Les
Troyens divisez fuyoient pleins d'épouvante
Les uns vers Ilion, les autres vers le Xante ;
Le Fleuve frémissoit de les voir repoussez,
Où lui-même par lui a vu les Grecs chassez.
L'implacable Junon échauffant le carnage,
A
leur fuite trop prompte opposoit un nuage ;
Et tombant dans le Fleuve, entraînez des courants ;
Ils fuyoient un péril par des périls plus grands.
Tel d'insectes aîlez un escadron timide,
Du feu d'une forêt fuit le progrès rapide ;
Va dans l'étang prochain follement se plonger,
Et se livre à la mort dans la peur du danger.
Achille cependant ensanglante la plaine ;
Le moindre coup qu'il porte est une mort certaine :
L'air retentit au loin des plaintes des mourants
Et le sang à grands flots court grossir les torrents,
L'un pour fuir le trépas dans un antre se cache ;
Aux pointes d'un rocher l'autre monte & s'attache
Tel le peuple muet de l'Empire marin
Se dérobe en tremblant à la dent du Dauphin.
Le rapide vainqueur pénétre leur azile
Douze jeunes Troyens y sont pris par Achille :
Ah, Grand Dieu, nous touchons à nos derniers instans !
Non, non, dit-il, vivez pour mourir plus long-temps,
Au tombeau de Patrocle, hécatombe nouvelle,
Vôtre sang est le prix que lui garde mon zele.
Par son ordre aux vaisseaux ils sont soudain traînez
Souffrant déja les coups qui leur sont destinez.
Lui, de sang altéré, vole au bord du Scamandre,
Reparer le moment passé sans en répandre.
Un des fils de Priam qui fuyoit aux ramparts,
Licaon, le premier s'offrit à ses regards :
Ce Prince infortuné qui loin de sa patrie,
Traîna de chaîne en chaîne une mourante vie,
Depuis que d'Ilion séparé par les flots,
Achille l'eût vendu dans l'Isle de Lemnos.
De ses maîtres enfin trompant la vigilance,
Il revit Ilion contre son espérance ;
Et voulant de ce jour partager les exploits,
Il en étoit sorti pour la première fois.
Il ignore qu'il court à sa perte certaine ;
Qu'au travers du Scamandre, il ne fuira qu'à peine
Que ce jour va l'offrir, sans armes, sans vigueur,
Au couroux renaissant de son premier vainqueur.
Que vois-je ? crie Achille, ô merveille imprévue !
Est-ce donc Licaon qui frappe ici ma vue
Par quel enchantement a-t-il brisé ses fers ?
Verrai-je aussi les morts ressortir des enfers
Licaon en ces lieux ! quel Dieu me le renvoye ?
Enchaîné dans Lemnos, il se retrouve à Troye
Eh bien ; nous allons voir si ce fils de Priam
Trompera l'Achéron ainsi que l’Océan ;
Si la clarté du jour lui peut être ravie,
Ou si pour lui Cloto file plus d'une vie.
Il dit, & lance un dard sur cet infortuné,
Qui dans le même instant à ses pieds prosterné
Trompa le javelot lancé contre sa tête.
Arrête, cria-t-il, divin Achille, arrête.
Que l'état où je suis désarme ton couroux,
Un malheureux doit-il périr à tes genoux ?
Déja l’injuste sort m'a fait porter tes chaînes ;
Tu te fis un plaisir de soulager mes peines ;
De l'esclavage encor j'ignorerois le poids,
Si tu ne m'avois fait passer sous d'autres loix.
Je n'ai vû hors des fers qu'une douzième aurore ;
A
peine je suis libre il faut servir encore.
Dieux ! qui me r'amenez les maux que j'ai soufferts,
Ne suis-je né d'un Roi que pour porter des fers !
Achille ne répond que d'un regard farouche.
Ah ! reprend Licaon, que la pitié vous touche ;
Fils des Dieux faites grâce ; & rappellez encor
Que je ne suis point né de la mere d'Hector ;
Que pour prix de mes jours les thrésors de mon père….
Non, non, je ne mets plus de prix à ma colère,
Répond-il : tout le temps que Patrocle a vécu
J'aimois à pardonner, content d'avoir vaincu ;
Mon cœur s'attendrissoit par les malheurs de Troye
Et le sang des Troyens ne faisoit point ma loy ;
Mais les temps sont changez ; je me livre au couroux ;
Et Patrocle en mourant vous a condamnez, tous.
Mais pourquoi ces frayeurs ? la mort t'étonne-t'elle ?
Les Dieux te devoient-ils une vie immortelle ?
Patrocle est mort. Ton sang est- il d'un plus grand prix
?
Moi-même, aimé des Dieux, moi, le fils de Thétis,
J'éprouverai bien tôt un sort aussi funeste ;
Mais je vendrai bien cher tout le temps qui me reste ;
De ta douleur déjà mon couroux se repaît ;
Oui, meurs, fils de Priam , ton nom est ton arrêt.
Du Troyen à ces mots les entrailles frémissent ;
Il demeure sans voix, ses genoux s'affoiblissent ;
Et de la main d'Achille attendant le trépas,
Il ne s'en défend plus qu'en lui tendant les bras.
