le
tueur d'Argos l'aima, l'ayant vue dans un chœur de la tumultueuse Artémis à
l'arc d'or. Et l'illustre Hermès, montant aussitôt dans les combles de la
demeure, coucha secrètement avec elle, et elle lui donna un fils illustre,
l'agile et brave Eudoros. Et après qu'Eiléithyia qui préside aux douloureux
enfantements l’eut conduit à la lumière et qu'il
eut vu la splendeur de Hélios, le robuste Aktoride Ekhékieus conduisit Polymèlè
dans ses demeures et lui fit mille dons nuptiaux. Et le vieux Phylas éleva et
nourrit avec soin Eudôros, comme s'il était son fils.
Et
le troisième chef était le brave Peisandros Maimalide qui excellait au combat
de la lance, parmi les Myrmidones, après Patroklos.
Et
le quatrième chef était le vieux cavalier Phoinix, et le cinquième était
l'irréprochable Alkimédôn, fils de Laerkès.
Et
Akhilleus, les
ayant tous rangés sous leurs chefs, leur dit en paroles sévères :
—
Myrmidones, qu'aucun de vous n'oublie
les menaces que, dans les nefs
rapides, vous adressiez aux
Troiens, durant les jours de ma
colère, quand vous m'accusiez
moi-même, disant : - 0 dur fils de Pèleus, sans doute une mère farouche t'a
nourri de fiel, toi qui retiens de force tes compagnons sur leurs nefs ! Que
nous retournions au moins dans nos demeures sur les nefs qui fendent la mer,
puisqu'une colère Inexorable est entrée dans ton cœur. -
Souvent vous me parliez ainsi. Aujourd'hui,
voici le grand combat dont vous étiez avides.
Que chacun de vous,
avec un cœur solide, lutte
contre les Troiens.
Il
parla ainsi, et il excita la force
et le courage de chacun, et Ils serrèrent leurs rangs. De même qu'un homme
fortifie de pierres épaisses le mur d'une haute maison qui soutiendra l'effort
des vents, de même les casques et les boucliers bombés se pressèrent, tous se
soutenant les. uns les autres, boucliers contre boucliers, casques à crinières
étincelantes contre casques, homme contre homme. Et
Patroklos et
Automédon, qui n'avalent
qu'une âme, se mirent en tête des Myrmidones.
Mais Akhilleus entra sous sa tente et souleva le couvercle d'un coffre riche et bien
fait, et plein de tuniques, de manteaux imperméables au vent et de tapis velus.
Et là se trouvait une coupe d'un beau travail dans laquelle le vin ardent
n'avait été versé que pour Akhilleus seul entre tous les hommes, et qui
n'avait fait de libations qu'au Père Zeus seul entre tous les Dieux. Et,
l'ayant retirée du coffre, il la purifia avec du soufre, puis il la lava avec
de l'eau pure et claire, et il lava ses mains aussi ; et puisant le vin ardent,
faisant des libations et regardant l'Ouranos, il pria debout au milieu de tous,
et Zeus qui se réjouit de la foudre l'entendit et le vit:
—
Zeus ! Roi Dôdônaîen, Pélasgique,
qui, habitant au loin, commandes sur Dôdônè enveloppée par l'hiver, au
milieu de tes divinateurs, les Selles, qui ne se lavent point les pieds et
dorment sur la terre, si tu as déjà exaucé ma prière, et si, pour m'honorer,
tu as rudement châtié le peuple des Akhaiens, accomplis encore mon vœu ! Je
reste dans l'enceinte de mes nefs, mais j'envoie mon compagnon combattre en tête
de nombreux Myrmidones. 0 Prévoyant Zeus ! donne-lui la victoire,
affermis son cœur dans sa
poitrine, et que Hektôr apprenne que mon compagnon sait combattre seul
et que ses mains robustes n'attendent point pour agir que je me rue dans le
carnage d'Arès. Mais, ayant repoussé la guerre et ses clameurs loin des nefs,
qu'il revienne, sain et sauf, vers mes nefs rapides, avec mes armes et mes
braves compagnons !
Il
parla ainsi en priant, et le sage Zeus l'entendit, et il exauça une partie de
sa prière, et il rejeta l'autre. Il
voulut bien que Patroklos repoussât la guerre et le combat loin des nefs, mais
il ne voulut pas qu'Il revînt sain et sauf du combat. Après avoir fait des
libations et supplié le Père Zeus, le Pèléide rentra sous sa tente et
déposa la coupe dans le coffre ; et il sortit de nouveau pour regarder la rude
mêlée des Troiens et des Akhaiens.
Et
les Myrmidones, rangés sous le magnanime Patroklos, se ruèrent, pleins
d'ardeur, contre les Troiens. Et ils se répandaient semblables à des guêpes,
nichées sur le bord du chemin, et que des enfants se plaisent à irriter dans
leurs nids. Et ces insensés préparent
un grand mal pour beaucoup ;
car, si un voyageur les
excite involontairement au passage, les guêpes au cœur intrépide
tourbillonnent et
défendent leurs
petits.
