Livre IX

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   De la fuite des Grecs, Achille s'épouvante.

Que de maux à la fois sa crainte lui présente !

Ah ! c'en est fait, dit-il , & je connois mon sort ;

Les Grecs sont repoussez ; mon cher Patrocle est mort.

Impitoyable Parque ! O Destin trop sévère !

Le voilà, ce malheur que m'annonça ma mere!

Des guerriers qui de Phtie ont quitté le séjour,

Le plus brave, avant moi, devoit perdre le jour.

 

    Quelle étoit sa douleur ! mais combien s'accrut-elle,

Quand des maux qu'il craignoit, il apprit la nouvelle ;

Quand le fils de Nestor lui vînt encor ôter

Jusques à la douceur de pouvoir en douter !

 

    Il ne se connoît plus ; que de cris, que de larmes !

Furieux, il alloit se percer de ses armes,

Si le jeune Antiloque, effrayé du dessein,

N'eût arraché le fer tourné contre son sein.

 

    Ses cris sont entendus jusqu'aux grottes profondes

Qu'habité avec ses sœurs la Déesse des ondes :

L'Immortelle ressent tous les maux de son fils ;

Et les Nymphes des mers sentent ceux de Thétis.

 

   Mes sœurs, mes cheres sœurs, plaignez-moi, leur dit-elle,

Plaignez-moi d'autant plus que je suis Immortelle ;

Oui, pour les malheureux condamnez à souffrir,

C'est le comble des maux de n'en pouvoir mourir.

J'aime un fils ; vous sçavez avec quelle tendresse,

Et quels soins inquiets m'a coûté sa jeunesse.

Je l'ai vu devenir un Héros glorieux,

Un Dieu, si la valeur pouvoit faire les Dieux :

Mais il ne recevra, pour prix de son courage,

Qu'un trépas avancé dont me poursuit l'image ;  

Je vois par-tout le fer qui doit trancher ses jours,

Et craindre ainsi pour lui, c'est le perdre toûjours.

De ce peu de moments que la Parque lui file,

Si j'avois pû du moins rendre le cours tranquille ;

Mais hélas ! accablé d'un désespoir affreux,

Le plus grand des mortels est le plus malheureux.

Allons le voir, allons consoler ce que j'aime ;

Eh ! qui pourra, grands Dieux, me consoler moi-même !                                                   

    Elle soûpire, & part en achevant ces mots.

D'un seul de ses regards elle s'ouvre les flots.

Elle vient, du guerrier voit la douleur amére.

Le désespoir du fils passe au cœur de la mere ;

Elle retient pourtant ses pleurs prêts à couler,

De peur d'aigrir les maux qu'elle veut consoler.

 
   Quoi, mon fils, vous pleurez ? eh ! qui pourrait le croire ?

N'êtes-vous pas encor content de vôtre gloire ?

Les Dieux à vos désirs n'ont-ils pas accordé

Tout l'honneur que pour vous je leur ai demandée ?    

Voyez le sang des Grecs inonder ce rivage ;

Jupiter peut-il mieux effacer vôtre outrage ?

Et dans ce Camp, par vous autrefois si puissant,

Qui n'a pas ressenti qu'Achille étoit absent ?

 

    Que les Dieux sont cruels, interrompit Achille ;

Et qu'ils m'ont vendu cher une gloire inutile !

Ils ont rempli ce camp de carnage & d'effroi ;

Mais ils m'ôtent Patrocle ; & c'étoit tout pour moi.

Ciel ! quel ami je perds ! quelle source de larmes !

Je verrai donc Hector se parer de mes armes ?

De ce présent des Dieux que Pélée autrefois

Reçût lorsque l'Hymen le soumit à vos loix.

Jour funeste pour vous ! Hymen trop déplorable !

Puisqu'il en devoit naître un fils si misérable ;

Et qu'à ce coeur pour moi trop prompt à s'attendrir ;

Il préparait les maux que je devois souffrir.

