Chant XVIII

Remonter

   

 

 

  Ainsi Grecs et  Troyens combattaient comme un feu brûlant; de son côté, Antiloque arrivait près d'Achille. Il le trouva devant ses navires, pensant en lui-même à ce qui était advenu, et parlant à son grand cœur en gémissant :

  « Hélas ! pourquoi les Grecs dispersés dans la plaine fuient-ils vers leurs vaisseaux ? Les dieux me menacent-ils de nouvelles disgrâces ? Je me souviens que ma mère m'a prédît que je vivrais encore quand le plus brave des Myrmidons quitterait la lumière du soleil sous les mains des Troyens. Oui, le courageux fils de Ménetius est mort : je lui avais pourtant ordonné de revenir sur nos vaisseaux après avoir repoussé le feu ennemi, et de ne pas en venir aux mains avec Hector. »

  Tandis qu'il roulait ces pensées dans son esprit, le fils de Nestor, versant de chaudes larmes, s’approche de lui pour l'informer de la fatale nouvelle :

  « Fils de Pelée, je vais t'apprendre un affreux malheur. Plût aux dieux qu'il ne fût point arrivé ! Patrocle gît sur le sable, on combat pour savoir à qui demeurera son corps nu, Hector se glorifie de porter ses armes. »

  A ces mots, le nuage noir de la douleur couvre Achille tout entier : il prend de la cendre avec ses deux mains, la répand sur son visage gracieux et sur ses vêtements divins. Lui-même, couvrant un grand espace de sa grande stature, est étendu sur le sol et s'arrache les cheveux. Les femmes que Patrocle et lui avaient emmenées captives font entendre des cris lugubres, courent çà et là se frappant le sein, et tombent à demi-mortes. D'un autre côté, Antiloque répandait des larmes, tenant dans ses mains celles d'Achille, dans la crainte qu'il ne se servît de son épée pour se couper la gorge.

  Achille poussait des cris horribles : sa divine mère, assise au fond de l'onde près du vieux Nérée, son père, l'entendit; aussitôt elle se lamente : Glaucé, Thalie, Cymodocé, Nésœa, Speïo, Halie aux grands yeux, Cymothoc, Actée, Lymnorée, s'empressent autour d'elle ; puis arrivent Mélite, Jère, Amphitoé, Agave, Doto, Phérusc, Lynamène, Dexamène, Amphinome, Proto, Callianire, Doris, Panopé, l'illustre Galatée, Némertès, Apseudès, Callianasse, Clymène, Janire, Janasse, Maïra, Orythie, Amathée à la belle chevelure, et les autres Néréides qui étaient au fond de la mer. La grotte brillante en est remplie ; toutes ensemble frappent leur poitrine, et Thétis leur dit en gémissant :

  « Écoutez, mes sœurs, le sujet de mes plaintes. Malheureuse ! j'ai mis au monde un fils robuste, le plus brave des héros ; je l'élevai comme une jeune plante dans une terre fertile et l'envoyai vers Ilion pour combattre contre les Troyens, et je ne ]e reverrai jamais de retour dans la maison de Pelée, son père ! Tant qu’il vit et qu'il voit la lumière du soleil, il s'afflige, et même, si j'étais auprès de lui, je ne lui serais d'aucun secours. Cependant je veux aller voir ce fils chéri, pour connaître quel est le deuil qui lui est survenu depuis qu'il se tient éloigné du combat. »

  Elle quitta sa grotte, dès qu'elle eut fini son discours, suivie de toutes ses nymphes, dont les yeux étaient mouillés de larmes ; les ondes de la mer s'ouvraient devant elles. Arrivées devant Ilion, elles montèrent les unes après les autres à cet endroit du rivage où les navires des Myrmidons avaient été traînés autour de ceux-ci Achille. Comme il exhalait ses soupirs, sa mère paraît devant lui ; elle jette un cri aigu, puis, prenant la tête de son fils, elle lui dit, les larmes aux yeux :

  « Mon fils, pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur s'est emparée de ton âme ? Parle, ne me cache rien. Tout ce que tu as désiré de Jupiter est accompli : les Grecs sont forcés jusque dans leurs vaisseaux, et, après avoir éprouvé bien des revers, ils ont besoin de ton appui.

