Chant XXI

Remonter

   

 

 

  Lorsque les Troyens furent arrivés près d'un gué du fleuve au beau cours, le Xanthe, auquel Jupiter donna l'être, Achille les dispersa ; il en poursuivit un certain nombre par la plaine vers la ville, à l'endroit même où, le jour précédent, les Grecs avaient pris la fuite pour échapper à la fureur d'Hector. Les Troyens ainsi mis en déroute fuyaient, lorsque Junon les couvrit d'une nuée obscure pour arrêter leur course, les autres tournoyaient dans le fleuve argenté, au lit profond, puis s'enfonçaient avec grand bruit ; les courants résonnent et les rives gémissent ; quelques-uns nagent pêle-mêle à la merci des tourbillons. Lorsque des sauterelles s'envolent pour gagner une rivière, se dérobant ainsi à la fureur du feu, le feu, trouvant toujours un nouvel aliment, se propage sans cesse ; alors, frappées de frayeur, elles tombent dans l'eau : de même les Troyens, pour éviter la fougue d'Achille, s'étaient précipités dans les tourbillons du Xanthe, et ce fleuve était rempli d'hommes et de chevaux.

  Achille laisse sa pique sur la rive et la cache sous des tamaris ; semblable à un dieu, il s'élance avec son épée seule, ne songeant qu'à la ruine de ses ennemis. Il frappait de tous côtés ; un gémissement affreux s'élevait des blessés, et l'eau était rougie de sang. Comme des poissons poursuivis par le dauphin monstrueux se retirent en sûreté dans les creux d'un port à l'abord facile; ils redoutent le dauphin, parce qu'il dévore ceux d'entre eux qu'il peut attraper : de la même sorte les Troyens se cachaient sous les rochers du fleuve terrible. Achille, fatigué de tuer, choisit dans le fleuve douze jeunes gens vivants pour compenser la mort de Patrocle fils de Ménétius. Il les tire hors de l'eau frappés de stupeur comme des faons, et, leur ayant lié les mains par derrière avec les courroies bien tranchées qu'ils portaient à leurs tuniques, il les donne à ses compagnons pour les conduire vers ses vaisseaux ; lui-même s'élance, désireux de tuer encore.

  Il se trouve en face d'un des fils de Priam, Lycaon, qui fuyait hors du fleuve. Autrefois il Pavait emmené de nuit du verger de son père, où il coupait des branches d'un figuier pour en faire des jantes de roues. Sort fatal ! survient le noble Achille, qui, le conduisant dans ses vaisseaux, le vendit dans Lemnos, ville bien bâtie ; le fils de Jason l’acheta. Eétion d'Imbros, hôte de Lycaon, le délivra contre une forte rançon, et l'envoya vers la ville d'Arisbé favorisée des dieux. Celui-ci se sauve secrètement et parvient à la maison de son père. Là il passe onze jours à se réjouir avec ses amis et retourne à Lemnos ; le douzième jour, un dieu le fait tomber dans les mains d'Achille, qui est sur le point de l'envoyer en la demeure de Pluton. Dès que le fils de Pelée l'eut aperçu sans casque et sans bouclier (Lycaon n'avait pas même de pique : il avait jeté toutes ses armes à terre, étant percé de sueur et accablé de fatigue) , parlant à son grand cœur, il dit tout courroucé :

  « Je vois un grand prodige : les Troyens que j'ai tués reviendront-ils des sombres demeures, comme celui-ci, que j'ai vendu dans l'île sacrée de Lemnos, s'est dérobé au jour fatal ; et la mer au sel blanc, qui en retient tant d'autres contre leur volonté, n'a-t-elle donc pu l'engloutir dans son sein ? Certes il sentira la pointe de ma pique, et je verrai s'il en échappera ou si la terre nourricière l'arrêtera elle qui arrête l'homme fort lui-même. »