La lumière bien-tôt doit m'être ici ravie ;

Mais quand Patrocle est mort, que m'importe la vie ?

Je ne veux qu'immoler celui qui ta vaincu ;

Si cet espoir est vain, j'ai déjà trop vêcu.

 

    Non, dit Thétis, le Ciel vous garde la victoire ;

Mais hélas vôtre mort suit de près cette gloire ;

En menaçant Hector, vous me percez le cœur ;

Vous mourrez…. c'est assez de mourir son vainqueur

Dit-il ; & que ne puis-je en mon impatience,

Payer de tous mes jours, l'instant de ma vangeance !

Qu'ai-je sait malheureux ! j'y pense avec effroi ;

J'ai laissé mon ami combattre loin de moi ;

Au milieu des Troyens n'ai-je pas dû le suivre ?

Trop digne des malheurs où le Destin me livre,  

J'ai trahi le devoir dont vous m'aviez chargé,

Grands Dieux ; punissez m'en, quand je serai vangé,

Ecoutez contre moi la voix du sang qui crie ;

Je n'ai pas mérité de revoir ma patrie ;

Que de Grecs immolez & privez du tombeau !  

Tandis que de la terre inutile fardeau,

J'ai fait jouir Hector d'un triomphe facile,

Et servi sa valeur, de l'absence d'Achille.

Voilà ce que me coûte un aveugle courroux,

Qui séduisoit mon cœur de l'espoir le plus doux ;

Qui me faisoit d'Atride envisager les pertes,

Sans me laisser prévoir celles que j'ai souffertes ;

Cruel Agamemnon, devois-tu m'outrager ?

Et moi-même à ce prix , falloit-il me vanger ?

C'en est fait ; avec lui je me réconcilie ;

Vois, cher Patrocle, vois ce que pour toi j'oublie :  

Je cours à ton vainqueur ; je cours hâter sa mort,

Et je remets aux Dieux le reste de mon sort ;  

Qu'après cette faveur j'éprouve leur colère ;

J'y souscris ; & n'ai point d'autres vœux à leur faire.

 

   Puisque dans ce dessein je vous vois affermi,

Servez vos alliez & vangez vôtre  ami ;

J'y consens, dit Thétis, & ce que j'apprehende

Ne sçauroit me cacher ce que l'honneur demande :

Mais du moins, quelque ardeur qui vous ait enflammé

Pour combattre, attendez que vous soyez armé ;

N'allez point tenter Mars au milieu du carnage ; 

Et d'un aveugle excès sauvez vôtre courage ;

Demain il sera libre ; oui, mon fils, dès demain

Je vous arme des dons que m'aura fait Vulcain.

       

   Elle part ; il se livre à son impatience ;

Combien ce jour fut lent au gré de sa vangeance !

 

    Cependant par Hector les Argiens chassez,

Jusques à leurs vaisseaux sont déjà repoussez :

Il revoyoit encor Patrocle en sa puissance.

Alors des deux Ajax s'échauffe la vaillance :

Ils fondent sur Hector : mais quels sont ses exploits !

Trois fois il perd Patrocle, & le reprend trois fois ;

La Victoire ne sçait où porter l'avantage,

Et voudroit des deux parts couronner le courage.

 

    Comme on voit dans les champs, qu'un lion affamé

Par les cris & les traits ne peut être allarmé,

Que l'essai de la proye irritant son audace,

D'un peuple de pasteurs il brave la menace :

Ainsi par ses succès Hector plus valeureux,

Brave les deux Ajax & les Grecs avec eux :

Il eût repris Patrocle, & surmonté l'obstacle,

Sans le secours d'Achille, aidé par un miracle.

 

   Héroïque amitié, jusqu'où va ton pouvoir !

Achille est entraîné par un beau désespoir ;

Tout desarmé qu'il est, vers les Grecs il s'avance,  

Et veut tenter du moins ce que peut sa présence.

