Lorsque les Troyens furent arrivés près d'un gué du fleuve au beau
cours, le Xanthe, auquel Jupiter donna l'être, Achille les dispersa
; il en poursuivit un certain nombre par la plaine vers la ville, à l'endroit même
où, le jour précédent, les Grecs avaient pris la fuite pour échapper
à la fureur d'Hector. Les Troyens ainsi mis en déroute fuyaient, lorsque Junon
les couvrit d'une nuée obscure pour arrêter leur course, les autres
tournoyaient dans le fleuve argenté, au lit
profond, puis s'enfonçaient avec grand bruit ; les courants résonnent
et les rives gémissent ; quelques-uns nagent pêle-mêle à la merci des
tourbillons. Lorsque des sauterelles s'envolent pour gagner une rivière, se dérobant
ainsi à la fureur du feu, le feu, trouvant toujours un nouvel aliment, se
propage sans cesse ; alors, frappées de frayeur, elles tombent dans l'eau : de
même les Troyens, pour éviter la fougue d'Achille, s'étaient précipités
dans les tourbillons du Xanthe, et ce fleuve
était rempli d'hommes et de chevaux.
Achille laisse sa pique sur la rive et la cache sous des tamaris ;
semblable à un dieu, il s'élance avec son épée seule, ne songeant qu'à la
ruine de ses ennemis. Il frappait de tous côtés ; un gémissement affreux s'élevait
des blessés, et l'eau était rougie de sang.
Comme des poissons poursuivis par le dauphin monstrueux se retirent en sûreté
dans les creux d'un port à l'abord
facile; ils redoutent le dauphin, parce
qu'il dévore ceux d'entre eux qu'il peut attraper
: de la même sorte les Troyens se cachaient sous les rochers du fleuve
terrible. Achille, fatigué de tuer, choisit dans le fleuve douze
jeunes gens vivants pour compenser la mort de Patrocle fils de Ménétius. Il
les tire hors de l'eau frappés de stupeur comme des faons, et, leur
ayant lié les mains par derrière avec les courroies bien tranchées qu'ils
portaient à leurs tuniques, il les donne à ses compagnons
pour les conduire vers ses vaisseaux ; lui-même s'élance, désireux
de tuer encore.
Il se trouve en face d'un des fils de Priam, Lycaon, qui fuyait hors
du fleuve. Autrefois il Pavait emmené de nuit du verger de son père, où il
coupait des branches d'un figuier pour en faire des jantes de roues. Sort
fatal ! survient le noble Achille, qui, le conduisant dans ses vaisseaux, le
vendit dans Lemnos, ville bien bâtie ; le fils de Jason l’acheta. Eétion
d'Imbros, hôte de Lycaon, le délivra contre
une forte rançon, et l'envoya vers la ville d'Arisbé favorisée des
dieux. Celui-ci se sauve secrètement et parvient à la maison de son
père. Là il passe onze jours à se réjouir avec ses amis et retourne à
Lemnos ; le douzième jour, un dieu le fait tomber dans les mains d'Achille,
qui est sur le point de l'envoyer en la demeure de Pluton. Dès que le
fils de Pelée l'eut aperçu sans casque et sans bouclier (Lycaon
n'avait pas même de pique : il avait jeté toutes ses armes à terre, étant
percé de sueur et accablé de fatigue) , parlant à son grand
cœur, il dit tout courroucé :
« Je vois un grand prodige : les Troyens que j'ai tués reviendront-ils
des sombres demeures, comme celui-ci, que j'ai vendu dans l'île sacrée de
Lemnos, s'est dérobé au jour fatal ; et la mer au sel blanc, qui
en retient tant d'autres contre leur
volonté, n'a-t-elle donc pu l'engloutir dans son sein
?