Ainsi
les braves Myrmidones se répandaient hors des nefs ; et une immense
clameur s'éleva ; et Patroklos exhorta ainsi ses compagnons à voix haute :
—
Myrmidones, compagnons du Pèléide
Akhilleus, amis, soyez des hommes, et souvenez-vous de votre force et de votre
courage, afin d'honorer le Pèléide, le plus brave des hommes, auprès des nefs
des Argiens, et nous, ses belliqueux compagnons. Et que l'Atréide Agamemnôn qui
commande au loin reconnaisse sa faute, lui qui a outragé le plus brave des
Akhaiens.
Il
parla ainsi, et il excita leur force et leur courage, et ils se ruèrent avec
fureur sur les Troiens, et les nefs résonnèrent des hautes clameurs des
Akhaiens. Et, alors, les Troiens virent le brave fils de Ménoitios et
son compagnon, tous deux resplendissants sous leurs armes. Leurs cœurs en
furent émus, et leurs phalanges se troublèrent; et ils crurent que le
Pèléide aux pieds rapides avait déposé sa
colère auprès des nefs. Et chacun regardait de tous côtés comment il
éviterait la mort.
Et Patroklos, le premier, lança sa pique éclatante au plus épais de la mêlée
tumultueuse, autour de la poupe de la nef du
magnanime Prôtésilaos.
Et il frappa Pyraikhmès, qui avait amène les cavaliers Paiones d'Amydôn et des bords de l'Axios au large cours ; et il le frappa à l'épaule
droite, et Pyraikhmès tomba dans la poussière
en gémissant, et les
Paiones prirent la fuite. Patroklos les dispersa tous ainsi, ayant tué
leur chef qui excellait dans le combat. Et il arracha le feu de la nef, et il
l'éteignit. Et les Troiens, dans un immense tumulte, s'enfuirent loin de la nef
à demi brûlée, et les Danaens, sortant en foule des nefs creuses, se
jetèrent sur eux, et une haute clameur s'éleva. De même que, le foudroyant
Zeus ayant dissipé les nuées noires au faîte d'une grande montagne, tout
apparaît soudainement, les cavernes, les cimes aiguës et les bois, et qu'une
immense sérénité se répand dans l'Aithèr ; de même les Danaens respirèrent
après avoir éloigné des nefs la flamme ennemie. Mais ce ne fut point la fin
du combat. Les Troiens, repoussés des nefs noires par les Akhaiens belliqueux,
ne fuyaient point bouleversés, mais ils résistaient encore, bien que cédant
à la nécessité. Alors, dans la mêlée élargie, chaque chef Akhaien tua un
guerrier.
Et,
le premier de tous, le brave fils de Ménoitios
perça de sa pique aiguë la cuisse d'Arèilykos qui fuyait.
L'airain traversa la
cuisse et brisa
l'os, et l'homme tomba la face contre terre. Et le brave Ménélaos
frappa Thoas à l'endroit de la poitrine que le bouclier ne couvrait pas, et il
rompit ses forces. Et le Phyléide, voyant Amphikios qui s'élançait, le
prévint en le frappant au bas de la cuisse, là où les muscles sont très
épais; et la pointe d'airain déchira les nerfs, et l'obscurité couvrit les
yeux d'Amphikios. Et la lance aiguë du Nestoride blessa Atymnios, et
l'airain traversa les
entrailles, et le Troien tomba devant Antilokhos. Et Maris, irrité de la mort
de son frère, et debout devant le cadavre, lança sa pique contre Antilokhos ;
mais le divin Thrasymèdès le prévint, comme il allait frapper, et le perça
près de l'épaule, et la pointe d'airain, tranchant
tous les muscles,
dépouilla l'os de toute sa chair. Et Maris tomba avec bruit, et un noir
brouillard couvrit ses yeux. Ainsi descendirent dans l'Erébos deux frères,
braves compagnons de Sarpèdôn, et tous deux fils d'Amisôdaros qui avait
nourri l'indomptable Khimaira pour la destruction des hommes.
Aias
Oiliade saisit vivant Kléoboulos embarrasse dans la mêlée, et il
le tua en le frappant de son épée à la gorge, et toute l'épée y
entra chaude de sang, et la mort pourprée et la Moire violente obscurcirent ses
yeux. Pènéléôs et Lykôn, s'attaquant, se manquèrent de leurs lances et
combattirent avec leurs épées. Lykôn frappa le cône du casque à aigrette de
crins, et l'épée se rompit ; mais Pènéléôs le perça au cou, sous
l'oreille, et l'épée y entra tout entière, et la tête fut suspendue à la
peau, et Lykôn fut tué. Et Mèrionès, poursuivant avec rapidité Akamas qui
montait sur son char, le frappa à l'épaule droite, et le Troien tomba du char,
et une nuée obscurcit ses yeux.
Idoméneus
frappa de sa pique Erymas dans la bouche, et la pique d'airain pénétra jusque
dans la cervelle en brisant les os blancs ; et toutes les dents furent
ébranlées, et les deux yeux s'emplirent de sang, et le sang jaillit de la
bouche et des narines, et la nuée noire de la mort l'enveloppa.
