Livre XII

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   Dans leurs tentes les Grecs, après ces jeux funèbres,

Y ont chercher le sommeil qu'amenoient les ténèbres ;

 Le seul fils de Thétis se refuse au repos ;

Le Sommeil n'a pour lui que d'impuissants pavots.

De l'ami le plus cher une image assiduë

Le suit, s'offre par-tout à son âme éperdue  

De tristes souvenirs aigrissent son ennui :

Il r'appellé les maux partagez avec lui,

Les fatigues, les soins & les mers traversées,

Les pénibles combats, les Villes renversées,

Tout ce qu'avec Patrocle il acheva d'exploits,

Sa force, sa beauté, ses discours &c sa voix.

Tel est l'état d'Achille & baigné de ses larmes,

De la seule vangeance il goûte encor les charmes.

De ses premiers rayons l'Aurore ouvroit les Cieux ;

Il se levé  au rivage il descend furieux ;

Là, du brave ennemi qui lui fut si funeste,

Il attache à son char le déplorable reste

Le traîne, & du tombeau faisant trois fois le tour,

De l'horreur du spectacle il fait pâlir le jour.

 

    Les Dieux amis d'Hector, indignez de l'injure  

Du soin de l'enlever voûloient charger Mercure ;

Mais Minerve & Junon haïssoient trop Hector

Et de l'affront passé se souvenoient encor.

Vif & toujours nouveau le dépit les enflamme ;

Elles avoient juré la chutte de Pergame,

Du moment que Pâris par un arrêt fatal,

Leur préfera Vénus qui l'en paya si mal.

 

    A peine du Soleil la prompte avant courriere ;

Pour la douzième fois commençoit sa carrière,

Irrité contre Achille, Apollon vole aux Cieux  

Il accuse en ces mots l'indolence des Dieux.

 

   Aux malheurs des mortels n'êtes-vous plus sensibles ?

Sommes-nous de venus des tyrans inflexibles ?

L'encens qu'on nous présente est-il un bien perdu ?

Vous avez vu d'Hector le respect assidu

Verser pour vous le sang des taureaux, des genisses ;

L'oubli devient le prix de tant de sacrifices !

Vous voyez ses malheurs survivre à son trépas

Et le cri de son sang ne vous attendrit pas ?

Rendez Hector aux vœux d'une épouse & d'un pere ;

Qu'il ait ce fruit tardif de son zele sincere ;

Que de temples par lui dressez aux Immortels !

Ah ! du moins d'un bûcher payons lui nos Autels.

D'Achille plus long-temps souffrirez-vous la rage,

Complices de ce tigre affamé de carnage,

Qui non content du sang où son bras s'est plongé,

Garde encor son couroux après s'être vangé ?

Punissez... Junon cède à son impatience ;

C'est d'Achille & d'Hector ignorer la naissance,

Dit-elle, que tenir de semblables discours.

Au sein d'une mortelle Hector puisa les jours  

Et cet infortuné, victime de ma haîne,

Ne subit que les maux que sa naissance entraîne.

Mais Achille est sorti d'un plus auguste sang ;

La Déesse des mers l'a porté dans son flanc ;

Thétis que j'ai nourrie, & qu'ensuite à Pelée,

Vit unir par mes soins l'immortelle assemblée.

L'Hymen de ces amants couronna le Destin ;

Et souviens-t'en, ta lyre égaya le festin.

 

   Cessez, dit Jupiter, écoutez vôtre maître.

L'un est le fils des Dieux, l'autre digne de l'être ;   

C'est trop livrer Hector à l'aveugle couroux.

Nous devons tous l'aimer ; il nous honora tous.

Il est temps que son sort avec honneur s'acheve ;

Je ne veux plus pourtant que Mercure l'enlevé ;

Je veux qu'Achille même attendri par Thétis,  

Reçoive de Priam la rançon de son fils ;

Junon j'accorde ainsi son avis & le vôtre ;

Que le repos de l'un soit la gloire de l'autre.