Mais Pallas le couvrant du divin bouclier,

Veille au soin de ses jours qu'il osoit oublier.

 

    Achille en arrivant jette un cri formidable,

Qui par Minerve encor rendu plus effroyable,

De l'une & l'autre armée est par-tout entendu.

Le Grec reprend l’espoir ; le Troyen l'a perdu :

Il fuit ; Hector lui-même abandonne sa gloire,

Et ce cri pour les Grecs est un cri de victoire.

 

    Sans résistance alors Patrocle est emporté,

Et peut-être les Grecs eussent-ils plus tenté,

Si la paisible Nuit qui sur ces bords s'avance  

Au fier Dieu des combats n'eût imposé silence.

 

    Les Troyens allarmez assemblent le conseil,

Que vont-ils devenir au retour du Soleil !

L'audace des plus fiers paroît découragée ;

Achille s'est fait voir ; leur fortune est changée.

 

    Enfin Polidamas, le plus sage d'entr'eux,

Lui, pour qui l'avenir n'a rien de ténébreux,

A qui dans les conseils aucun ne le dispute,

Qui concerte un projet comme Hector l'exécute :

Aussi prudent alors qu'il le parut toûjours,

Aux Troyens consternez adresse ce discours :

 

    Je ne vais dire ici que ce que chacun pense ;

Suivez, amis, suivez vôtre propre prudence :

Il faut céder au temps, & rentrer dans nos murs ;

Nos destins sur ces bords ne sont pas assez sûrs ;

Craignons d'un sol orgueil les trompeuse amorces,

Et mesurons du moins nôtre audace à nos forces.

Tant que sans ce Héros les Grecs ont combattu,

Moi-même, des Troyens j'animois la vertu.

Veilles, travaux, combats, tout me sembloit faciles ;

Nous avions notre Hector ; ils n'avoient plus Achille,

Mais enfin ce Héros à leurs besoins rendu,

Brûle de réparer le temps qu'il a perdu.

Dès demain, s'il nous trouve encor sur ce rivage,

Dieux ! détournez ce coup ; quel sera le carnage !

Vous voudrez, mais trop tard, rentrer dans Ilion ;

La Fuite, la Terreur, & la Confusion,

Vous livreront aux bras d'un vainqueur implacable.

Prévenez ce revers dont l'image m'accable.

Rentrons dès cette nuit  il est dans le malheur,

Des exploits de prudence ainsi que de valeur.

 

    Hector sur son ami jette un regard farouche.

Quel conseil ! Et faut-il l'entendre de ta bouche ?

Tu veux donc dans nos murs renfermant les Troyens,

En faire des captifs & non des citoyens ?

Pouvois-tu espérer, qu'un frivole présage,

Ebranlât à ce point mon zèle & leur courage ?

Quelque malheur qu'ici ta crainte ose prévoir,

L'Augure le plus sûr est toujours le devoir.

Oui, reparons, amis, un moment de foiblesse,

Et qu'Ilion demain triomphe de la Grèce,

Que les festins ici tiennent lieu de sommeil ;

Et dès que l'Océan nous rendra le Soleil,

Reportons aux vaisseaux & le fer & la flamme ;

Vainqueurs, il sera beau de rentrer dans Pergame.

 

   D'Achille, s'il paraît, ne prenez point d'effroi ;

Le danger sera grand, mais je le prends sur moi ;

Je rendrai contre vous son effort inutile,

Et je veux qu'Hector seul occupe tout Achille ;

Nous verrons de qui Mars fecondera les coups ;

Je le serai du moins balancer entre nous.

 

    Il dit, & des Troyens emporta les suffrages ;

Les plus hardis conseils parurent les plus sages ;

L'Orgueil dans les esprits répandit son poison

Et l'éclat du courage obscurcit la raison.

 

    La nuit se passe au Camp, où cependant les troupes

Boivent dans les festins l'espoir à pleines coupes.

