Hector ayant ainsi parlé à son frère s'élance avec lui
hors des portes ; tous deux brûlent dans leur cœur de faire la guerre et de
combattre. Lorsqu'un dieu donne un vent favorable aux nautoniers qui le désirent,
quand ils se sont fatigués à fendre la mer avec
des rames bien polies et que leurs membres sont affaiblis par ce
travail, de même les deux frères apparurent aux Troyens qui les souhaitaient.
Pâris tua le fils du roi Aréithoùs, Ménesthius habitant à
Arné, qu'engendra Aréithous armé d'une massue, et Philoméduse aux grands
yeux ; Hector frappa de sa lance Eionée au cou, sous le rebord
du casque de bel airain, et lui délia les membres. Glaucus, fils d'Hippoloque,
chef des guerriers Lyciens, frappa à l'épaule Iphinoüs, fils de Dexius ; il
tombe de son char et ses membres se délient.
Minerve ayant aperçu les Argiens périr dans ce combat violent, descend
des sommets de l'Olympe, et s'élance vers Ilion sacrée. Apollon se hâte vers
elle, il l'avait vue du haut de Pergame, et voulait
donner la victoire aux Troyens. Ils se rencontrent près du hêtre.
« Fille du grand Jupiter, dit Apollon, que désires-tu donc
encore, quel nouveau dessein t'a poussée de
quitter l'Olympe ? Est-ce pour donner aux Grecs une victoire douteuse,
puisque tu n'as en rien pitié
des Troyens ? Cependant si tu voulais m'en croire, et ce que je vais te dire
serait ce qu'il y a de plus avantageux, nous ferions cesser aujourd'hui la
guerre et le combat ; d'autant plus que ces deux peuples en reviendront aux
mains jusqu'à ce qu'ils aient trouvé la fin d'Ilion, puisqu'il vous est cher
au cœur, à vous immortelles (Minerve et
Junon), de renverser cette ville.
— Qu'il en soit ainsi, répond Minerve au dieu qui frappe
au loin, je pensais ainsi en
venant de l'Olympe vers les Troyens et les Argiens. Mais de quelle manière as-tu résolu de faire cesser le combat des
guerriers ? »
Le roi Apollon, fils de Jupiter : « Éveillons, dit-il, le
grand courage d'Hector, afin de
savoir s'il provoquera quelqu'un des Grecs à combattre en face, seul à seul
contre lui, et si les Grecs s'en étant indignés exciteront un des leurs à accepter son défi. »
Minerve ne refuse pas. Hélénus, fils de Priam, comprend dans son cœur le dessein qu'il avait plu à ces dieux de former ensemble. Il
va trouver Hector et lui dit :
« Hector, je suis ton frère, veux-tu m'obéir en quelque chose ? Fais asseoir d'un côté les Troyens et de l'autre les Achéens, et provoque
le plus brave d'entre ceux-ci à combattre en face contre toi ; ton destin n'est
pas de mourir encore et de toucher à ta fin. C'est ce que
j'ai entendu de la bouche des dieux éternels. »
Hector se réjouit beaucoup d'avoir entendu ces paroles, et, s'étant
avancé près des phalanges, il les arrête, tenant sa lance par le milieu ; elles s'assirent toutes. De son côté Agamemnon fit asseoir les
Achéens. Minerve et Apollon à l'arc d'argent, sous la forme de deux vautours,
se branchèrent sur le hêtre élevé de Jupiter père qui tient l'égide,
contents de voir des guerriers assis en rangs serrés et hérissés de
boucliers, de casques et de lances. De même que le frémissement du Zéphyre
qui vient de se lever se répand sur la mer et la noircit, de même étaient
assis dans la plaine
les rangs des Achéens et des Troyens ; Hector entre les deux armées
.
