Chant XI

Remonter

   

 

  L'aurore se levait du lit de Tithon pour porter la lumière aux dieux et aux hommes, lorsque Jupiter envoya vers les vaisseaux des Achéens la Discorde funeste ayant entre les mains la guerre prête à éclater. Elle se place au milieu de la flotte, sur le grand vaisseau d'Ulysse, afin de se faire entendre jusqu'aux tentes d'Ajax, fils de Télamon, et jusqu'à celles d'Achille. Ces deux guerriers, confiants dans leur vigueur et la force de leurs mains, avaient tiré leurs vaisseaux jusqu'aux extrémités du camp. La déesse cria avec une telle force qu'elle inspira dans le cœur des Achéens un ardent désir de guerroyer et de combattre sans relâche. Aussitôt la guerre leur devint plus douce que de retourner dans la terre chérie de leur patrie.

  Agamemnon commanda qu'on prît les armes, et lui-même en­dossa les siennes. Il entoura ses jambes de belles cnémides bien ajustées par des agrafes d'argent ; puis il se revêtit de sa cuirasse que lui offrit jadis Cinyras comme don d'hospitalité, lorsqu'il eut appris jusqu'en Chypre que les Achéens naviguaient vers Troie. Cette cuirasse était enrichie de dix bandes d'acier noir étendues en son travers, et de douze d'or et de vingt d'étain ; trois dragons azurés s'allongeaient de chaque côté du cou ; ils ressemblaient à des iris (arcs-en-ciel) que le fils de Saturne fixe dans la nue pour présager aux hommes quelque grand événement, Agamemnon jette autour de ses épaules une épée marquetée de clous d'or, et le fourreau, qui est d'argent, est bien adapté au baudrier d'or. Il prend un bouclier fort et beau, qui peut couvrir un homme tout entier, admirablement travaillé et entouré de dix cercles d'airain ; à la surface surgissent vingt bosses blanches d'étain, et entre elles en paraît une d'acier noir. Sur le bord, la Gorgone aux yeux farouches lance des regards terribles ; à ses côtés, sont l'Effroi et la Fuite. Un dragon couleur azur, dont les trois têtes entrelacées sortent d'un même cou, s'enroule autour de la courroie d'argent attachée au bouclier. Agamemnon met sur sa tête un casque armé de deux cimiers et de quatre bossettes, garni d'une queue de cheval, et d'un panache qui s'agitait d'en haut, inspirant la terreur. Puis il prit deux lances fortes, armées d'airain et bien acérées, dont l'éclat montait jusqu'au ciel. Junon et Minerve firent briller l’éclair pour honorer le roi de Mycènes, riche en or.

  Chacun recommande à son écuyer de tenir ses chevaux près du fossé, et, de cavalier devenu fantassin, il s'avance en se faisant une cuirasse de ses armes ; un cri prolongé se fait entendre avant l'aurore. Tous ces fantassins s'étendent le long du fossé ; derrière eux se placent les autres hommes à cheval qui les suivaient. Le fils de Saturne suscite un tumulte funeste, il fait tomber des nues des gouttes de rosée mêlées de sang, pour faire voir qu'il ferait descendre chez Pluton beaucoup de têtes courageuses.

  Les Troyens, de l'autre côté, se rangent sur la hauteur de la plaine, sous la conduite du grand Hector, de Polydamas et d'Énée, honoré par le peuple comme un dieu, de Polybe, d'Agénor divin et d'Acamas, encore adolescent. Hector marchant à la tête de son armée avec son grand écu, paraissait tantôt commander entre les premiers rangs et tantôt entre les derniers : comme la Chienne céleste, laquelle éclaire hors de la nue et en même temps se cache sous une autre nue obscure ; ses armes rendaient une splendeur égale à celle de la foudre de Jupiter.

  Comme des moissonneurs, placés vis-à-vis les uns des autres, suivent un sillon en abattant blé ou orge dans le champ d'un homme heureux ; de nombreuses poignées d'épis tombent de leurs mains : ainsi se tuaient Troyens et Argiens, se ruant les uns sur les autres sans songer à la fuite ; les rangs restaient bien alignés ; les hommes s'élançaient comme des loups. La Discorde, qui sème les gémissements, se réjouissait en les voyant; elle seule se tenait près des combattants; les autres dieux n'étaient pas présents : assis tranquilles dans leurs demeures de l’Olympe, ils accusaient le fils de Saturne de vouloir donner de la gloire aux Troyens. Mais il ne s'inquiétait guère de leurs plaintes : se tenant à l'écart et fier de sa puissance, il regardait la ville des Troyens, les vaisseaux des Achéens, l'éclat des armes, ceux qui tuaient et ceux qui étaient tués.

  Tant que l'aurore n'était pas disparue et que s'avançait le jour sacré, les traits se croisaient drus entre les deux peuples, et bon nombre de guerriers couvraient la plaine de leurs corps ; lorsqu'au moment où l'homme qui coupe du bois se prépare à dîner dans les halliers de la montagne, qu'il a rassasié ses mains de travail en coupant de gros arbres, qu'il est mal à son aise et que le désir d'une bonne nourriture a saisi son cœur, les fils de Danaüs, s'animant les uns les autres, mirent en déroute les phalanges troyennes. Agamemnon fendit la presse le premier et tua Bianor, pasteur des peuples, et son écuyer Oïlée : lequel, voyant son maître mort, descend sans s'étonner pour s'opposer à la fougue d'Agamemnon, qui, d'un coup de lance entre les sourcils, lui perce le cerveau et le renverse mort à ses pieds. Il les désarme, donne leurs dépouilles aux siens, puis passe outre. Deux fils de Priam, Isus et Antiphus s'offrirent à sa rencontre : ils étaient sur leur char, le premier tenaît les rênes, et le second combattait; étant bergers sur les hauteurs de l'Ida, ils avaient été surpris par Achille, qui les attacha avec de l'osier flexible, puis les mit en liberté pour une rançon. Agamemnon, de deux coups différents, les couche tous deux à terre : Isus est percé à la mamelle et Antiphus au-dessus de l'oreille ; en les dépouillant de leurs belles armes, il se souvient de les avoir vus amenés du mont Ida par Achille. Telle une biche légère voit un lion pénétrer dans sa retraite, saisir ses jeunes faons et leur enlever le souffle tendre : un tremblement terrible la pénètre, et, ne pouvant les secourir, elle sélance à travers l'épaisse forêt de chênes pour échapper à l'impétuosité du meurtrier de ses petits : ainsi les Troyens, ne pouvant éloigner des fils de Priam la Parque noire, fuyaient eux-mêmes devant les Grecs.