  Il méditait ainsi sans bouger. Lycaon, saisi d'effroi, vient près de lui, désirant toucher ses genoux et échapper à la parque noire. Achille tient haute sa pique ; le Troyen se baisse et court pour prendre les genoux d'Achille ; la pique, qui brûlait de se rassasier de chair humaine, lui rase le dos et se fiche en terre. Lycaon, l’ayant pris d'une main par les genoux, et tenant de l'autre la pique qu'il ne lâchait pas, le supplie en ces termes :

  « Achille, j'embrasse tes genoux, sois touché de compassion et prends pitié de moi : je tiens ici, nourrisson de Jupiter, la place d'un suppliant digne de ton respect. Chez toi, le premier, j'ai goûté le froment broyé de Gérés, ce même jour que tu me pris dans le verger bien cultivé, et que, m'emmenant loin de mon père et de mes amis, tu me vendis dans l'île sacrée de Lemnos. Je te valus alors cent bœufs; aujourd'hui je t'en donnerai trois fois autant si tu veux me délivrer. Voici la douzième aurore que je suis à Ilion après avoir beaucoup souffert, et la Parque funeste me met entre tes mains : je dois être bien odieux à Jupiter le père, puisqu'il me livre une seconde fois à ta merci ; et ma mère m'a engendré pour vivre fort peu de temps: ma mère  Laothoë, fille du vieillard Altée, lequel commande aux Léléges amis de la guerre, et habite Pédase élevée sur le Satnioïs. Priam parmi ses femmes avait la fille d'Altée ; elle nous donna le jour, et tu nous couperas le cou à tous deux. Tu as frappé Polydore au premier rang des siens, et maintenant un malheur m'attend ici, car je ne pense pas échapper à tes mains, puisqu'un dieu m'y a fait tomber. Je t'ajoute quelques paroles, tâche d’y avoir égard : ne me tue pas, puisque je ne suis pas né de la même mère qu'Hector, lequel a fait périr ton ami bon et très-vaillant.

  Le fils de Priam entendit une réponse dure : « Pauvret, ne me par-le pas de rançon, dit Achille. Avant que Patrocle atteignît le jour fatal, j'aimais à épargner les Troyens, j'en pris et j'en vendis plusieurs vivants ; mais à présent aucun de ceux qu'un dieu jettera dans mes mains devant Ilion, aucun des Troyens, et encore moins les enfants de Priam, n'échappera à la mort. Ami, meurs aussi : pourquoi pleurer ainsi ? Patrocle est bien mort, lui qui était bien autre que toi. Et moi que tu vois grand et beau, né d'un père brave et d'une mère déesse, la Parque puissante me saisira le matin, au milieu ou à la fin du jour, lorsque quelqu'un m'enlèvera la vie dans le combat, ou que cet autre me frappera de sa lance ou du trait de son arc. »

  Lycaon sent son cœur lui faillir, ses genoux s'affaissent ; il laisse aller la pique et s'assied en tendant les mains. Achille tire son épée, et le frappe à la clavicule du cou ; l'épée à double tranchant y était enfoncée tout entière. Lycaon demeure étendu le visage contre la terre, sur laquelle s’écoule un sang noir. Achille, l’ayant empoigné par le pied, le jette dans le fleuve :

  « Gis maintenant parmi les poissons, dit-il ; ils lécheront à leur aise le sang de ta blessure, et ta mère ne pleurera pas son fils après l'avoir mis sur un lit; mais le Scamandre aux noirs tourbillons te portera dans le sein de la vaste mer. Quelque poisson, sautant au-dessus du flot, plongera sous l’onde frissonnante pour manger la graisse blanche de Lycaon. Périssez donc jusqu'à ce que nous ayons conquis Ilion, vous qui fuyez pendant que je détruis tout sur vos derrières ; et ce fleuve aux tourbillons d'argent, auquel vous sacrifiez depuis longtemps et des taureaux et des chevaux au dur sabot, ne suffira pas pour vous contenir. Périssez, obéissant à un mauvais destin, jusqu'à ce que vous ayez payé le meurtre de Patrocle et la perte des Achéens que vous avez tués près des vaisseaux pendant que je me tenais éloigné du combat. »

  Ces menaces mirent le Fleuve en colère : il songe à détourner cadavres, je ne puis les verser dans la mer divine, puisque tu ne te lasses pas de tuer. Donne quelque trêve à ta fureur, car, souverain des peuples, j'ai horreur de ce carnage.