  — Ma mère, répond Achille en gémissant, il est vrai que Jupiter m'a octroyé ce que je lui avais demandé ; mais que me revient-il de tout cela, puisque Patrocle, mon compagnon chéri, a succombé sous le fer ennemi ? J'ai perdu celui que j'aimais plus que tous mes autres amis, plus que moi-même. Hector, après l'avoir massacré, l’a dépouillé de ces armes merveilleuses qui étonnent l’œil, lesquelles les dieux donnèrent à Pelée le jour qu'ils te mirent dans son lit. Plût aux dieux que tu fusses toujours restée parmi les déesses de la mer, et que Pelée eût pris une mortelle pour épouse : s'il l’eut fait, tu n'aurais pas à pleurer la mort d'un fils que tu ne verras pas retourner à la maison de son père. Du reste, mon cœur ne veut plus que je vive, ni que je reste parmi les hommes, si, le premier, frappé par ma lance, Hector ne rend le dernier souffle, et ne me paye par sa perte celle de Patrocle fils de Ménetius. »

  Thétis lui répond en pleurant : « Je connais à ce que tu dis que tu dois mourir dans peu de temps : c'est l'arrêt du Destin que tu périsses aussitôt après Hector. »

  « Je mourrai, répond Achille tout indigné, puisqu'il n'était pas dans l'ordre du Destin que je pusse secourir mon ami pendant qu'on le massacrait. Il est mort loin de sa patrie, regrettant celui qui l'aurait préservé du coup fatal. Et moi-même qui ne reverrai pas le foyer paternel, je n'ai pu porter de secours à Patrocle ni à mes autres compagnons, dont la plupart sont tombés sous le fer d'Hector ; je suis resté comme un poids inutile sur la terre. Cependant, si d'autres sont plus expérimentés dans les conseils, ils sont loin de me valoir dans les combats. Que la Discorde périsse de la main des dieux et des hommes, et la Colère, qui pousse le plus sage hors de soi ! Celle-ci, bien plus douce que le miel qui s'épanche goutte à goutte, prend racine dans le cœur de l'homme, et le gonfle comme ferait une vapeur : ainsi, dans ma querelle, ai-je été transporté de fureur contre notre chef Agamemnon. Mais oublions ce qui s'est passé sur ce sujet, quoi qu'il nous en coûte, puisque la nécessité le veut. Maintenant je vais chercher Hector, le meurtrier d'une tête si chère, et je recevrai la mort quand Jupiter et les autres dieux l'auront ordonné. Hercule, ce héros aimé de Jupiter, ne put l'éviter : il fallait qu'il pérît vaincu par le Destin et la colère de Junon, si pareil sort m'attend, je demeurerai couché après que je serai mort. En attendant, je veux acquérir de la gloire et forcer quelque Troyenne au beau sein à essuyer les larmes qui couleront sur ses tendres joues, lorsqu'en soupirant elle sentira que depuis longtemps j'avais cessé de combattre. Malgré ton amour pour moi, ne m'empêche pas d'aller où mon courage m'appelle, car tu ne saurais me persuader le contraire.

  — Tu dis vrai, mon fils, lui répondit sa mère, ce n'est pas un mal que de sauver tes compagnons de la ruine qui les menace ; mais tes armes sont entre les mains des Troyens, Hector se glorifie de les porter ; pourtant je ne crois pas que sa vanité soit de longue durée, car sa mort est proche. Garde-toi de paraître au combat avant que tu m'aies vue de retour ici. J'y serai demain au lever du soleil, avec des armes faites par Vulcain. » Elle se tourne vers les Néréides ses sœurs et leur dit : « Rentrez au fond de la mer, et dites au vieillard marin ce que vous venez d'entendre. Je monte Achille, puisque les Troyens ont mes armes ? Ma mère m'a défendu d'y paraître même avant qu'elle m'ait apporté des armes faites par Vulcain. Je n'en connais pas qui pourraient me convenir, si ce n'est le bouclier d'Ajax; mais je pense qu'il est des premiers aux coups, renversant les ennemis auprès du corps de Patrocle. »