Certes il sentira la pointe de ma pique, et je
verrai s'il en échappera ou si la terre nourricière l'arrêtera elle qui arrête l'homme fort lui-même. »
Il méditait ainsi sans bouger. Lycaon, saisi d'effroi, vient près de lui,
désirant toucher ses genoux et échapper à la parque noire. Achille tient
haute sa pique ; le Troyen se baisse et court pour prendre les genoux d'Achille
; la pique, qui brûlait de se rassasier de chair humaine, lui rase le dos et se
fiche en terre. Lycaon, l’ayant pris d'une main par les genoux, et tenant de l'autre la pique qu'il
ne lâchait pas, le supplie en ces termes :
« Achille, j'embrasse tes genoux, sois touché de compassion et prends
pitié de moi : je tiens ici, nourrisson de Jupiter, la place d'un
suppliant digne de ton respect. Chez toi, le
premier, j'ai goûté
le froment broyé de Gérés, ce même jour que tu me pris dans le verger
bien cultivé, et que, m'emmenant loin de mon père et de mes amis, tu me vendis
dans l'île sacrée de Lemnos. Je te valus alors
cent bœufs; aujourd'hui je t'en donnerai trois fois autant si tu veux
me délivrer. Voici la douzième aurore que je suis à Ilion après avoir
beaucoup souffert, et la Parque funeste me met entre tes mains : je dois être bien odieux à Jupiter le père, puisqu'il me livre
une seconde fois à ta merci ; et ma mère m'a engendré pour vivre fort
peu de temps: ma mère Laothoë,
fille du vieillard Altée, lequel commande aux Léléges amis de la guerre, et
habite Pédase élevée sur le Satnioïs. Priam parmi ses femmes avait la fille
d'Altée ; elle nous donna le jour, et tu nous couperas le cou à tous deux. Tu
as frappé Polydore au premier rang des siens, et maintenant un malheur m'attend
ici, car je ne pense pas échapper à tes
mains, puisqu'un dieu m'y a fait tomber. Je t'ajoute quelques paroles,
tâche d’y avoir égard : ne me tue pas, puisque je ne suis pas né de
la même mère qu'Hector, lequel a fait périr ton ami bon et très-vaillant.
Le fils de Priam entendit une réponse dure : «
Pauvret, ne me par-le pas de rançon,
dit Achille. Avant que Patrocle atteignît le jour fatal, j'aimais à épargner
les Troyens, j'en pris et j'en vendis plusieurs vivants ; mais à présent aucun de ceux
qu'un dieu jettera dans mes mains devant Ilion, aucun des Troyens, et encore
moins les enfants de Priam, n'échappera à la mort.
Ami, meurs aussi : pourquoi pleurer ainsi ? Patrocle est bien mort, lui
qui était bien autre que toi. Et moi que tu vois grand et beau,
né d'un père brave et d'une mère déesse, la Parque puissante me
saisira le matin, au milieu ou à la fin du jour, lorsque quelqu'un m'enlèvera
la vie dans le combat, ou que cet autre me frappera de sa lance ou du trait de
son arc. »
Lycaon sent son cœur lui faillir, ses genoux s'affaissent ; il laisse
aller la pique et s'assied en tendant les mains. Achille tire son épée, et
le frappe à la clavicule du cou ; l'épée à double tranchant y était enfoncée
tout entière. Lycaon demeure étendu le visage contre la terre,
sur laquelle s’écoule un sang noir. Achille, l’ayant empoigné par
le pied, le jette dans le fleuve :
« Gis maintenant parmi les poissons, dit-il ; ils lécheront à leur aise
le sang de ta blessure, et ta mère ne pleurera pas son fils après l'avoir
mis sur un lit; mais le Scamandre aux noirs tourbillons te portera dans le
sein de la vaste mer. Quelque poisson, sautant au-dessus du flot, plongera sous
l’onde frissonnante pour manger la graisse blanche de Lycaon. Périssez donc
jusqu'à ce que nous ayons conquis Ilion,
vous qui fuyez pendant que je détruis tout sur vos derrières ; et ce
fleuve aux tourbillons d'argent, auquel vous sacrifiez depuis longtemps et des
taureaux et des chevaux au dur sabot, ne suffira pas pour vous contenir. Périssez,
obéissant à un mauvais destin, jusqu'à ce que vous ayez payé le meurtre de Patrocle
et la perte des Achéens que vous avez tués près des vaisseaux
pendant que je me tenais éloigné du combat. »
Ces menaces mirent le Fleuve en colère : il songe à détourner cadavres, je ne puis les verser dans la mer divine, puisque tu ne te lasses
pas de tuer. Donne quelque trêve à ta fureur, car, souverain des peuples, j'ai
horreur de ce carnage.
