Livre XI

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   Ecarté par le Dieu, l'impatient Achille,     

D'un pas d'autant plus prompt retournoit vers la ville,

Tel qu'aux célèbres jeux,  l'école des guerriers,

Vole un char emporté par d'agiles coursiers.

Hector le voit, l'attend, & des yeux le menace ;

Trop flatté d'un péril digne de son audace.

 

    De ce même péril, Priam désespéré ;

Pâlit, & croit déja voir Hector expiré ;

Pour lui du fer d'Achille il sent déja l'atteinte ;

Plus le fils a d'espoir, plus le père a de crainte.

 

    Hector, s'écria-t-il, où sera ton appui !

Rentre ; Achille s'approche, & la mort avec lui ;

Vainement ta valeur te promet l'avantage ;

Moins fort que lui, tu n'as que le même courage  

Résiste à ton audace, & cède à mon effroi ;

Prends pitié ; cher Hector, de mon peuple & de moi ;

Est-ce peu des douleurs que j'ai déjà souffertes ?

Cruel, en te livrant, veux-tu combler mes pertes ;

Envisage quels maux entraîne ton trépas ;

Tes freres sans secours expirants dans mes bras,   

De mon Palais brûlant, mes filles enlevées,

Par un vainqueur barbare aux chaînes réservées ;

Du sang de leurs enfans le Grec desaltéré

Tout Ilion enfin par les feux dévoré.

Vis du moins, cher Hector, pour un peuple qui t'aime,

Songe que s'il périt, si je péris moi-même,

Si je tombe percé d'un poignard inhumain,

C'est toi, mon fils, c'est toi qui le mets dans mon sein.

 

   Plus vivement encore Hécube le conjure.

Ce qu'a de plus pressant la voix de la nature,

De l'inflexible Hector ne peut toucher le cœur ;

Sourd à tout, il n'entend que la voix de l'honneur.

 

    Tel qu'un affreux dragon sur le haut d'une roche

Attend, plein de fureur, un lion qui s'approche ;

Agite de son corps les replis ondoyans,

Et lance au-tour de lui des regards effrayans ;

Tel attendoit Hector brûlant d'impatience,  

Que le fils de Thétis éprouvât sa vangeance.

 

   Eh ! comment dans Pergame oseroit-il rentrer !

Aux reproches du peuple ira-t-il se livrer ?

Malgré Polidamas, son imprudent courage

Des crédules Troyens a hâté le carnage ;  

S'il osoit maintenant rentrer dans Ilion,

Quel opprobre pour lui ! Voilà, s'écrieroit-on,

Voilà ce fier Hector l'auteur de nos miséres !

Qu'il nous rende nos fils, nos époux & nos frères ;

Il veut que le succès fasse tout oublier :

C'est à la mort d'Achille à le justifier.

 

   Tandis que pense ainsi le Héros intrépide,

Achille arrive à lui d'une course rapide ;

Il est semblable à Mars, quand ce Dieu furieux

Vient du sang des mortels rassasier ses yeux.

 

    Arrête ; il faut ici disputer la victoire,  

Lui dit Hector : viens perdre ou consommer ta gloire ;

Que ce jour soit fameux par la décision

Des Destins de la Grèce, & du sort d'Ilion ;

Mais, guerriers généreux, servons nôtre patrie,   

Sans pousser la Valeur jusqu'à la barbarie ;

Et que si l'un des deux trouve ici le trépas,

Le couroux du vainqueur ne lui survive pas.

 

   Par un regard farouche ; Achille le refuse :

Nous traitter ! nous, dit il ! quel vain espoir t'abuse !

D'entre nous trop de haîne a banni la pitié ;

Je ne mets point de terme à nôtre inimitié.

Subis, subis le sort que ton cœur te présage ;

Tu le sens ; le péril surpasse ton courage :

Eh bien, il ne faut pas démentir ton effroi ;

Tiens ; voilà le traité que je fais avec toi.

 

    Hector se dérobant au trait qu'Achille lance,

Tu t'es flatté, dit-il, d'une vaine espérance,

Voyons si de mes traits tu pourras échaper ;

Hector menace moins, mais il sçait mieux frapper.

 

    Le trait part. Eh ! que sert la force qui le pousse ?  

Sur le divin acier le javelot s'émousse.

Le Troyen s'en étonne il frémit de douleur ;

Et perd presque l'espoir sans perdre sa valeur

Son épée à la main, c'est en vain qu'il s'obstine ?

Le fer tombe brisé par la trempe divine.

Ce n'est plus qu'en fuyant qu'Hector peut éviter

Le coup mortel qu'Achille est prêt à lui porter.