  Iris lui dit derechef : « Nous savons bien que tes armes sont au pouvoir des ennemis, mais montre-toi seulement près du fossé, les Troyens épouvantés cesseront de combattre et les Grecs reprendront haleine : un instant de relâche au milieu de la lutte ranime les forces épuisées. »

  La déesse, ayant fini de parler, disparaît : Achille aimé de Jupiter se lève. Minerve met sur ses épaules l'égide frangée, et la plus divine des déesses répand autour de sa tête un nuage noir, duquel elle fait jaillir une flamme toute brillante. Lorsque, dans le lointain, une fumée s'élève d'une île cernée par l’ennemi, et que les assiégés font une sortie pour le surprendre, les feux allumés sur les tours, peu apparents le jour, brillent d'un si vif éclat, la nuit, que leur lueur, embrasant le ciel, annonce aux peuples voisins qu'il y a là une guerre dont ils peuvent faire cesser les horreurs s'ils y arrivent sur leurs vaisseaux : telle était la lumière qui de la tête d'Achille s'élevait dans les nues. Il franchit la muraille, et s'arrête au bord du fossé. Là, ne voulant pas enfreindre l'ordre que, dans sa prudence, lui avait donné sa mère, il reste éloigné des bataillons des Grecs. Alors il jette un grand cri. Minerve à son tour fait entendre sa voix terrible, et produit ainsi parmi les Troyens un tumulte inexprimable. Telle retentit la trompette guerrière lorsqu'elle annonce un signal à des assiégeants : telle éclata la voix claire et sonore du petit-fils d'Eaque. A peine les Troyens eurent-ils entendu cette voix, que l'on dirait sortir d'une poitrine d'airain, qu'ils furent saisis de crainte : leurs chevaux à la longue crinière firent volte-face avec leurs chars, ayant comme un. Pressentiment de leur ruine ; les écuyers demeurent stupéfaits à la vue de ce feu épouvantable, et sans cesse renaissant, que la déesse Minerve attisait elle-même sur la tête du magnifique fils de Pelée. Achille cria par trois fois sur les tranchées, et trois fois les Troyens et leurs alliés furent frappés de terreur, douze des plus vaillants d'entre eux, se perçant de leurs propres traits, périrent autour de leurs chars. En ce moment les Grecs retirent avec allégresse le corps de Patrocle hors de la mêlée, et le mettent sur un lit, autour duquel on voit pleurer ses compagnons chéris, et au milieu d'eux Achille, qui répandait de chaudes larmes en voyant étendu le corps de son unique ami, que le fer ennemi avait outragé : il avait envoyé Patrocle au combat avec ses chevaux et ses chars, et il ne devait pas le revoir vivant à son retour.

  Junon contraint le Soleil infatigable à se retirer sous les eaux de l'Océan : le Soleil obéit, et les Grecs mirent fin au combat. A peine les Troyens eurent-ils quitté le champ de bataille qu'ils dételèrent leurs chevaux, et, avant de songer à prendre de la nourriture, ils se réunirent en conseil. Ils s'y tenaient debout, et aucun d'eux n'osait s'asseoir, tant ils avaient encore peur d'avoir vu paraître Achille sur le fossé, quand il s'était si longtemps abstenu de venir au combat. Le sage Polydamas fils de Panthous, qui seul voyait le passé et connaissait l'avenir, se dispose à leur donner un avis ; ami d'Hector, il était né la même nuit que lui, et s'il l'emportait par sa prudence dans le conseil, Hector lui était supérieur dans le combat.

