De
la fuite des Grecs, Achille s'épouvante.
Que
de maux à la fois sa crainte lui présente !
Ah !
c'en est fait, dit-il , & je connois mon sort ;
Les
Grecs sont repoussez ; mon cher Patrocle est mort.
Impitoyable Parque ! O Destin trop sévère !
Le
voilà, ce malheur que m'annonça ma mere!
Des
guerriers qui de Phtie ont quitté le séjour,
Le
plus brave, avant moi, devoit perdre le jour.
Quelle étoit sa douleur ! mais combien s'accrut-elle,
Quand des maux qu'il craignoit, il apprit la nouvelle ;
Quand le fils de Nestor lui vînt encor ôter
Jusques à la douceur de pouvoir en douter !
Il ne se connoît plus ; que de cris, que de larmes !
Furieux, il alloit se percer de ses armes,
Si
le jeune Antiloque, effrayé du dessein,
N'eût arraché le fer tourné contre son sein.
Ses cris sont entendus jusqu'aux grottes profondes
Qu'habité avec ses sœurs la Déesse des ondes :
L'Immortelle ressent tous les maux de son fils ;
Et
les Nymphes des mers sentent ceux de Thétis.
Mes sœurs, mes cheres sœurs, plaignez-moi, leur
dit-elle,
Plaignez-moi d'autant plus que je suis Immortelle ;
Oui,
pour les malheureux condamnez à souffrir,
C'est le comble des maux de n'en pouvoir mourir.
J'aime un fils ; vous sçavez avec quelle tendresse,
Et
quels soins inquiets m'a coûté sa jeunesse.
Je
l'ai vu devenir un Héros glorieux,
Un
Dieu, si la valeur pouvoit faire les Dieux :
Mais
il ne recevra, pour prix de son courage,
Qu'un trépas avancé dont me poursuit l'image ;
Je
vois par-tout le fer qui doit trancher ses jours,
Et
craindre ainsi pour lui, c'est le perdre toûjours.
De
ce peu de moments que la Parque lui file,
Si
j'avois pû du moins rendre le cours tranquille ;
Mais
hélas ! accablé d'un désespoir affreux,
Le
plus grand des mortels est le plus malheureux.
Allons le voir, allons consoler ce que j'aime ;
Eh !
qui pourra, grands Dieux, me consoler
moi-même !
Elle soûpire, & part en achevant ces mots.
D'un
seul de ses regards elle s'ouvre les flots.
Elle
vient, du guerrier voit la douleur amére.
Le
désespoir du fils passe au cœur de la mere ;
Elle
retient pourtant ses pleurs prêts à couler,
De
peur d'aigrir les maux qu'elle veut consoler.
Quoi, mon fils, vous pleurez ? eh ! qui pourrait le
croire ?
N'êtes-vous pas encor content de vôtre gloire ?
Les
Dieux à vos désirs n'ont-ils pas accordé
Tout
l'honneur que pour vous je leur ai demandée ?
Voyez le sang des Grecs inonder ce rivage ;
Jupiter peut-il mieux effacer vôtre outrage ?
Et
dans ce Camp, par vous autrefois si puissant,
Qui
n'a pas ressenti qu'Achille étoit absent ?
Que les Dieux sont cruels, interrompit Achille ;
Et
qu'ils m'ont vendu cher une gloire inutile !
Ils
ont rempli ce camp de carnage & d'effroi ;
Mais
ils m'ôtent Patrocle ; & c'étoit tout pour moi.
Ciel
! quel ami je perds ! quelle source de larmes !
Je
verrai donc Hector se parer de mes armes ?
De
ce présent des Dieux que Pélée autrefois
Reçût lorsque l'Hymen le soumit à vos loix.
Jour
funeste pour vous ! Hymen trop déplorable !
Puisqu'il en devoit naître un fils si misérable ;
Et
qu'à ce coeur pour moi trop prompt à s'attendrir ;
Il
préparait les maux que je devois souffrir.