 

    Il fuit ; ainsi le veut la fortune cruelle ;

Mais il prétend qu'au Grec sa fuite soit mortelle ;

D'une course prudente, il fuit sous les remparts

Pour exposer Achille à la grêle des dards.

Achille les affronte & ce nouvel orage,  

Loin de l'intimider r'assûre son courage : 

Ce magnanime cœur se seroit allarmé,

De poursuivre sans gloire un guerrier desarmé

Mais la grêle des traits qui contre lui se brise,

En fait par le péril une noble entreprise.

 

    Une pareille, ardeur emporte les guerriers,

Moins légers & moins prompts volent d'ardens coursiers.

L'interêt de la vie, ou l'honneur les inspire ;     

Et le prix de la course est le sort d'un empire.

 

    Hector fuyoit toûjours ; Achille le suivoit ;

En vain le fer sur lui de toutes parts pleuvoit ;

D'Hector rien ne l'écarté ; incapable de craindre, 

Il ne demande aux Dieux que de pouvoir l'atteindre.

Un généreux dépit vient enflammer Hector ;

Il releve un des traits, & s'en armant encor,

Furieux se retourne ! Attends, dit-il, Achille,

Attends, je ne fuis plus ; ce trait est mon azile,

En vain par ta fureur tu crois m'épouvanter ;

Je ne crains plus ; tes coups quand je puis-t'en porter.

 

    Alors, lançant le trait, quelle force il déployé  

C'est encor vainement ; & l'acier le renvoyé.

Son ennemi lui porte un coup plus assuré ;

Hector tombe à l’aspect d'Ilion éplorée,

Qui troublé de ce coup plus que de cent batailles,

Croit avec son Hector voir tomber ses murailles.

 

    Patrocle, dit Achille, enfin je t'ai vangé ;

Regarde dans son sang ton ennemi plongé :

Jouis de son trépas ; & que son ombre même,

T'aille apprendre aux enfers combien Achille t'aimes

Je veux que l'avenir mesure avec effroi,

A ma haîne pour lui, mon amitié pour toi.

 

   Hélas ! lui dit Hector d'une voix affoiblie,

C'est donc peu de mourir, il faut que je supplie !

Au nom de tes parens, & par ton propre honneur,

Laisse-moi du tombeau le funeste bonheur ;

Accepte la rançon que t'offrira mon pere ;

Que mes derniers soupirs désarment ta colère ;

Et touché de mon sort, sensible à la vertu,

Respecte en moi l'honneur de t'avoir combattu.

 

   Non, répond le vainqueur que la vangeance entraîne.

Non, je ne connois plus de vertu que ma haîne.

Cruel tu n'as que trop mérité mon couroux,

Je vois encor Patrocle abbatu sous tes coups ;

Non ; à ce souvenir que ton aspect r'anime,

D'un moment de pitié je me serois un crime.

Barbare, dit Hector, je te connoissois bien,

Et même en te priant, mon cœur n'espéroit rien.

Les Dieux me vangeront ; & déja sur ta tête

Je vois briller le fer que leur courroux t'aprête ;

Pâris lance le trait…  Apollon le conduit…

Bien-tôt… la voix lui manque ; & son ame s'enfuit.

Achille dédaignant ce présage funeste,

Meurs, dit-il, c'est assez ; que m'importe le reste ?

Toute l'armée accourt, ils admirent Hector ;

Semblent tout mort qu'il est, le redouter encor  

Se sont de l'outrager une honteuse gloire ;

Et lui porter un coup, c'étoit une victoire.

 

    Allons ; profitons mieux de la faveur de Mars,

Dit Achille, & de Troye attaquons les ramparts,

Puisque son défenseur cesse aujourd'hui de vivre,

Nous n'aurons, désormais que des fuyards à suivre.

Allons ... mais quoi ! Patrocle est privé de nos pleurs,

Et sa dépouille attend les funèbres honneurs ;

L'amitié dans mon cœur de ces délais murmure ;

Retournons donc il faut contenter la nature

Et nous viendrons après accabler le Troyen

Du débris de ses murs qui n'ont plus de soutien.

 

    A quel excès alors la vangeance l'égaré !

Ce n'est plus un Héros,  c'est un tigre barbare.

Il insulte au cadavre, il lui perce les pieds

Qui de sa main sanglante à son char sont liés.

La tête indignement traînoit dans la poussiere ;

Soleil, à tant d'horreurs prêtes-tu ta lumière ?

Jupiter en frémit & ne voit qu'à regret  

S'accomplir du Destin l'inflexible décret.

 

    Ainsi le char cruel, traverse la campagne ;

La Vangeance le guide, & l'Horreur l'accompagne,

Hécube des ramparts voit le sort de son fils  

Elle accuse le Ciel que pénétrent ses cris.

