es
Hérauts ayant publié une
Assemblée par l'ordre
de Telemaque, ce
jeune Prince s'y trouva dés la
pointe du jour, avec une magnificence
extraordinaire. Comme il n'y
en avoit point
eu
depuis l'absence d'Ulysse, on
y accourut de tous costes avec empressement.
On
estoit charmé de voir Telemaque pareil à l'Astre, qui
commençoit à paroistre. Il y avoit en lui je ne sçai quoi
de grand qui lui gagnoit l’estime
publique.
Au
milieu des applaudisemens
que le peuple lui donnoit, & des vœux que l'on faisoit pour lui, un
Egyptien establi depuis long-temps en
Ithaque, dont l'un des fils avoit péri à la suitte d'Ulysse,
& l’autre estoit Amant de la Reine, demanda fièrement quel
sujet on avoit eu d'ordonner cette Assemblée, &
qui estoit celui qui s'estoit
donné
l'autorité d'en commander la
publication ?
Telemaque
se servant de l'occasion favorable qu'il avoit de parler, répondit avec
asseurance que c'estoit par son ordre que l'on estoit assemblé,
qu'il estoit temps de remédier
aux desordres qui troubloient
sa Maison & de détruire
les desseins pernicieux des
Seigneurs qui dissipoient les
richesses d'Ulysse, qu'il
esperoit que les Dieux favoriseroient le désir qu'il
avoit d'en punir les Auteurs, qu'il estoit résolu de les
chasser, & qu'enfin il n'y avoit
point de guerre plus dangereuse
que les sanctions qui causoient la ruïne entière du bien
public, & la destrution particulière de ses affaires.
Il
prononça ce discours avec une force qui estonna tout le monde, on
voyoit la colere & l'indignation
dans toutes ses
manières. Il brisa son
Sceptre, il mella des larmes
à ses paroles & on estoit dans le silence, lors-qu'Antinoüs
repartie en ces termes.
Seigneur,
ce n'est pas faire un bon usage de la grandeur de vostre ame & de vostre
vertu que d'insulter publiquement
à la conduite des Princes qui sont
ici. Sont-ils les causes des
desordres dont vous vous
plaignez ? Ne doit-on pas plûtost
les imputer
à la Reyne ? Il y a plus de
trois ans qu'elle entretient les uns & les autres par de
vaines esperances. On sçait qu'elle attend le retour d'Ulysse, qu'elle
n'aime aucun de ses pretendans, & qu'elle donne lieu à leurs prétentions
pour se servir de leur crédit &
de leur autorité, ou du
moins afin qu'ils ne soient pas
contraires à ses interests. A-t'on pas découvert un artifice
dont elle s'est servie pour les tromper ? Elle avoit demandé de
ne se declarer qu'après
qu'elle auroit achevé un ouvrage qui estoit commencé.
On a sçeu qu’elle défaisoit la nuit ce qu'elle travailloit
durant le jour ; que son dessein estoit d'amuser tous ses
Amans & de les retenir
prés d'elle pour en estre toujours la Maistresse. Si leur presence a
causé des troubles, c'est Penelope que l’on en doit accuser, c'est
elle qui doit estre éloignée, & les choses seront bien-tost dans
leur premiere tranquilité. Elle
ne peut plus tromper
personne, quoi qu'elle soit plus artificieuse que Tyre ou qu'Alcmene.
Elle n'a qu'un de ces partis à choisir, ou
de se déclarer ou de se retirer. Si elle refuse & l'un &
l'autre, il n'y a personne
qui ne continue ses prétenttions,
& vous ne verrez point ce bel ordre, où vous voulez rétablir
la Republique.
Telemaque
entendit avec horreur
ce discours d'Antinoüs
& la proposition d'éloigner
sa mère. Quoi, disoit-il, je pourrois faire à ma Mère le commandement
injuste de se retirer ? Elle
qui m'a nourri, qui m'a élevé
recevroit-elle cette recompense de ses soins & de sa tendresse ?
L'ombre de mon Père ne l'a vangeroit-elle
pas ? ou s'il est encore sur la terre, ne reviendroit-il pas de
l'extrémité de l'Univers pour me punir ? N'a-t'elle pas son Père qui
s'irriteroit avec raison de
l'ingratitude que j'aurois
eu pour elle ? Mais que diroient les
Grecs, que diroit la posterité, que diroit Penelope
elle mesme ? Sa colère, son indignation n'attireroit-elle pas
sur moi la vengeance des Dieux ?