La
lumière bien-tôt doit m'être ici ravie ;
Mais
quand Patrocle est mort, que m'importe la vie ?
Je
ne veux qu'immoler celui qui ta vaincu ;
Si
cet espoir est vain, j'ai déjà trop vêcu.
Non, dit Thétis, le Ciel vous garde la victoire ;
Mais
hélas vôtre mort suit de près cette gloire ;
En
menaçant Hector, vous me percez le cœur ;
Vous
mourrez…. c'est assez de mourir son vainqueur
Dit-il ; & que ne puis-je en mon impatience,
Payer de tous mes jours, l'instant de ma vangeance !
Qu'ai-je sait malheureux ! j'y pense avec effroi ;
J'ai
laissé mon ami combattre loin de moi ;
Au
milieu des Troyens n'ai-je pas dû le suivre ?
Trop
digne des malheurs où le Destin me livre,
J'ai
trahi le devoir dont vous m'aviez chargé,
Grands Dieux ; punissez m'en, quand je serai vangé,
Ecoutez contre moi la voix du sang qui crie ;
Je
n'ai pas mérité de revoir ma patrie ;
Que
de Grecs immolez & privez du tombeau !
Tandis que de la terre inutile fardeau,
J'ai
fait jouir Hector d'un triomphe facile,
Et
servi sa valeur, de l'absence d'Achille.
Voilà ce que me coûte un aveugle courroux,
Qui
séduisoit mon cœur de l'espoir le plus doux ;
Qui
me faisoit d'Atride envisager les pertes,
Sans
me laisser prévoir celles que j'ai souffertes ;
Cruel Agamemnon, devois-tu m'outrager ?
Et
moi-même à ce prix , falloit-il me vanger ?
C'en
est fait ; avec lui je me réconcilie ;
Vois, cher Patrocle, vois ce que pour toi j'oublie :
Je
cours à ton vainqueur ; je cours hâter sa mort,
Et
je remets aux Dieux le reste de mon sort ;
Qu'après cette faveur j'éprouve leur colère ;
J'y
souscris ; & n'ai point d'autres vœux à leur faire.
Puisque dans ce dessein je vous vois affermi,
Servez vos alliez & vangez vôtre ami ;
J'y
consens, dit Thétis, & ce que j'apprehende
Ne
sçauroit me cacher ce que l'honneur demande :
Mais
du moins, quelque ardeur qui vous ait enflammé
Pour
combattre, attendez que vous soyez armé ;
N'allez point tenter Mars au milieu du carnage ;
Et
d'un aveugle excès sauvez vôtre courage ;
Demain il sera libre ; oui, mon fils, dès demain
Je
vous arme des dons que m'aura fait Vulcain.
Elle part ; il se livre à son impatience ;
Combien ce jour fut lent au gré de sa vangeance !
Cependant par Hector les Argiens chassez,
Jusques à leurs vaisseaux sont déjà repoussez :
Il
revoyoit encor Patrocle en sa puissance.
Alors des deux Ajax s'échauffe la vaillance :
Ils
fondent sur Hector : mais quels sont ses exploits !
Trois fois il perd Patrocle, & le reprend trois fois ;
La
Victoire ne sçait où porter l'avantage,
Et
voudroit des deux parts couronner le courage.
Comme on voit dans les champs, qu'un lion affamé
Par
les cris & les traits ne peut être allarmé,
Que
l'essai de la proye irritant son audace,
D'un
peuple de pasteurs il brave la menace :
Ainsi par ses succès Hector plus valeureux,
Brave les deux Ajax & les Grecs avec eux :
Il
eût repris Patrocle, & surmonté l'obstacle,
Sans
le secours d'Achille, aidé par un miracle.
Héroïque amitié, jusqu'où va ton pouvoir !
Achille est entraîné par un beau désespoir ;
Tout
desarmé qu'il est, vers les Grecs il s'avance,
Et
veut tenter du moins ce que peut sa présence.