  « Pesez bien, leur dit-il, le parti que vous devez prendre ; quant à moi, je vous exhorte à rentrer dans la ville, et, comme nous sommes éloignés de nos murs, n'attendons pas dans la plaine, près de ces vaisseaux, l'aurore au voile de pourpre. Tant qu'Achille a nourri sa colère contre le grand Agamemnon, les Grecs étaient plus faciles à combattre. Passant les nuits auprès de leurs vaisseaux, j'espérais les ramener prisonniers dans Ilion ; mais à présent je redoute fort le fils de Pelée : sa violence est telle que, loin de s'arrêter à cet endroit de la plaine où Grecs et Troyens balancent les chances du combat, il voudra combattre pour décider du sort delà ville et de nos femmes. Rentrons donc dans la ville, et croyez-moi, car il n'en sera pas autrement. La nuit seule retient le fils de Pelée. Mais, si demain il nous trouve encore ici, plusieurs d'entre nous le reconnaîtront à ses coups : celui qui aura pu les éviter se sauvera volontiers dans Ilion, et un grand nombre de Troyens serviront de pâture aux chiens et aux vautours. Plaise aux dieux que le bruit d'une pareille disgrâce n'approche jamais de mes oreilles ? Mais, si l'avis que je vous propose, quoiqu'il blesse votre susceptibilité, vous semble le seul à suivre, nous retremperons nos âmes dans une assemblée tenue de nuit ; nos tours et nos portes hautes, appuyées sur de solides étais, protégeront la ville. Demain, dès l'aube, nous monterons armés sur les remparts, et l'on verra bien si, malgré son courroux, il lui sera facile de nous atteindre ; au contraire, ses chevaux s'étant fatigués dans des courses inutiles autour de nos murs, il se hâtera de regagner ses vaisseaux , il ne sera pas assez téméraire pour tenter un assaut, et, avant qu'il ait détruit notre ville, son corps sera dévoré par les chiens. »

  Hector lance sur Polydamas un regard terrible.

« Polydamas, dit-il, en voulant nous persuader de retourner dans nos murs pour nous y enfermer, tu émets un avis que je suis éloigné d'approuver. Quoi ! n'êtes-vous pas encore ennuyés d'être reclus dans vos murs ? Jadis les hommes à la voix articulée vantaient les richesses de Troie, mais depuis ce temps-là nos maisons ont été dépouillées de leurs plus précieux trésors : ils ont été transportés en Méonie et en Phrygie, ou vendus, depuis que Jupiter s'est irrité contre nous. Mais, puisque ce dieu me fait la faveur de réduire les Grecs, et de les tenir cernés dans leurs vaisseaux, ne viens donc pas nous importuner de tes lâches conseils, car personne  ne t'écoutera : aussi bien ne le permettrai-je point. Allons, tous tant que vous êtes, écoutez ce que je vais vous dire, et obéissez-moi. Prenez le repas du soir dans vos rangs, faites bonne garde, et que chacun veille. Si quelque Troyen est en peine de ses trop grandes richesses, qu'il les donne au peuple, afin qu'elles soient consommées publiquement par les troupes, car il vaut mieux que les Troyens en jouissent que les Grecs. Demain, dès l'aurore, revêtus de nos armes, nous engagerons un combat acharné près des vaisseaux. Si le noble Achille s'y trouve, il lui arrivera malheur, s'il me cherche ; pour moi, je ne refuserai pas d'en venir aux mains avec lui, je l'attendrai de pied ferme, et lui ou moi remporterons la victoire. Mars est également favorable à tous, et il arrive souvent qu'il tue celui qui est venu pour tuer. »

  Les Troyens applaudissent follement au discours d'Hector : Minerve leur avait ôté le jugement, et, mal inspirés qu'ils étaient, ils crurent à l'avis pernicieux d'Hector, et non pas à Polydamas, qui leur avait donné un conseil salutaire.

  Les Troyens prennent donc leur repas tout armés ; les Grecs pleurent toute la nuit auprès de Patrocle, Achille commence le deuil : il met ses mains sur la poitrine de son ami, et pousse de profonds soupirs. Telle une lionne, à laquelle un veneur a ravi ses petits dans une forêt, s:attriste le soir, de retour dans sa demeure ; puis, devenant furieuse, elle cherche à travers les vallons la trace du ravisseur : tel Achille, en gémissant, dit aux Myrmidons :

  « Quel vain discours je tins à Ménoetius lorsque je l'engageai à ne pas perdre espoir, et que je lui promis de lui ramener son fils à Opoënte après la ruine de Troie, riche de gloire et de butin ! Mais Jupiter n'accomplit jamais les desseins des hommes. Les destins ont résolu que cette terre serait teinte de son sang et du mien, et le vieux Pelée, ni Thétis, ma mère, n'auront pas la joie de me revoir dans leur maison, car je serai enseveli sous ce rivage. Patrocle, puisque ces choses doivent arriver, et qu'il faut que je meure après toi, je ne te ferai point ensevelir que je ne t'aie apporté les armes et la tête d'Hector, ton meurtrier, et que je n'aie égorgé devant ton bûcher douze Troyens des plus illustres familles, afin de faire connaître la colère que je ressens de ta mort. Jusqu'alors tu demeureras gisant dans nos vaisseaux, et le jour et la nuit les Phrygiennes et les Dardaniennes aux beaux seins, que nous avons conquises au sac de leurs villes, répandront des larmes autour de toi, »