Rien ne peut le fléchir ; l'insatiable épée
Du sang du malheureux est aussitôt trempée.
Voilà ton sort, dit il, le jettant dans les eaux,
Que tous les Phrigiens n'ayent plus d'autres tombeaux ;
Que des derniers devoirs ces secourables fleuves,
Dispensent désormais vos meres & vos veuves ;
Et pour prix des taureaux sur leur rivage offerts,
Augmentez les tributs qu'ils vont porter aux mers.
Le Scamandre offensé frémissoit de l'outrage,
Tandis que le vainqueur affamé de carnage,
Porte plus loin la mort. Rien ne peut l'arrêter ;
Le seul Astéropée ose lui résister.
Il lui lance à la fois deux dards ; tous deux
l'atteignent ;
Tous deux perçant l’airain, d'un peu de sang se
teignent ;
Achille furieux vole sur le Troyen,
Vange de tout son sang quelques goutes du sien.
Que ce fleuve, dit-il, te serve aussi de tombe,
Il court, frappe sans choix, tout ce qu'il frappe tombe
;
Tout meurt autour de lui, quand le Xante en couroux,
Par ces mots, un instant, vient suspendre ses coups.
N'est-il pas temps de mettre un frein a ton courage ?
Poussée à cet excès la valeur n'est que rage ;
Ta cruauté rendroit ton triomphe odieux ;
Garde-toi d'abuser de la faveur des Dieux.
Mais à les perdre tous si Jupiter t'anime,
Si le dernier Troyen doit être ta victime,
Va répandre leur sang du moins loin de mes bords ;
Mon cours est arrêté par la foule des morts ;
Neptune impatient déja se plaint d'attendre.
Le tribut de mes eaux que je ne puis lui rendre,
Eh bien, divin Scamandre, il faut suivre tes loix
J'abandonne tes bords ; tu le veux, je le dois,
Lui répond le Héros : mais promesse frivole !
Il voit mille ennemis, dans le Fleuve, il y vole ;
Son couroux r'animé ne sçauroit se trahir ;
Et rebelle, au moment qu'il jure d'obéir,
Presque sans le vouloir, dans le Fleuve il s'élance
Et d'un nouveau carnage assouvit sa vangeance.
Le Scamandre indigné souleve alors ses flots
Avec toute son onde assaillit le Héros.
Poussé par les courans, son bouclier l'entraîne :
Il tâche à s'affermir, ne résiste qu'à peine.
Le Scamandre en fureur s'obstine à l'assieger ;
Mais son courage aussi croît avec le danger.
Sur un arbre flottant qui s'offre à son passage,
Il faute, & de ce pont il s'élance au rivage ;
Le Xante en mugissant redouble ses efforts
Et déja pour l'atteindre a surmonté ses bords.
Achille a beau du Fleuve éviter la poursuite,
Le Fleuve est plus rapide, se devance sa fuite ;
Vingt fois il se retourne ; il semble, furieux
Appeller les périls & défier les Dieux :
Vingt fois il est couvert du flot qui le renverse ;
Dans la pénible lutte, où le Destin l'exerce,
Tantôt vaincu du Fleuve, & quelquefois vainqueur,
Chaque instant voit renaître & mourir sa vigueur.
Jupiter ! cria-t-il, sauve moi, je succombe ;
Ou que par grace au moins sur moi la foudre tombe
J'ai honte du péril que tu me fais courir ;
Juste ciel ! est-ce ainsi qu'Achille doit mourir ?
Je croyois qu'Ilion me verroit sur ses bréches
Eprouver d'Apollon les redoutables flèches.
Voilà de quelle mort Thétis m'avoit flatté ;
Ma mere, abusiez-vous de ma crédulité ?
Heureux du moins qu'Hector m'eût ravi la lumière !
Guerrier, j'aurais péri par une main guerrière ;
Mais faut-il qu'en ces eaux qui viennent m'assieger
La mort du fils des Dieux soit la mort d'un berger ?
Pallas lui prête alors une main secourable
De nouveau lui promet un trépas honorable ;
L'anime à consommer la gloire de ce jour :
Il se r'assure, il sent sa force de retour ;
Et rendant grâce aux Dieux, fier de ses destinées ;
Il fend d'un bras vainqueur les ondes mutinées,
Le Xante s'en irrite, & par d'horribles cris.
Appelle à son secours les flots du Simoïs :
Mon frere, par ce nom dont le Xante te nomme
Viens voyons si deux Dieux pourront vaincre un seul
homme
Délivrons Ilion des mains de ce cruel ;
Qu'il apprenne aujourd'hui qu'il étoit né mortel.
Ouvre de tes torrents l'inépuisable source ;
Qu'ici toutes tes eaux précipitent leur course
Qu'il éprouve à la fois ton pouvoir & le mien
Et ne l'épargnons pas, lui qui n'épargne rien.
Je le jure ! malgré son auguste origine,
Ces armes que pour lui fit une main divine,
Oui, je vais à mon gré vangeant mille Héros
L'ensevelir vivant sous le sable & les flots :
Heureux ! si je pouvois anéantir sa gloire,
Et ravir pour jamais son nom à la Mémoire.