  Agamemnon prend Pisandre et Hippoloque, fils du belliqueux Antimaque, lequel, gagné par l'or de Pâris, avait dissuadé les Troyens de rendre Hélène à Ménélas. Ces deux guerriers, montés sur un même char, sont troublés au moment où le fils d'Atrée fond  sur eux comme un lion ; les rênes glissent de leurs mains, et, suppliants :

  « Fils d'Atrée, s'écrient-ils, prends-nous vivants, et reçois de dignes rançons. Antimaque a de nombreux trésors, de l'airain, de l'or, du fer dur à travailler, il te donnera le prix que tu fixeras s'il apprend que nous sommes vivants sur les vaisseaux des Grecs. »

  Ainsi parlaient en pleurant ces deux malheureux frères, mais ils entendirent une voix terrible :

  « Si vous êtes, dit-elle, les fils d'Antimaque, qui conseilla aux Troyens assemblés de tuer Ménélas, venu comme député avec Ulysse, et de ne pas le renvoyer chez les Grecs, vous allez payer cette injure indigne de votre père. »

  Alors Agamemnon frappe Pisandre à l'estomac et le précipite de son char ; pour Hippoloque, il lui fait voler la tête du dessus des épaules et lui coupe les mains d'un seul coup d'épée : son corps roule comme un mortier à travers la foule. Agamemnon se mêle au plus épais des bataillons, suivi des autres Achéens. Les hommes de pied tuaient les hommes de pied forcés de prendre la fuite, les écuyers tuaient les écuyers ; la poussière soulevée par les pieds des chevaux s'élevait dans la plaine. Agamemnon poursuit toujours l'ennemi, en fait un grand carnage et anime les siens. Lorsque le feu dévorant tombe sur une forêt non encore coupée, et que le vent le porte partout en le faisant tourbillonner, les arbres tombent arrachés avec leurs racines, poussés par la violence du feu : de même tombaient les têtes des Troyens mis en fuite par Agamemnon, fils d'Atrée ; grand nombre de chevaux au cou élevé faisaient rouler avec fracas les chars vides à travers les sentiers du combat : ils regrettaient leurs conducteurs intrépides ; ceux-ci, couchés sur la poussière, étaient plus agréables à la vue des vautours qu'à celle de leurs épouses.

  Jupiter éloigne Hector des traits, de la poussière, du carnage, du sang et du tumulte; Agamemnon poursuivait toujours, stimulant les fils de Danaüs, Les Troyens, dans l'espoir de rentrer dans la ville, fuyaient à travers la plaine vers le figuier qui se trouvait près du tombeau d'Ilus, fils de Dardanus, et Agamemnon, ses mains terribles couvertes de sang, et jetant de grands cris, ne leur donne aucun répit. Ils parviennent enfin aux portes Scées et au hêtre ; ils s'arrêtent là et s'attendent les uns les autres. Qui vit jamais un troupeau de génisses effrayées à l'approche d'un lion au milieu d'une nuit : l’une ne peut échapper à sa rage, l'autre a le cou brisé sous sa dent cruelle, voit les Troyens poursuivis par l'indomptable chef des Grecs lui laisser pour victime le premier qui tombe sous sa main. Bientôt Atride touchait les hautes murailles d'Ilion, lorsque le père des dieux et des hommes descend du ciel, s'assied sur les sommets de l'Ida aux nombreuses sources ; il tient la foudre dans ses mains : « Va, dit-il, Iris aux ailes rapides, porter cette parole à Hector : Tant qu'il verra Agamemnon combattre au premier rang et détruire des files de guerriers, qu'il ne se porte pas à sa rencontre qu'il se contente d'exciter son armée à la résistance ; mais lorsque, frappé par la lance ou blessé par un trait, le fils d'Atrée sautera sur son char, alors c'est au fils de Priam, Hector, que je donnerai la force pour répandre le carnage, jusqu'à ce qu'il parvienne aux vaisseaux et que le soleil soit couché. »

  Iris part aussitôt que Jupiter eût achevé de parler; elle descend des sommets de l'Ida vers Ilion. Elle trouve Hector près de ses chevaux : « Fils de Priam, Jupiter me députe vers toi. Tant que le roi Agamemnon combattra au premier rang, évite sa rencontre : encourage seulement les tiens à soutenir son attaque ; mais aussitôt que, frappé par la lame, il montera sur son char, Jupiter te donnera la victoire. Répands le carnage jusqu'à ce que tu parviennes aux vaisseaux, que le soleil soit couché et que l'obscurité sacrée soit survenue. »

A ces mots, Iris s'envole. Hector saute de son char, et, brandis­sant deux lames, il va partout ranimer les siens ; ils tiennent tête aux Argiens ; ceux-ci renforcent leurs phalanges, et le combat recommence. Agamemnon rompt le premier les rangs pour attaquer les Troyens.

  Muses qui habitez l'Olympe, dites-moi quel fut le premier des Troyens qui s'opposa à l'élan du fils d'Atrée.