 

    Les Grecs pleuraient Patrocle ; Achille au milieu d’eux

Faisoit retentir l'air de ses cris douloureux ;

Il scait que l'amitié doit une urne à sa cendre ;

Mais il est un devoir plus pressant à lui rendre,

La vangeance.  Et pour mieux se l’imposer encor,

Je ne t'ensevelis qu'après la mort d'Hector,

Jure-t-il ; & je veux que ton ombre outragée,

Aux regards de Pluton ne s'offre que vangée.

 

    Tout frémit, tout répond à ses vives douleurs

Et du plus insensible il arrache des pleurs.

 

    Au palais de Vulcain Thétis est parvenue ;  

Et le Dieu dans l'instant se présente à sa vûe.

Des Nimphes le suivoient, chefs-d'œuvres de ses mains,

Où l'art seul mit d'abord les mouvemens humains ;

Mais où depuis les Dieux, jaloux de sa puissance,

Pour cacher la merveille, ont joint l'intelligence.

 

   Je me souviens, dit-il, des bienfaits de Thétis,

Et je lui dois le zele & les respects d'un fils ;  

Commandez, j'exécute. Hélas ! dit la Déesse,

Ne prévenez-vous pas le soin qui m’interesse ?

Patrocle ne vit plus ; Hector l'a désarmé ;

Achille veut combattre ; & mon cœur allarmé

S'est promis que vôtre art serviroit sa vangeance.

 

    C'est assez ; je réponds par mon obéïssance,

Dit-il ; & sur le champ, dans sa forge rentré,

Enclume, airain, marteaux, feux, tout est préparé ;

Il médite un travail prompt, quoique difficile,

Digne à la fois de lui, de Thétis & d'Achille.

 

    Dans la forge à l'instant s'enflament vingt fourneaux ;

L'airain y devient souple, & sous les durs marteaux

Docile, il prend le tour que l'artisan lui donne ;

En large bouclier d'abord il le façonne,

Et le cizeau léger y crée au même instant,

Des plus riches objets l'assemblage éclatant.

 

   Au haut du bouclier se présente à la vue,

L'orgueilleux Pélion qui se perd dans la nue.

Là, brillent aux regards les nopces de Thétis ;

Sur des nuages d'or les Dieux y sont assis ;

Au front de Jupiter le plaisir se déployé :

La majesté pourtant règne encor dans sa joye.

Thétis est près de lui ; son époux glorieux,

Peu touché de l'honneur d'être parmi les Dieux

Ne regarde, ne voit que sa chère Immortelle,

Qu'une noble pudeur rendoit encor plus belle.

Au superbe festin tous les Dieux invitez,

Partageoient le bonheur des époux enchantez ;

De la table à l'envi r'animant l'allegresse,

Les Saisons apportoient leur diverse richesse ;

Mais malgré les plaisirs qu'il prend soin d'assembler

Vulcain fait pressentir ce qui les doit troubler :

La main de la Discorde entr'ouvrant un nuage,

Du desordre prochain sait briller le présage,

Elle tient un fruit d'or, où paroissent écrits

Ces mots : De la plus belle il doit être le prix.

 

On sçait quel fut le trouble entre les Immortelles ;

Que toutes prétendoient à l'empire des belles ;

Et qu'enfin Jupiter qui n'osa les juger,

Fit dépendre ce droit de l'arrêt d'un berger.

Au bas du bouclier, poursuivant son ouvrage  

De cet événement Vulcain trace l'image.

 

    Là, ce Berger aimable, issu du sang des Rois,

Juge les trois beautez soumises à son choix ;

Son œil s'est défié des grâces étrangeres ;

Et malgré la Pudeur, malgré ses loix sévéres

Elles ont dépouillé ces habits précieux,

Dont chacune vouloit imposer à ses yeux.  