Ainsi
les chefs Danaens tuèrent chacun un guerrier. De même que des loups féroces
se jettent, dans les montagnes, sur des agneaux ou des chevaux que les bergers imprudents ont laissés, dispersés ça et là, et qui
les emportent tout tremblants ; de même les Danaens bouleversaient les Troiens
qui fuyaient tumultueusement,
oubliant leur force et leur courage.
Et
le grand Aias désirait surtout atteindre Hektôr armé d'airain ; mais celui-ci,
habile au combat, couvrant ses larges épaules de son bouclier de peau de
taureau, observait le bruit strident des flèches et le son des piques. Et il
comprenait les chances du combat ; et toujours ferme, il protégeait ses chers
compagnons. De même qu'une nuée monte de l'Olympos jusque dans l'Ouranos,
quand Zeus excite la tempête dans la sérénité de l'Aithèr, de
même la
clameur et
la fuite s'élançaient des nefs. Et les Troiens ne repassèrent point le
fossé aisément. Les chevaux rapides de Hektôr
l'emportèrent loin de son peuple
que le fossé profond arrêtait. Et
une multitude de chevaux s'y précipitaient,
brisant les timons et abandonnant
les chars des princes. Et Patroklos
les poursuivait avec fureur, exhortant les Danaens et méditant la ruine des
Troiens. Et ceux-ci, pleins de clameurs, emplissaient les chemins de leur fuite ;
et une vaste poussière montait vers les nuées,
et les chevaux aux sabots massifs couraient vers la Ville, loin des nefs
et des tentes. Et Patroklos poussait,
avec des cris mena-çants, cette armée
bouleversée. Et les hommes tombaient hors des chars sous les essieux, et les
chars bondissants retentissaient. Et les chevaux immortels et rapides, illustres présents des Dieux à Pèleus,
franchirent le fossé profond, pleins du désir de la course. Et le cœur de
Patroklos le poussait vers Hektôr, afin de le frapper de sa pique ; mais les
chevaux rapides du Priamide l'avaient emporté.
Dans
les jours de l'automne, quand la terre est accablée sous de noirs tourbillons,
et quand Zeus répand une pluie abondante,
irrité contre les hommes qui jugeaient avec iniquité
dans l'agora et chassaient
la justice, sans respect des Dieux, de même qu'Ils voient maintenant les
torrents creuser leurs campagnes et se précipiter
dans la mer pourprée du
haut des rochers escarpés,
détruisant de tous côtés les travaux des hommes ; de même on voyait les
cavales troiennes courir épouvantées. Et Patroklos, ayant rompu les premières
phalanges, les repoussa vers les nefs et ne leur permit pas de regagner la Ville
qu'elles désiraient atteindre. Et il les
massacrait, en les poursui-vant, entre
les nefs,
le fleuve et les hautes murailles, et il tirait vengeance d'un grand
nombre d'hommes. Et il frappa d'abord Pronoos, de sa pique éclatante, dans la
poitrine découverte par le bouclier. Et les forces du Troien furent rompues, et
il retentit en tombant. Et il attaqua Thestôr, fils d'Enops. Et Thestôr était
affaissé sur le siège du char, l'esprit troublé ; et les rênes
lui étaient tombées des
mains. Patroklos le frappa de sa lance à la joue droite, et l'airain passa à
travers les dents, et, comme il le ramenait, il arracha l'homme du char. Ainsi un hom-me, assis au faîte
d'un haut rocher qui avance, à l'aide de l'hameçon brillant de la ligne,
attire un grand poisson, hors de la mer. Ainsi Patroklos enleva du char, à
l'aide de sa lance éclatante, Thestôr, la bouche béante ; et celui-ci,
en tombant, rendit l'âme. Puis il frappa d'une pierre dans la tête Eryalos qui
s'élançait, et dont la tête s'ouvrit en deux, sous le casque solide, et qui
tomba et rendit l'âme, enveloppé par la mort. Puis, Patroklos coucha,
domptés, sur la terre nourricière, Erymas, Amphotéros, Epaltès, Tlèpolémos
Damastoride, Ekhios, Pyris, Ipheus, Evippos et l'Argéade Polymèlos. Mais
Sarpèdôn, voyant ses compagnons tués et dépouillés de leurs
armes par les mains du Ménoitiade Patroklos, exhorta les irréprochables Lykiens :
—
0 honte ! Pourquoi fuyez-vous, Lykiens ? Vous êtes maintenant bien rapides ! J'irai contre ce guerrier, et je
saurai s'il me domptera, lui qui
a accablé les Troiens de tant de maux et qui a rompu les genoux de tant
de braves.
Il parla ainsi,
et il sauta avec
ses armes,
de son char, sur la terre.
Et Patroklos le vit et sauta de son char. De même que deux vautours aux becs
recourbés et aux serres aiguës sur une roche escarpée luttent avec de grands
cris ; de même ils se ruèrent l'un sur l'autre avec des clameurs. Et le fils du
subtil Kronos, les ayant vus, fut rempli de compassion, et il dit à Hèrè, sa
sœur et son épouse :
—
Hélas ! voici que la destinée de
Sarpèdôn, qui m'est très cher parmi les hommes, est d'être tué par le Ménoitiade Patroklos, et mon cœur hésitant délibère dans ma poitrine si je
le transporterai vivant du combat lamentable au milieu du riche peuple de
Lykiè, ou si ]e le dompterai par les mains du Ménoitiade.