  Ce fut Iphidamas, fils d'Anténor, brave et haut de taille, nourri dans la Thrace fertile : Cissée, son aïeul maternel, qui enfanta la belle Théano, releva depuis son enfance et lui donna sa fille. A peine l'avait-il épousée qu'au bruit de l'expédition des Grecs il partit sur douze vaisseaux qu'il laissa devant Percotte, et se rendit à pied à Ilion : c'est lui qui se trouve en face d'Agamemnon. Les deux héros s'approchent, la lance du fils d'Atrée dévie. Iphidamas le frappe à la ceinture, maïs il ne peut percer le baudrier, car la pointe de sa lance se recourbe. Agamemnon, furieux comme un lion, arrache la lance des mains d'Iphidamas et lui traverse le cou de son épée. Il tombe bien digne de compassion : il était venu porter secours à des alliés, et il dort maintenant du sommeil de la mort, loin de sa jeune épouse qu'il avait comblée de présents ; il avait donné cent bœufs et promis mille chèvres et mille agneaux à celle qui ne lui laissera pas d'héritier. Le fils d'Atrée le dépouille de ses armes et le porte au milieu des Grecs.

  A la vue du corps de son frère, Coon est saisi, d'une violente douleur. Sans être vu dAgamemnon, il le frappe obliquement au bras, au-dessus du coude, la pointe de la lame l'avait traversé de part en part.  Agamemnon frémit : loin de cesser le combat, il se précipite sur Coon, qui tirait par le pied son frère Iphidamas et appelait à lui les plus braves des Troyens ; Agamemnon le frappe de sa lance au-dessous de son bouclier, puis lui coupe la tête sur le corps d'Iphidamas. Là, les deux fils d'Anténor, ayant rempli leur destinée sous les mains du fils d'Atrée, descendirent dans la demeure de Pluton.

  Agamemnon, tant que le sang coula de sa plaie, courut çà et là, rompant les Troyens, jetant ses dards aux uns, abattant les autres avec de grosses pierres ; mais aussitôt que sa blessure eut perdu sa chaleur et que le sang n'en ruissela plus, il ressentit des douleurs aussi poignantes que celles qu'envoient les filles de Junon, les Illithyes, aux femmes dans l'enfantement. En proie à la douleur, il s'élance sur son char et commande à son écuyer de le conduire en sa tente, après qu'il en eut averti les Grecs, leur criant hautement :

  « Mes amis, vous, chefs et soldats, résistez désormais, écartez de vos vaisseaux la mêlée horrible, puisque Jupiter ne m'a pas permis de combattre un jour entier contre les Troyens. »

  Son écuyer fouette ses chevaux à la belle crinière et les dirige vers les vaisseaux; ils y volent volontiers : leurs poitrails étaient blanchis par l'écume, et sous le ventre ils étaient inondés de poussière, en emportant loin du combat le roi épuisé.

  Hector, voyant Agamemnon quitter le combat, exhorte les Troyens et les Lyciens :

  « Troyens, Lyciens et Dardaniens qui combattez de près, soyez guerriers et souvenez-vous de votre force impétueuse, le meilleur guerrier n'est plus là, et Jupiter, fils de Saturne, me promet une grande gloire. Poussez droit vos chevaux à l'ongle solide sur les Danaëns valeureux, et vous remporterez une plus grande gloire. »

  Ces paroles augmentent la force et le courage de chacun. Tel un chasseur encourage ses chiens aux dents blanches contre un sanglier ou un lion : tel Hector, fils de Priam, égal à Mars, fléau des hommes, excitait contre les Achéens les Troyens magnanimes. Lui-même marchait fièrement parmi les premiers, semblable à la tempête qui s'abat sur la mer bleuâtre et en soulève les flots.

  Quel fut le premier et le dernier que tua le fils de Priam, Hector, lorsque Jupiter lui donna la gloire?

  D'abord Aséus, Autonous, Opitès, Dolops,iïls de Clytis, Opheltius, Agélaùs, Esymne, Orus et le belliqueux Hipponous, tous chef des Danaëns, ensuite des guerriers. Comme le zéphyr impétueux dissipe les nuages amoncelés par le notus : de même Hector dissipe les rangs compactes des Grecs et les éclaircit par la mort.

  Et il y avait apparence que les Grecs eussent été refoulés jusque dans leurs vaisseaux, si Ulysse, exhortant Diomède, ne lui eût tenu ce propos :

  « Fils de Tydée, oublions-nous notre force impétueuse ? Viens, ami, reste près de moi ; ce serait une honte si nous laissions Hector s'emparer de nos vaisseaux. »

  Le puissant Diomède lui répond : « Je suis content de demeurer avec toi et d'affronter les dangers qui se présenteront ; mais nous n'en tirerons guère de profit, puisque Jupiter veut donner la victoire aux Troyens plutôt qu'à nous. »

  Après avoir fait cette réponse, il renverse Thymbrée de son char, Payant frappé à la mamelle gauche ; Ulysse occit Molion, serviteur de Thymbrée ; ensuite Diomède et Ulysse se retirent après avoir mis ces deux guerriers hors de combat. Ils vont mettre le désordre dans les rangs des Troyens, comme deux sangliers vigoureux tombent sur des chiens de chasse : ainsi, revenant sur leurs pas, font-ils périr les Troyens, tandis que les Achéens qui fuyaient devant Hector respiraient avec joie.

Diomède et Ulysse prennent un char et deux hommes, les meilleurs du peuple, les deux fils de Mérops Percosien, lequel était très-versé dans l’art divinatoire. Il n'avait pas permis à ses enfants d'aller à la guerre qui détruit les hommes, mais ils n'obéirent pas à leur père, et les Parques de la mort noire les conduisaient. Diomède, après les avoir privés de l'âme et de la vie, les dépouille de leurs armes. Ulysse tua Hippodame et Hypéroque.

