Livre VIII

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   Ainsi, sur les vaisseaux, regnoit l'horreur des armes ;

Patrocle, aux maux des Grecs donne un torrent de larmes ; 

Mais l'inflexible Achille en sa haîne affermi,

Ne sent de tous ces maux que les pleurs d'un ami.

 

    Qui pleures-tu  dit-il ? si la Parque ennemie  

De ton père ou du mien n'a point tranché la vie ?

Qui pleures-tu ? les Grecs que tu vois accabler ?

Ah ! jouis de leurs maux, au lieu de t'en troubler.

 

   Vois plûtôt quels revers ont expié leurs crimes ;

Dit Patrocle ; veux-tu qu'ils soient tous tes victimes ?

Le sang des Argiens de toutes parts versé,  

Chefs, soldats expirans ; leur Roi même blessé ;

Le fer les a punis mieux que n'eût fait la foudre ;

Quoi ! leur malheur encor n'a-t-il pu les absoudre ?

 

   Que te sert un courage esclave du couroux ?

Nous mourons ; la pitié ne te dit rien pour nous,  

Quand du salut des Grecs le Ciel te rend le maître,  

Reserves-tu ton bras pour ceux qui sont à naître ?

Non, tu n'es point du sang des Dieux & des Héros ;

Un rocher t'engendra de l'orage & des flots ;

Et le sort inhumain, sur ces bords ne t'envoye  

Que pour nôtre ruine & la gloire de Troye :

Mais pardonne à l'outrage, & ne vois que mes pleurs ;

Je les donne à ta honte, autant qu'à nos malheurs.

Du moins si quelque oracle a menacé ta tête,

Si quelque ordre du Ciel sur tes vaisseaux t'arrête,

Prête-moi seulement tes armes, tes soldats ;

Que monté sur ton char, je conduise leurs pas ;

Nous prendrons des Troyens une prompte vangeance

Ils ne soûtiendront pas ta seule ressemblance.

 

    Achille enfin s'émeut, pousse un soûpir profond,

Et d'un ton fier & tendre à Patrocle il répond :

Me crois-tu retenu par d'indignes obstacles ?  

Ma gloire, mon dépit, voilà mes seuls oracles.

Atride est mon égal ; je l'ai fait nôtre Roi ;  

Mais de mes propres dons il s'arme contre moi :

Il m'ôte Briséïde, unique récompense

De vingt peuples nouveaux soumis à sa puissance ;

Comme un soldat sans nom  il traitte son appui ;

Tu le sçais ; & c'est roi qui m'implore pour lui !

Mais n'importe  c'est toi ; que ne peut ta prière !     

Pars-donc ! je vais t'ouvrir une noble carrière :

Prends mes armes, mon char, marche avec mes soldats ;

Fais voler devant eux l'horreur & le trépas ;

Va chasser loin des Grecs les maux qui les poursuivent ;

Tu le veux ; c'est assez ; & je consents qu'ils vivent.

De mes armes encor vous reverrez l'éclat,

Troyens si prompts à fuir, quand j'allois au combat,

Si braves, contre Atride, Ajax & Dioméde ;

Vous allez éprouver s'il faut que tout vous cède.

Va, préviens les malheurs dont ton cœur a frémi,

Et fais, à tes exploits, connoître mon ami.

A mes conseils pourtant laisse borner ta gloire ;

Ne pousse pas trop loin l'ardeur de la victoire ;

Délivre nos vaisseaux : après ce coup, crois moi,

L'occasion de vaincre est un piège pour toi.

Crains en chassant Hector jusques à ses murailles,

D'ajouter à mes maux tes propres Funérailles :

Perissent tous les Grecs par ma haîne proscrits,

Plûtôt que d'acheter leur salut à ce prix.

 

    Ses troupes aussi-tôt, sous ses ordres formées,

Du feu de ses regards se sentent animées ;

Les coursiers immortels mis au char du Héros,

De longs hennissemens épouvantent les flots 

Et Patrocle orgueilleux des armes qu'on lui prête,

S'arme & murmure encor de l'instant qui l'arrête.

 

    Les Grecs plioient. Ajax de toutes parts chargé,

Seul défend son vaisseau par Hector assiegé ;  

D'une grêle de traits dont l'ennemi le presse,

Son bouclier couvert s'appesantit sans cesse ;

D'une ardente sueur son visage est noyé ;

Mais sous tant de périls, son cœur n'a point ployé.

Sa force en vain s'épuise, & le danger s'augmente :

Il combat sans relâche une Hydre renaissante ;

Ils sondent tous sur lui ; lui seul resiste à tous :

Il porte tout ensemble  & pare mille coups.

Ses efforts redoubloient ; quand le fer de sa lance

Se brise & lui ravit l'espoir de la défense.

 

   C'est trop, dit-il encor d'un air impérieux,

Et je cède aux mortels  desarmé par les Dieux :

 

    Il s'éloigne ; son bord est en proye à la flamme   

Que la haîne des Grecs destinoit à Pergame.

Achille, Achille même en est épouvanté.