« Écoutez, Troyens et Argiens, les choses que mon cœur m'ordonne de vous
dire. Le fils de Saturne, siégeant sur un trône élevé, n'a
pas accompli les traités, mais, méditant des choses mauvaises, il
les destine à vous et à nous, jusqu'à ce que vous ayez pris Troie bien
munie de tours, ou que vous-mêmes ayez été domptés près de vos
vaisseaux qui traversent la mer. Vous avez parmi vous les meilleurs
de tous les Achéens ; maintenant, que celui d'entre eux à qui le
cœur conseille de combattre contre moi s'avance. Que Jupiter nous
soit témoin ; si cet Argien me tue, qu'il m'enlève mes armes, qu'il
les porte aux vaisseaux et qu'il donne mon corps aux Troyens et
aux épouses des Troyens afin qu'ils le fassent participer au feu après ma
mort. Mais si je le tue et qu'Apollon m'en donne la gloire, je lui enlèverai
ses armes, je les porterai vers Ilion sacrée et je les suspendrai
au temple d'Apollon ; mais je rendrai son corps aux vaisseaux bien
garnis de bancs de rameurs, afin que les Achéens l'ensevelissent et
lui élèvent un tombeau auprès du vaste Hellespont, et qu'un jour quelqu'un
des hommes qui naîtront après nous, naviguant dans un vaisseau aux nombreuses rames sur la mer noire, disent : «
Ce tombeau est celui d'un homme mort depuis longtemps ; Hector
l’a tué en se montrant le plus brave de tous. » Un jour quelqu'un parlera ainsi ; et ma gloire ne périra jamais. »
Tous les Achéens demeurent en silence ; ils avaient honte de refuser,
et ils craignaient d'accepter. Ménélas se lève, il gémit profondément
et leur dit : « Hélas ! faiseurs de menaces, Achéennes et non
plus Achéens, ce serait de plus en plus honteux si l'un des Grecs
ne s'avançait contre Hector. Devenez tous eau et terre, vous qui restez assis sans cœur et sans gloire ; moi-même je m'armerai contre
lui ; les bouts de la victoire sont attachés en haut chez les dieux
immortels. »
Il finissait de parler qu'il se revêtait de ses belles armes. La fin de ta vie
t'aurait apparu, Ménélas, sous les mains d'Hector (puisqu'il
était beaucoup plus fort que toi), si les rois des Achéens, s'étant élancés,
ne t'eussent retenu, et si Atride lui-même, Agamemnon qui domine au loin, ne
t'eût pris par la main droite, ne t'eût parlé, et ne t'eût appelé par ton
nom :
« Ménélas, nourrisson de Jupiter, tu délires, et cette démence
ne t'est
pas nécessaire ; contiens-toi, malgré ta douleur, et n'essaye pas, par
rivalité, de combattre contre Hector fils de Priam, guerrier meilleur que toi,
que d'autres redoutent, et qu'Achille lui-même craignait de rencontrer dans le
combat qui illustre les hommes. Va t'asseoir maintenant près de tes compagnons,
les Achéens lui trouveront un autre adversaire. S'il est intrépide, s'il est
insatiable de combat, je dis qu'il se reposera volontiers s'il échappe de la
guerre et de la lutte terrible. »
Le héros ayant ainsi parlé, persuada son frère en lui conseillant des
choses raisonnables. Ménélas lui obéit. Ses serviteurs, joyeux de le
revoir, lui ôtèrent les armes des épaules. Nestor se leva au milieu
des Argiens :
« O dieux, un grand deuil approche de la terre achéenne ;
je suis bien assuré que le
vieux Pelée, excellent conseiller et orateur des Myrmidons,
lequel autrefois dans sa maison aimait beaucoup à me questionner sur la
race et l'origine de tous les Argiens, gémirait beaucoup s'il entendait dire
maintenant qu'ils tremblent tous devant
Hector ; il lèverait souvent ses mains aux immortels pour demander
que son âme loin de ses membres descende dans le séjour de Pluton.
Jupiter père, Minerve et Apollon, que ne suis-je aussi jeune qu'au temps où
les Pyliens et les Arcadiens qui maniaient la lance, rassemblés près des murs
de Phée, autour des courants du Jardanus, combattaient près du Céladon
rapide! Ereuthalion se tenait parmi eux, combattant au premier rang, guerrier égal
à un dieu,
ayant sur ses épaules les armes du roi Aréithous, d'Aréithous divin
que les hommes et les femmes à la belle ceinture surnommaient
guerrier armé d'une massue, parce qu'il ne combattait pas avec
un arc ou une lance longue, mais parce qu'il rompait les phalanges
avec sa massue de fer. Lycurgue le tua par ruse et non certes
par force dans un sentier étroit, et sa massue de fer ne le garantit
pas de sa perte. Lycurgue l'ayant surpris l'avait percé avec sa
lance au milieu du corps ; il fut poussé à la renverse sur le sol ; Lycurgue
le dépouilla de ses armes que lui avait données Mars couvert
d'airain, et il les portait ensuite à la guerre. Ayant vieilli dans son palais, il les donna à porter à Ereuthalion, son serviteur chéri.