  Comme on s'entretuait ainsi de toutes parts, Jupiter, abaissant ses regards de l'Ida, voulut rétablir le combat sur un pied égal. Le fils de Tydée blesse à la hanche Agastrophe, fils de Péon : il n'avait pas ses chevaux sous sa main pour s'enfuir, son écuyer les tenant à l'écart ; il combattait aux premiers rangs jusqu'à ce qu'il perdit son cœur. Hector eut bientôt aperçu Diomède et Ulysse : il s'élance sur eux en poussant de grands cris et suivi des phalanges troyennes. Diomède frémit en le voyant et dit à Ulysse :

  « Ce fléau d'Hector se roule contre nous, attendons le choc et tenons ferme. »

  Le jet de sa lance suivit de près sa parole : il le visait à la tête et l'atteignit au bord du casque ; mais l'airain fut repoussé par l'airain : la pointe ne pénétra pas jusqu'à la peau ; le casque à trois lames et à haute aigrette que lui donna Phébus Apollon l’avait fait rebondir, Hector recula soudain, il s'arrêta, et, tombant à genoux, il s'appuya sur la terre de sa main robuste, et une nuit noire couvrit ses yeux. Tandis que le fils de Tydée allait à travers les combattants à l'endroit où sa lance était fichée en terre, Hector respira, et, monté sur son char, il le poussa dans la foule pour éviter la Parque. Diomède s'élançant après lui :

  « Tu viens encore d'échapper à la mort, mâtin, et certes elle est venue près de toi, Apollon, à qui tu adresseras des prières, ira encore au bruit des javelots t'arracher au péril. Je t'achèverai à la prochaine rencontre si quelqu'un des dieux veut m'assister. Maintenant je poursuivrai tous ceux que je pourrai saisir. »

  Ce disant il dépouille le fils de Péon, illustre par la lance. Cependant Pâris, l'époux d'Hélène à la belle chevelure, tendait son arc contre le fils de Tydée. Il était adossé contre une colonne auprès du tombeau d'Ilus, fils de Dardanus, ancien vieillard honoré. Diomède enlevait de la poitrine du brave Agastrophe sa cuirasse aux couleurs variées, et de ses épaules son bouclier, puis son casque pesant, lorsque Pâris, ayant tendu son arc, lance un trait qui n'est pas vain : il frappe la plante du pied droit, le trait traverse et se fiche en terre. Quand Pâris eut fait ce coup, il sortit de sa cachette, souriant et faisant le vain :

  « Tu es blessé, dit-il à Diomède, et mon trait n'a pas été lancé sans porter coup, j'aurais bien dû t'ôter la vie en te frappant au bas-ventre! Les Troyens, saisis d'horreur à ton approche comme des chèvres bêlantes devant un lion, feraient trêve à leur disgrâce.

  — Archer criminel, repart Diomède, fier de ton arc, qui épie les jeunes femmes, si tu essayais de te mesurer en face avec moi, ton arc et tes flèches ne te serviraient guère ; tu te glorifies en vain de m'avoir effleuré la plante du pied. Je ne m'en inquiète pas plus que si une femme ou un enfant sans expérience m'avait frappé ; le trait d'un homme sans vigueur et lâche est vain. Mais celui qui part de ma main, ne toucherait-il que légèrement, donne la mort ; les joues de la femme de celui que j'ai atteint sont toutes meurtries, ses enfants sont orphelins, et lui pourrit dans la terre qu'il rougît de son sang; les oiseaux l'entourent en plus grand nombre que les femmes. »

  Il finissait de parler qu'Ulysse s'approche de lui. Diomède s'assied derrière Ulysse et retire de son pied le trait rapide; il ressent une vive douleur par tout le corps. Il s'élance sur son char et, bien affligé, il commande à son écuyer de le conduire aux vaisseaux.

  Ulysse reste seul, aucun des Argiens ne demeure auprès de lui, car la crainte les avait tous saisis.

  « Malheur à moi, dit-il en gémissant ; que va-t-il m'arriver ? Un grand malheur à la vérité si je viens à fuir par crainte devant cette multitude ; et un plus grand encore si, seul, je viens à être pris ; le fils de Saturne a épouvanté tous les nôtres. Mais pourquoi ces pensées s'offrent-elles à mon esprit ? Ne sais-je pas que les lâches sauvent leur vie par la fuite, et que celui qui est courageux dans le combat doit tenir ferme, soit qu'il ait été frappé, soit qu'il ait frappé quelqu'autre ? »

  Durant qu'Ulysse s'entretenait ainsi avec lui-même, surviennent des rangs de Troyens couverts de boucliers ; ils environnent celui qui devait être la cause de leur ruine. Lorsque des chiens et des jeunes gens vigoureux poursuivent un sanglier, celui-ci, sortant du fourré, aiguise ses dents blanches dans ses mâchoires recourbées ; on s'élance autour de lui ; ses dents craquent en dessous; on soutient son choc terrible ; de même les Troyens se précipitaient sur Ulysse cher à Jupiter. Il s'élance sur Déiopite et le blesse à l'épaule; ensuite il tue Thoon et Eunomus ; il frappe à la taille, sous le bouclier relevé en bosse, Chersidamas qui sautait de son char : Chersidamas tombe sur la poussière serrant la terre de la paume de la main. Il les laisse et blesse Charops, fils d'Hippase, frère germain de Socus de sang noble. Socus, pour secourir Charops, s'avance près d'Ulysse et lui dit :

  « Ulysse renommé parmi les Grecs, insatiable de ruses et des travaux de la guerre, tu te glorifieras aujourd'hui d'avoir tué deux hommes tels que les deux fils d'Hippase ou tu perdras toi-même la vie, frappé par ma lance. »

  Le coup suit la parole, il frappe Ulysse à son bouclier : la lance impétueuse le traverse et s'enfonce dans la cuirasse artistement travaillée, elle entame les côtes, dont elle enlève toute la peau ; cependant Pallas Minerve ne permet pas qu'elle pénètre jusqu'aux entrailles. Ulysse, ayant reconnu que le trait n'avait pas touché un endroit mortel, recule :