 

   Il dit, & par son ordre Iris s'ouvrant les airs,

Pénetre au même instant la profondeur des mers.

Elle trouve Thétis dans les palais humides,   

Atristant de ses pleurs les tendres Néréides :

Son fils perdra bien-tôt la lumière des Cieux ;

Et les maux qu'elle craint sont présens à ses yeux.

Dès qu'elle apprend du Dieu les volontez suprêmes ;

Elle part, suit Iris ; les flots s'ouvrent d'eux-mêmes ;

Elle franchit d'un vol tout l’espace de l'air ;

Et soumise  elle s'offre aux yeux de Jupiter,

Déesse, lui dit-il, je connois vôtre peine ;

Vous regretez un fils dont la mort est prochaine ;

Mais pourquoi prévenir le triste arrêt du sort ?

Ne voyez que sa gloire, & cachez vous sa mort.

Qu'il acheve aujourd'hui d'assurer sa mémoire :

Il lui reste à gagner sa plus grande victoire ;

Et le triomphe même avilit un grand cœur,

Quand le nom de cruel suit celui de vainqueur.

Allez je vous plaindrois, si son ame inhumaine

N'employoit mes bien-faits qu'à mériter ma haine.

 

    Thétis à ce discours palissante d'effroi,

Court porter à son fils la souveraine loi.

 

    Le plus vif désespoir regnoit alors dans Troye ;

L'infortuné Priam dans les larmes se noye  

Sa famille témoin de son mortel ennui,

Il osoit le consoler qu'en pleurant avec lui ;

Il se couvre les yeux d'un des pans de sa robe

Déteste mille fois le jour qu'il se dérobe ;

De poussiere & de cendre il souille ses cheveux ;

De moment en moment son trouble est plus affreux ;

En des pleurs plus amers ses tristes yeux se fondent ;

Il se frappe, s'écrie, & cent cris lui répondent ;

Il se résout alors d'aller chercher son fils,

De s'exposer lui-même au fer des ennemis ;

L'excès de sa douleur est sa seule espérance ;

Il sent trop qu'elle doit desarmer la vangeance ;

Que le cœur le plus dur n'y pourra resister ;

La prudence un moment le faisoit hésiter ;

Lorsque la prompte Iris à Jupiter fidelle,

Se présente à ses yeux : ne crains rien lui dit-elle,

Suis ce que pour ton fils t'a dicté ton amour

Va seul ; & Jupiter te répond du retour.

       

    La Déesse s'envole, & le malheureux pere

Se leve, impatient du succès qu'il espere ;

Mais il veut voir Hecube avant que de partir ;

Elle vient ; je vous quitte, il y faut consentir,

Chere épouse, dit-il ; le Ciel nous favorise ;

Je tente par son ordre une grande entreprise ;

Seul dans le camp des Grecs, je vais chercher mon fils ;

Tout me l'affûte, Achille en recevra le prix.

Hélas ! dans nos malheurs, cet espoir a ses charmes ;

Nous pourrons à loisir le baigner de nos larmes ;

Nous reverrons Hector,  & sa cendre du moins

Peut encor éprouver nôtre amour Se nos soins.

 

   Ciel ! qu'entends-je ! s'écrie Hécube épouvantée ;

Est-ce là ta prudence en ces lieux si vantée ;

Seul, tu veux traverser un peuple d'ennemis ?

Tu crois fléchir Achille ? Ah grands Dieux, j'en frémis !

Tes enfans les plus chers ont péri sous ses armes ;

Alteré de ton sang, essuira-t-il tes larmes ?

Le barbare qu'il est, trop charmé de nos maux,

Croira par ton trépas couronner ses travaux.

Non; je n'y consens point non, cher époux, demeure ;

Laisse Hector ; c'est assez qu'avec toi je le pleure ;

Pleurons, pleurons ensemble ; & d'un coeur endurci

Me vas pas m'exposer à te pleurer aussi.

 

    Si mon fils d'un cruel éprouve la vangeance ;

C'est un arrêt du sort rendu dès sa naissance :

Il falloit qu'il servît de pâture aux vautours,

Et la Parque à ce prix avoit filé ses jours.