Ereuthalion ayant ces armes provoquait tous les plus braves ; ceux-ci
tremblaient et craignaient fortement, personne n'osait s'avancer contre lui ; un courage hardi me poussa à m'opposer à son audace
; j'étais le plus jeune de tous et je combattis contre lui, et Minerve
me donna la gloire. Je tuai ce très-grand et très-fort guerrier, et il
gisait étendu çà et là privé de toute vigueur. Ah ! si j'étais encore aussi jeune, que ma force fût encore dans sa fleur,
Hector aurait bientôt un adversaire. Mais ceux qui de vous sont les
meilleurs de tous les Achéens, pas même ceux-là ne désirent ardemment
s'avancer contre Hector. »
Le vieillard les gourmandait ainsi, et neuf se levèrent
en-tout. Agamemnon,
roi, se leva le premier, puis le puissant fils de Tydée, Diomède ; après eux,
les Ajax, revêtus d'une force impétueuse. Ensuite,
Idoménée et Mérion, son écuyer, égal à Enyalius, homicide; Eurypyle,
fils illustre d'Evémon ; Thoas, fils d'Andrémon, et Ulysse égal à un dieu se
levèrent ; tous voulaient combattre contre Hector, mais
Nestor, cavalier de Gérénie, leur dit encore au milieu d'eux :
« Consultez maintenant le destin pour voir qui sera désigné ; certes, celui-là réjouira les Achéens et lui-même se réjouira dans son
cœur s'il échappe de la guerre funeste et de la mêlée terrible. » Chacun marque un sort et le jette dans le casque d'Agamemnon,
fils
d'Atrée. Les peuples prient et lèvent les mains aux dieux ; chacun
dit en regardant le ciel vaste :
« Jupiter père, fais qu'Ajax soit désigné par le sort, ou le fils de Tydée,
ou le roi de Mycènes lui-même, riche en or.»
Nestor, cavalier de Gérénie, ballotte les sorts, celui d'Ajax saute hors
du casque, celui que tous désiraient. Un héraut le portant dans toute
l'assemblée le montre, en commençant par la droite, à tous les meilleurs des
Achéens. Ceux-ci ne le reconnaissant pas, disaient
que ce n'était pas le leur. Mais lorsque le héraut, le portant ainsi
à travers l'assemblée, arriva à celui qui y avait tracé sa marque avant
de le jeter dans le casque, savoir à l'illustre Ajax, alors celui-ci
tendit la main et le héraut lui mit le sort dedans ; Ajax ayant regardé,
reconnut la marque de son sort et se réjouit dans son cœur.
Il jette le sort à son pied et s'écrie :
« O mes amis, ce sort est certainement le mien et je m'en réjouis, car
je pense que je pourrai vaincre Hector égal à un dieu. Vous, pendant
que je me revêtirai de mes armes, priez silencieusement en vous-mêmes
le fils de Saturne, afin que les Troyens ne vous entendent pas ; ou plutôt
priez ouvertement, puisque nous ne craignons absolument personne. Qui voudrait,
malgré moi, m'éloigner d'ici soit par sa force ou son adresse ? Je ne suis pas
né et je n'ai point grandi dans Salamine
pour n'être encore qu'un apprenti. »
Les Argiens se mirent à prier le fils de Saturne, et chacun d'eux disait
en regardant le ciel vaste :
« Jupiter père, qui commandes du haut de l'Ida, dieu très-glorieux,
très-grand, donne à Ajax de remporter la victoire et une grande
gloire ; si toutefois tu chéris aussi Hector et que tu prennes soin de
lui, accorde à tous les deux une force égale et une gloire égale. »
Ajax se revêt de
ses armes éclatantes. Tel Mars, semblable à un géant, s'avance au combat où
le fils de Saturne a poussé des guerriers
irrités par une querelle qui dévore le cœur ; tel Ajax, rempart des
Achéens, souriant avec un visage terrible, marche à grands pas agitant
sa lance à longue ombre. Les Argiens, en le voyant, se réjouissent
grandement; mais un frisson terrible se glisse dans les membres
de chacun des Troyens ; le cœur battait dans la poitrine d'Hector
lui-même ; il ne pouvait plus montrer d'effroi ni se retirer en
arrière dans la foule des peuples, puisqu'il avait provoqué l'un des
Grecs au combat. Ajax s'approche portant un bouclier comme une tour
d'airain, recouvert de sept peaux de bœuf, que lui avait fait,
après un long travail, Tychius le meilleur des corroyeurs, habitant
une maison dans Hylé. Il avait fait un bouclier facile à manier,
l'avait recouvert de sept peaux de taureaux bien nourris, et avait
étendu par-dessus une huitième couverture d'airain. Ajax, fils de
Télamon, portant ce bouclier devant sa poitrine, se tient debout très-près
d'Hector et, le menaçant, lui dit :
« Hector, tu vas savoir ouvertement, seul contre moi, quels braves
guerriers se trouvent encore parmi les Grecs, même après Achille au cœur de
lion qui force les rangs ennemis. Mais s'étant mis en fureur contre Agamemnon,
pasteur des peuples, il se tient à l’écart
sur ses vaisseaux. Quant à nous, nous sommes en grand nombre capables d'aller
à ta rencontre; commence le combat et la lutte.