  — Scamandre, fils de Jupiter, répond Achille, ce que tu viens de dire arrivera. Je ne cesserai de tuer les Troyens orgueilleux que je ne les aie refoulés dans la ville et que je ne me sois mesuré avec Hector face à face : il me domptera, ou je le dompterai. Il se rua sur les Troyens, semblable à un dieu, dès qu'il eût fini de parler. Alors le Fleuve s'adresse à Apollon :

  « Hélas ! dieu à l'arc d'argent, enfant de Jupiter, tu n'accomplis pas les desseins du fils de Saturne, qui a prescrit, à toi surtout, d'assister et de secourir les Troyens jusqu'à ce que le soleil à son déclin ait obscurci la terre aux larges sillons. »

  Il n'avait pas fini de parler qu'Achille s'était précipité du bord du Fleuve au milieu, celui-ci soulève ses vagues et se grossit avec fureur, il réunit ses courants et rejette, mugissant comme un taureau, les cadavres qu'Achille avait entassés dans son lit ; il sauve ceux qui étaient encore en vie en les cachant dans ses tournants larges et impénétrables. Le flot s'élève furieusement contre Achille et bat contre son bouclier, en sorte qu'il perdit pied. Achille saisit un orme bienvenu, grand, le déracine en entraînant avec lui le bord du rivage, oppose aux eaux ses branches serrées, et, après avoir couché l'arbre sur le Fleuve, il s'en fait un pont. Alors il s'élance hors de l'abîme, non sans un sentiment de crainte, et bondit pour voler dans la plaine. Le dieu ne se ralentit pas, car il sauta après lui en noircissant sa surface, afin de l'empêcher dans son oeuvre de destruction et de s'opposer à la perte des Troyens. Le fils de Pelée, avec le même élan que celui de l'aigle noir, ce chasseur qui est le plus puissant et le plus prompt des oiseaux, fait un saut en arrière aussi long que le jet d'une pique ; il bondit, semblable à cet oiseau, et l'airain résonne terriblement sur sa poitrine. Il fuit ; à mesure qu'il s'éloigne, le Fleuve le suit avec grand bruit. Lorsqu'un homme veut conduire dans son jardin l’eau d'une source, pour qu'elle en arrose les plantes, la bêche à la main, il déblaie les petits canaux, et les cailloux craquettent en se heurtant sous le cours rapide de l'eau qui murmure et dépasse celui qui lui a frayé passage : ainsi le flot du Fleuve devançait toujours Achille malgré sa vitesse, car les dieux sont plus puissants que les hommes. Lorsqu'Achille, incertain si tous les dieux ne s'étaient pas concertés pour le contraindre à fuir, s'efforçait de faire tête au Fleuve, le Fleuve de Jupiter battait au-dessus de ses épaules; alors, affligé dans son cœur, il se haussait sur ses pieds, mais le Fleuve impétueux, coulant de biais, lui faisait ployer les genoux et dérobait le sable à ses pieds. Le fils de Pelée gémit, et regardant le vaste ciel :

  « Jupiter tout-puissant, comment aucun des dieux, méjugeant digne de pitié, n'est-il survenu pour me sauver de ce Fleuve ! Que dois-je attendre dans la suite ? Mais aucun d'eux n'est aussi coupable envers moi que ma mère, laquelle m'a séduit par ses mensonges, en me disant que je périrais sous les murs des Troyens cuirassés, par les traits rapides d'Apollon. Que n'ai-je péri par la main d'Hector, lui, le plus brave des Troyens !  Un brave aurait ainsi tué et dépouillé un autre brave. Maintenant il est donc décidé par le sort que je périrai d'une mort misérable, enserré dans un grand fleuve, comme un enfant porcher traversant un ravin est entraîné par la tempête. »

