Livre II

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es Hérauts ayant publié une Assemblée par l'ordre de Telemaque, ce jeune Prince s'y trouva dés la pointe du jour, avec une magnificence extraordinaire. Comme il n'y en avoit point eu depuis l'absence d'Ulysse, on y accourut de tous costes avec empressement.

    On estoit charmé de voir Telemaque pareil à l'Astre, qui commençoit à paroistre. Il y avoit en lui je ne sçai quoi de grand qui lui gagnoit l’estime publique.

    Au milieu des applaudisemens que le peuple lui donnoit, & des vœux que l'on faisoit pour lui, un Egyptien establi depuis long-temps en Ithaque, dont l'un des fils avoit péri à la suitte d'Ulysse, & l’autre estoit Amant de la Reine, demanda fièrement quel sujet on avoit eu d'ordonner cette Assemblée, & qui estoit celui qui s'estoit donné l'autorité d'en commander la publication ?

    Telemaque se servant de l'occasion favorable qu'il avoit de parler, répondit avec asseurance que c'estoit par son ordre que l'on estoit assemblé, qu'il estoit temps de remédier aux desordres qui troubloient sa Maison & de détruire les desseins pernicieux des Seigneurs qui dissipoient les richesses d'Ulysse, qu'il esperoit que les Dieux favoriseroient le désir qu'il avoit d'en punir les Auteurs, qu'il estoit résolu de les chasser, & qu'enfin il n'y avoit point de guerre plus dangereuse que les sanctions qui causoient la ruïne entière du bien public, & la destrution particulière de ses affaires.

    Il prononça ce discours avec une force qui estonna tout le monde, on voyoit la colere & l'indignation dans toutes ses manières. Il brisa son Sceptre, il mella des larmes à ses paroles & on estoit dans le silence, lors-qu'Antinoüs repartie en ces termes.

    Seigneur, ce n'est pas faire un bon usage de la grandeur de vostre ame & de vostre vertu  que d'insulter publiquement à la conduite des Princes qui sont ici. Sont-ils les causes des desordres dont vous vous plaignez ? Ne doit-on pas plûtost les imputer à la Reyne ?  Il y a plus de trois ans qu'elle entretient les uns & les autres par de vaines esperances. On sçait qu'elle attend le retour d'Ulysse, qu'elle n'aime aucun de ses pretendans, & qu'elle donne lieu à leurs prétentions pour se servir de leur crédit & de leur autorité, ou du moins afin qu'ils ne soient pas contraires à ses interests. A-t'on pas découvert un artifice dont elle s'est servie pour les tromper ? Elle avoit demandé de  ne se declarer qu'après qu'elle auroit achevé un ouvrage qui estoit commencé. On a sçeu qu’elle défaisoit la nuit ce qu'elle travailloit durant le jour ; que son dessein estoit d'amuser tous ses Amans & de les retenir prés d'elle pour en estre toujours la Maistresse. Si leur presence a causé des troubles, c'est Penelope que l’on en doit accuser, c'est elle qui doit estre éloignée, & les choses seront bien-tost dans leur premiere tranquilité. Elle ne peut plus tromper personne, quoi qu'elle soit plus artificieuse que Tyre ou qu'Alcmene. Elle n'a qu'un de ces partis à choisir, ou de se déclarer ou de se retirer. Si elle refuse & l'un & l'autre,  il n'y a personne qui ne continue ses prétenttions, & vous ne verrez point ce bel ordre, où vous voulez rétablir la Republique.

    Telemaque entendit avec horreur ce discours d'Antinoüs & la proposition d'éloigner sa mère. Quoi, disoit-il, je pourrois faire à ma Mère le commandement injuste de se retirer ? Elle qui m'a nourri, qui m'a élevé recevroit-elle cette recompense de ses soins & de sa tendresse ? L'ombre de mon Père ne l'a vangeroit-elle pas ? ou s'il est encore sur la terre, ne reviendroit-il pas de l'extrémité de l'Univers pour me punir ? N'a-t'elle pas son Père qui s'irriteroit avec raison de l'ingratitude que j'aurois eu pour elle ? Mais que diroient les Grecs, que diroit la posterité, que diroit Penelope elle mesme ? Sa colère, son indignation n'attireroit-elle pas sur moi la vengeance des Dieux ?  Non Seigneurs, je ne puis entrer dans ce parti : Mais ne pouvez-vous pas abandonner vos prétentions, puisque vous voyez qu'elles sont vaines ? pourquoi vous trompez-vous vous-mesme en traversant mes desseins ? les Dieux m'en vengeront & je les aideray à punir les coupables.