  « Ah ! malheureux, dit-il à Socus, tu tiens ta ruine entre tes mains. Tu as fait que je vais cesser de combattre contre les Troyens, mais je dis que le meurtre et la Parque noire sont pour toi dans ce jour, dompté par ma lance, tu me donneras de la gloire, et ton âme à Pluton aux beaux coursiers. »

  Socus, effrayé de ces menaces, était sur le point de talonner une fuite, lorsque Ulysse lui enfonça sa lance dans le dos, au milieu des épaules, comme il se retournait, et lui traversa la poitrine. Il tombe avec bruit  Ulysse, se glorifiant :

  « Socus, fils d'Hippase le belliqueux, tu as devancé le moment de ta mort et tu ne l’as pas échappé. Ah ! malheureux, ton père et ta mère vénérables ne te fermeront pas les yeux, et les oiseaux agitant autour de ton corps leurs ailes épaisses le déchireront. Mais lorsque je serai mort, les Grecs magnanimes me rendront les derniers honneurs. »

  Il retire la lance de Socus de sa peau et de son bouclier : le sang jaillit et son cœur se trouble. Dès que les Troyens virent le sang d'Ulysse, s'exhortant les uns les autres ils vont à lui. Il se retire en arrière, appelant en criant ses compagnons ; trois fois il les appela en criant à pleine tête, trois fois Ménélas, cher à Mars, l'entendit ; aussitôt il dit à Ajax :

  «Ajax, issu de Jupiter, fils de Télamon, chef des peuples, la voix d'Ulysse au cœur audacieux est venue jusqu'à moi, elle semble me dire que, séparé des siens et resté seul au milieu de la mêlée terrible, les Troyens lui font violence. Allons dans la foule, il est préférable de le défendre. Je crains que, laissé seul au milieu des Troyens, il n'y périsse, et que les Grecs n'éprouvent un grand regret de sa perte. »

  En disant ces mots il s'avance ; Ajax, homme égal à un dieu, le suit en même temps ; ils vont trouver Ulysse ; les Troyens allaient autour de lui comme des chacals fauves vont sur les montagnes autour d'un cerf cornu qui a été blessé ; un homme l'a frappé d'une flèche partie de sa corde ; le cerf a évité l'homme en fuyant tant que son sang était tiède et que ses genoux remuaient ; mais lorsqu'il est dompté par le trait, les chacals carnivores le déchirent sur les montagnes dans une forêt ombragée ; et le sort amène-t-il un lion dévastateur, les chacals effrayés fuient d'un côté et d'autre, et le lion dévore le cerf : ainsi les Troyens nombreux et hardis entouraient Ulysse au grand courage et fertile en inventions ; ce héros se ruant sur eux avec sa lance écartait le jour fatal. Ajax, portant un bouclier comme une tour, s'avance, et se tient près de lui ; les Troyens, effrayés, s'enfuient de tous côtés. Ménélas tire Ulysse de la foule en le tenant par la main jusqu'à ce que son écuyer lui ait avancé son char.

  Ajax s'étant précipité sur les Troyens tua Doryclas, fils illégitime de Priam ; ensuite il blessa Pandocus, Lysandre, Pyrase et Pylarte. Lorsqu'un fleuve se gonfle et qu'il descend comme un torrent des montagnes dans la plaine, grossi par la pluie de Jupiter il entraîne avec lui chênes desséchés et sapins, et jette dans la mer beaucoup de débris : ainsi l'illustre Ajax chassant tout devant soi poursuivait les Troyens à travers la plaine, taillant en pièces hommes et chevaux. Hector ne le savait pas encore puisqu'il combattait à la gauche de l'armée troyenne, près des rives du fleuve Scamandre ; là surtout tombaient des têtes d'homme, et un cri incessant s'était élevé autour du grand Nestor et du belliqueux Idoménée. Hector se trouvait au milieu d'eux, et tantôt à pied, tantôt sur son char, il ravageait des phalanges de jeunes gens. Et les Achéens n'auraient pas encore lâché pied, si Pâris, l'époux d'Hélène, n'eût mis hors de combat Machaon, pasteur des peuples, qui combattait courageusement, en le frappant à l'épaule droite d'un trait à trois pointes. Les Achéens, qui ne respirent que la force, craignent que, le combat ayant incliné de l'autre côté, il ne soit pris par les Troyens. Aussitôt Idoménée dît à Nestor :

  « Monte sur ton char avec Machaon, et conduis-le promptement vers les vaisseaux. Un médecin vaut à lui seul plusieurs autres hommes : il sait extraire les traits et saupoudrer des remèdes doux.» Nestor fait à l'instant monter sur son char Machaon, fils d’Esculape ; il fouette ses chevaux : ceux-ci volent volontiers vers les vaisseaux, car le retour leur était cher au cœur.

  Cébrion, assis près d'Hector, aperçut les Troyens en désordre : « Hector, dit-il, nous sommes à l'extrémité du combat, mais les autres Troyens et leurs chevaux sont rompus. Ajax, fils de Télamon, les a mis en déroute, je le reconnais à son large bouclier. Dirigeons nos chevaux et notre char à cet endroit où les cavaliers, étant aux prises avec les fantassins, se tuent les uns les autres, et d'où l'on entend un bruit continu. »

  Les chevaux, au coup de fouet de Cébrion, emportent le char vers les Troyens et les Achéens, passant sur les corps morts et les boucliers ; l'essieu tout entier et le cercle du char où l'on attache les rênes étaient couverts de sang, lequel jaillissait des sabots des chevaux et du bandage des roues. Hector brûle de pénétrer à travers la mêlée et de rompre les phalanges en les assaillant ; il porte un tumulte funeste parmi les Grecs et ne cesse de frapper de la lance. Il parcourt les rangs, blessant les uns à coups de lance, les autres avec l'épée, quelques-uns à coups de grosses pierres, mais il évitait de se mesurer avec Ajax.