L’a-t-ildonc mérité ? grands Dieux ! & cet outrage

Doit-il être aujourd'hui le prix de son courage ?

Il a défendu Troye ; il s'est livré pour nous ;

Ciel ! est-ce-là son crime , & l'en punissez-vous ?

Faut-il qu'un inhumain, qu'un barbare, qu'Achille…

Pourquoi n'ai-je à ce nom qu'une rage inutile !

Juste Ciel ! que ne puis-je au gré de ma fureur

M'abreuver de son sang & dévorer son cœur !

 

    C'est trop me retarder par d'inutiles plaintes,

Dit Priam ; Jupiter s'offense de vos craintes ;

C'est lui qui me conduit ; c'est lui seul que j'en croi ;

Je vais au camp des Grecs, mais j'y vais sur sa foi.

Dût le Ciel en couroux démentir sa promesse,

J'aurai du moins, j'aurai contenté ma tendresse ;

Je ne puis redouter le trépas à ce prix ;

Trop heureux d'expirer en embrassant mon fils !

 

    Il choisit en pleurant tous les dons qu'il doit faire,

Dons, dignes à la fois d'un monarque & d'un pere ;

Que n'eût-il point donné pour racheter Hector ?

Ce fils, tout mort qu'il est, est son plus cher thrésor.

 

   Il sort ; mais allarmé de l'imprudent voyage,

Le peuple en gémissant s'oppose à son passage,

Il sent à cet obstacle un couroux douloureux :

Cessez, dit-il, ; cessez de combattre mes vœux ;

Allez dans vos maisons, allez pleurer vos pertes ;

Laissez-moi ressentir celles que j'ai souffertes ;

Voulez-vous qu'aux vautours j'abandonne aujourd'hui

Ce fils m'a seule gloire, & vôtre unique appui ?

Malheureux peuple, hélas ! te voilà sans défense !

Tu vas bien-tôt des Grecs assouvir la vangeance ;

Ton jour est arrivé, cher Ilion ; grands Dieux !

Epargnez-en du moins le spectacle à mes yeux.

 

   Le peuple obéïssoit ; son sceptre les écarte ;

Mais sa famille encor ne peut souffrir qu'il parte ;

Ses fils au-tour de lui tremblants & désolez,

Tâchent de l'attendrir par leurs cris redoublez.

Ce reproche outrageant échappe à sa colère :

Lâches ! vous n'avez pu secourir vôtre frere.

Si vous m'aimiez, c'cst-làqu'il falloir le prouver ;

Aux dépens de vos jours vous deviez le sauver ;

Mais vous ne me gardiez qu'une pitié tardive :

Valez-vous le seul bien dont Achille me prive ?

J'ai tout perdu ; le Sort par une injuste loi,

M'a ravi de mes fils, les seuls dignes de moi.

Obéïssez du moins ; & qu'un perfide zele

Cesse de m'arrêter quand Jupiter m'appelle.

 

   De tout obstacle alors Priam est dégagé ;

Il monte sur le char de la rançon chargé ;

Il place près de lui l'écuyer qui le meine ;

Ils partent, & déjà le char est dans la plaine.

Jupiter voit Priam : il s'attendrit pour lui,

Il engage Mercure à lui servir d'appui,

Veut qu'à tous les regards son adresse le cache.

Mercure accepte l'ordre ; à ses pieds il attache

Ces aîles dont il s’ouvre un chemin dans les airs,

Qui le portent d'un vol, de l'Olimpe aux enfers ;

Il arme aussi son bras du divin Caducée,

Dont la double puissance à son choix exercée,        

Telle qu'un bruit perçant, ou que les froids pavots,

Impose aux yeux mortels, ou ravit le repos,

Il vole en cet état ; descend sur le rivage,

Prend d'un jeune guerrier la taille & le visage ;

Vient au char de Priam, qui troublé du danger,

Croit que déja les Grecs sont prêts à l'assieger :

Il se croit découvert, au moment que Mercure

D'une voix secourable en ces mots le r'assure :

 

    Où courez-vous mon pere ? Se quel sort vous réduit

A sortir d'Ilion dans l'horreur de la nuit ?