  Aussitôt qu'il eut achevé de dire, Neptune et Minerve, ayant pris la forme humaine, s'approchèrent de lui ; ils lui prennent la main et lui raffermissent le courage par ces paroles :

  « Fils de Pelée, dit Neptune, ne crains rien et ne te trouble pas trop. Nous sommes des dieux, Pallas Minerve et moi, qui venons à ton aide avec l'assentiment de Jupiter. Il n'est pas arrêté par le destin que tu sois dompté par ce Fleuve; il ne tardera pas à s'apaiser, et tu le verras bien toi-même. Nous allons te donner un conseil, et suis-le. Ne cesse pas de combattre avant que tu aies refoulé dans les murs d'Ilion ceux qui auront pu fuir. Et après avoir ravi l’âme à Hector, retourne dans tes vaisseaux : c'est ainsi que nous te donnerons d'acquérir de la gloire. »

  Ils retournent vers les immortels. Achille, animé par le commandement des dieux, s'en alla par la plaine, laquelle était couverte d'eau ; maintes armes éclatantes de jeunes gens tués à la guerre et quantité de cadavres y flottaient. Il saute en fendant le flot, et le fleuve ne peut le retenir, tant Minerve lui avait donné de force. Le Scamandre, loin de cesser sa fureur, s'irritait encore plus contre le fils de Pelée. Il arme d'un casque le flot de son cours, et le soulevant en l'air il appelle à grands cris le Simoïs :

 « Frère chéri, opposons-nous au choc impétueux de cet homme, parce qu'il détruira bientôt la ville de Priam, et que les Troyens ne pourront pas tenir en bataille contre lui. Viens à mon secours au plus tôt, emplis ton cours des eaux des ruisseaux, excite tous les torrents, élève tes eaux et roule avec fracas troncs d'arbres et blocs de pierre afin de restreindre la violence de cet homme farouche, qui  l'emporte à présent et médite de s'égaler en puissance aux immortels. Ni sa force, ni sa beauté, ni ses belles armes, ne le protégeront ; elles resteront couchées tout au fond du gouffre, et je les cacherai sous le limon. Je l'ensevelirai lui-même sous le sable et amasserai autour de lui un gravier immense, et par-dessus j'élèverai  une si grande quantité de terres que les Achéens ne pourront recueillir ses os. Tel est le monument qui lui sera bâti, et il n'aura pas besoin de tombeau lorsque les Achéens lui feront des funé­railles. »

  Il avait à peine fini de parler que, s'étant précipité sur Achille, il s'élève haut et mugit, grossi d'écume, de sang et de cadavres. Le flot pourpré du Fleuve issu de Jupiter se tenait donc debout, prêt à fondre sur Achille, lorsque Junon, voyant le fils, de Pelée, en face d'un si grand péril, dit à Vulcain :

  « Lève-toi, Boiteux, mon enfant, nous estimons que tu peux te mesurer avec le Xanthe aux noirs tourbillons ; accours au plus tôt et fais briller tes feux. Pendant ce temps je susciterai une tempête funeste sur la mer, à l'aide du Zéphyre et du Notus impétueux, laquelle, portant partout la flamme, brûlera les Troyens avec leurs armes. Brûle les arbres qui bordent les rives du Xanthe, et brûle-le lui même. Ne te laisse pas détourner par ses paroles mielleuses ni par ses menaces, et ne cesse pas d'exercer ta fureur avant que tu m'aies entendue jeter un cri : alors tu arrêteras ton feu infati­gable. »