L'ouvrier cependant les distinguant sans peine  

Fait connoître Junon à sa grâce hautaine ;

Vénus, au soûris tendre & sur de ses appas ;

Et la sage Minerve, à son chaste embarras.

Vénus reçoit la pomme, & l'ouvrier fidèle,

Maître de ces beautez que son cizeau décelé,

Par des traits si touchants a seu les imiter,

Qu'on voit bien que Pâris ne pouvoit hésiter.

 

    Dans les yeux de ce Juge est l'espoir du salaire.

Tu te repais, Pâris, d'un bonheur adultere ;

Mais ce bien que déja l'espoir te sait goûter,

Scais-tu, juge imprudent, ce qu'il te doit coûter ?

 

   Plus loin, le bouclier, pour le dernier miracle,

De Sparte & de la Mer présente le spectacle ;

La fugitive Hélène, & son époux nouveau,

Montaient impatients, ce funeste vaisseau

Qui bien-tôt après lui doit attirer à Troye.

Tous ces mille vaisseaux dont elle fut la proye.

 

   Par cet ouvrage ainsi Vulcain fait éclater

La grandeur du Héros qui le devoit porter ;

De sa gloire prochaine il lui donne l'augure,

Et presse la vangeance en retraçant l'injure.

C'étoit peu pour Vulcain de surprendre les yeux ;  

Le beau, s'il n'est utile, est indigne des Dieux.

 

   De la divine main sortent les autres armes,

Où le même art encor étale d'autres charmes ;

Bien-tôt l'armure est prête, & la prompte Thétis

Lui rend graces des dons qu'elle porte à son fils.

 

    Thétis aux bords Troyens arrive avec l'aurore,

Le désespoir d'Achille étoit plus vis encore

Du destin de Patrocle il accusoit les Cieux, 

Et noyoit de ses pleurs ses restes précieux.

 

   Mon fils, lui dit Thétis, reprenez; l'espérances

Que vôtre douleur cède aux soins de la vangeance ;

Ces armes... Ah ! dit-il, quel fruit de vôtre amour  

Vous m'avez donné moins en me donnant le jour

Déja l'ardeur de vaincre a suspendu ses larmes.

Il se couvre à l'instant des éclatantes armes ;

D'un long étonnernent tout se sent pénétrer ;

Lui, songe à s'en servir, non, à les admirer.

 

   Il part, Thétis l'embrasse & souffle dans son ame,

L'inépuisable force & l'héroïque flamme :

Etouffez contre Atride un courroux odieux,

Dit-elle ; & montrez-vous digne du soin des Dieux.

Il s'avance ; ses cris annoncent son passage ;

Des vaisseaux désertez tout accourt au rivage :

Est-ce Achille ? est-ce un Dieu ! quel sera notre sort ?

Nous va-t-il annoncer ou la vie ou la mort ?

On voit même accourir avec impatience,

Ulisle & Dioméde appuyez sur leur lance ;

Plus lent par sa blessure Atride arrive aussi ;

Tous les Grecs assemblez, Achille parle ainsi:

 

   Atride, qu'a produit notre injuste colère,

Qu'une moisson de pleurs, qu'une vaste misére  

Mille Grecs ont péri ; Patrocle perd le jour ;

Et pour quel intérêt ? pour un indigne amour.

N'étions-nous donc tous deux venus sur cette rive,

Que pour nous disputer le cœur d'une captive ?

Appellez par la Gloire aux plus nobles travaux,

Etoit-ce au sol Amour à nous faire rivaux ?

Ah ! nous n'avons encor travaillé que pour Troye ;

Terminons aujourd'hui nos chagrins & sa joye ;

Plus de ressentiment : l'outrage est oublié ;

Nos malheurs avec toi m'ont réconcilié.

Que les Grecs sur mes pas viennent vanger leur gloire ;

À force de valeur r'appeller la Victoire,

De leurs propres efforts féconder mon couroux,

Et voir si les Troyens reconnoîtront mes coups.