Vous traversez un Camp armé pour vôtre perte ;

Hélas ! si vôtre marche en étoit découverte ;

S'ils voyoient ces thrésors que seul vous conduisez…  

Je frémis des périls où vous vous exposez.

Ne craignez rien pourtant ; je m'offre à vous conduire ;

Et tant que je vivrai, rien ne pourra vous nuire.  

 

    Vous sçavez, dit Priam, qu'Hector vient de périr.

Je cours à son vainqueur, le calmer ou l'aigrir ;

Et j'obtiendrai mon fils d'un vainqueur magnanime,

Ou d'un vainqueur cruel je serai la victime.

 

    Le Dieu d'un doux espoir soulage son ennui,

Monte, prend soin du char, plus rapide sous lui ;

Les chevaux qu'il pressoit semblent avoir ses aîles,

Il traverse le Camp, endort les sentinelles ;

Ainsi d'aucun obstacle ils ne sont retenus ;

Et près d'Achille enfin les voilà parvenus.

 

    L'écuyer de Priam veille aux dons qu'il apporte,

Mercure de la tente ouvre soudain la porte ;

Le triste Roi le suit ; il entre, & dans ce lieu

Le faux guerrier reprend l'air & la voix d'un Dieu :

Connois-moi, lui dit-il ; que ton cœur en augure

Le succès d'un voyage où t'a conduit Mercure ;

Poursuis ; je disparois, & cache à tous les yeux

Les secrettes faveurs dont t'honorent les Dieux.

 

    Il le laisse à ces mots ; le Pere déplorable

S'avance en frémissant ; il voit Achille à table,

Qui des mets présentez semble user à regret,

Elevant vers l'Olimpe un œil triste & distrait.

Alcime  Automedon, qu'attendrit sa présence,  

Gardent en le servant un lugubre silence ;    

Priam n'en est point vu, quand les surprenant tous,

Il tombe aux pieds d'Achille, embrasse ses genoux,  

Verse un torrent de pleurs sur ces mains triomphantes,

Du sang de ses enfans encor toutes fumantes.

 

   Il est long-temps sans voix ; ses soupirs, ses sanglots

Ne permettent qu'a peine un passage à ces mots :

Au nom des Dieux, Achille, au nom de vôtre pere,

Voyez d'un œil touché mon âge & ma misere ;

Le sort met à vos pieds un des plus puissants Rois,

Qui le seroit encor sans vos divins exploits.  

Avant que vôtre armée eût campé devant Troye,

Cinquante fils faisoient ma grandeur & ma joye,

Au milieu des combats j'ai vu leurs jours éteints,

Et les plus généreux ont péri par vos mains.

Hector me tenoit lieu de ma famille entière ;

Mais privé du bûcher , il git sur la poussiere ;

Sa mort est le dernier de vos nobles travaux ;

Et c'est par vos exploits que je compte mes maux.

Par tout ce que Pelée a pour vous de tendresse,

Par tout ce que de vous espere sa vieillesse ;

Voyez l'abaissement où je sois descendu ;

Je baise encor les mains par qui j'ai tout perdu.

 

   Les larmes de Priam, le souvenir d'un père,

Touchent le cœur d'Achille, étoussent sa colère ;

D'une vive douleur, il se sent émouvoir ;

Il pleure un pere absent qu'il ne doit plus revoir ;

Priam pleure à ses pieds ce fils qu'il redemande ;

On ne sçait qui ressent la douleur la plus grande.

 

    Enfin Achille parle, & relevant le Roi ;

C'est trop souffrir Priam prosterné devant moi ;

Vos larmes m'ont touché, Seigneur ; mais quel courage

Vous a d'un ennemi fait chercher le visage ?

Teint du sang de vos fils, avez-vous dû penser

Que vos larmes encor pussent m'interesser ?