  Ayant fini ce propos, il commanda qu'on mît sur le feu un trépied d'airain, avec de l'eau pour nettoyer le corps de Patrocle couvert de sang et de poussière. Ils posent sur le trépied un vaste bassin qu'ils emplissent d'eau, et allument le bois de manière que la flamme environne le ventre du bassin et chauffe l'eau. A peine l'eau devient-elle tiède, qu'ils lavent le corps, l'oignent d'une huile fine, et remplissent les blessures d'un baume de neuf ans ; ils placent le corps sur un lit, et le couvrent de la tête aux pieds d'un linceul d'un tissu admirable ; par-dessus ils étendent un voile blanc. Toute la nuit Achille et les Myrmidons pleurèrent Patrocle en poussant des gémissements.

  Dans ces entrefaites, Jupiter tint ce propos à Junon sa femme et sa sœur : « Enfin tu as tant fait que tu as stimulé Achille à paraître au combat. »

  Junon lui répond : « Fâcheux fils de Saturne, que viens-tu de dire ? Un homme pourra porter secours à son ami, bien qu'il soit mortel, et qu'il n'ait pas autant d'expérience ni de jugement que moi ; et moi qui suis la première des déesses, comme étant et ton épouse et de la même tige que toi qui commandes aux immortels, je ne pourrai, transportée de fureur contre les Troyens, machiner leur ruine ?  »         

  Telles sont les paroles qu'ils échangèrent entre eux.

  Cependant Thétis aux pieds d'argent arrive à la demeure de Vulcain, demeure éternelle, construite avec de l'airain, parsemée d'étoiles, plus éclatante que celles des autres dieux, et bâtie par les mains de Vulcain lui-même, quoiqu'il fût boiteux. Elle ne le trouve pas inactif dans sa forge : il était couvert de sueur, et tout entier à son travail. Il fabriquait vingt trépieds qui devaient être placés le long du mur de la maison aux solides fondements du maître des dieux. A chaque pied il avait adapté des roulettes d'or, de manière que ces trépieds pouvaient d'eux-mêmes se rendre à l'assemblée des dieux et revenir à leur première place. Il n'y restait plus rien à faire que les anses qu'il préparait, et dont il affinait les clous, lorsque Thétis s'approcha de lui. Charis, sa femme, dont les cheveux admirablement tressés relevaient la beauté exquise, la voit et s'avance vers elle. Lui prenant la main, elle dit :

  « Thétis que j'aime et que je vénère, quel sujet t'amène ici, puisque tu n'es pas coutumière de nous visiter ? Entre plus avant, afin que je t'offre les dons de l'hospitalité. »

  Elle la conduit dans une chambre et la fait asseoir sur un siège enrichi de clous d'argent, sans oublier de mettre un riche coussin sous ses pieds : « Vulcain, viens, Thétis veut te parler et réclamer le secours de ton art.

   — Je reçois, répondit Vulcain, la déesse la plus digne de mon attachement et de mon respect. C'est elle qui me sauva, lorsque, accablé de douleurs, je tombai précipité du ciel, par la perfidie de ma mère qui voulait me dérober à tous les regards, parce que j'étais boiteux. Et j'aurais enduré mille disgrâces si Thétis et Eurynome, fille de l'Océan, ne m'eussent accueilli dans leur sein. J'y demeurai neuf ans, et forgeai plusieurs ouvrages d'art, agrafes, colliers et bracelets, dans une grotte autour de laquelle mugissait avec écume le courant immense de l'Océan ; nul des dieux et des hommes ne me savait là, seules Thétis et Eurynome, qui me sauvèrent la vie, en avaient le secret. C'est maintenant cette déesse Thétis qui vient nous visiter, je dois l’offrir la récompense du secours qu'elle me donna dans mon affliction. Porte-lui de beaux présents d'hospitalité, tandis que mes soufflets reposeront, et que je rangerai mes outils. »