Il dit ; du Simoïs les flots obéissants
Courent se joindre aux siens, s'élèvent mugissants,
Retombent sur Achille & s'arment pour sa perte,
Des armes & des corps dont l'onde étoit couverte.
Junon voit le danger quel trouble pour son cœur
Si ce Héros périt, où sera son vangeur ;
Elle appelle Vulcain ; allez, mon fils, dit-elle ;
Pour moi contre le Xante employez vôtre zele
Par un embrasement sur ses bords excité,
Du, souffle des Zéphirs à mon ordre augmenté,
Délivrez ce Héros si cher à vôtre mère,
Et des Destins vangeurs l'instrument necessaire ;
Montrez-vous aujourd'hui digne fils de Junon ;
Hâtez, en le sauvant, la chute d'Ilion.
Vulcain ouvre la terre, & de ses vastes gouffres
Allume le bitume ; en enflamme les souffres ;
Et de plus d'un abîme, il élance dans l'air
Les foudres que lui-même a faits pour Jupiter.
La flamme au gré des vents plus loin va se répandre ;
Les champs sont desséchez & les morts sont en cendre,
Des fontaines déjà la source se tarit,
L'orme, le peuplier, le saule, tout périt
Le Scamandre déjà songe à fuir sous la terre,
Et son onde à la sois bouillonne & se reserre.
Je te cède, dit-il, indomptable Vulcain ;
Contre toi tous les Dieux resisteroient en vain :
Cruel, rends-moi mes eaux, & je consens qu'Achille
Détruise dès ce jour les Troyens & leur Ville.
Vulcain ne l'entend point ; le vaste embrasement,
Par les Zéphirs s'irrite & croît à tout moment.
Devant les feux vangeurs fuit l'onde bouillonnante ;
Coût séchoit, & bien-tôt il n'étoit plus de Xante.
Junon, s'écria-t-il, veux-tu me voir périr ?
Vaincu, désespéré, ne puis-je t'attendrir ?
Suis-je le seul des Dieux qui trouble ta vangeance ?
Combien d'autres de Troye embrassent la défense ?
C'en est sait ; j'y renonce, & la livre à tes coups ;
Laisse à mon repentir desarmer ton couroux.
Junon cède ; soudain respectant son empire
Vulcain éteint ses feux & le vent se retire :
Le Fleuve délivré reprend son premier cours,
En plaignant les Troyens que Junon hait toujours.
Achille se retrouve une nouvelle audace ;
Tout fatigué qu'il est, le meurtre le délasse :
Il poursuit les Troyens, les frappe, les abbat ;
Ce n'est plus qu'un carnage, & non pas un combat.
Priam qui des ramparts voyoit fuir ses Cohortes,
Ordonne, épouvanté, que l'on ouvre les portes :
A
peine espére-t-il, qu'à couvert de ses tours,
Son peuple désormais puisse sauver ses jours.
Cet ordre s'exécute ; en un instant la Ville
Se remplit des Troyens que poursuivoit Achille ;
De leurs armes pour fuir ils s'étoient dépouillez,
De poussiere, de sang, & de fange souillez ;
Ils n'offrent plus aux yeux qu'une forme étrangère ;
Le fils même se voit méconnu de sa mere.
La femme à qui l'époux est rendu par le sort,
Le cherche en le voyant, & pleure encor sa mort.
Achille Furieux eût forcé leur azile ;
Mais Apollon trompa la vangeance d'Achille.
Ce Dieu, pour les sauver, vole près d'Agénor,
Qui généreux guerrier, digne fils d'Anténor,
Quand tout fuit le vainqueur, l'attend plein d'assûrance,
Et seul de sa patrie embrasse la défense.
Quel succès, disoit-il, s'est promis ton couroux ?
Crois-tu donc que ce jour soit le dernier pour nous.
Ah ! si jamais le sort vous livre nos murailles,
Vous les acheterez par plus de funérailles ;
Mille autres mieux que moi sçauront te résister ;
Et peut-être est-ce assez d'un trait pour t'arrêter.
Le trait part à ces mots, l'atteinte est inutile
Et le fer rejaillit du bouclier d'Achille.
Agénor s'épouvante, il craint un coup plus sur,
Quand il est enlevé dans un nuage obscur ;
Apollon qui le sert, prend ses traits & sa place ;
Il insulte au vainqueur, l'attend avec audace ;
Quelque temps se dérobe aux traits lancez sans fruit ;
Puis, l'écartant toûjours vers le Xante il s'enfuit ;
Et mesurant sa course à la course d'Achille,
Laisse aux Troyens le temps de rentrer dans la Ville.
Le divin stratagème à peine eut son effet ;
Connois qui tu poursuis, dit le Dieu satisfait ;
C'est Apollon qui vient de tromper ta colère ;
Et c'est l'effai des maux qu'un jour je te dois faire.
Achille lance un trait : Ah ! dit-il, Dieu cruel,
Puisque tu m'as trompé, que n'es-tu né mortel !