Je leur cède pourtant ; malheureux l'un & l'autre !

Je plains, en ce moment mon destin & le vôtre.

Ç'est ainsi que des Dieux t'ordonne le couroux :

Le bonheur est pour eux & la douleur pour nous,

Quelquefois, moins cruels dans les ames humaines,  

Ils versent à la fois les plaisirs & les peines ;

Mais toujours condamnez aux Destins les plus durs,

Tous nos biens sont mêlez, & tous nos maux sont purs,

Que servent à mon père une immense richesse,

Un Empire éclatant le lit d'une Déesse ?

Je suis l'unique fruit d'un Hymen glorieux,

Et mes pénibles jours coulent loin de ses yeux ;

Je ne puis par mes soins soulager sa vieillesse ;

Ma mort mettra bien-tôt le comble à sa tristesse ;

Le Sort me l'a marquée aux rivages Troyens ;

Et je fais à la sois vos malheurs & les siens.

Vous Priam, dont l'Asie adora la puissance,

Qui voyiez l'Hellespont sous vôtre obéislsance,

Charmé d'un doux Hymen dont la fécondité

Etendoit sous vos yeux vôtre posterité ;

A combien de malheurs ces biens ont-ils fait place ?

Vous voyez chaque jour s’eteindre vôtre race,

Et des Dieux inconstants le couroux obstiné

Vous ravit par nos mains ce qu'ils vous ont donné.

Subissez ces revers communs à tous les hommes ;

Nous vivons à ce prix, malheureux que nous sommes !

Nous ne pouvons du Sort fléchir la dureté ;

Mais luttons contre lui par nôtre fermeté ;

Reposez-vous, Seigneur, & malgré vos allarmes,

 Suspendez un moment vos soupirs & vos larmes.

 

    Mon repos, dit Priam, c'est de revoir mon fils ;

Hâtez-vous donc, Seigneur, d'en recevoir le prix ;

Puisse au gré de mes vœux la suprême Puissance,

Se charger envers vous de ma reconnoissance.

 

   Reposez-vous, Seigneur ; c'est trop me résister,

Répond-il ; ce refus commence à m'irriter.

Ainsi farouche encor au moment qu'il fait grace,

Même en le consolant, il semble qu'il menace.

 

   Priam demeure ; Achille avec Auromédon

Sort, fait mettre à l'instant, sans soin de la rançon,

La dépouille d'Hector sur le char de son pere ;

Cet objet un moment réveille sa colère ;

Il craint, en le rendant, de trahir l'amitié ;

Cher Patrocle, dit-il, pardonne à ma pitié ;

En rendant ton vainqueur, si ton ami t'offense,

De tout le sang Troyen j'expierai ma clémence.

 

    Il rentre dans la tente : allez, il en est temps,

Dit-il au triste pere ; & vos vœux sont contents ;

Hector est sur le char, que rien ne vous retarde ;

Partez ; du Camp des Grecs trompez encor la garde ;

Un Dieu vous a conduit, je n'en sçaurois douter ;

Il va vous rendre aux lieux qu'il vous a fait quitter.

Célébrez à loisir de justes funérailles ;

J'empêcherai les Grecs d'attaquer vos murailles ;

J'accorde douze jours à vôtre piété ;

Oui, douze jours encor, Troye est en sureté.

 

    Le Monarque rend grâce à ce vainqueur facile,

Embrasse les genoux, baise les mains d'Achille ;

Et de son fils alors, dans le divin guerrier,

Voit le libérateur plus que le meurtrier.

 

    Idée avec Priam, malgré la nuit obscure,

Remonte sur le char que guide encor Mercure ;

Il traverse le Camp, les cache à tous les yeux,

Va jusqu'aux bords du Xante, & là, revoie aux Cieux,

Mais déjà le Soleil sortant du sein de l'onde,

Rapporte la lumière & les couleurs au monde ;

Priam se désespere à l'aspect de son fils ;

Et ses chevaux plus prompts s'animent par ses cris.