Mais
Pallas le couvrant du divin bouclier,
Veille au soin de ses jours qu'il osoit oublier.
Achille en arrivant jette un cri formidable,
Qui
par Minerve encor rendu plus effroyable,
De
l'une & l'autre armée est par-tout entendu.
Le
Grec reprend l’espoir ; le Troyen l'a perdu :
Il
fuit ; Hector lui-même abandonne sa gloire,
Et
ce cri pour les Grecs est un cri de victoire.
Sans résistance alors Patrocle est emporté,
Et
peut-être les Grecs eussent-ils plus tenté,
Si
la paisible Nuit qui sur ces bords s'avance
Au
fier Dieu des combats n'eût imposé silence.
Les Troyens allarmez assemblent le conseil,
Que
vont-ils devenir au retour du Soleil !
L'audace des plus fiers paroît découragée ;
Achille s'est fait voir ; leur fortune est changée.
Enfin Polidamas, le plus sage d'entr'eux,
Lui,
pour qui l'avenir n'a rien de ténébreux,
A
qui dans les conseils aucun ne le dispute,
Qui
concerte un projet comme Hector l'exécute :
Aussi prudent alors qu'il le parut toûjours,
Aux
Troyens consternez adresse ce discours :
Je ne vais dire ici que ce que chacun pense ;
Suivez, amis, suivez vôtre propre prudence :
Il
faut céder au temps, & rentrer dans nos murs ;
Nos
destins sur ces bords ne sont pas assez sûrs ;
Craignons d'un sol orgueil les trompeuse amorces,
Et
mesurons du moins nôtre audace à nos forces.
Tant
que sans ce Héros les Grecs ont combattu,
Moi-même, des Troyens j'animois la vertu.
Veilles, travaux, combats, tout me sembloit faciles ;
Nous
avions notre Hector ; ils n'avoient plus Achille,
Mais
enfin ce Héros à leurs besoins rendu,
Brûle de réparer le temps qu'il a perdu.
Dès
demain, s'il nous trouve encor sur ce rivage,
Dieux ! détournez ce coup ; quel sera le carnage !
Vous
voudrez, mais trop tard, rentrer dans Ilion ;
La
Fuite, la Terreur, & la Confusion,
Vous
livreront aux bras d'un vainqueur implacable.
Prévenez ce revers dont l'image m'accable.
Rentrons dès cette nuit il est dans le malheur,
Des
exploits de prudence ainsi que de valeur.
Hector sur son ami jette un regard farouche.
Quel
conseil ! Et faut-il l'entendre de ta bouche ?
Tu
veux donc dans nos murs renfermant les Troyens,
En
faire des captifs & non des citoyens ?
Pouvois-tu espérer, qu'un frivole présage,
Ebranlât à ce point mon zèle & leur courage ?
Quelque malheur qu'ici ta crainte ose prévoir,
L'Augure le plus sûr est toujours le devoir.
Oui,
reparons, amis, un moment de foiblesse,
Et
qu'Ilion demain triomphe de la Grèce,
Que
les festins ici tiennent lieu de sommeil ;
Et
dès que l'Océan nous rendra le Soleil,
Reportons aux vaisseaux & le fer & la flamme ;
Vainqueurs, il sera beau de rentrer dans Pergame.
D'Achille, s'il paraît, ne prenez point d'effroi ;
Le
danger sera grand, mais je le prends sur moi ;
Je
rendrai contre vous son effort inutile,
Et
je veux qu'Hector seul occupe tout Achille ;
Nous
verrons de qui Mars fecondera les coups ;
Je
le serai du moins balancer entre nous.
Il dit, & des Troyens emporta les suffrages ;
Les
plus hardis conseils parurent les plus sages ;
L'Orgueil dans les esprits répandit son poison
Et
l'éclat du courage obscurcit la raison.