  Jupiter, assis sur un trône élevé, inspire de la crainte à Ajax ; celui-ci s'arrête frappé d'étonnement, et rejette derrière son clos son bouclier couvert de sept peaux de bœuf; ayant porté ses regards sur la foule, il fuit effrayé semblable à une bête féroce : il se retourne souvent échangeant lentement un genou contre un genou. Lorsque des chiens et des paysans repoussent un lion fauve de retable de leurs troupeaux, veillant pendant toute une nuit ils l'empêchent de se repaître de la graisse de leurs bœufs ; le lion avide de chair s'élance droit sur eux, mais c'est en vain, car, malgré son impétuosité, il craint les traits nombreux et les torches enflammées lancés par des mains audacieuses ; dès l'aurore il s'éloigne le cœur triste : tel Ajax se retirait des Troyens bien malgré lui ; il craignait beaucoup pour les vaisseaux des Achéens. Quand un âne au pas lent côtoie un champ, bien des bâtons ont été brisés sur son dos par des enfants quand il y est entré malgré eux et qu'il y tond une riche moisson ; les enfants l’ont bien frappé : mais leur force est délicate, et ils ne le chassent avec peine que lorsqu'il s'est soûlé de blé, sans se soucier de leurs coups : ainsi les Troyens et leurs alliés venus de  loin frappaient de leurs lances le grand bouclier d'Ajax qu'ils poursuivaient toujours. Tantôt Ajax se souvenait de sa force impétueuse et, se retournant, il arrêtait les phalanges des Troyens; tantôt il faisait volte-face pour fuir. Mais il s'opposait à ce que les Troyens pussent tomber sur les vaisseaux ; furieux, il se tenait debout entre les Troyens et les Argiens, faisant rempart de son corps ; des traits lancés par des mains hardies, les uns se fichaient dans son grand bouclier, les autres, ayant soif de se rassasier de son corps, tombaient sur la terre au milieu de leur trajet avant d'avoir touché son corps d'une blancheur éclatante.

  Eurypyle, fils d'Evémon, s'étant aperçu qu'il était accablé sous cette multitude de traits, s'approche de lui : il lance son dard contre Apisaon, fils de Phausias, pasteur de peuples, et, lui ayant percé le foie, il lui délie les membres et le dépouille de ses armes.

  Pâris l’ayant vu enlevant les armes d'Apisaon, lui décocha une flèche, laquelle lui perça la cuisse, et, la canne s'étant rompue, la pointe y demeura. Eurypyle, ressentant une douleur violente du coup qu'il avait reçu, se retirait en arrière au milieu de ses compagnons pour éviter la Parque, et, s'écriant d'une voix perçante :

  « Amis, chefs et gouverneurs des Argiens, disait-il, arrêtez-vous, et, montrant visage, écartez le jour fatal qui menace Ajax accablé sous les traits ; je ne pense pas qu'il échappe de la guerre au bruit terrible. Faites face à l'ennemi et entourez le grand Ajax, fils de Télamon. »

  Au cri d'Eurypyle, les Argiens s'avancent près d'Ajax, le bouclier incliné sur l'épaule et la lance levée ; Ajax vient au-devant d'eux ; quand il les eut rejoint, il s'arrête et fait face aux Troyens. Comme un feu dévorant les Achéens s'acharnent au combat.

  Les cavales de Nélée baignées de sueur emportaient Nestor loin de la mêlée, et avec lui Machaon. Achille, assis sur la poupe d'un de ses vaisseaux, regardait les disgrâces et la fuite désastreuse des Grecs, et crut reconnaître Machaon. Il appela Patrocle ; celui-ci l'ayant entendu de sa tente, en sortît : telle fut la cause de sa perte.

  « Pourquoi m'appelles-tu, Achille? dit Patrocle. Quel besoin as tu de moi ?

  — Fils de Ménœtius, répond Achille, ami cher à mon cœur, je pense que les Achéens vont venir en suppliant se jeter à mes genoux, car ils sont réduits à une extrémité qui n'est plus supportable. Va maintenant demander à Nestor quel est l'homme qu'il vient de ramener blessé du combat. Par derrière il ressemble en tout à Machaon, fils d'Esculape ; mais je n'ai pas vu son visage, car les cavales ont passé vite devant moi. »

  Patrocle, obéissant à son cher compagnon, se rend près des tentes et des vaisseaux des Achéens.

  Lorsque Nestor, accompagné de Machaon, fut arrivé à sa tente, tous deux descendirent sur la terre nourricière ; Eurymédon, serviteur du vieillard, détela les cavales, et eux-mêmes firent sécher leurs tuniques trempées de sueur, puis se tinrent sur le rivage, au souffle du vent ; étant entrés dans la tente, ils sassirent sur des sièges de repos. Hécamède à la belle chevelure leur apprêtait une boisson mélangée. Hécamède était fille d'Arsinoûs au grand cœur ; elle avait été amenée de Ténédos par le vieillard, lorsque Achille ravagea cette île, et choisie pour Nestor parce qu'il remportait sur tous par sa prudence. Elle poussa devant eux une belle table aux pieds bleus et bien polie ; elle mit dessus un panier d'airain, et dans ce panier de l'oignon, assaisonnement de la boisson, et du miel vert ; à côté, des brisures de Forge sacrée ; auprès, elle posa une coupe très-belle, percée de clous d'or, que le vieillard avait apportée de sa maison elle avait quatre anses : deux colombes d'or paissaient autour de chacune d'elles elle était assise sur deux pieds. Tout autre que Nestor ne l'aurait pas prise sans peine sur la table, mais le vieillard la levait sans effort. Hécamède, semblable à une déesse, y fit donc un mélange avec du vin de Pramné, du fromage de chèvre râpé avec une râpe d'airain, et saupoudra dessus de la farine blanche ; elle les engage à boire de ce mélange qu'elle vient de préparer.