— Scamandre, fils de Jupiter, répond Achille, ce que tu viens de dire
arrivera. Je ne cesserai de tuer les Troyens orgueilleux que je ne les aie
refoulés dans la ville et que je ne me sois mesuré avec Hector face à face : il me domptera, ou je le dompterai. Il
se rua sur les Troyens, semblable à un dieu, dès qu'il eût fini de
parler. Alors le Fleuve s'adresse à Apollon :
« Hélas ! dieu à l'arc d'argent, enfant de Jupiter, tu n'accomplis pas
les desseins du fils de Saturne, qui a prescrit, à toi surtout, d'assister et
de secourir les Troyens jusqu'à ce que le soleil à son déclin ait obscurci la
terre aux larges sillons. »
Il n'avait pas fini de parler qu'Achille s'était précipité du bord du
Fleuve au milieu, celui-ci soulève ses vagues et se grossit avec
fureur, il réunit ses courants et rejette, mugissant comme un taureau, les
cadavres qu'Achille avait entassés dans son lit ; il sauve ceux qui étaient
encore en vie en les cachant dans ses tournants larges
et impénétrables. Le flot s'élève furieusement contre Achille et bat
contre son bouclier, en sorte qu'il perdit pied. Achille saisit un orme
bienvenu, grand, le déracine en entraînant avec lui le bord du rivage, oppose
aux eaux ses branches serrées, et, après avoir
couché l'arbre sur le Fleuve, il s'en fait un pont. Alors il s'élance
hors de l'abîme, non sans un sentiment de crainte, et bondit pour voler dans la
plaine. Le dieu ne se ralentit pas, car il sauta après
lui en noircissant sa surface, afin de l'empêcher dans son oeuvre de
destruction et de s'opposer à la perte des Troyens. Le fils de Pelée,
avec le même élan que celui de l'aigle noir, ce chasseur qui est le
plus puissant et le plus prompt des oiseaux, fait un saut en arrière
aussi long que le jet d'une pique ; il bondit, semblable à cet oiseau,
et l'airain résonne terriblement sur sa poitrine. Il fuit ; à mesure qu'il s'éloigne, le Fleuve le suit avec
grand bruit. Lorsqu'un homme veut
conduire dans son jardin l’eau d'une source, pour qu'elle en arrose les plantes, la bêche à la main, il déblaie les
petits canaux, et les cailloux craquettent en se heurtant sous le cours
rapide de l'eau qui murmure et dépasse celui qui lui a frayé passage
: ainsi le flot du Fleuve devançait toujours Achille malgré sa vitesse,
car les dieux sont plus puissants que les hommes. Lorsqu'Achille,
incertain si tous les dieux ne s'étaient pas concertés pour le
contraindre à fuir, s'efforçait de faire tête au Fleuve, le Fleuve de Jupiter
battait au-dessus de ses épaules; alors, affligé dans son cœur,
il se haussait sur ses pieds, mais le Fleuve impétueux, coulant de
biais, lui faisait ployer les genoux et dérobait le sable à ses pieds. Le fils
de Pelée gémit, et regardant le vaste ciel :
« Jupiter tout-puissant, comment aucun des dieux, méjugeant digne
de pitié, n'est-il survenu pour me sauver de ce Fleuve ! Que dois-je attendre dans la suite ? Mais aucun d'eux n'est aussi coupable
envers moi que ma mère, laquelle m'a séduit par ses mensonges, en me disant que je périrais sous les murs des Troyens cuirassés,
par les traits rapides d'Apollon. Que n'ai-je péri par la main d'Hector,
lui, le plus brave des Troyens ! Un
brave aurait ainsi tué et dépouillé
un autre brave. Maintenant il est donc décidé par le sort que
je périrai d'une mort misérable, enserré dans un grand fleuve, comme
un enfant porcher traversant un ravin est entraîné par la tempête. »
Aussitôt qu'il eut achevé de dire, Neptune et Minerve, ayant pris la
forme humaine, s'approchèrent de lui ; ils lui prennent la main et lui
raffermissent le courage par ces paroles :
« Fils de Pelée, dit Neptune, ne crains rien et ne te trouble pas trop.