Et
la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf lui répondit :
—
Redoutable Krônide, quelle parole
as-tu dite ? Tu veux affranchir de la triste mort un homme mortel depuis
longtemps voué au destin ? Fais-le, mais nous tous, les Dieux, nous ne
t'approuverons pas. Je te dirai ceci, et retiens-le dans ton esprit : si tu
envoies Sarpèdôn vivant dans ses demeures, songe que, désormais, chacun des
Dieux voudra aussi sauver un fils bien-aimé de la rude mêlée. Il y a, en
effet, beaucoup de fils des Dieux qui combattent autour de la grande ville de
Priamos, de ces Dieux que tu auras irrités. Si Sarpèdôn t'est cher et que
ton cœur le plaigne, laisse-le tomber dans la rude mêlée sous les mains du Ménoitiade Patroklos ; mais dès
qu'il aura rendu l'âme et la vie, envoie Thanatos et le doux Hypnos afin qu'Ils
le transportent chez le peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses
concitoyens l'enseveliront, et ils lui élèveront un tombeau et une colonne ;
car c'est là l'honneur des morts.
Elle
parla ainsi, et le Père des hommes et des Dieux consentit. Et il versa sur la
terre une pluie de sang, afin d'honorer son fils bien-aimé que Patroklos devait
tuer dans la fertile Troie, loin de sa patrie. Et les deux héros s'étant
rencontrés, Patroklos frappa dans le ventre
l'illustre Thrasymèdès qui conduisait le char du roi Sarpèdôn, et il
le tua. Et Sarpèdôn s'élança ; mais sa pique éclatante, s'étant égarée, blessa à l'épaule le cheval Pèdasos qui hennit, tomba dans
la poussière et rendit l'âme. Et ses compagnons se cabrèrent, et le joug
cria, et les rênes furent entre-mêlées. Mais le brave Automédon mit fin à
ce trouble. Il se leva, et,
tirant la longue épée qui pendait sur sa cuisse robuste, il trancha les
traits qui étaient au delà du timon. Et les deux autres chevaux, se remettant
au joug, obéirent aux rênes, et les deux guerriers continuèrent le combat
lamentable.
Alors
la pique
éclatante de
Sarpèdôn s'égara encore,
car la pointe d'airain effleura l’épaule gauche de Patroklos sans le blesser.
Et celui-ci se rua avec l'airain, et le trait ne s'échappa point vainement de
sa main, car il frappa Sarpèdôn à cette
cloison qui enferme le cœur vivant. Et il tomba comme tombe un chêne, ou un
peuplier, ou un grand pin que les bûcherons, sur les montagnes, coupent de
leurs haches tranchantes pour construire des
nefs. Et il était étendu devant
ses chevaux et son char, grinçant des dents et saisissant la poussière
sanglante. De même qu’un taureau magnanime
qu'un lion fauve a saisi
parmi les bœufs aux pieds flexibles, et qui meurt en mugissant sous les dents
du lion, de même le Roi des Lykiens porteurs de boucliers gémissait, dompté
par Patroklos. Et il appela son cher compagnon :
—
Ami Glaukos, brave entre les hommes,
c'est maintenant qu'il te faut combattre intrépidement. Si la mêlée
lamentable ne trouble point ton cœur, sois prompt. Les appelant de tous côtés,
exhorte les chefs Lykiens à combattre pour Sarpêdôn, et combats toi-même
pour moi. Je serais à jamais ton opprobre et ta honte si les Akhaiens me
dépouillaient de mes armes dans le combat des nefs. Sois ferme, et exhorte tout
mon peuple.
Il
parla ainsi, et l'ombre de la mort couvrit ses yeux et ses narines. Et Patroklos, lui mettant le pied sur la poitrine, arracha sa lance, et les
entrailles la suivirent, et le Ménoitiade arracha en même temps sa lance et
l'âme de Sarpèdôn.
Les
Myrmidones saisirent les chevaux haletants et qui voulaient fuir depuis que le
char de leurs maîtres était vide. Mais, en entendant la voix de Sarpèdôn,
Glaukos ressentit une amère douleur, et son cœur fut déchiré de ne pouvoir
le secourir. Pressant de sa main son bras cruellement blessé par la flèche que
lui avait lancée Teukros, du haut de la muraille, en défendant ses compagnons,
il supplia ainsi l'Archer Apollôn :
—
Entends-moi, ô Roi ! soit de la
riche Lykiè, soit de Troie, car tu peux entendre de tout lieu les plaintes de
l'homme qui gémît, et voici que la douleur me ronge. Je subis une blessure
cruelle, et ma main est en proie à de grands maux, et mon sang coule sans
cesse, et mon épaule est très lourde, et je ne puis ni saisir ma lance, ni combattre
l'ennemi. Et voici que le plus
illustre des hommes est mort, Sarpèdôn, fils de Zeus qui n'a point secouru son
fils. Mais toi, ô Roi ! guéris cette blessure amère; apaise mon mal, afin que
j'excite les Lykiens à combattre et que je combatte moi-même pour ce cadavre.