  Après avoir chassé la soif aride, ils se charmaient l'un l'autre par leurs propos.

  Patrocle, mortel égal à un dieu, s'arrête à la porte de la tente. Le vieillard l'aperçoit, se lève, le prend par la main, le fait entrer et l'engage à s'asseoir. Patrocle refuse en lui disant :

  « Ce n'est pas le temps de s'asseoir, vieillard nourrisson de Jupiter, et n'insiste pas. Il est respectable et redoutable tout à la fois celui qui m'envoie te demander quel est l'homme blessé que tu as conduit avec toi. Mais je reconnais moi-même que c'est Machaon, et je vais le dire à Achille. Tu n'ignores pas, vieillard, comme il est terrible, il accuserait bientôt un innocent.

  — Pourquoi donc, repart Nestor, Achille ne s'occupe-t-il que des Achéens qui ont été blessés ? Ne sait-il pas quel est le deuil qui pèse sur toute notre armée ? Les plus braves ont été atteints et blessés et gisent dans leurs vaisseaux. Le fils de Tydée, le puissant Diomède, Ulysse, Agamemnon, ont été frappés ; Eurypyle a la cuisse percée d'une flèche, et je viens de ramener blessé celui que tu vois là. Achille est brave, mais il ne s'inquiète guère des Grecs et ne les prend pas en pitié. Attend-il que, malgré nos efforts, nos vaisseaux soient brûlés et que nous soyons tués les uns sur les autres ? Ma force n'est pas telle qu'elle était dans mes membres lorsqu'ils étaient souples. Que ne suis-je aussi jeune et dans toute ma force comme autrefois, lorsqu'une dispute s'éleva entre les Épéens et nous au sujet de nos bœufs qu'ils nous avaient enlevés ! Je tuai Hymonée, fils du brave Hypérochus, lequel habitait l'Élide, et de ses troupeaux j'emportai des bœufs pour gage. Défendant ses troupeaux, il fut frappé des premiers d'un javelot parti de ma main ; il tomba, et les paysans s'enfuirent effrayés. Nous recueillîmes dans la plaine cinquante troupeaux de bétail, tant bœufs, brebis, chèvres, que porcs, et cent cinquante cavales blondes ayant leurs poulains après elles. Nous les emmenâmes pendant la nuit à Pylos, la ville de Nélée ; Nélée fut bien aise que tant de richesses fussent tombées sous ma main, étant allé si jeune à la guerre. Dès l'aurore les hérauts proclamèrent avec une voix sonore que ceux-là devaient se présenter, auxquels il était dû quelque chose dans l’Elide divine ; les chefs des Pyliens se rassemblèrent pour partager le butin. Les Épéens avaient à payer une dette à beaucoup d'entre nous ; car nous restions en petit nombre par suite de leurs hostilités contre Pylos. Hercule, étant venu les années précédentes, nous maltraita, et nos meilleurs guerriers furent tués. Des douze fils de Nélée je restai seul, et tous les autres périrent. Ces disgrâces enflèrent le cœur des Épéens ; ils résolurent notre ruine et nous insultèrent. Le vieillard prit pour lui un troupeau de bœufs et un troupeau de brebis, après en avoir choisi trois cents et les bergers. C'était une compensation de ce qui lui était dû dans l’Élide, savoir : quatre chevaux de course avec leurs chars, qui étaient venus pour disputer un prix. Ils devaient courir pour un trépied ; mais le roi Augeas les retint et renvoya l’écuyer, affligé de se séparer de ses chevaux. Mon père, irrité des paroles et du dol d'Augéas, saisit un riche butin en distribua une partie au peuple, afin que personne ne fût frustré de la part qui lui était assignée pour le dédommager de ce qu'il avait perdu. Nous faisions ce partage et nous offrions des sacrifices aux dieux, lorsqu'au bout de trois jours surviennent les Épéens en grand nombre sur leurs chars ; les deux Molions, encore enfants et peu exercés à faire preuve de leur valeur impétueuse, s'étaient armés avec eux. Sur la rive de l'Alphée, à l'extrémité de Pylos la sablonneuse, au sommet d'une colline élevée, est la ville de Thryon ; ils la cernèrent dans le but de la détruire. Comme ils traversaient la plaine, Minerve descendit de l'Olympe pendant la nuit pour nous faire prendre les armes, et elle ne rassembla pas dans Pylos un peuple mal disposé, mais des hommes animés du désir de combattre. Nélée ne voulait pas que j'obéisse au désir de la déesse, et, pensant que j'étais encore tout à fait étranger aux travaux de la guerre, il cacha mon char. Bien que je fusse à pied, je me distinguai parmi ceux qui étaient sur leurs chars : Minerve m'avait ainsi conduit au combat. Non loin d'Arène coule un fleuve, le Minyius, qui se jette dans la mer ; là nous attendîmes l'aurore divine, et les hommes de pied vinrent se grouper près de nous. Lorsque nous nous fûmes armés en toute hâte, nous partîmes, et à midi nous campions sur le bord sacré de l'Alphée. Nous offrions à Jupiter des victimes choisies, à l'Alphée, un taureau, à Neptune, un taureau, à Minerve, une génisse ; nous prenons le repas en conservant nos rangs et nous nous endormons tout armés le long du fleuve. Les Épéens entouraient déjà la ville, près de la ravager, quand se découvrirent devant eux les terribles machines du dieu Mars, et le soleil éclatant s'élevait au-dessus de la terre, comme nous nous portions au combat en priant Jupiter et Minerve. A peine la lutte était-elle engagée que le premier je tuai Mulius, homme belliqueux : je lui pris ses chevaux au dur sabot ; Mulius était gendre d'Augéas : il avait épousé l'aînée de ses filles, Agamède la blonde, laquelle connaissait la vertu de tous les simples que nourrit la terre vaste, Mulius s'avança vers moi ; je le frappai de ma lance, il tomba dans la poussière ; je sautai sur son char et me tins parmi les combattants du premier rang. Les Épéens s'enfuirent effrayés de côté et d'autre, quand ils virent tomber le chef de leurs écuyers, lequel excellait à combattre. Semblable à la tempête noire, je m'élance et prends cinquante chars ; les deux hommes qui montent chacun d'eux sont domptés par ma lance et mordent la poussière. Et j'aurais anéanti les deux Molions, jeunes fils d'Actor, si Neptune qui ébranle la terre au loin ne les eût sauvés de la guerre en les couvrant d'un nuage épais. Jupiter donna donc aux Pyliens une grande victoire. Nous poursuivîmes les ennemis à travers la plaine, les tuant et les dépouillant de leurs armes, jusqu'à Buprase riche en froment, la roche Olènes et la colline d'Alisium, d'où Minerve fit revenir l'armée sur ses pas ; c'est là qu'ayant tué le dernier ennemi, je le laissai ; les Achéens revinrent à Pylos, et tous adressaient des vœux à Jupiter parmi les dieux et à Nestor parmi les hommes.