Nous sommes des dieux, Pallas Minerve et moi, qui venons à ton aide avec
l'assentiment de Jupiter. Il n'est pas arrêté par le destin
que tu sois dompté par ce Fleuve; il ne tardera pas à s'apaiser,
et tu le verras bien toi-même. Nous allons te donner un conseil, et suis-le. Ne
cesse pas de combattre avant que tu aies refoulé
dans les murs d'Ilion ceux qui auront pu fuir. Et après avoir ravi l’âme
à Hector, retourne dans tes vaisseaux : c'est ainsi que nous te donnerons
d'acquérir de la gloire. »
Ils retournent vers les immortels. Achille, animé par le commandement
des dieux, s'en alla par la plaine, laquelle était couverte d'eau ; maintes
armes éclatantes de jeunes gens tués à la guerre et quantité de cadavres y
flottaient. Il saute en fendant le flot, et le fleuve ne peut le retenir, tant
Minerve lui avait donné de force. Le Scamandre, loin de cesser sa fureur,
s'irritait encore plus contre le fils de Pelée.
Il arme d'un casque le flot de son cours, et le soulevant en
l'air il appelle à grands cris le Simoïs :
«
Frère chéri, opposons-nous au choc impétueux de cet homme, parce
qu'il détruira bientôt la ville de Priam, et que les Troyens ne pourront pas
tenir en bataille contre lui. Viens à mon secours au plus tôt,
emplis ton cours des eaux des ruisseaux, excite tous les torrents,
élève tes eaux et roule avec fracas troncs d'arbres et blocs de
pierre afin de restreindre la violence de cet homme farouche, qui l'emporte
à présent et médite de s'égaler en puissance aux immortels. Ni sa force, ni sa beauté, ni ses belles armes, ne le protégeront
; elles resteront couchées tout au fond du gouffre, et je les cacherai
sous le limon. Je l'ensevelirai lui-même sous le sable et amasserai autour de
lui un gravier immense, et par-dessus j'élèverai
une si grande quantité de terres que les Achéens ne pourront recueillir
ses os. Tel est le monument qui lui sera bâti, et il n'aura pas besoin de
tombeau lorsque les Achéens lui feront des funérailles.
»
Il avait à peine fini de parler que, s'étant précipité sur Achille,
il s'élève haut
et mugit, grossi d'écume, de sang et de cadavres. Le flot pourpré du Fleuve
issu de Jupiter se tenait donc debout, prêt à fondre sur Achille, lorsque
Junon, voyant le fils, de Pelée, en face d'un
si grand péril, dit à Vulcain :
« Lève-toi, Boiteux, mon enfant, nous estimons que tu peux te mesurer
avec le Xanthe aux noirs tourbillons ; accours au plus tôt et fais briller tes
feux. Pendant ce temps je susciterai une tempête funeste sur la mer, à l'aide
du Zéphyre et du Notus impétueux, laquelle, portant partout la flamme, brûlera
les Troyens avec leurs armes. Brûle les arbres qui bordent les rives du Xanthe,
et brûle-le lui même. Ne te laisse pas détourner par ses paroles mielleuses ni
par ses menaces, et ne cesse pas d'exercer ta fureur avant que tu m'aies
entendue jeter un cri : alors tu arrêteras ton feu infatigable.