— Ajax, issu de Jupiter, fils de Télamon, chef des peuples, répond
Hector, ne m'éprouve pas comme un enfant faible ou comme une
femme étrangère aux travaux de la guerre. Je sais qu'est-ce que
combat et sanglante mêlée. Je sais porter mon bouclier à droite et à gauche,
tant je puis guerroyer avec audace ; je sais me précipiter dans la mêlée de cavales rapides ; je sais mesurer mon pas aux sons
du cruel Mars. Mais je ne veux pas frapper un guerrier tel que toi,
après t'avoir guetté en cachette, mais ouvertement, si toutefois je
puis t'atteindre. »
Hector, ayant brandi sa lance, l'envoie contre le terrible bouclier d'Ajax,
et le frappe d'une si grande force qu'il perce les sept cuirs de
son bouclier, et le fer entre dans la couverture d'airain.
Ajax, d'autre côté, lui darda sa lance de si grande roideur qu'elle s'enfonça
à travers la cuirasse artistement travaillée, et déchira la tunique
le long du flanc ; Hector évita la Parque noire en esquivant du
corps.
Et tous les deux en même temps, ayant arraché leurs lances du bouclier
ennemi, tombèrent l'un sur l'autre comme sangliers furieux ou
lions indomptables. Hector martèle en vain le bouclier d'Ajax, le
fer de sa lance rebouche contre l'airain. Le coup d'Ajax glisse contre le
bouclier d'Hector et lui passe près du cou, coupant la peau,
d'où jaillit un sang noir. Hector ne cesse pas le combat, il se recule,
lève une grosse pierre, et la jette si rudement contre le bouclier
d'Ajax que l'airain en frémit. Soudain Ajax en prend une autre
bien plus grosse et la jette si vigoureusement qu'il froisse le bouclier d'Hector et le blesse au genou. Aussi fut-il contraint de se
laisser choir embarrassé de son écu, et à peine eût-il pu garantir sa vie
si Apollon ne l'eût relevé.
Ils en voulaient venir aux épées, si deux hérauts n'étaient survenus,
l'un des Troyens, l'autre des Achéens ; Talthybius et Idéus. Tenant
leurs sceptres entre les deux guerriers, l'un d'eux, Idéus, leur dit :
« Mettez fin à votre combat avec le jour. Jupiter vous aime tous deux, et les
hommes vous estiment également : la nuit vous convie
de vous séparer.
— Idéus, répond Ajax, c'est au Troyen qui m'a provoqué de parler de
retraite ; s'il me la demande, je n'y contredirai point.
— Ajax, dit Hector, puisque tu tiens de la libéralité des dieux la grandeur
du corps, la force et la prudence, et que tu es un des plus
vaillants de la Grèce, je suis d'avis de cesser le combat ; quelque autre fois
nous pourrons le recommencer jusqu'à ce qu'un dieu nous
ait séparés ou ait donné la victoire à l'un de nous deux. Mais le jour nous
manque, et il est bon d'obéir à la nuit. Va réjouir de ta présence les Achéens
et surtout tes amis et tes compagnons, et moi,
je remplirai notre ville de joie et je réjouirai les Troyens et les Troyennes,
lesquelles, priant pour moi, entreront (dans le temple) dans l'assemblée des
dieux. Il me semble, Ajax, que nous devons nous entre-donner quelque présent,
afin que les Argiens et les Troyens, voyant notre querelle apaisée, puissent
dire : « Ils ont combattu, poussés par une
colère qui ronge le cœur, et ils se sont séparés
unis par l'amitié. »
Aussitôt qu'Hector eut achevé de dire, il donna à Ajax une épée garnie
de clous d'argent, avec le fourreau et le baudrier bien ajusté. Ajax lui
fit présent d'une ceinture de couleur pourpre. Ils se retirent en même temps,
Ajax vers ses amis, Hector vers Troie. Les Troyens sont heureux de voir Hector
revenir sain et sauf, échappé au courage et
aux mains invincibles d'Ajax ; ils accompagnent celui qu'ils avaient désespéré de revoir vivant. Ajax, joyeux de sa
victoire et suivi d'une foule de
guerriers, va trouver Agamemnon.