  Ce dieu, à la haute stature, se lève d'auprès du billot auquel était assujettie son enclume, et allait boitant comme à l'accoutumée : ses jambes paraissaient fluettes au-dessous de ses genoux. Il retire ses soufflets du feu, puis range ses outils dans un coffre d'argent. Avec une éponge il essuie son visage, son large cou, sa poitrine velue et ses mains. Il endosse sa tunique, prend un bâton solide, et sort en clochant, appuyé sur deux servantes d'or, semblables à deux jeunes filles vivantes. Elles étaient douées d'intelligence, de voix et de force ; elles avaient appris des immortels à travailler des mains, et s'empressaient aux ordres du dieu. Tel il s'avance et va s'asseoir près de Thétis sur un trône éclatant; il prend la déesse par la main et lui dit :

  « Déesse que j'aime et que je vénère, quel sujet t'amène dans une demeure où je ne t'ai pas vue souvent : dis-moi ce que tu désires, mon cœur m'ordonne de l'accomplir si je le puis, et si j'ai le pouvoir de le faire. »

  Thétis lui répond en pleurant : « Vulcain, il n'est pas de déesse dans l’Olympe à laquelle le fils de Saturne ait causé d'aussi grandes douleurs qu'à moi. Seule des déesses de la mer, il m'a faite réponse d'un homme mortel, Pelée fils d'Éaque, et, bien malgré moi, j'ai partagé son lit. Maintenant il languit dans sa maison, accablé par l'âge. Le maître des dieux me suscite encore d'autres disgrâces. Je mis au jour un fils, le plus noble des héros, je relevai comme une plante dans un terrain fertile, et l'envoyai sur des vaisseaux bien équipés vers Ilion pour combattre contre les Troyens : je ne reverrai pas ce fils de retour dans la maison de Pelée. Tant qu'il vit et qu'il voit la lumière du soleil, il s'afflige, et je ne puis lui être d'aucun secours dans sa douceur. Une jeune fille, que les Grecs lui avaient donnée pour prix de sa valeur, est arrachée de ses mains par le roi Agamemnon. Irrité de cet affront, il gémissait dans son cœur. Lorsque les Troyens eurent repoussé les Grecs jusque dans leurs vaisseaux, et qu'ils les y tenaient enfermés, les chefs les plus illustres des Grecs vinrent lui offrir les plus riches présents. Il les refusa et ne voulut point détourner de leurs têtes la ruine qui les menaçait. Plus tard il revêtit Patrocle de ses armes et l'envoya au combat à la tète de nombreux guerriers. Il était parvenu jusqu'aux portes Scées, et il aurait détruit la ville, si le dieu Apollon, qui avait fait subir aux Myrmidons de grandes pertes, ne l’eut tué à la tête de ses combattants, et n'en eût donné la victoire à Hector. C'est pour lui que je viens te prier à genoux de lui donner avant son dernier jour, qui est proche, un bouclier, un casque, des brodequins avec leurs agrafes, et une cuirasse, son fidèle ami a été dépouillé de l'armure qu'il lui avait confiée, et lui-même gît en proie à la plus violente douleur.

  — Prends courage, lui répond Vulcain, et bannis toute crainte de ton esprit. Plût aux dieux que j'eusse aussi bien le pouvoir de l'affranchir de la mort, quand son heure sera venue, comme je lui aurai bientôt fait des armes telles qu'elles seront admirées par tous ceux qui les verront. »

  Ces mots achevés, il laisse Thétis et retourne à ses soufflets. Il les braque sur le foyer et leur ordonne d'en raviver le feu. L'air qu'ils renvoient peut embraser vingt fourneaux, et, au moindre désir de l'illustre ouvrier, leur souffle est véhément ou modéré, autant qu'il est nécessaire pour achever son ouvrage. Il jette dans le feu de l'airain, de l'argent et de l'or, et, après avoir agencé son enclume sur son billot, il prend d'une main un marteau pesant, et ses tenailles de l'autre.