»
A ce commandement Vulcain allume un feu terrible, lequel consumait
ces monceaux de cadavres qui jonchaient ces lieux mêmes où
Achille avait exercé sa fureur; toute la plaine fut desséchée, et l'eau
limpide s'arrêta. Lorsque le vent d'automne Borée dessèche soudain un champ
nouvellement arrosé, au contentement de celui qui le cultive, ainsi fut desséchée
la plaine, et le feu consuma les cadavres. Alors Vulcain tourne ses feux éclatants
vers le Fleuve. Les armes, les saules, les
tamaris, s'enflamment, ainsi que le jonc et le souchet, qui croissaient
en abondance le long de son cours. Anguilles et poissons, qui sautillaient çà
et là dans ses tournants, sont suffoqués par la fumée de l'habile Vulcain. Le Fleuve, se voyant embrasé,
dit ces mots :
« Vulcain, pas un des dieux ne peut te résister : voilà pourquoi je n'ai
garde de combattre contre toi, qui t'armes de feux et de flammes. Mettons
fin à notre querelle, et qu'Achille descendant de Jupiter chasse
incontinent les Troyens de leur ville. Qu'ai-je affaire de les combattre
ou de les défendre ? »
II
parlait ainsi pendant que lui-même brûlait et que ses courants bouillonnaient.
Comme bout la graisse d'un porc gras délicatement nourri
lorsqu'elle fond dans un chaudron placé sur un bon feu : elle déborde de tous
côtés dès qu'on la chauffe avec du bois sec : ainsi les beaux courants du
fleuve étaient en combustion, et son eau
bouillait ; elle ne pouvait pas suivre son cours, parce qu'elle en était
empêchée par la chaleur intense de l'ingénieux Vulcain. Le Fleuve
supplie Junon en ces termes : « Junon, pourquoi ton fils
s'attache-t-il à tourmenter mon cours plutôt que celui des autres fleuves ? Je
ne suis cependant pas plus coupable envers toi que ceux des dieux qui sont venus
au secours des Troyens. Si lu le veux, je
cesserai de leur être favorable, mais qu'Achille
se retire ! De plus je jurerai de ne jamais retarder le jour
fatal qui menace les Troyens, quand même leur ville entière serait réduite
en cendres par les Achéens, fils de Mars. »
Junon ne l'eut pas plutôt entendu qu'elle dit à Vulcain :
« Arrête-toi, mon fils, il ne convient pas d'affliger un dieu pour des
mortels. »
Vulcain obéit à sa mère : il éteint cet immense brasier, et l'eau
reprend son cours. Lorsque la fureur du Xanthe fut domptée, Junon,
conservant toujours au fond de son cœur sa haine contre les Troyens,
contraignit ces dieux à cesser leur combat.
Dans
ces entrefaites une querelle éclate parmi les dieux, qui ont penché,
les uns pour le parti des Troyens, les autres pour celui des Grecs. Ils fondent l'un sur l'autre avec un tumulte horrible, la
terre mugit, et la trompette résonne dans l'Olympe. Jupiter, l'ayant entendue,
se prit à sourire de joie lorsqu'il vit les dieux en venir aux mains pour vider
leur querelle. Ils ne restent pas longtemps sans
se joindre ; Mars commence le premier; il se jette sur Minerve, une lance
d'airain dans la main, lui faisant ces reproches :
« Pourquoi, mouche de chien, fais-tu entrer ainsi les dieux en bataille
par ton audace insatiable ? Ne te souvient-il plus qu'autrefois
tu me fis blesser par Diomède, fils de Tydée ? Et puis toi-même ayant pris
une lance brillante, tu poussas droit à moi et me déchiras la peau. Je