Il
parla ainsi en priant, et Phoibos Apollôn l'entendit et apaisa aussitôt sa
douleur. Et le sang noir cessa de couler de sa blessure amère, et la force lui
fut rendue. Glaukos connut dans son esprit que le grand Dieu avait exaucé sa
prière, et il se réjouit. Et d'abord, courant de tous côtés, il excita les
chefs Lykiens à combattre pour Sarpèdôn ; puis, marchant à grands pas vers
les Troiens, il chercha Polydamas Panthoide, le divin Agènôr, Ainéias
et Hektôr, armé d'airain, et leur dit ces paroles allées :
—
Hektôr, tu oublies tes alliés qui,
pour toi, rendent l'âme loin de leurs amis et de la terre de la patrie, et tu
refuses de les secourir. Le chef des Lykiens porteurs de boucliers est mort,
Sarpèdôn, qui protégeait la Lykiè par sa justice et par sa vertu. Arès
d'airain l'a tué par la lance de Patroklos. Venez, amis, et indignez-vous. Que
les Myrmidones, irrités à cause de tant d'Akhaiens que nous avons tués de nos
lances rapides auprès des nefs, n'enlèvent point les armes et n'insultent
point le cadavre de Sarpèdôn.
Il
parla ainsi, et une intolérable et irrésistible douleur saisit les Troiens,
car Sarpèdôn, bien qu'étranger, était le rempart de leur Ville, et des
peuples nombreux le suivaient, et lui-même excellait dans le combat. Et ils
marchèrent avec ardeur droit aux Danaens, menés par Hektôr irrité à cause
de Sarpèdôn. Mais le cœur solide de Patroklos Ménoitiade excitait aussi les
Akhaiens, et il dit aux deux Aias prompts aux combats :
—
Aias ! soyez aujourd'hui tels que
vous avez toujours été parmi les plus braves et les meilleurs. Il est tombé
l'homme qui, le premier, a franchi le mur des Akhaiens, Sarpèdôn. Insultons ce
cadavre et arrachons ses armes de ses épaules, et tuons de l'airain tous ceux
de ses compagnons qui voudraient le défendre.
Il
parla ainsi, et les Aias se
hâtèrent de lui venir en
aide ; et de chaque coté, Troiens, Lykiens, Myrmidones et Akhaiens,
serrant leurs phalanges, se ruaient avec d'horribles clameurs autour du cadavre,
et les armes des hommes retentissaient. Et Zeus répandit sur la mêlée une
obscurité affreuse, afin que le labeur du combat pour son fils bien-aimé fût
plus terrible. Et d'abord les Troiens repoussèrent les Akhaiens aux sourcils
arqués ; et un des meilleurs parmi les Myrmidones fut tué, le divin Epeigeus,
fils au magnanime Agakieus. Et Epeigeus commandait autrefois dans Boudéion bien
peuplée ; mais, ayant tué son brave beau-frère, il vint en suppliant auprès
de Pèleus et de Thétis aux pieds d'argent, qui l'envoyèrent, avec le mâle
Akhilleus, vers Ilios aux beaux chevaux, combattre les Troiens. Et comme il
mettait la main sur le cadavre, l'illustre Hektôr le frappa à la tête, et la
tête se fendit en deux, sous le casque solide ; et il tomba la face sur le
cadavre. Puis, l'affreuse mort l'enveloppa lui-même, et Patroklos fut saisi de
douleur, à cause de son compagnon tué.
Et
il se rua à travers les combattants, semblable à un épervier rapide qui
terrifie les geais et les étourneaux. Ainsi le cavalier Patroklos se rua contre
les Lykiens et les Troiens, irrité dans son cœur à cause de son compagnon. Et
il frappa d'une pierre au cou Sthénélaos Thaiménide, et les nerfs furent
rompus; et les premiers rangs et l'Illustre Hektôr reculèrent d'autant
d'espace qu'en parcourt une pique bien lancée, dans le combat contre des hommes
intrépides ou dans les jeux. Autant reculèrent les Troiens et s'avancèrent
les Akhaiens.
Et,
le premier, Glaukos, chef des Lykiens porteurs de boucliers, se retournant, tua
le magnanime Bathykieus, fils bien-aimé
de Khalkôn,
qui habitait Hellas
et qui était illustre parmi
les Myrmidones par ses domaines et par ses richesses. Et Bathykleus le
poursuivant, Glaukos se retourna subitement et le frappa de sa lance au milieu
de la poitrine, et il tomba avec bruit, et une lourde douleur saisit les
Akhaiens quand le guerrier tomba, et les Troiens se réjouirent; mais les
Akhaiens infatigables, se souvenant de leur courage, se jetèrent en foule
autour du cadavre.