  A ce commandement Vulcain allume un feu terrible, lequel consumait ces monceaux de cadavres qui jonchaient ces lieux mêmes où Achille avait exercé sa fureur; toute la plaine fut desséchée, et l'eau limpide s'arrêta. Lorsque le vent d'automne Borée dessèche soudain un champ nouvellement arrosé, au contentement de celui qui le cultive, ainsi fut desséchée la plaine, et le feu consuma les cadavres. Alors Vulcain tourne ses feux éclatants vers le Fleuve. Les armes, les saules, les tamaris, s'enflamment, ainsi que le jonc et le souchet, qui croissaient en abondance le long de son cours. Anguilles et poissons, qui sautillaient çà et là dans ses tournants, sont suffoqués par la fumée de l'habile Vulcain. Le Fleuve, se voyant embrasé, dit ces mots :

  « Vulcain, pas un des dieux ne peut te résister : voilà pourquoi je n'ai garde de combattre contre toi, qui t'armes de feux et de flammes. Mettons fin à notre querelle, et qu'Achille descendant de Jupiter chasse incontinent les Troyens de leur ville. Qu'ai-je affaire de les combattre ou de les défendre ? »

II parlait ainsi pendant que lui-même brûlait et que ses courants bouillonnaient. Comme bout la graisse d'un porc gras délicatement nourri lorsqu'elle fond dans un chaudron placé sur un bon feu : elle déborde de tous côtés dès qu'on la chauffe avec du bois sec : ainsi les beaux courants du fleuve étaient en combustion, et son eau bouillait ; elle ne pouvait pas suivre son cours, parce qu'elle en était empêchée par la chaleur intense de l'ingénieux Vulcain. Le Fleuve supplie Junon en ces termes : « Junon, pourquoi ton fils s'attache-t-il à tourmenter mon cours plutôt que celui des autres fleuves ? Je ne suis cependant pas plus coupable envers toi que ceux des dieux qui sont venus au secours des Troyens. Si lu le veux, je cesserai de leur être favorable, mais  qu'Achille se retire ! De plus je jurerai de ne jamais retarder le jour fatal qui menace les Troyens, quand même leur ville entière serait réduite en cendres par les Achéens, fils de Mars. »

  Junon ne l'eut pas plutôt entendu qu'elle dit à Vulcain :

  « Arrête-toi, mon fils, il ne convient pas d'affliger un dieu pour des mortels.  »

  Vulcain obéit à sa mère : il éteint cet immense brasier, et l'eau reprend son cours. Lorsque la fureur du Xanthe fut domptée, Junon, conservant toujours au fond de son cœur sa haine contre les Troyens, contraignit ces dieux à cesser leur combat.

   Dans ces entrefaites une querelle éclate parmi les dieux, qui ont penché, les uns pour le parti des Troyens, les autres pour celui des Grecs. Ils fondent l'un sur l'autre avec un tumulte horrible, la terre mugit, et la trompette résonne dans l'Olympe. Jupiter, l'ayant entendue, se prit à sourire de joie lorsqu'il vit les dieux en venir aux mains pour vider leur querelle. Ils ne restent pas longtemps sans se joindre ; Mars commence le premier; il se jette sur Minerve, une lance d'airain dans la main, lui faisant ces reproches :

  « Pourquoi, mouche de chien, fais-tu entrer ainsi les dieux en bataille par ton audace insatiable ? Ne te souvient-il plus qu'autrefois tu me fis blesser par Diomède, fils de Tydée ? Et puis toi-même ayant pris une lance brillante, tu poussas droit à moi et me déchiras la peau. Je pense te faire payer aujourd'hui le mal que tu m'as fait. »

  En disant ces paroles, il la frappa de sa lance sur son bouclier redoutable, garni de franges, que ne peut entamer la foudre de Jupiter. Minerve prit de sa main robuste une pierre noire et raboteuse, que des hommes du temps passé avaient posée pour servir de borne à un champ, en frappa Mars au cou et lui brisa les membres. Mars tombe, et, dans sa chute, couvre sept arpents de son corps souille ses cheveux de poussière ; et ses armes firent un grand bruit autour de lui. Minerve lui dit en riant :