pense te faire payer aujourd'hui le mal que tu m'as fait. »
En disant ces paroles, il la frappa de sa lance sur son bouclier
redoutable, garni de franges, que ne peut entamer la foudre de Jupiter. Minerve
prit de sa main robuste une pierre noire et raboteuse, que des hommes du temps passé avaient posée pour servir de borne
à un champ, en frappa Mars au cou et lui brisa les membres. Mars tombe, et,
dans sa chute, couvre sept arpents de son corps
souille ses cheveux de poussière ; et ses armes firent un grand bruit
autour de lui. Minerve lui dit en riant :
« Tu n'as donc pas encore senti combien je puis me vanter de l'emporter
sur toi, puisque tu as voulu opposer ta force à la mienne ? Puisses-tu payer
ainsi la malédiction de ta mère, laquelle, irritée contre toi, te prépare de
nouvelles disgrâces, puisque tu as abandonné les Achéens pour secourir les
Troyens orgueilleux. »
Quand son parler fut achevé, Minerve tourna de l'autre côté ses yeux
resplendissants. Vénus, ayant pris Mars par la main, l'emmène tandis qu'il gémissait
et ne se remettait qu'avec peine. Dès que Junon l'eut aperçue, elle dit à Minerve :
« Vois-tu cette mouche de chien emmener derechef Mars hors de
la bataille à travers le tumulte ? Poursuis-les. »
Ces paroles servirent d'aiguillon à Minerve ; elle est joyeuse de s'élancer
après eux. De sa main robuste elle frappe Vénus à la poitrine, et lui brise
le cœur et les genoux. Mars et Vénus sont étendus sur la terre qui nourrit
les hommes.
« Qu'il en soit ainsi, dit Minerve, de tous ceux qui défendent les
Troyens et combattent contre les Grecs bien cuirassés ! Qu'ils soient
aussi audacieux et effrontés que Vénus, laquelle, pour porter secours
à Mars, n'a pas craint d'opposer sa
force à la mienne ; il y
a longtemps qu'ainsi nous aurions cessé la guerre et détruit la ville
bien bâtie d'Ilion. »
Junon sourit à ces paroles, et le roi qui fait trembler la terre dit à
Apollon :
« Phœbus, pourquoi donc nous tenons-nous à l'écart ? Lorsque
les autres dieux nous en donnent l'exemple, il serait honteux pour nous de
retourner dans l'Olympe sans nous mesurer. Commence, tu
es le plus jeune : car cela ne serait pas convenable pour moi qui suis
ton aîné, et partant plus expérimenté que toi. Pauvret ! comme tu
t'es fourvoyé ! Tu ne te souviens donc pas de ce que nous avons souffert
devant Ilion en travaillant chez le superbe Laomédon. Seuls des dieux nous y étions tenus par Tordre de Jupiter, et nous étions
convenus avec ce roi et du temps et du prix. Nous obéissions à ses ordres,
moi en bâtissant autour de Troie un mur très-épais et très-beau pour rendre
cette ville inexpugnable, et toi en faisant
paître sur les hauteurs de l'Ida les bœufs aux jambes tortues,
aux cornes recourbées. Les heures ayant amené le moment joyeux de recevoir le
salaire des travaux, il nous en frustra même avec
violence et nous renvoya avec menace. Il voulait te lier les pieds
et les mains, te vendre dans des îles lointaines et nous couper les
oreilles. Nous nous en fûmes, irrités de ce qu'il n'avait pas payé le
salaire convenu. Néanmoins, tu favorises les siens et ne veux pas t'accorder
avec nous pour faire périr misérablement ces Troyens parjures, eux, leurs enfants et leurs chastes épouses.