Alors Mèrionès tua un guerrier Troien, le brave Laogôn, fils d'Onètôr, prêtre de
Zeus Idaien, et que le peuple honorait comme un Dieu. Il le frappa sous la
mâchoire et l'oreille, et l'âme abandonna aussitôt ses membres, et l'affreux
brouillard l'enveloppa. Et Ainéias lança sa pique d'airain contre Mèrionès,
et il espérait l'atteindre sous le bouclier, comme il s'élançait ; mais
celui-ci évita la pique d'airain en se courbant, et la longue pique s'enfonça
en terre et vibra jusqu'à ce que le robuste Arès eût épuisé sa force. Et la
pique d'Ainéias vibrait ainsi parce qu'elle était partie d'un main vigoureuse.
Et Ainéias, irrité, lui dit :
—
Mèrionès, bien que tu sois un agile
sauteur, ma pique t'eût rendu immobile à jamais, si je t'avais atteint.
Et Mèrionès illustre par sa lance lui répondit :
—
Ainéias, il te sera difficile,
malgré ta vigueur, de rompre les forces de tous ceux qui te combattront. Si,
moi aussi, je t'atteignais de l'airain aigu, bien que tu sois robuste et
confiant dans tes forces, tu me donnerais la gloire et ton âme à Aidés
illustre par ses chevaux.
Il
parla ainsi, et le robuste fils de Ménoitios le réprimanda :
—
Mèrionès, pourquoi tant parler,
étant brave ? 0 ami ! ce n'est point par des paroles outrageantes que tu
repousseras les Troiens loin de ce cadavre. La fin de la guerre est dans nos
mains. Les paroles conviennent à l'agora. Il ne s'agit point ici de parler,
mais de combattre.
Il
parla ainsi, et marcha en avant, et le divin Mèrionès le suivit. Et de même
que les bûcherons font un grand tumulte dans les gorges des montagnes, et que
l'écho retentit au loin ; de même la grande plaine frémissait sous les
guerriers qui frappaient, de leurs épées et de leurs lances, l'airain et le
cuir des solides boucliers ; et nul n'aurait plus reconnu le divin Sarpèdôn,
tant il était couvert de traits, de sang et de poussière.
Et
tous se ruaient sans cesse autour de son cadavre, comme les mouches qui
bourdonnent, au printemps, dans l'étable, autour des vases remplis de lait.
C'est ainsi qu'ils se ruaient en foule autour de ce cadavre.
Et
Zeus, ne détournant point ses yeux splendides de la rude mêlée, délibérait
dans son esprit sur la mort de Patroklos, hésitant si l'illustre Hektôr le
tuerait de suite avec l'airain, dans la mêlée, sur le divin Sarpèdôn, et lui
arracherait ses armes des épaules, ou si la rude mêlée serait prolongée pour
la mort d'un plus grand nombre.
Et
il sembla meilleur à Zeus que le brave compagnon du Pèléide Akhilleus
repoussât, vers la Ville, Hektôr et les Troiens, et arrachât l'âme de
beaucoup de guerriers. Et c'est pourquoi il amollit le courage de Hektôr qui,
montant sur son char, prit la fuite en ordonnant aux Troiens de fuir aussi, car
il avait reconnu les balances sacrées de Zeus. Et les illustres Lykiens ne
restèrent point, et ils prirent aussi la fuite en voyant leur Roi couché, le cœur
percé, au milieu des cadavres, car beaucoup étaient tombés pendant que le
Kroniôn excitait le combat. Et les Akhaiens arrachèrent des épaules de
Sarpèdôn ses belles armes resplendissantes, et le robuste fils de Ménoitios
les donna à ses compagnons pour être portées aux nefs creuses. Et alors Zeus
qui amasse les nuées dit à Apollôn :
—
Va maintenant, cher Phoibos. Purifie
Sarpèdôn, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les
eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux Jumeaux rapides, Hypnos, et Thanatos, pour
qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses
amis l'enseveliront et lui élèveront un tombeau et une colonne, car c'est là
l'honneur des morts.
Il parla ainsi, et Apollôn, se
hâtant d'obéir à son père,
descendit des cimes Idaiennes dans la mêlée et enleva Sarpèdôn loin des
traits. Et il le transporta pour le laver dans les eaux du fleuve, l'oignit
d'ambroisie, le couvrit de vêtement immortels et le confia aux Jumeaux rapides,
Hypnos et Thanatos, qui le transportèrent aussitôt chez le riche peuple de la
grande Lykiè.