Pendant cette contestation un prodige arriva, dont il y eut des interprétations bien differentes. Deux Aigles s'élevant au dessus d'une Montagne voisine, volerent quelque temps au milieu de l'air ; d'abord leurs aisles s'étendoient sans aucune agitation : mais lors qu'elles se surent approchées, elles les agitoient d'une manière extraordinaires ensuite sondant tout d’un coup dans l'Assemblée, & regardant fièrement tous les assistans, elles commencèrent à se battre & à voler dans toute la Ville, qui estoit effrayée de ce présage. Enfin après avoir répandu la terreur dans le cœur de tout le peuple, Jupiter qui les envoyoit, leur commanda de disparoître.

    Mais Halytherse, le plus habile de son temps dans les Augures, ne manqua pas d'être prié d'expliquer celuy-cy. Il ne fit point de difficulté d'en donner une interprétation peu favorable aux Amans de Pénélope, & de dire hautement que le sage Ulysse seroit bien-tost de retour à leur desavantage & leur ruïne infaillible ? qu'il y en auroit qui se repentiroient de n'avoir pas resisté aux injustes prétentions des Princes, que son explication estoit certaine, qu'ils pouvoient se souvenir qu'il avoit commencé vingt ans auparavant de les assurer du retour d'Ulysse, & qu'il leur avoit manqué que l'on ne passeroit pas l'année, sans que l'événement fut une preuve certaine de la vérité de ses prédictions.

    Eurimaque fils de Polybe se mocqua des discours de ce Vieillard. Il les traita de visions & de songes. Les Oiseaux ne volent-ils pas, disoit-il, où il leur plaist ; saut-il nous renvoyer aux mouvemens bizarres de leur vol pour regler nostre conduite. Halytherse, tu peux, s'il te plaist, régler par tes predictions tes aiffaires particulières. La Republique a d'autres Loix qui la gouvernent. Devrois-tu enflamer la colere d'un jeune Prince par un discours tout seditieux. N'estoit-il pas plus à propos de le porter à une juste modération, tu n'as mérité par là que la haine du public & la punition que doit attendre ta fole témérité.

    Il continua de remontrer à Telemaque la necessité qu'il y avoit pour sa propre satisfaction & pour le repos de la Patrie, que Pénélope se déclarast en saveur de quel-qu'un , que son choix seroit cesser toutes les prétentions qu'il y alloit de la gloire de chacun des Princes de n'estre pas le premier à se retirer, que la jalousie jointe à leur ambition les retiendrait toujours en Ithaque, jusqu'à ce que la présérence eust esté accordée à quelqu’un d'eux.

    Telemaque protesta qu'il ne pouvoit accepter cette dernière proposition, qu'on ne lui eust accordé des Vaisseaux & des hommes pour aller à Sparte et à Pylos ; que s'il y apprenoit la mort d'Ulysse, il prieroit sa Mere de se déclarer pour, celui de ses Amans qu'elle estimoit le plus, & qu'après les honneurs qu'il rendroit à la mémoire de son père, il verroit finir avec joye tous ces troubles par les Noces de la Reine.

    Mentor qu'Ulysse avoit laissé dans l'Isle pour avoir soin de ses assaires durant son absence appuya de son autorité ce que Telemaque proposoit. A la vérité dit-il, à voir avec quelle indifférence, & quel oubli on traite les affaires dUlysse, y a-t'il un Roi qui ne soit pas convaincu par cet exemple de l'ingratitude & de l'injustice de ses Sujets. Y en a-t’il un seul jusques à present qui ait approuvé les généreux sentimens de Telemaque. Le dessein plein de tendresse & de reconnoissance qu'il a d'aller exposer sa vie aux périls de la Mer, pour apprendre des nouvelles du Roi, ne merite-t'il pas tous nos éloges. Cependant on n'applaudie point à un courage si héroïque ; pour moi je trouve ce silence injurieux & insupportable.

    C'est ainsî que dans cette Assemblée chacun parloit selon les differens interests ou de sort ambition ou de son amour.  Evenoride bien loin d’entrer dans le sentiment de Mentor, s'emporta jusqu'aux invectives contre lui ; on se separa sans que l'on eust pris aucune résolution de sorte que les affaires furent dans le mesme desordre qu'auparavant.