La nuit se passe au Camp, où cependant les troupes
Boivent dans les festins l'espoir à pleines coupes.
Les Grecs pleuraient Patrocle ; Achille au milieu d’eux
Faisoit retentir l'air de ses cris douloureux ;
Il
scait que l'amitié doit une urne à sa cendre ;
Mais
il est un devoir plus pressant à lui rendre,
La
vangeance. Et pour mieux se l’imposer encor,
Je
ne t'ensevelis qu'après la mort d'Hector,
Jure-t-il ; & je veux que ton ombre outragée,
Aux
regards de Pluton ne s'offre que vangée.
Tout frémit, tout répond à ses vives douleurs
Et
du plus insensible il arrache des pleurs.
Au palais de Vulcain Thétis est parvenue ;
Et
le Dieu dans l'instant se présente à sa vûe.
Des
Nimphes le suivoient, chefs-d'œuvres de ses mains,
Où
l'art seul mit d'abord les mouvemens humains ;
Mais
où depuis les Dieux, jaloux de sa puissance,
Pour
cacher la merveille, ont joint l'intelligence.
Je me souviens, dit-il, des bienfaits de Thétis,
Et
je lui dois le zele & les respects d'un fils ;
Commandez, j'exécute. Hélas ! dit la Déesse,
Ne
prévenez-vous pas le soin qui m’interesse ?
Patrocle ne vit plus ; Hector l'a désarmé ;
Achille veut combattre ; & mon cœur allarmé
S'est promis que vôtre art serviroit sa vangeance.
C'est assez ; je réponds par mon obéïssance,
Dit-il ; & sur le champ, dans sa forge rentré,
Enclume, airain, marteaux, feux, tout est préparé ;
Il
médite un travail prompt, quoique difficile,
Digne à la fois de lui, de Thétis & d'Achille.
Dans la forge à l'instant s'enflament vingt fourneaux ;
L'airain y devient souple, & sous les durs marteaux
Docile, il prend le tour que l'artisan lui donne ;
En
large bouclier d'abord il le façonne,
Et
le cizeau léger y crée au même instant,
Des
plus riches objets l'assemblage éclatant.
Au haut du bouclier se présente à la vue,
L'orgueilleux Pélion qui se perd dans la nue.
Là,
brillent aux regards les nopces de Thétis ;
Sur
des nuages d'or les Dieux y sont assis ;
Au
front de Jupiter le plaisir se déployé :
La
majesté pourtant règne encor dans sa joye.
Thétis est près de lui ; son époux glorieux,
Peu
touché de l'honneur d'être parmi les Dieux
Ne
regarde, ne voit que sa chère Immortelle,
Qu'une noble pudeur rendoit encor plus belle.
Au
superbe festin tous les Dieux invitez,
Partageoient le bonheur des époux enchantez ;
De
la table à l'envi r'animant l'allegresse,
Les
Saisons apportoient leur diverse richesse ;
Mais
malgré les plaisirs qu'il prend soin d'assembler
Vulcain fait pressentir ce qui les doit troubler :
La
main de la Discorde entr'ouvrant un nuage,
Du
desordre prochain sait briller le présage,
Elle
tient un fruit d'or, où paroissent écrits
Ces
mots : De la plus belle il doit être le prix.
On
sçait quel fut le trouble entre les Immortelles ;
Que
toutes prétendoient à l'empire des belles ;
Et
qu'enfin Jupiter qui n'osa les juger,
Fit
dépendre ce droit de l'arrêt d'un berger.
Au
bas du bouclier, poursuivant son ouvrage
De
cet événement Vulcain trace l'image.
Là, ce Berger aimable, issu du sang des Rois,
Juge
les trois beautez soumises à son choix ;
Son
œil s'est défié des grâces étrangeres ;
Et
malgré la Pudeur, malgré ses loix sévéres
Elles ont dépouillé ces habits précieux,
Dont
chacune vouloit imposer à ses yeux.