Et Patroklos, excitant Automédon et ses chevaux, poursuivait les Lykiens et les
Troiens, pour son malheur, l'insensé ! car s'il avait obéi à l'ordre du
Pèléide, il aurait évité la Kèr mauvaise de la noire mort. Mais l'esprit de
Zeus est plus puissant que celui des hommes. Il terrifie le brave que lui-même
a poussé au combat, et il lui enlève la victoire. Et, maintenant, quel fut le
premier, quel fut le dernier que tu tuas, ô Patroklos, quand les Dieux
préparèrent ta mort ? Adrèstos, Autonoos et Ekhékios, Périmes Mégade et
Epistôr, et Ménalippos ; puis, Elasos, Moullos et Pylartès. Il tua ceux-ci, et
les autres échappèrent par la fuite. Et alors les fils des Akhaiens eussent
pris la haute Ilios par les mains de Patroklos furieux, si Phoibos Apollôn,
debout au faîte d'une tour solide, préparant la perte du Ménoitiade, ne fût
venu en aide aux Troiens. Et trois fois Patroklos s'élança jusqu'au relief de
la haute muraille, et trois fois Apollôn le repoussa de ses mains immortelles,
en heurtant son bouclier éclatant. Et, quand il s'élança une quatrième fois,
semblable à un Dieu, l'Archer Apollôn lui dit ces paroles menaçantes :
—
Retire-toi, divin Patroklos. Il n'est
pas dans ta destinée de renverser de ta lance la haute citadelle des magnanimes
Troiens. Akhilleus lui-même ne le pourra point, bien qu'il te soit très
supérieur.
Il
parla ainsi, et Patroklos recula au loin pour éviter la colère de l'Archer
Apollôn. Et Hektôr, retenant ses chevaux aux sabots solides près des Portes
Skaies, hésitait s'il retournerait au combat, ou s'il ordonnerait aux troupes
de se renfermer dans les murailles.
Et Phoibos Apollôn s'approcha de lui, semblable au jeune et brave guerrier Asios,
fils de Dymas, frère de Hékabê et oncle du dompteur de chevaux Hektôr, et
qui habite sur les bords du Sangarios. Et, semblable à Asios, Phoibos Apollôn
dit à Hektôr :
—
Hektôr, pourquoi t'éloignes-tu du
combat ? Cela ne te convient pas. Plût aux Dieux que je te fusse supérieur
autant que je te suis inférieur, il te serait fatal d'avoir quitté le combat.
Allons, pousse tes chevaux aux sabots massifs contre Patroklos. Tu le tueras
peut-être, et Apollôn te donnera la victoire.
Ayant
ainsi parlé, le Dieu rentra dans la foule des guerriers. Et l’illustre
Hektôr ordonna au brave Kébrionès d'exciter ses chevaux vers la mêlée. Et
Apollôn, au milieu de la foule, répandit le trouble parmi les Argiens et
accorda la victoire à Hektôr et aux Troiens.
Et
le Priamide, laissant tous les autres Danaens, poussait vers le seul Patroklos
ses chevaux aux sabots massifs. Et Patroklos, de son côté, sauta de son char.
tenant sa pique de la main gauche. Et il saisit de la droite un morceau de
marbre, rude et anguleux, d'abord caché dans sa main, et qu'il lança avec
effort. Et ce ne fut pas en vain, car cette pierre aiguë frappa au front le
conducteur de chevaux Kébrionès, bâtard de l'illustre Priamos. Et la pierre
coupa les deux sourcils, et l'os ne résista pas, et les yeux du Troien
jaillirent à ses pieds dans la poussière. Et, semblable au plongeur, il tomba
du char, et son âme abandonna ses membres. Et le cavalier Patroklos cria avec
une raillerie amère :
—
Ah ! certes, voici un homme agile!
Comme il plonge! Vraiment, il rassasierait de coquillages toute une multi-tude,
en sautant de sa nef dans la mer, même si
elle était agitée, puisqu'il
plonge aussi aisément du haut d'un
char. Certes, il y a d'excellents plongeurs parmi les Troiens !
Ayant
ainsi parlé, il s'élança sur le héros Kébrionès, comme un lion impétueux
qui va dévaster une étable et recevoir une blessure en pleine poitrine, car il
se perd par sa propre ardeur. Ainsi Patroklos, tu te ruas sur Kébrionès. Et le
Priamide sauta de son char, et tous deux luttèrent pour le cadavre, comme deux
lions pleins de faim combattent, sur les montagnes, pour une biche égorgée.
Ainsi, sur le cadavre de Kébrionès, les deux habiles guerriers, Patroklos
Ménoitiade et l'illustre Hektôr, désiraient se percer l'un l'autre de
l'airain cruel. Et le Priamide tenait le cadavre par la tête et ne lâchait
point prise, tandis que Patroklos le tenait par les pieds. Et les Troiens et les
Danaens engagèrent alors un rude combat.
De
même que l'Euros et le Notos, par leur rencontre furieuse, bouleversent, dans
les gorges des montagnes, une haute forêt de hêtres, de frênes et de
cornouillers à écorce épaisse, qui heurtent leurs vastes
rameaux et se rompent avec bruit ; ainsi les Troiens et les Akhaiens, se
ruant les uns sur les autres, combattaient et ne fuyaient point honteusement. Et
les lances aiguës, et les flèches ailées qui jaillissaient des nerfs
s'enfonçaient autour de Kébrionès, et de lourds rochers brisaient les
boucliers. Et là, Kébrionès gisait, grand, oublieux des chevaux et du char,
et dans un tourbillon de poussière. Aussi longtemps que Hélios tint le milieu
de l'Ouranos, les traits jaillirent des deux côtés, et les deux peuples
périssaient également; mais
lorsqu'il déclina, les Akhaiens furent les plus forts et ils entraînèrent le héros
Kébrionès loin des traits et du tumulte des Troiens, et ils lui arrachèrent
ses armes des épaules.