 

   Des ramparts d'Ilion la divine Cassandre

L'appercoit la première & court par-tout l'apprendre :

Peuples, venez revoir mon frere & vôtre appui ;

Hélas ! en quel état rentre-t-il aujourd'hui !

 

   Soudain le peuple accourt, & Troyens & Troyennes ;

Mêlants leurs cris perçants & leurs larmes aux siennes,

Vont au-devant d'Hector d'un pas précipité :

Par le triste concours le char est arrêté.

Mais c'est au cœur d'Hecube, à l'ame d'Andromaque

Que ce spectacle porte une plus vive attaque ;

Elles remplissent l'air de leurs, cris douloureux ;

Se meurtrissent le sein, s'arrachent les cheveux ;

La douleur de Priam s'en aigrit davantage  

Les larmes inondoient son auguste visage ;

De la même douleur tous les cœurs sont saisis ;

On eût dit que chacun avoit perdu son fils.

 

   Priam n'ouvre qu'à peine une foule empressée,

A flots tumultueux au-tour du char poussée ;

Ce peuple pour Hector redoublant ses regrets,

S'envioit la douceur de le  voir de plus près.

 

    On arrive au Palais : là, sur un lit funèbre 

On expose d'Hector la dépouille célèbre ;

Rangez au-tour de lui, les Sacrificateurs

Mêloient leurs tristes chants aux cris des spectateurs.

Andromaque s'approche on s'ouvre, on lui fait place,

Elle regrette ainsi le Héros qu'elle embrasse :

 

   O Ciel ! en quel état Hector, je te revoi !

Tu n'es plus, cher époux ; tout est fini pour moi.

Eh ! que vont devenir & le fils & la mere !

Je n'ai plus mon Hector ; mon fils n'a plus de pere.

Quels seront nos Destins ? car hélas ! aujourd'hui

Ilion comme nous a perdu son appui.

Plus d'Hector ! Que de maux ce seul malheur entraîne !

Mon fils tu vas gémir d'une honteuse chaîne ;

Et peut-être, pour comble, un vainqueur inhumain,  

Va porter à mes yeux le poignard dans ton sein ;

Il vangera la mort ou d'un fils ou d'un frere

Tombé dans les combats sous les coups de ton pere

Des pleurs qu'il leur coûta ton sang sera le prix :

Oui, tes exploits, Hector, ont condamné ton fils.

O mère infortunée ! ô déplorable femme !

Je n'ai pu, cher époux, recueillir ta grande ame ;

Tu n'es plus ; & ma main n'a point fermé tes yeux ;

Le Sort nous a privez de nos derniers adieux.

Sort cruel ! quelques mots de ta bouche expirante 

Eussent en ces moments consolé ton amante ;

Du moins toujours fidelle à m'en entretenir,

Je nourrirois mes pleurs d'un si cher souvenir,

Et j'en occuperois les restes d'une vie,

Où ton fils tient encor Andromaque asservie.

Moi, vivre sans Hector ! Eh comment... A ces mots

La parole lui manque & cède à ses sanglots.

 

   Comme elle Hécube en proye aux plus vives allarmes,

Se jette sur son, fils, l'inonde de ses larmes,

Ne formant qu'à demi quelques mots échappez,

De cris & de soupirs vingt fois entrecoupez.

 

   Hélene à cet objet désolée & confuse,

De la mort du Héros elle-même s'accuse ;

Des plus sinceres pleurs ses yeux son carrosez,

Et la font plaindre encor des maux qu'elle a causez.

 

   Ce deuil dure dix jours, sans que rien interrompe

Tout le temps accordé pour la lugubre pompe.

Achille tint au Roi ce qu'il avoir promis.

Sur le bûcher fatal enfin Hector est mis ;

On fait le sacrifice ; on recueille sa cendre ;

Mais lorsque dans la tombe on voit l'urne descendre,

Quels cris frappent les airs ! plus d'Hector !  plus d'appui !

Il semble qu'Ilion disparoit avec lui.