  Il fourbit d'abord un bouclier solide, très-grand, dont il entoure les bords de trois cercles d'un or vif, et y attache une courroie argentée : cinq couches forment l'épaisseur de sa surface, sur laquelle, avec son esprit habile, le dieu représente des sujets variés.

  D'abord la Terre, le Ciel et l'Océan, le Soleil infatigable, et la pleine  Lune ; puis les  astres   dont  le  Ciel  est couronné : les Pléiades, les Hyades, la masse énorme de l'Orion, l'Ourse, ou le Chariot, qui tourne au firmament et regarde l'Orion, et seule ne se baigne pas dans l'Océan.

  Outre cela il y fait deux agréables cités : dans l'une envoyait des noces et des festins. Avec des torches allumées, on escortait les époux de leur demeure à travers la ville, en faisant entendre des chants d'hyménée ; des jeunes gens dansaient en rond, au son des flûtes et des lyres. Les femmes, assises sur le seuil de leur porte, admiraient cette fête.

  Près de là, le peuple se rend sur la place publique, où s'était élevée une querelle. Un citoyen réclame à un autre citoyen le prix d'une amende qu'il devait payer pour réparation d'un meurtre qu'il a commis. Celui-ci affirme devant le peuple qu'il l'a payée ; celui-là nie qu'il l'ait reçue. Tous deux veulent remettre leur procès au jugement d'un arbitre. Les uns crient pour l'un, les autres pour l'autre ; les hérauts font faire silence. Dans l'enceinte sacrée sont assis des juges sur des pierres polies ; leurs bâtons étaient dans les mains des hérauts pendant que les parties s'expliquaient ; ensuite ils les reprennent pour prononcer debout leur sentence chacun à son tour. Au milieu d'eux étaient posés deux talents d'or, destinés à récompenser celui d'entre eux que l'on reconnaîtrait avoir le mieux jugé.

  Devant l'autre cité campaient deux armées, dont les armes resplendissaient au soleil, elles n'étaient pas d'accord dans leurs intentions : l’une voulait tout détruire, l'autre qu'on partageât également les richesses qui s'y trouvaient enfermées. Les assiégés, loin d'y consentir, s'arment en secret pour se placer en embuscade, tandis que les femmes, les enfants et les vieillards se rassemblent autour des murailles pour veiller à leur sûreté. Les habitants vigoureux sortent donc de la ville ayant à leur tête Mars et Minerve. Ces dieux sont d'or et couverts de vêtements d'or : ils se distinguent des autres hommes par leur beauté, par leur haute stature et par leurs armes. Les assiégés arrivent au lieu qu'ils ont choisi pour s'embusquer, se cachent aux bords du fleuve, où doivent venir s'abreuver les troupeaux des assiégeants, et envoient deux des leurs à quelques pas plus loin pour épier l'arrivée des brebis et des bœufs. Ceux-ci voient bientôt s'avancer vers eux ces troupeaux suivis de deux bergers, qui, sans méfiance, s'égayaient aux sons de leurs chalumeaux. Soudain ceux qui s'étaient postés en embuscade s'élancent sur les troupeaux, emmènent les brebis, leurs agneaux et les bœufs, et massacrent les bergers.

  Ce tumulte étant venu aux oreilles des assiégeants, ils quittent leur conseil, montent sur leurs chevaux et viennent combattre sur le bord de cette rivière. Ils en viennent aux mains à coups de piques. En cette mêlée surgissent le Tumulte, la Discorde et la Parque fatale. Cette fille de la nuit, portant une robe teinte de sang humain, saisit un guerrier qui vient d'être blessé et retient encore le souffle de la vie, en prend un autre encore intact, et traîne par les pieds un cadavre qu'elle a retiré du carnage. Ces divinités en venaient aux mains et combattaient comme des mortels pleins de vie : et des deux côtés on s'arrachait les morts.

  Dans un cadre voisin, Vulcain représente un champ nouvellement cultivé, dont le vaste terrain meuble et gras a déjà reçu trois labours. Plusieurs laboureurs y conduisent leurs charrues. Sont-ils de retour au bout du guéret par lequel ils ont commencé la façon, qu'ils voient arriver un valet qui leur met dans la main un pot de vin exquis. Après en avoir bu, tous se remettent à tracer des sillons assez profonds pour que la terre qu'ils cultivent ainsi soit bien en état. Quoique cette terre fût d'or, elle noircissait derrière le soc de la charrue, et ne différait en rien d'une terre fraîchement labourée : tant était merveilleux l'effet produit par le génie du puissant ouvrier !