L'ouvrier cependant les distinguant sans peine
Fait
connoître Junon à sa grâce hautaine ;
Vénus, au soûris tendre & sur de ses appas ;
Et
la sage Minerve, à son chaste embarras.
Vénus reçoit la pomme, & l'ouvrier fidèle,
Maître de ces beautez que son cizeau décelé,
Par
des traits si touchants a seu les imiter,
Qu'on voit bien que Pâris ne pouvoit hésiter.
Dans les yeux de ce Juge est l'espoir du salaire.
Tu
te repais, Pâris, d'un bonheur adultere ;
Mais
ce bien que déja l'espoir te sait goûter,
Scais-tu, juge imprudent, ce qu'il te doit coûter ?
Plus loin, le bouclier, pour le dernier miracle,
De
Sparte & de la Mer présente le spectacle ;
La
fugitive Hélène, & son époux nouveau,
Montaient impatients, ce funeste vaisseau
Qui
bien-tôt après lui doit attirer à Troye.
Tous
ces mille vaisseaux dont elle fut la proye.
Par cet ouvrage ainsi Vulcain fait éclater
La
grandeur du Héros qui le devoit porter ;
De
sa gloire prochaine il lui donne l'augure,
Et
presse la vangeance en retraçant l'injure.
C'étoit
peu pour Vulcain de surprendre les yeux ;
Le
beau, s'il n'est utile, est indigne des Dieux.
De la divine main sortent les autres armes,
Où
le même art encor étale d'autres charmes ;
Bien-tôt l'armure est prête, & la prompte Thétis
Lui
rend graces des dons qu'elle porte à son fils.
Thétis aux bords Troyens arrive avec l'aurore,
Le
désespoir d'Achille étoit plus vis encore
Du
destin de Patrocle il accusoit les Cieux,
Et
noyoit de ses pleurs ses restes précieux.
Mon fils, lui dit Thétis, reprenez; l'espérances
Que
vôtre douleur cède aux soins de la vangeance ;
Ces
armes... Ah ! dit-il, quel fruit de vôtre amour
Vous
m'avez donné moins en me donnant le jour
Déja
l'ardeur de vaincre a suspendu ses larmes.
Il
se couvre à l'instant des éclatantes armes ;
D'un
long étonnernent tout se sent pénétrer ;
Lui,
songe à s'en servir, non, à les admirer.
Il part, Thétis l'embrasse & souffle dans son ame,
L'inépuisable force & l'héroïque flamme :
Etouffez contre Atride un courroux odieux,
Dit-elle ; & montrez-vous digne du soin des Dieux.
Il
s'avance ; ses cris annoncent son passage ;
Des
vaisseaux désertez tout accourt au rivage :
Est-ce Achille ? est-ce un Dieu ! quel sera notre sort ?
Nous
va-t-il annoncer ou la vie ou la mort ?
On
voit même accourir avec impatience,
Ulisle & Dioméde appuyez sur leur lance ;
Plus
lent par sa blessure Atride arrive aussi ;
Tous
les Grecs assemblez, Achille parle ainsi:
Atride, qu'a produit notre injuste colère,
Qu'une moisson de pleurs, qu'une vaste misére
Mille Grecs ont péri ; Patrocle perd le jour ;
Et
pour quel intérêt ? pour un indigne amour.
N'étions-nous donc tous deux venus sur cette rive,
Que
pour nous disputer le cœur d'une captive ?
Appellez par la Gloire aux plus nobles travaux,
Etoit-ce au sol Amour à nous faire rivaux ?
Ah !
nous n'avons encor travaillé que pour Troye ;
Terminons aujourd'hui nos chagrins & sa joye ;
Plus
de ressentiment : l'outrage est oublié ;
Nos
malheurs avec toi m'ont réconcilié.
Que
les Grecs sur mes pas viennent vanger leur gloire ;
À
force de valeur r'appeller la Victoire,
De
leurs propres efforts féconder mon couroux,
Et
voir si les Troyens reconnoîtront mes coups.