Comme elle, à cet aspect, Priam se désespére ;

Il gémit de douleur, il frémit de colere :

Il veut sortir de Troye, & malgré le danger,

Courir après son fils, mourir ou le vanger.

On l'arrête avec peine : Andromaque éperdue

Sent l'ombre de la mort sur ses yeux répandue :

Elle est sans mouvement, sans voix & sans couleur,

Et l'excès de ses maux en suspend la douleur.

 

   Le peuple s'abandonne aux plus vives allarmes ;  

Que de gémissements ! que de cris ! que de larmes !  

Quel désespoir ! Le jour de son terme fatal,

Pergame n'éprouva qu'un désespoir égal.

 

    Le furieux Achille à ses tentes arrive ;

Laisse Hector en spectacle étendu sur la rive ;

Et tout sanglant encor, va suivi de sa Cour,

Instruire Agamemnon des succès de ce jour,

Le généreux Atride honore sa vaillance

D'un éloge dicté par la reconnoissance ;

Un festin somptueux suit ce premier accueil ;

Mais du triste vainqueur rien n'interrompt le destin

Bien-tôt avec sa Cour, il sort content d’Atride,

S'écarte, & ne prenant que sa douleur pour guide,

S'enfonce dans un lieu que vient laver la mer,

Où seul il s'entretient d'un souvenir amer.

Là, ce doux enchanteur des chagrins les plus sombres,

Le Sommeil, que déjà favorisoient les ombres 

Aidé par tant d'efforts qu'a voit fait le Héros,

Sur ses yeux fatiguez répandit ses pavots.

A peine le Sommeil a fermé sa paupière,

De l'ami qu'il déplore, il voit l'ombre guerrière

C'est Patrocle, c'est lui, c'est sa taille, sa voix,

Ce sont ces traits qu'Achille admira tant de fois,

Ce phantôme si cher de son ami s'approche ;

Et d'une voix funèbre, il lui fait ce reproche :

 

     Tu dors, cruel Achille ! où donc est ta pitié ?

Aurais-je avec le jour perdu ton amitié ?

Eh ! pourquoi si long-temps souffres-tu que mes manes

Par les Dieux des enfers soient traittez eu prophanes ?

Que toujours repoussé du farouche Caron,

J'endure un long exil aux bords de l'Acheron ?

Tu me fais refuser dans les Royaumes sombres

Jusqu'à ce froid bonheur réservé pour les ombres

Car plus de ces plaisirs échappez sans retour ;

Quand par nos entretiens nous abrégions le jour

Et que nôtre amitié vive ensemble & tranquille

Confondoit les deux cœurs de Patrocle & d'Achille,

Nez mortels nos plaisirs ne de voient pas durer.

La Parque d'avec toi vient de me séparer,

Mais tu le sçais ; ta mort suivra de près la mienne  

Que l'on confonde au moins ma cendre avec la tiennes

Et qu'une urne fidelle instruise l'avenir,

Que même le trépas n'a pu nous désunir.

Oui, répondit Achille, oui ta seras contente ;

Oui, chère ombre attends tout d'une amitié constante

Tes désirs sont pour moi d'inviolables loix :  

Approcha ; embrassons-nous pour la dernière fois,

Il étendait ses bras ; mais l'ombre fugitive

Se dérobe ; est déjà sur l'infernale rive.

 

    Achille se réveille ; il s'écrie éperdu,

Attends ; tu disparois ! cher Patrocle, où fuis-tu ?

Je n'ai donc vu de toi qu'une trompeuse image

Heureux ! si cette erreur eût duré davantage.

Non, c'étoit lui ; mes yeux ne se sont point trompez,

Pourquoi, manes chéris, m'êtes-vous échapez ?

 

    Déjà brilloit au monde une aurore nouvelle ;

Achille impatient de signaler son zele,

De la funeste pompe ordonne les apprêts.

Des chênes, des sapins enlevez aux forêts,

On dresse le bûcher, & déjà l'hécatombe,

Sous le sacrè couteau gémit, expire, tombe ;

Douze jeunes Troyens meurent des mêmes coups ;

Sacrifice effrayant qu'exigea le Couroux !

Zéphire aide Vulcain, & le bûcher s'allume ;

La dépouille qu'il porte, avec lui se consume

Achille en prend la cendre, & dans l'urne aussi-tôt

Remet, baigné de pleurs, ce précieux dépôt.

Par de funèbres jeux la pompe se couronne ;

On dispute des prix dont il juge & qu'il donne.

 

     Qu'Achille eût été grand s'il n'eût été cruel  

Mais la vertu sans tache est-elle d'un mortel ?