Et Patroklos, méditant la perte des Troiens, se rua en avant. Il se rua trois
fois, tel que le rapide Arès, poussant des cris horribles, et il tua neuf
guerriers. Mais quand il s'élança une quatrième fols, semblable à un Dieu,
alors Patroklos, la fin de ta vie approcha ! Phoibos, à travers la mêlée,
vint à lui, terrible. Et le Ménoitiade ne vit point le Dieu qui s'était
enveloppé d'une épaisse nuée. Et Phoibos se tint derrière lui et le frappa
de la main dans le dos, entre les larges épaules, et ses yeux furent troublés
par le vertige. Et Phoibos Apollôn lui arracha de la tête son casque, qui
roula sous les pieds des chevaux en retentissant, et dont l'aigrette fut
souillée de sang et de poussière. Et il n'était point arrivé à ce casque
d'être souillé de poussière quand il protégeait le beau front du divin
Akhilleus ; mais Zeus voulait donner ce casque au Priamide Hektôr, afin qu'il
le portât, car sa mort était proche.
Et
la longue et lourde lance de Patroklos se brisa dans sa main, et le Roi
Apollôn, fils de Zeus, détacha sa cuirasse. Son esprit fut saisi de stupeur,
et ses membres furent inertes, et il s'arrêta stupéfait.
Alors
le Dardanien Panthoide Euphorbos, excellent cavalier, et habile, entre les
meilleurs, à lancer la pique, et qui avait déjà précipité vingt guerriers
de leurs chars, s'approcha du Ménoitiade par derrière et le blessa d'un coup
de lance aiguë. Et ce fut le premier qui te blessa, dompteur de chevaux
Patroklos ! Mais il ne t'abattit point, et, retirant sa lance, il recula
aussitôt dans la foule, redoutant Patroklos désarmé. Et celui-ci, frappé par
un Dieu et par ta lance d'un homme, recula aussi dans la foule de ses
compagnons, pour éviter la mort.
Et
dès que Hektôr eut vu le magnanime Patroklos se retirer, blessé par l'airain
aigu, il se jeta sur lui et le frappa dans le côté d'un coup de lance qui le
traversa. Et le Ménoitiade tomba avec bruit, et la douleur saisit le peuple des
Akhaiens. De même un lion dompte dans le combat un robuste sanglier, car ils
combattaient ardemment sur le faîte des montagnes, pour un peu d'eau qu'ils
voulaient boire tous deux; mais le lion dompte avec violence le sanglier
haletant. Ainsi le Priamide Hektôr arracha l'âme du brave fils de Ménoitios,
et, plein d'orgueil, il l'insulta par ces paroles ailées :
—
Patroklos, tu espérais sans doute
renverser notre Ville et emmener, captives sur tes nefs, nos femmes, dans ta
chère terre natale ? 0 insensé ! c'est pour les protéger que les rapides
chevaux de Hektôr l'ont mené au combat, car je l'emporte par ma lance sur tous
les Troiens belliqueux, et j'éloigne leur dernier jour. Mais toi, les oiseaux
carnassiers te mangeront. Ah ! malheureux! le brave Akhilleus ne t'a point
sauvé, lui qui, t'envoyant combattre, tandis qu'il restait, te disait sans
doute : -
Ne reviens point, dompteur de chevaux Patroklos, dans les nefs creuses, avant
d'avoir arraché de sa poitrine la cuirasse
sanglante du
tueur d'hommes Nestor. Il t'a parlé ainsi sans doute, et il t'a
persuadé dans ta démence !
Et
le cavalier Patroklos, respirant à peine, lui répondit :
—
Hektôr, maintenant tu te glorifies,
car le Krônide et Apollôn t'ont donné la victoire. Ils m'ont aisément
dompté, en m'enlevant mes armes des épaules ; mais, si vingt guerriers tels que
toi m'avaient attaqué, ils seraient tous morts par ma lance. C'est la Moire
violente et le fils de Lètô, et, parmi les hommes, Euphorbes, qui me tuent ;
mais toi tu n'es venu que le dernier. Je te le dis, garde mes paroles dans ton
esprit : Tu ne vivras point longtemps, et ta mort est proche. La Moire violente
va te dompter par les mains de l'irréprochable Aiakide Akhilleus.
Il parla ainsi et mourut, et son âme abandonna son corps et
descendit chez Aidés, en pleurant sa destinée, sa force et sa jeunesse.
Et
l'illustre Hektôr répondit au cadavre du Ménoitiade :
—
Patroklos, pourquoi m'annoncer la
mort ? Qui sait si Akhilleus, le fils de Thétis aux beaux cheveux, ne rendra
point l'esprit sous ma lance ?
Ayant
ainsi parlé, il lui mit le pied sur le corps, et le repoussant, arracha de la
plaie sa lance d'airain. Et aussitôt il courut sur Automédon, le divin
compagnon du rapide Aiakide, voulant l'abattre ; mais les chevaux immortels,
présents splendides que les Dieux avaient fait
à Pèleus, enlevèrent Automédon.