 

   Tout le Camp s'écria, dans une joye extrême,

Que ne vaincra-t-il point ! il s'est vaincu lui-même.

 

    Agamemnon répond à ce discours pressant,

D'un ton majestueux, quoiqu'encor languissant :

Chefs, soldats, écoutez. Oui, malgré leur sagesse,

Les plus grands cœurs, Achille, ont des momens d'yvresse,

Et dès que la Discorde y répand son poison, 

La Passion sans frein en bannit la Raison.

Nous en ayons tous deux la triste expérience ;

De-là mon injustice & ta longue vangeance,

Et de-là nos sujets par le fer moissonnez,

Des fautes de leurs Rois, jouets infortunez.

Mais ton règne est fini, détestable Furie ;

Et la Raison nous rend enfin à la patrie.

Soyons amis ; & puisse un heureux avenir,

Effacer de nos maux jusques au souvenir. 

Accepte ici les dons dont je te fais le maître ;

L'outrage fut public ; le repentir doit l'être ;

J'en dois à tous les Grecs des gages éclatants.

Tu sçauras bien tantôt réparer les instants.

 

   J'accepte tes présens, lui répondit Achille ;

Mais nous sied-il d'en faire une montre stérile ?

Notre accord ne sçauroit trop tôt se signaler ;

Et c'est du sang Troyen que je le vais sceller.

 

    Il monte sur son char, & sur ses pas l'armée

Marche pleine d'espoir & d'audace enflammée ;

Hector & les Troyens le laissent approcher ;

Trop généreux pour fuir, trop peu pour le chercher.

 

    Mais dés que de l'aveu du maître du tonnerre,

Les Dieux interessez au sort de cette guerre,

De l'un & l'autre Camp eurent frappé les yeux,

Grec, Troyen, tout s'anime à l'aspect de ses Dieux ;

On se promet par-tout un triomphe facile ;   

Tout Troyen semble Hector, & tout Grec semble Achille.

 

   De Minerve & de Mars les cris percent les airs ;

Jupiter y répond, du foudre & des éclairs ;

Neptune du Trident frappant la terre & l'onde ;

Entr'ouvre sous ses coups jusqu'au centre du monde ;

Pluton s'en épouvante en son affreux séjour ;

Et déjà chez les morts croit voir entrer le jour.

 

    Enfin avec fureur les combattans s'approchent ;

Soudain l'air s'obscurcit des traits qu'ils se décochent ;

Dans les rangs ennemis chacun brûlant d'entrer,

Par-tout trouve un rampart qu'il ne peut pénétrer.

Des obstacles croissants, la valeur s’évertuë.

Tel est blessé qui blesse, & meurt content s'il tue.

 

    Achille a beau frapper, les Héros qu'il abbat

Redoublent contre lui la chaleur du combat

Et de ses coups mortels affrontant la tempête,

On veut le repousser, & du moins on l'arrête.

 

    AEnée, Hippodamas, Driope, Iphition,

En tigres furieux fondent sur ce lion ;

Un des fils de Priam, le jeune Polidore

Ole, pour son essai,  les soûtenir encore.

Achille se r'anime a leurs cris menaçants,  

Répond par des coups sûrs, à des coups impuissants ;

Polidore est frappé, gémit, chancelle, tombe ;

En voulant le vanger, Hippodamas succombe ;

Driope, Iphition les ont bien-tôt suivis,

Et Vénus elle-même alloit perdre son fils,

Si son divin secours le couvrant d'un nuage,

N'eût détourné les traits que bravoit son courage.

 

   A voir presqu'à la fois tant de Chefs terrassez,

D'une subite horreur les Troyens sont glacez :  

Ils cherchent à l'envi leur salut dans la fuite

L'impatient vainqueur marche, vole à leur suite

De sang & de carnage assouvit son couroux.

Le cizeau d'Atropos suit à peine ses coups.