— Neptune, réplique Apollon, tu ne me trouverais pas sain d'esprit si
je me mesurais avec toi pour la cause des mortels craintifs,
lesquels, semblables à des feuilles, croissent un moment pleins de
vigueur en mangeant le fruit de la terre, et un instant après
tombent sans vie. Qu'ils combattent eux-mêmes, et retirons-nous. »
Ayant tenu ce langage, il se recula, car il redoutait d'en venir aux
mains avec son oncle. Mais Diane la chasseresse lui fit ces reproches
:
« Tu t'enfuis, Apollon, abandonnant la victoire à Neptune, et lui
donnant une vaine gloire de ta fuite. Que te sert ton arc ? tu le portes
en vain. Que je ne t'entende plus, dans le palais de mon père, te vanter
parmi les dieux immortels que tu combats face à face contre Neptune. »
Phoebus ne lui répondit rien, mais la chaste épouse de Jupiter lui
dit en colère ces fâcheuses paroles :
«Quoi, chienne impudente, es-tu bien si outrecuidée que de t'opposer à
ma volonté ? Il t'est bien difficile d'égaler ta force à la mienne, bien que
tu saches tirer de l'arc et que Jupiter t'ait placée comme une lionne parmi les
femmes, te permettant de tuer celle que tu voudrais. Tu fais ainsi l'arrogante,
mais il te serait plus aisé de tuer quelque bête sauvage par les montagnes,
voire une biche, que de vouloir essayer tes armes contre une plus vaillante que
toi. Et si tu veux courir le risque d'un combat, je te ferai voir qu'en vain tu
veux t'égaler à moi. »
Disant cela, d'une main elle saisit celles de Diane, et de l'autre le
carquois. Elle lui en donne quelques coups sur les oreilles, en se gaussant
d'elle; et les flèches tombent pendant que Diane se débat.
Diane s'enfuit toute en pleurs, comme une colombe, dont le destin n'a pas
encore marqué l'instant fatal, s'envole vers la cavité d'un rocher pour échapper
aux serres de l'épervier. Ainsi fuyait Diane
abandonnant son arc et ses flèches.
A ce moment, Mercure, messager de Jupiter et meurtrier d'Argus, dit à
Latone :
« Latone, je n'en viendrai pas aux mains avec toi ; il est dangereux de
s'attaquer aux épouses de Jupiter
qui assemble les nuages. Va
te vanter hardiment parmi les immortels que tu remportes sur moi par la force. »
Latone, oyant ce discours, ramassa l'arc et les flèches tombées çà et
là et suivit sa fille. Elle était allée dans l'Olympe, à la demeure de
son père, et s'était assise à ses genoux. Jupiter, voyant frissonner son
voile d'ambroisie autour d'elle, la tira près de lui et l'interrogea en
riant :
« Chère enfant, lequel des dieux a été si téméraire que de te faire
cet outrage, comme si tu lui en avais donné sujet et que tu lui eusses fait quelque déplaisir ? »
Elle lui répondit : « Mon père,
c'est ton épouse qui m'a maltraitée de la sorte ; elle est la cause de tous
les différends et de la querelle qui est
entre les dieux. »
Ainsi s'entretenaient Diane et Jupiter.
Apollon s'en alla dans Ilion sacrée pour veiller à ce que le mur de
cette ville bien bâtie restât debout jusqu'au jour fatal de sa ruine. Les
autres dieux retournèrent dans l'Olympe, les uns fâchés, les autres
triomphants ; ils s'assirent près de Jupiter. Achille perdait les Troyens et
leurs chevaux. De même que, dans l'embrasement d'une ville, des colonnes de fumée,
présage de la vengeance des dieux, s'élèvent vers la voûte du ciel et
causent à tous fatigue et douleurs, ainsi
Achille semait l'épouvante et la mort au
milieu des Troyens.
Le vieux Priam, debout sur une tour, aperçoit Achille, qui lui semble être
un géant formidable ; les Troyens fuyaient devant lui en désordre, sans songer à faire quelque résistance. Priam gémit
; il descend de la tour pour donner courage aux sentinelles qui font le guet près
du mur :
« Tenez les portes ouvertes, dit-il, jusqu'à ce que les troupes qui
sont en déroute soient rentrées dans la ville ; celui qui les serre de près
est Achille ; je pense maintenant que notre ruine est proche. Dès que les
troupes renfermées dans l'enceinte du mur auront pu reprendre haleine, refermez
les portes : je crains que cet homme né pour mon malheur ne pénètre dans la
ville. »
Les sentinelles tirent les verroux et ouvrent les portes, offrant ainsi
une voie de salut aux Troyens en déroute. Apollon se précipite à leur
rencontre pour les protéger. Ils accouraient de la plaine à
la ville, pressés par la soif et couverts de sueur. Achille les poursuivait
avec vigueur, il était toujours animé d'une fureur violente et désirait
ardemment remporter de la gloire.