Le fils d'Atrée sacrifie pour eux un taureau de cinq ans au fils de
Saturne. On l'écorche, on le dépèce et on l'embroche. Rôti avec soin, chacun
s'approche pour en manger : le fils d'Atrée rend honneur à Ajax, en lui
présentant tout le dos de la victime. Quand ils furent rassasiés, Nestor, dont
l'avis avait plus d'une fois paru le plus
sensé, dit :
« Atrée, et vous, Achéens, Mars a répandu le sang d'un grand nombre
de nos guerriers sur les bords du Scamandre, et leurs âmes
sont descendues vers l'enfer ; fais cesser le combat avec l'aurore, et
nous transporterons ici les morts avec des bœufs et des mulets ; nous les brûlerons
un peu en avant des vaisseaux, et nous garderons soigneusement leurs os pour que chacun puisse en
donner a ses enfants à notre retour.
Ensuite près du bûcher nous élèverons un
tombeau commun avec des terres rapportées sur lesquelles nous
construirons de hautes tours, pour notre défense et celle de nos
vaisseaux ; nous y ouvrirons des portes solides, par lesquelles les chars
pourront passer, et près d'elles, au dehors, nous creuserons un fossé
profond, en état d'arrêter de tous côtés les chevaux et les ennemis, si
jamais ils en venaient à nous repousser jusque-là.
»
L'avis de Nestor est approuvé de tous les chefs. De leur côté les Troyens
tenaient dans la ville haute d'Ilion, près des portes de Priam,
une assemblée tumultueuse ; le sage Anténor leur disait
:
« Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés, hâtez-vous
de rendre Hélène et ses trésors au fils d’Atrée
; car si nous combattons désormais, ce sera contre la foi des traités,
et sans espoir qu'aucune chose ne nous succède
heureusement, tant que vous n'aurez pas fait ce que je vous propose.
— Anténor, répond Pâris, tu pourrais me tenir un tout autre discours
: car si tu parles sérieusement, c'est que les dieux t'ont ôté le jugement.
Je le déclare en face de vous tous, je ne rendrai pas Hélène
;
mais pour éteindre cette guerre, je ferai reporter ses trésors aux
fils d'Atrée, avec ceux que je leur offrirai. »
Le roi Priam usa de ces paroles en présence de rassemblée :
« Que chacun de vous prenne son repas du soir, qu'il fasse bonne
garde et se tienne éveillé. Dès le matin Idéus ira porter aux fils d’Atrée
la volonté de mon fils Pâris. Il leur demandera une trêve, pendant laquelle nous brûlerons les morts; ensuite nous recommencerons
le combat, jusqu'à ce que le destin ait donné la victoire
à l'un des deux partis. »
Les Troyens, qui l'avaient écouté, approuvent l'avis de Priam.
Dans tous les rangs de l’armée on prend le repas du soir. A l'aube du jour,
Idéus effectue le commandement du roi. Il trouve les fils de Danaüs assemblés
sur la poupe du vaisseau d'Agamemnon ; le héraut
à la voix forte, se tenant debout au milieu d'eux, leur dit :
« Toi, fils d'Atrée, et vous autres Grecs, le roi Priam et les autres
Troyens illustres m'ont ordonné de vous dire que Pâris, auteur de cette
guerre, et qui seul en devrait porter la peine, comme seul
il en est la cause, vous fait offrir tous les trésors qu'il enleva de Grèce
et ceux qu'il ajoutera des siens ; mais il n'est pas en volonté de
rendre l'épouse légitime de Ménélas, bien que les Troyens s'efforcent
de le lui persuader. Outre cela le roi vous fait demander une trêve pour
autant de temps qu'il en faut pour brûler ceux qui sont morts dans les dernières
rencontres, et, cela fait, qu'on reprenne les armes jusqu'à ce que le destin
ait donné la victoire à l'un des deux
partis. »
Les princes grecs, attentifs aux demandes du héraut, ne
savaient que répondre, lorsque Diomède rompit le silence, disant :
« Gardez-vous bien d'accepter maintenant les trésors de Pâris, voire même
Hélène, car il est clair même pour un enfant que les Troyens
touchent aux confins de leur ruine.»