Tout le Camp s'écria, dans une joye extrême,
Que
ne vaincra-t-il point ! il s'est vaincu lui-même.
Agamemnon répond à ce discours pressant,
D'un
ton majestueux, quoiqu'encor languissant :
Chefs, soldats, écoutez. Oui, malgré leur sagesse,
Les
plus grands cœurs, Achille, ont des momens d'yvresse,
Et
dès que la Discorde y répand son poison,
La
Passion sans frein en bannit la Raison.
Nous
en ayons tous deux la triste expérience ;
De-là mon injustice & ta longue vangeance,
Et
de-là nos sujets par le fer moissonnez,
Des
fautes de leurs Rois, jouets infortunez.
Mais
ton règne est fini, détestable Furie ;
Et
la Raison nous rend enfin à la patrie.
Soyons amis ; & puisse un heureux avenir,
Effacer de nos maux jusques au souvenir.
Accepte ici les dons dont je te fais le maître ;
L'outrage fut public ; le repentir doit l'être ;
J'en
dois à tous les Grecs des gages éclatants.
Tu
sçauras bien tantôt réparer les instants.
J'accepte tes présens, lui répondit Achille ;
Mais
nous sied-il d'en faire une montre stérile ?
Notre accord ne sçauroit trop tôt se signaler ;
Et
c'est du sang Troyen que je le vais sceller.
Il monte sur son char, & sur ses pas l'armée
Marche pleine d'espoir & d'audace enflammée ;
Hector & les Troyens le laissent approcher ;
Trop
généreux pour fuir, trop peu pour le chercher.
Mais dés que de l'aveu du maître du tonnerre,
Les
Dieux interessez au sort de cette guerre,
De
l'un & l'autre Camp eurent frappé les yeux,
Grec, Troyen, tout s'anime à l'aspect de ses Dieux ;
On
se promet par-tout un triomphe facile ;
Tout
Troyen semble Hector, & tout Grec semble Achille.
De Minerve & de Mars les cris percent les airs ;
Jupiter y répond, du foudre & des éclairs ;
Neptune du Trident frappant la terre & l'onde ;
Entr'ouvre sous ses coups jusqu'au centre du monde ;
Pluton s'en épouvante en son affreux séjour ;
Et
déjà chez les morts croit voir entrer le jour.
Enfin avec fureur les combattans s'approchent ;
Soudain l'air s'obscurcit des traits qu'ils se décochent
;
Dans
les rangs ennemis chacun brûlant d'entrer,
Par-tout trouve un rampart qu'il ne peut pénétrer.
Des
obstacles croissants, la valeur s’évertuë.
Tel
est blessé qui blesse, & meurt content s'il tue.
Achille a beau frapper, les Héros qu'il abbat
Redoublent contre lui la chaleur du combat
Et
de ses coups mortels affrontant la tempête,
On
veut le repousser, & du moins on l'arrête.
AEnée, Hippodamas, Driope, Iphition,
En
tigres furieux fondent sur ce lion ;
Un
des fils de Priam, le jeune Polidore
Ole,
pour son essai, les soûtenir encore.
Achille se r'anime a leurs cris menaçants,
Répond par des coups sûrs, à des coups impuissants ;
Polidore est frappé, gémit, chancelle, tombe ;
En
voulant le vanger, Hippodamas succombe ;
Driope, Iphition les ont bien-tôt suivis,
Et
Vénus elle-même alloit perdre son fils,
Si
son divin secours le couvrant d'un nuage,
N'eût détourné les traits que bravoit son courage.
A
voir presqu'à la fois tant de Chefs terrassez,
D'une subite horreur les Troyens sont glacez :
Ils
cherchent à l'envi leur salut dans la fuite
L'impatient vainqueur marche, vole à leur suite
De
sang & de carnage assouvit son couroux.
Le
cizeau d'Atropos suit à peine ses coups.