     Telemaque accablé de chagrin & d'inquiétude, alla sur le bord de la Mer, & s'estant purifié en se lavant de ses ondes pour rendre sa prière plus agréable aux Dieux : Qui, que tu-sois, dit il, en se prosternant sur le Rivage ! ô Dieu inconnu, dont je receus hier un conseil si juste, aide-moi à l'exécuter malgré les Grecs qui s'y opposent ; & fais-moi surmonter les obstacles qu'on apporte à une entreprise si glorieuse & si digne de moi ; Minerve se présenta à luy aussi-tost, mais elle s'éstoit cachée sous la figure de Mentor ; elle en avoit tous les traits, le geste, la parole : Vostre naissance, lui dit-elle, me fait esperer un heureux succez de vostre entreprise : mais vostre esprit & vostre cœur m'en donnent une entière assurance. S'il est rare que les enfans soient aussi vertueux que leurs Pères, il l'est encore d'avantage qu'ils le soient plus qu'eux. Vous n'avez pas seulement l'avantage d'estre fils d'Ulysse & de Pénélope, mais vous imitez parfaitement leur vertu. Vous aurez sans doute de la fermeté & de la confiance dans cette rencontre ; il faut vaincre ces Factieux qui s'opposent au bon-heur public, & qui ne prévoient pas, aveugles qu'ils sont, que leur dernier jour approche. Permettez-moi de vous accompagner durant le voyage, ou je prendrai part part avec plaisir à tout ce qui vous arrivera. Je vous offre un vaisseau, des Compagnons, & tout ce qui peut vous estre necessaire : Vous avez au Palais des provisions qu'Euryclée ne vous refusera pas. Suivez seulement les Dieux, et ne vous dérobez point vous mesme à la gloire de vostre destinée.

    Et effet, Telemaque ne pensa plus qu'à partir au plû-tost. Antinoüs voulut enfin l’arrester par les délices, & luy faire considerer ses belles resolutions comme une pure vision, où il n'y avoit rien de solide. Tantost il luy parloit de Jeux, de Spectacles, de Festins : Tantost il le railloit sur le voyage de Sparte & de Pylos, & tous ses efforts pour en détourner ce jeune Prince ; en lui representant ou les charmes du repos ou la fatigue des voyages.

    On s'entretenoit desja par­tout de celuy qu'il vouloit entreprendre : Comme il n'y avoit point d'autorité que l'on craignist ; il y avoit une licence de parler si grande, que Thelemaque servoit de raillerie au milieu des festins ; les uns contrefaisant les Politiques parloient d'un ton serieux, & faisoient semblant de craindre que sous le pré­texte de chercher Ulysse, il n'allast demander du secours aux Republiques voisines. Les autres feignoient une creuse tristesse de son départ. N'est-ce pas assez, disoient-ils, que nous ayons perdu Ulysse, faut-il encore que Telemaque s'expose à périr, & que cette nouvelle perte augmente le regret que nous avons desja de la première ? Si cela arrivoit qui est-ce qui partagerait le Trône ? que serions, nous, quel parti aurions-nous à prendre ?

Mais s'élevant au dessus de tous ces bruits, & ne pensant qu'à suivre & à exécuter le conseil de Minerve ; il travailloit à mettre son Vaisseau en estat de partir au plustost ; on l'arme, on l'équipe, on met sur le bord des gens choisis par Minerve elle-mesme. Car continuant de paroistre sous la figure de Mentor, elle engageoit les hommes les mieux faits à s'embarquer avec Telemaque. Elle luy rendit encore un bon office, envoyant un sommeil profond à tous ceux qui eussent pu troubler son départ s'ils en avoient sçeu le temps. Car personne n'en avoit esté bien persuadé , & on avoit pris ce qu'il en avoit avancé comme une vaine ostentation de son courage.

 Ainsi toutes choses estant prestes pour sortir du port, Telemaque après avoir meslé ses larmes à celles de sa chère Euryclée, qu'il pria de consoler Pénélope pendant son absence, monta sur un Vaisseau avec Minerve.

    La nuit & le vent le favorisoient On offrit du vin en Sacrifice aux Dieux immortels. On en beut en chantant leurs loüanges. On adressa des vœux particuliers à Minerve, & durant le reste de la nuit un vent si favorable enfloit les voiles, que l'on ne pouvoit pas souhaiter une navigation plus heureuse.