  On remarque encore à côté de ce cadre un enclos couvert d'épaisses moissons ; des ouvriers les abattent avec leurs faucilles ; le blé tombe dru de leurs mains, et demeure couché en javelles placées en ligne droite ; des lieurs lient ces javelles, ils sont suivis de trois autres lieurs auxquels des jeunes gens apportent dans leurs bras d'autres javelles pour les gerber. Le maître du champ est au milieu d'eux sans dire mot. Joyeux en espérance, il tient son sceptre au-dessus des files de javelles. Des hérauts préparent le repas sous un chêne un peu éloigné du champ. Ils sacrifient un bœuf gras, et s'empressent autour de la victime. Les femmes apprêtent le souper aux ouvriers, et mêlent aux mets force farine blanche.

  Comme pendant, il représente un beau vignoble d'or, chargé de raisins; les grappes sont noires ; les vignes se dressent d'un bout à l'autre, appuyées sur des échalas d'argent. Il l'entoure d'un fossé profond et d'une haie d'étain ; un seul sentier y conduit, par lequel vont les porteurs au temps de la vendange. Des jeunes filles et des jeunes garçons aux pensées tendres portent le fruit doux de la vigne dans des corbeilles tressées. Au milieu d'eux un enfant joue de la lyre, et chante d'une voix délicate l'hymne de Linus ; tous frappent la terre en cadence, accompagnant le chant de leurs voix et de leurs cris.

  On y voyait portrait un troupeau de bœufs à la tête haute ; ils étaient d'or et d'un mélange d'argent et de plomb. Sortant de l'étable en mugissant, ils allaient paître le long d'un fleuve bordé de roseaux. Quatre pâtres d'or les suivaient, accompagnés de neuf mâtins, lorsque deux lions, dont la vue inspire l'épouvante, saisissent un taureau qui marchait à la tête des génisses. Il est entraîné malgré ses mugissements, et quoiqu'il soit suivi des bergers et des chiens. Les lions, ayant mis en pièces la peau du taureau, se repaissent de ses entrailles et de son sang noir. En vain les bergers suivent leurs chiens en excitant leur colère : ceux-ci refusent d'attaquer les lions, et ne font que s'approcher d'eux en aboyant et : prenant garde à eux.

  Tout auprès, Vulcain peint un grand pâturage au milieu d'une belle forêt ; ici paissent des brebis d'une blancheur éclatante, ça et là se montrent des étables, des cabanes ombragées et des parcs entourés de claies.

  Il grave encore une salle de danse semblable à celle où, dans la Crète spacieuse, Dédale exerçait Ariane à la belle chevelure. Là des adolescents et de belles jeunes filles exécutaient des figures en se tenant par la main. Celles-ci se cachent sous un voile léger, ceux-là portaient des tuniques qui reflétaient la douce couleur de l’huile. Les jeunes filles avaient de belles couronnes, les jeunes garçons des épées d'or suspendues à des baudriers d'argent. Tantôt leurs pieds savants imitent des ronds pareils à ceux d'une roue qu'un potier met en mouvement pour la première fois ; tantôt ils se croisent, se pelotonnent et se déroulent sans se rompre. La foule nombreuse se réjouit autour de ce chœur charmant ; au milieu d'eux chantait un chantre divin en jouant de la cithare ; lorsque le chant commençait, deux bateleurs faisaient des sauts et des pirouettes.

  Il met en relief autour du bouclier solide la masse imposante du fleuve Océan.

  Ensuite il forgea la cuirasse plus brillante que la clarté du feu, un casque solide qui s'adaptait parfaitement aux tempes d'Achille, et auquel il ajusta un panache d’or ; et d'un métal ductile il fit les jambarts. Toute l'armure étant finie, Vulcain la prend dans ses bras et va la présenter à la mère d'Achille. Celle-ci, comme un épervier, s'élance de l'Olympe couvert de neige, emportant ces armes éclatantes.