Les Achéens eussent pris la ville de Troie, si Phoebus Apollon n'eût
enhardi l'illustre Agénor, fils d'Anténor. Il pénètre son cœur d'audace
et se tient près de lui. S'étant appuyé contre un hêtre et enveloppé d'un
épais nuage, il écarte de lui les parques pesantes de
la mort. Agénor, ayant aperçu Achille, s'arrête son âme est en proie à
diverses pensées, il gémit et dit en lui-même :
« Hélas ! si par crainte du violent Achille je me sauvais par où les
autres épouvantés s'enfuient en tumulte, Achille me prendrait aussi et
m'égorgerait sans défense. Si je les laissais poursuivre par Achille, fils de
Pelée, je m'éloignerais de la ville, j'irais sur les hauteurs de l'Ida, je me
cacherais dans les buissons, et, le soir venu, je reviendrais vers Ilion, après
m'être baigné dans le fleuve et avoir lavé ma sueur.... Mais à quel propos débattre
toutes ces pensées dans mon esprit ? Si le fils de Pelée m'a vu m'éloigner de
la ville et qu'il me poursuive et m'atteigne avec ses pieds agiles, je ne
pourrai plus éviter le destin ni la mort, car il est bien plus fort que les
autres hommes. Mais, si je m'avançais contre lui sous les murs de la ville, son
corps peut être entamé par le fer, il n'a qu'une seule âme ; les hommes
disent qu'il est mortel, mais que Jupiter veut lui donner de la gloire. »
Ayant ainsi parlé, il se retourne et attend Achille ; son cœur vaillant
bondit et le pousse à l'attendre de pied ferme. Comme une panthère à la
sortie d'un fourré, guidée par la voix des chiens, vient sans crainte attaquer
le chasseur, bien que celui-ci, l'ayant prévenue,
l'ait blessée, et que le trait lui soit demeuré dans le flanc, elle ne
quitte pourtant pas le combat qu'elle n'en soit venue aux prises avec son
ennemi, ou qu'elle-même ait été domptée : ainsi le fils de l'illustre Anténor,
l'illustre Agénor, ne veut pas se retirer avant de s'être mesuré avec
Achille. Ayant porté son bouclier en avant, il pointe sa lance droit sur
Achille en criant à haute voix :
« Tu comptes donc, illustre Achille, renverser aujourd'hui la ville des
Troyens glorieux ; insensé, tu ne sais donc pas qu'elle sera longtemps encore
pour les Grecs une cause de bien des douleurs, car elle renferme un grand nombre
de braves guerriers qui la défendront pour sauver leurs parents, leurs femmes
et leurs enfants, et toi, tout terrible et audacieux que tu sois, tu tomberas
ici où ton heure t'attend. »
En disant ces mots, il lui darde son javelot et le frappe au genou. La cnémide
d'étain, ouvrage d'un dieu, retentit avec grand bruit, et le fer rebondit en
arrière. Achille assaillit Agénor le dernier ; mais Apollon lui déroba le
triomphe en couvrant Agénor d'une nuée obscure, et le mettant en sûreté hors
de la mêlée. Il déçut Achille afin de sauver le reste des Troyens et qu'ils
eussent le temps d'entrer dans leur ville. Il prend la figure d'Agénor et se
montre à quelque distance d'Achille celui-ci fond sur lui et lé poursuit à
travers la plaine le long des rives tortueuses du Scamandre. Apollon ne le
devance que de quelques pas pour lui laisser l'espoir de l'atteindre. En ces
entrefaites les Troyens, naguère épouvantés, se pressent à gagner la ville
avec joie ; ils y arrivent en foule sans s'attendre en deçà des remparts pour
se demander qui était mort ou sauvé dans les combats. La ville était pleine
de tous ceux qui avaient pu conserver la vie à l'aide des pieds et des genoux.