Non Seigneurs, je ne
puis entrer dans ce parti : Mais ne pouvez-vous
pas abandonner vos prétentions, puisque vous
voyez qu'elles sont vaines ?
pourquoi vous trompez-vous vous-mesme en traversant mes desseins ? les Dieux m'en
vengeront & je les aideray à punir les coupables.
Pendant
cette contestation un prodige arriva, dont il y eut
des interprétations bien differentes.
Deux Aigles s'élevant au dessus d'une Montagne voisine, volerent quelque temps au milieu de l'air ;
d'abord leurs aisles s'étendoient
sans aucune agitation : mais
lors qu'elles se surent approchées,
elles les agitoient d'une
manière extraordinaires ensuite sondant tout d’un coup
dans l'Assemblée, & regardant
fièrement tous les assistans,
elles commencèrent à se battre & à voler dans toute la Ville, qui
estoit effrayée de ce présage. Enfin
après avoir répandu la terreur dans le cœur de tout le peuple,
Jupiter qui les envoyoit,
leur commanda de disparoître.
Mais
Halytherse, le plus habile de son
temps dans les Augures, ne
manqua pas d'être prié
d'expliquer celuy-cy. Il ne
fit point de difficulté d'en
donner une interprétation peu favorable aux Amans
de Pénélope, & de dire hautement que le sage
Ulysse seroit bien-tost de retour
à leur desavantage & leur
ruïne infaillible ? qu'il y en
auroit qui se repentiroient de
n'avoir pas resisté aux injustes
prétentions des Princes,
que son explication estoit certaine,
qu'ils pouvoient se souvenir qu'il
avoit commencé vingt ans auparavant de les
assurer du retour d'Ulysse, & qu'il leur avoit manqué
que l'on ne passeroit pas l'année,
sans que l'événement fut une preuve certaine de la vérité de
ses prédictions.
Eurimaque
fils de Polybe
se mocqua des discours de ce Vieillard.
Il les traita de visions & de
songes. Les Oiseaux ne
volent-ils pas, disoit-il, où il leur
plaist ; saut-il nous
renvoyer aux mouvemens bizarres
de leur vol pour regler
nostre conduite. Halytherse,
tu peux, s'il te plaist, régler
par tes predictions tes aiffaires
particulières. La Republique
a d'autres Loix qui la
gouvernent. Devrois-tu enflamer
la colere d'un jeune Prince
par un discours tout seditieux. N'estoit-il pas plus à propos de le porter à une juste
modération, tu n'as mérité par là que la haine du
public & la punition que doit
attendre ta fole témérité.
Il
continua de remontrer à
Telemaque la necessité qu'il y
avoit pour sa propre satisfaction
& pour le repos de la Patrie, que Pénélope se déclarast en saveur de quel-qu'un
, que son choix seroit cesser toutes
les prétentions qu'il y
alloit de la gloire de chacun des Princes de n'estre pas le
premier à se retirer, que la jalousie jointe à leur ambition les
retiendrait toujours en Ithaque, jusqu'à
ce que la présérence eust
esté accordée à quelqu’un d'eux.
Telemaque
protesta qu'il ne
pouvoit accepter cette dernière
proposition, qu'on ne
lui eust accordé des Vaisseaux
& des hommes pour aller
à Sparte et à Pylos ; que s'il y apprenoit la mort d'Ulysse, il
prieroit sa Mere de se déclarer
pour, celui de ses Amans
qu'elle estimoit le plus,
& qu'après les honneurs
qu'il rendroit à la mémoire de son
père, il verroit finir avec
joye tous ces troubles par
les Noces de la Reine.
Mentor
qu'Ulysse avoit laissé
dans l'Isle pour avoir soin de ses assaires durant son absence appuya de son autorité ce que
Telemaque proposoit. A la vérité
dit-il, à voir avec quelle indifférence, & quel oubli on
traite les affaires dUlysse, y a-t'il un Roi qui ne soit pas convaincu
par cet exemple de l'ingratitude & de l'injustice de ses Sujets. Y
en a-t’il un seul jusques à present qui ait approuvé
les généreux sentimens de
Telemaque. Le dessein plein de tendresse & de reconnoissance
qu'il a d'aller exposer sa vie aux périls
de la Mer, pour apprendre des nouvelles du Roi, ne merite-t'il
pas tous nos éloges. Cependant on n'applaudie point à un courage si héroïque ;
pour moi je trouve ce silence injurieux
& insupportable.
C'est
ainsî que dans cette Assemblée
chacun parloit selon les differens interests ou de sort ambition
ou de son amour.
Evenoride bien loin d’entrer
dans le sentiment de Mentor, s'emporta jusqu'aux invectives
contre lui ; on se separa sans que l'on eust pris aucune résolution de
sorte que les affaires furent dans
le mesme desordre
qu'auparavant.