  « Tu n'as donc pas encore senti combien je puis me vanter de l'emporter sur toi, puisque tu as voulu opposer ta force à la mienne ? Puisses-tu payer ainsi la malédiction de ta mère, laquelle, irritée contre toi, te prépare de nouvelles disgrâces, puisque tu as abandonné les Achéens pour secourir les Troyens orgueilleux. »

  Quand son parler fut achevé, Minerve tourna de l'autre côté ses yeux resplendissants. Vénus, ayant pris Mars par la main, l'emmène tandis qu'il gémissait et ne se remettait qu'avec peine. Dès que Junon l'eut aperçue, elle dit à Minerve :

  « Vois-tu cette mouche de chien emmener derechef Mars hors de la bataille à travers le tumulte ? Poursuis-les. »

  Ces paroles servirent d'aiguillon à Minerve ; elle est joyeuse de s'élancer après eux. De sa main robuste elle frappe Vénus à la poitrine, et lui brise le cœur et les genoux. Mars et Vénus sont étendus sur la terre qui nourrit les hommes.

  « Qu'il en soit ainsi, dit Minerve, de tous ceux qui défendent les Troyens et combattent contre les Grecs bien cuirassés ! Qu'ils soient aussi audacieux et effrontés que Vénus, laquelle, pour porter secours à Mars, n'a pas craint d'opposer sa force à la mienne ; il y a longtemps qu'ainsi nous aurions cessé la guerre et détruit la ville bien bâtie d'Ilion. »

  Junon sourit à ces paroles, et le roi qui fait trembler la terre dit à Apollon :

  «  Phœbus, pourquoi donc nous tenons-nous à l'écart ? Lorsque les autres dieux nous en donnent l'exemple, il serait honteux pour nous de retourner dans l'Olympe sans nous mesurer. Commence, tu es le plus jeune : car cela ne serait pas convenable pour moi qui suis ton aîné, et partant plus expérimenté que toi. Pauvret ! comme tu t'es fourvoyé ! Tu ne te souviens donc pas de ce que nous avons souffert devant Ilion en travaillant chez le superbe Laomédon. Seuls des dieux nous y étions tenus par Tordre de Jupiter, et nous étions convenus avec ce roi et du temps et du prix. Nous obéis­sions à ses ordres, moi en bâtissant autour de Troie un mur très-épais et très-beau pour rendre cette ville inexpugnable, et toi en faisant paître sur les hauteurs de l'Ida les bœufs aux jambes tortues, aux cornes recourbées. Les heures ayant amené le moment joyeux de recevoir le salaire des travaux, il nous en frustra même avec violence et nous renvoya avec menace. Il voulait te lier les pieds et les mains, te vendre dans des îles lointaines et nous couper les oreilles. Nous nous en fûmes, irrités de ce qu'il n'avait pas payé le salaire convenu. Néanmoins, tu favorises les siens et ne veux pas t'accorder avec nous pour faire périr misérablement ces Troyens parjures, eux, leurs enfants et leurs chastes épouses.

  — Neptune, réplique Apollon, tu ne me trouverais pas sain d'esprit si je me mesurais avec toi pour la cause des mortels craintifs, lesquels, semblables à des feuilles, croissent un moment pleins de vigueur en mangeant le fruit de la terre, et un instant après tombent sans vie. Qu'ils combattent eux-mêmes, et retirons-nous. »

  Ayant tenu ce langage, il se recula, car il redoutait d'en venir aux mains avec son oncle. Mais Diane la chasseresse lui fit ces reproches :

  « Tu t'enfuis, Apollon, abandonnant la victoire à Neptune, et lui donnant une vaine gloire de ta fuite. Que te sert ton arc ? tu le portes en vain. Que je ne t'entende plus, dans le palais de mon père, te vanter parmi les dieux immortels que tu combats face à face contre Neptune. »