  « Voilà ce que j'étais quand je me trouvais parmi les guerriers. Achille jouira seul de son courage, mais je pense qu'il pleurera beaucoup lorsque l'armée sera détruite. Te souviens-tu des recommandations que t'adressait Ménœtius, ton père, lorsqu'il t'envoya de Phthie à Agamemnon ? Nous les avons entendues, Ulysse et moi, étant alors dans vos demeures. Nous étions venus dans le palais de Pelée pour lever des troupes dans l'Achaïe fertile. Nous y trouvâmes Ménœtius et toi, et auprès de vous Achille. Le vieillard Pelée brûlait dans l'enceinte de sa cour des cuisses grasses de bœuf à Jupiter qui aime à lancer la foudre, et avec une coupe d'or il versait un vin noir sur les victimes enflammées. Achille et toi prépariez les chairs de bœuf, et nous, nous nous tenions dans le vestibule ; Achille tout étonné s'élance et, nous ayant pris par la main, nous fait entrer et nous sert les mets d'hospitalité qu'il est juste d'offrir aux étrangers. Après le repas je vous exhortais à nous suivre, et vous le vouliez fortement. Les deux vieillards vous firent beaucoup d'observations. Pelée recommandait à son fils d'exceller toujours et d'être supérieur aux autres ; Ménœtius, fils d'Actor, te disait : « Mon enfant, Achille est d'une plus haute naissance que toi, mais tu es plus âgé que lui ; il a plus de force que toi ; cependant il faut que tu lui dises une parole prudente, que tu le conseilles, que tu lui montres ce qu'il faut faire, et il se laissera persuader en vue du bien. » Tel était le langage du vieillard, ton père : et toi, tu l'oublies maintenant. Il en est temps encore, rappelle ces paroles à Achille pour voir s'il se laissera persuader. Qui sait si, l'exhortant ainsi, tu ne remueras pas son cœur avec l'aide d'un dieu ? La parole d'un ami est bonne. S'il craint quelque oracle des dieux, si sa mère vénérable lui a fait connaître un ordre de Jupiter, qu'il t'envoie suivi des Myrmidons pour sauver les Grecs, qu'il te donne ses armes pour les porter au combat, afin que les Troyens, te prenant pour lui, s'abstiennent de combattre ; les Achéens accablés respireront, car on combat sans relâche. Encore frais, vous pourriez facilement repousser ces hommes fatigués loin des vaisseaux et des tentes. »

  Ces paroles touchèrent le cœur de Patrocle ; il s'en va vers Achille. Il passait devant les vaisseaux d'Ulysse, où se tenaient l'assemblée des juges et la justice, et où l'on avait élevé des autels aux dieux, lorsqu'il rencontra le fils d'Évémon, issu de Jupiter, Eurypyle, frappé d'une flèche à la cuisse, qui revenait du combat en boitant ; une sueur humide dégouttait de sa tête et de ses épaules ; un sang noir coulait avec bruit de sa blessure ; son esprit du moins était resté ferme ; le courageux fils de Méncetius, le voyant, eut pitié de lui, et dit en poussant un profond soupir :

  « Oh! malheureux chefs et gouverneurs des Grecs! vous deviez donc ainsi, loin de vos amis et de la terre de votre patrie, rassasier dans Troie les chiens de votre graisse ! Allons, Eurypyle, nourrisson de Jupiter, dis-moi si les Achéens pourront encore tenir contre Hector, ou s'il ne leur reste qu'à se voir domptés par sa lance.

  — Patrocle, repart Eurypyle, les Achéens ne peuvent plus se défendre ; ils périront sur leurs vaisseaux. Les plus braves d'entre eux sont blessés par les mains des Troyens, dont l'audace croît de plus en plus. Conduis-moi vers mon vaisseau, et, après l'avoir coupée, retire la flèche, lave la plaie avec de l'eau tiède , et mets-y des remèdes doux, bons, que tu tiens d'Achille, lequel les a reçus de Chiron le plus juste des Centaures. Quant à nos médecins, je crois que Machaon est maintenant dans sa tente après avoir été blessé, et qu'il aurait lui-même besoin d'un médecin ; Podalire est dans la plaine ; il soutient un combat acharné contre les Troyens.

  — Comment tout cela tournera-t-il, et que ferons-nous, héros Eurypyle ? Je vais reporter à Achille ce que m'a dit Nestor, mais je ne te quitterai pas dans un tel accablement. »

  Aussitôt il porte, Payant pris sur son sein, ce pasteur des peuples à sa tente ; un serviteur retend sur des peaux de bœuf qu'il vient d'apporter ; Patrocle coupe la flèche et la retire de la cuisse ; il lave la plaie avec de l'eau tiède. Ayant broyé une racine arrière qui calme la douleur, il en saupoudre la blessure, laquelle se sécha bientôt, et le sang cessa de couler.