Telemaque
accablé de chagrin
& d'inquiétude, alla sur le bord de la Mer, & s'estant purifié
en se lavant de ses ondes pour
rendre sa prière plus agréable aux Dieux : Qui, que tu-sois,
dit il, en se prosternant sur le
Rivage ! ô Dieu inconnu, dont je receus hier un conseil si
juste, aide-moi à l'exécuter malgré les Grecs qui s'y opposent ;
& fais-moi surmonter les obstacles qu'on apporte à une entreprise
si glorieuse & si digne de moi ;
Minerve
se présenta à luy
aussi-tost, mais elle s'éstoit
cachée sous la figure de Mentor ;
elle en avoit tous les
traits, le geste, la parole : Vostre naissance,
lui dit-elle, me
fait esperer un heureux succez de vostre entreprise : mais
vostre esprit & vostre cœur m'en donnent une entière
assurance. S'il est rare que
les enfans soient aussi vertueux
que leurs Pères, il l'est encore
d'avantage qu'ils le soient plus qu'eux. Vous n'avez
pas seulement l'avantage d'estre
fils d'Ulysse & de Pénélope,
mais vous imitez parfaitement
leur vertu. Vous aurez sans
doute de la fermeté & de la confiance dans cette
rencontre ; il faut vaincre
ces Factieux qui s'opposent au bon-heur public, & qui ne prévoient
pas, aveugles qu'ils sont, que leur dernier
jour approche. Permettez-moi
de vous accompagner durant le
voyage, ou je
prendrai part part avec plaisir à
tout ce qui vous arrivera. Je vous offre un vaisseau, des
Compagnons, & tout ce qui peut vous estre necessaire
: Vous avez au Palais des
provisions qu'Euryclée ne
vous refusera pas. Suivez seulement les Dieux, et
ne vous dérobez point vous mesme à la gloire de vostre destinée.
Et
effet, Telemaque ne pensa plus qu'à partir au plû-tost. Antinoüs
voulut enfin l’arrester par les délices, & luy faire considerer
ses belles resolutions comme une pure
vision, où il n'y avoit rien de
solide. Tantost il luy parloit de Jeux, de Spectacles, de Festins
: Tantost il le railloit sur le voyage de
Sparte
& de Pylos, & tous ses efforts pour en détourner ce jeune
Prince ; en lui representant ou les charmes du repos ou la fatigue des
voyages.
On
s'entretenoit desja partout
de celuy qu'il vouloit entreprendre
: Comme il n'y avoit point
d'autorité que l'on craignist ;
il y avoit une licence de
parler si grande, que Thelemaque
servoit de raillerie au milieu des festins ; les uns contrefaisant les
Politiques parloient d'un ton serieux, & faisoient semblant
de craindre que sous le prétexte
de chercher Ulysse, il n'allast
demander du secours aux
Republiques voisines. Les autres
feignoient une creuse
tristesse de son départ. N'est-ce
pas assez, disoient-ils, que nous ayons perdu Ulysse, faut-il
encore que Telemaque s'expose à périr, & que cette nouvelle perte augmente
le regret que nous avons desja de la première ? Si
cela arrivoit qui est-ce qui partagerait
le Trône ? que serions, nous,
quel parti aurions-nous à prendre ?
Mais
s'élevant au dessus de tous
ces bruits, & ne pensant qu'à
suivre & à exécuter le conseil
de Minerve ; il travailloit
à mettre son Vaisseau en estat
de partir au plustost ; on l'arme, on l'équipe, on met sur le
bord des gens choisis par Minerve
elle-mesme. Car continuant de
paroistre sous la figure de
Mentor, elle engageoit les
hommes les mieux faits à
s'embarquer avec Telemaque.
Elle luy rendit encore un bon office, envoyant un sommeil profond
à tous ceux qui eussent pu troubler son
départ s'ils en avoient sçeu le
temps. Car personne n'en avoit esté bien persuadé , & on
avoit pris ce qu'il en avoit avancé comme une vaine ostentation
de son courage.
Ainsi
toutes choses estant prestes pour sortir du port, Telemaque
après avoir meslé ses
larmes à celles de sa chère Euryclée,
qu'il pria de consoler Pénélope
pendant son absence, monta
sur un Vaisseau avec Minerve.
La
nuit & le vent le favorisoient
On offrit du vin en Sacrifice
aux Dieux immortels. On
en beut en chantant leurs loüanges.
On adressa des vœux particuliers
à Minerve, & durant
le reste de la nuit un vent si favorable enfloit les voiles, que
l'on ne pouvoit pas souhaiter
une navigation plus heureuse.