Son discours est avoué de tous les autres. Alors Agamemnon :
« Idéus, tu entends toi-même la réponse des Achéens, et c'est la mienne
pour ce qui touche à la paix. Quant aux morts, je ne refuse pas
qu'on les brûle, il ne faut rien épargner envers eux, afin de les calmer
promptement par le feu ; que Jupiter qui fait retentir au loin
son tonnerre soit témoin de nos serments. »
Disant ces paroles, il lève son sceptre à tous les dieux.
Idéus retourne vers Ilion sacrée. Les Troyens et les Dardaniens étaient
assis en assemblée en attendant le moment de son retour. Dès qu'il fut arrivé,
il exposa son message. Ils se mettent à l'ouvrage ; les uns emmènent les
morts, les autres apportent du bois.
De leur côté les Argiens se hâtent loin de leurs vaisseaux à aller chercher
leurs morts et à amener du bois.
Le soleil touchait les champs, ayant quitté l'Océan au
cours paisible pour monter dans
le ciel, et Troyens et Argiens se rencontraient.
Il était difficile de reconnaître chaque mort; ils lavaient avec de
l'eau les taches sanglantes en versant de chaudes larmes, et ils mettaient les
morts sur des chars. Priam ne permettait pas de pleurer ; les Troyens entassaient en silence les morts sur le bûcher, et
ils étaient bien affligés dans leur cœur. Lorsqu'ils eurent brûlé les morts,
ils s'en allèrent vers Ilion sacrée.
De leur côté les Achéens, ayant fait de même, se retirèrent vers leur
vaisseaux en versant des larmes.
L'aurore n'avait pas encore paru, et la nuit n'était qu'à demi éclaircie
: alors les Achéens s'assemblent autour du bûcher, et dressent auprès de lui
un tombeau commun avec la terre qu'ils avaient amenée de la plaine ; ils bâtissent
un mur et des tours élevées qui devaient leur servir de remparts ainsi qu'à
leurs vaisseaux. Ils font dans les tours des portes bien ajustées, de manière
à laisser un passage pour les chevaux, et au dehors ils creusent un fossé
profond, large et long, dans lequel ils fichent des palissades. Tel
fut le travail des Achéens.
Les dieux, assis près de Jupiter, regardaient avec étonnement les
ouvrages des Grecs ; entre eux Neptune, qui ébranle la terre, leur tint ce
discours :
« Jupiter, dit-il, quel homme pourra dire désormais qu'il y a encore
chez les immortels sens et sagesse ? Ne vois-tu pas que les Achéens ont bâti
ce mur devant leurs vaisseaux et l'ont entouré d'un
fossé sans avoir offert des sacrifices aux dieux ? La gloire de leur travail
vivra partout où se répand l'Aurore, tandis que celle que nous avons acquise,
Apollon et moi, en bâtissant la ville de Laomédon, tombera dans l'oubli. »
Jupiter lui répond en colère : « Qu'as-tu dit, Neptune ? Un autre dieu
moins puissant que toi pourrait avoir de pareilles craintes ; ta gloire suit
l'aurore dans tous les lieux qu'elle éclaire. Quand tu verras les Grecs
retourner dans leur patrie, abats leur mur, jette-le dans
la mer et couvre leurs remparts de sable. »
Le soleil se retirait, et l'ouvrage des Achéens était terminé ; ils
tuent plusieurs bœufs dans leurs tentes et prennent leur repas. Ce même
jour on leur amena force vin de Lemnos, de la part d'Eunée, fils de
Jason et d'Hypsipyle : une partie pour vendre et une partie pour donner ; Eunée
en faisait présent de mille mesures à Agamemnon.
Les Grecs couraient au port pour en faire échange, offrant airain,
fer, peaux, esclaves, et même des bœufs ; puis ils apprêtaient un
repas abondant et se passaient les viandes.
Les Troyens et leurs alliés prenaient aussi leur repas dans la ville. Le
prudent Jupiter, qui méditait pour eux de nouvelles disgrâces, fît retentir
son tonnerre toute la nuit ; une pâle crainte les saisit;
ils répandaient à terre le vin de leurs coupes, et aucun d'eux n'osait
boire avant d'avoir fait une libation au fils de Saturne. Ensuite
ils se couchent et goûtent le don du sommeil.