  Phoebus ne lui répondit rien, mais la chaste épouse de Jupiter lui dit en colère ces fâcheuses paroles :

  «Quoi, chienne impudente, es-tu bien si outrecuidée que de t'opposer à ma volonté ? Il t'est bien difficile d'égaler ta force à la mienne, bien que tu saches tirer de l'arc et que Jupiter t'ait placée comme une lionne parmi les femmes, te permettant de tuer celle que tu voudrais. Tu fais ainsi l'arrogante, mais il te serait plus aisé de tuer quelque bête sauvage par les montagnes, voire une biche, que de vouloir essayer tes armes contre une plus vaillante que toi. Et si tu veux courir le risque d'un combat, je te ferai voir qu'en vain tu veux t'égaler à moi. »

  Disant cela, d'une main elle saisit celles de Diane, et de l'autre le carquois. Elle lui en donne quelques coups sur les oreilles, en se gaussant d'elle; et les flèches tombent pendant que Diane se débat. Diane s'enfuit toute en pleurs, comme une colombe, dont le destin n'a pas encore marqué l'instant fatal, s'envole vers la cavité d'un rocher pour échapper aux serres de l'épervier. Ainsi fuyait Diane abandonnant son arc et ses flèches.

  A ce moment, Mercure, messager de Jupiter et meurtrier d'Argus, dit à Latone :

  « Latone, je n'en viendrai pas aux mains avec toi ; il est dangereux de s'attaquer aux épouses de  Jupiter qui assemble les nuages. Va te vanter hardiment parmi les immortels que tu remportes sur moi par la force. »

  Latone, oyant ce discours, ramassa l'arc et les flèches tombées çà et là et suivit sa fille. Elle était allée dans l'Olympe, à la demeure de son père, et s'était assise à ses genoux. Jupiter, voyant frissonner son voile d'ambroisie autour d'elle, la tira près de lui et l'interrogea en riant :

  « Chère enfant, lequel des dieux a été si téméraire que de te faire cet outrage, comme si tu lui en avais donné sujet et que tu lui eusses fait quelque déplaisir ? »

  Elle lui répondit : « Mon père, c'est ton épouse qui m'a maltraitée de la sorte ; elle est la cause de tous les différends et de la querelle qui est entre les dieux. »

  Ainsi s'entretenaient Diane et Jupiter.

  Apollon s'en alla dans Ilion sacrée pour veiller à ce que le mur de cette ville bien bâtie restât debout jusqu'au jour fatal de sa ruine. Les autres dieux retournèrent dans l'Olympe, les uns fâchés, les autres triomphants ; ils s'assirent près de Jupiter. Achille perdait les Troyens et leurs chevaux. De même que, dans l'embrasement d'une ville, des colonnes de fumée, présage de la vengeance des dieux, s'élèvent vers la voûte du ciel et causent à tous fatigue et douleurs, ainsi Achille semait l'épouvante et la mort au milieu des Troyens.

  Le vieux Priam, debout sur une tour, aperçoit Achille, qui lui semble être un géant formidable ; les Troyens fuyaient devant lui en désordre, sans songer à faire quelque résistance. Priam gémit ; il descend de la tour pour donner courage aux sentinelles qui font le guet près du mur :

  « Tenez les portes ouvertes, dit-il, jusqu'à ce que les troupes qui sont en déroute soient rentrées dans la ville ; celui qui les serre de près est Achille ; je pense maintenant que notre ruine est proche. Dès que les troupes renfermées dans l'enceinte du mur auront pu reprendre haleine, refermez les portes : je crains que cet homme né pour mon malheur ne pénètre dans la ville. »

  Les sentinelles tirent les verroux et ouvrent les portes, offrant ainsi une voie de salut aux Troyens en déroute. Apollon se précipite à leur rencontre pour les protéger. Ils accouraient de la plaine à la ville, pressés par la soif et couverts de sueur. Achille les poursuivait avec vigueur, il était toujours animé d'une fureur violente et désirait ardemment remporter de la gloire.

  Les Achéens eussent pris la ville de Troie, si Phoebus Apollon n'eût enhardi l'illustre Agénor, fils d'Anténor. Il pénètre son cœur d'audace et se tient près de lui. S'étant appuyé contre un hêtre et enveloppé d'un épais nuage, il écarte de lui les parques pesantes de la mort. Agénor, ayant aperçu Achille, s'arrête son âme est en proie à diverses pensées, il gémit et dit en lui-même :

  « Hélas ! si par crainte du violent Achille je me sauvais par où les autres épouvantés s'enfuient en tumulte, Achille me prendrait aussi et m'égorgerait sans défense. Si je les laissais poursuivre par Achille, fils de Pelée, je m'éloignerais de la ville, j'irais sur les hauteurs de l'Ida, je me cacherais dans les buissons, et, le soir venu, je reviendrais vers Ilion, après m'être baigné dans le fleuve et avoir lavé ma sueur.... Mais à quel propos débattre toutes ces pensées dans mon esprit ? Si le fils de Pelée m'a vu m'éloigner de la ville et qu'il me poursuive et m'atteigne avec ses pieds agiles, je ne pourrai plus éviter le destin ni la mort, car il est bien plus fort que les autres hommes. Mais, si je m'avançais contre lui sous les murs de la ville, son corps peut être entamé par le fer, il n'a qu'une seule âme ; les hommes disent qu'il est mortel, mais que Jupiter veut lui donner de la gloire. »

  Ayant ainsi parlé, il se retourne et attend Achille ; son cœur vaillant bondit et le pousse à l'attendre de pied ferme. Comme une panthère à la sortie d'un fourré, guidée par la voix des chiens, vient sans crainte attaquer le chasseur, bien que celui-ci, l'ayant prévenue, l'ait blessée, et que le trait lui soit demeuré dans le flanc, elle ne quitte pourtant pas le combat qu'elle n'en soit venue aux prises avec son ennemi, ou qu'elle-même ait été domptée : ainsi le fils de l'illustre Anténor, l'illustre Agénor, ne veut pas se retirer avant de s'être mesuré avec Achille. Ayant porté son bouclier en avant, il pointe sa lance droit sur Achille en criant à haute voix :

  « Tu comptes donc, illustre Achille, renverser aujourd'hui la ville des Troyens glorieux ; insensé, tu ne sais donc pas qu'elle sera longtemps encore pour les Grecs une cause de bien des douleurs, car elle renferme un grand nombre de braves guerriers qui la défendront pour sauver leurs parents, leurs femmes et leurs enfants, et toi, tout terrible et audacieux que tu sois, tu tomberas ici où ton heure t'attend. »

  En disant ces mots, il lui darde son javelot et le frappe au genou. La cnémide d'étain, ouvrage d'un dieu, retentit avec grand bruit, et le fer rebondit en arrière. Achille assaillit Agénor le dernier ; mais Apollon lui déroba le triomphe en couvrant Agénor d'une nuée obscure, et le mettant en sûreté hors de la mêlée. Il déçut Achille afin de sauver le reste des Troyens et qu'ils eussent le temps d'entrer dans leur ville. Il prend la figure d'Agénor et se montre à quelque distance d'Achille celui-ci fond sur lui et lé poursuit à travers la plaine le long des rives tortueuses du Scamandre. Apollon ne le devance que de quelques pas pour lui laisser l'espoir de l'atteindre. En ces entrefaites les Troyens, naguère épouvantés, se pressent à gagner la ville avec joie ; ils y arrivent en foule sans s'attendre en deçà des remparts pour se demander qui était mort ou sauvé dans les combats. La ville était pleine de tous ceux qui avaient pu conserver la vie à l'aide des pieds et des genoux.