Ah ! Patrocle, dit-il, je t'ai trop arrêté :

Pars. Vous Thessaliens dont la valeur captive,

Murmura tant de fois de ma colère oisive,

Allez, & qu'un secours, trop long temps suspendu,

Fasse sentir aux Grecs ce qu'ils avoient perdu ;

Va Patrocle .... l'ardeur dont Achille l'embrasse

Mettoit pour son malheur le comble à son audace.

 

    Il marche, les guerriers le suivent furieux ;

Et long-temps, son ami l'accompagne des yeux.

 

    Volons, braves soldats ; que rien ne nous retarde ;

Dit Patrocle ; songez qu'Achille vous regarde :

Qu'il n'air pas pris de nous un espoir décevant ;

Allons humilier Atride, en le sauvant.

 

    Des Phrygiens alors la frayeur est extrême ;

Ils prennent ce Héros pour Achille lui-même ;

Des armes & du char l'éclat vient les frapper

Et son audace acheve encor de les tromper.

Saisis d'un prompt effroi, quel parti vont-ils prendre ?

Loin d'attaquer, à peine osent-ils se défendre ;

Trop lassez pour suffire à des perils nouveaux ;

Ils l'ont vû, cet instant a sauve les vaisseaux.

 

    Patrocle en arrivant se lance en la mêlée

Il sent de leur effroi son ardeur redoublée ;

Au milieu des Troyens, il fait voler son char,

Et perce de deux traits deux fils d'Amizodar ;

Lui, dont la cruauté nourrit ce monstre énorme,

Dont trois monstres amis faisoient la triple forme.

Vous que ce soin barbare aux enfers a plongez ;

Par la mort de ses fils, vous voilà tous vangez.

 

    Les Grecs ont profité des momens favorables ;

Et bientôt à l'envi, mille bras secourable,

Ont étouffé ce feu qui jusques sur les eaux,

Leur eût fait un bûcher de leurs propres vaisseaux.

Mais c'est trop peu pour eux d'éteindre cette flamme :

Ils veulent que leur main la reporte à Pergame ;

De la soif des combats, Mars vient les échauffer ;

Eux, qui ne pouvaient fuir, songent à triompher.

 

    Idoménée, Ajax , Ménélas, Mérionne,

Des meurtres & de sang assouvissent Bellone.

Quel triomphe pour vous  implacable Junon !

Point de coup qui ne donne un Troyen à Pluton.

Ils ont beau s'éloigner ; malgré leur diligence ;  

Ainsi qu'un tourbillon, Patrocle les devance.

Ses cris audacieux répandent la terreur ;

Il frappe, perce, abbat ; tout cède à sa fureur.

      

    Combien meurent alors, sans qu'aucun bras les frape ?

L'un suit ; mais c'est en vain qu'à l'épée il échape :  

Il tombe de son char qui se brise en éclats ;

Ses chevaux effrayez l'écrasent sous leurs pas ;

Pensant du faux Achille être déjà la proye,

L'autre se précipite, & cet autre se noye.

Les coursiers immortels ont franchi les fossez ;

Point d'obstacles pour eux. Arrête, c'est assez ;

Patrocle, suivras-tu les Troyens dans leur Ville ?

Souviens-toi de la crainte & des conseils d'Achille.

 

    Il étoit déjà près des remparts d'Ilion,

Quand une noble ardeur enflamme Sarpedon.

A la honte de fuir sa troupe étoit réduite ;

Il rougit de se voir compagnon de leur fuite :

 

   Quel est donc, Liciens, l'effroi qui vous conduit ?

Dit-il ; osez du moins regarder qui vous suit.    

C'est un homme, un seul homme ; & vous n'osez l'attendre ?

Il faut que vôtre Roi vous montre à vous défendre :

Je vais vaincre, ou si Mars termine ici mon sort,  

Vous choisirez de fuir, ou de vanger ma mort.

 

   A ces mots généreux, de son char il s'élance ;

Patrocle accourt, l'attaque, & lance contre lance

Ils se portent des coups dont l'air retentissant,

Sur le rivage au loin porte un bruit menaçant.

 

    La Victoire autour d'eux vole d'un aîle agile,

Du fils de Jupiter, passe à l'ami d'Achille ;

Et presqu'au même rasant, plus prompte que l'éclair,

Va de l'ami d'Achille au fils de Jupiter.

 

    Sarpedon plie enfin. De son péril extrême,

Jupiter dans les Cieux tremble & frémit lui-même :

Quoi, mon fils, de la Mort tu subirois les loix ?

Sur ceux que j'ai fait naître, a-t'elle encor des droits ?

 

    Songez, lui dit Junon, que le Ciel vous contemple ;

Ne donnez point aux Dieux ce dangereux exemple ;

Laissez, laissez mourir ceux qui sont nez mortels ;

Le tombeau leur est dû, comme à nous les Autels.

 

    Ma douleur, répond-il doit allez vous le dire  

Mon fils n'est point sauve, puisque mon cœur soûpire,

Esclave du Destin, j'en subis la rigueur

Il dit ; Sarpedon tombe, & Patrocle est vainqueur.

 

   Percé du coup fatal, il mordoit la poussiere ;

Mais quoiqu'à ses regards s'efface la lumière,

Malgré le froid mortel dont ses sens sont surpris,

Pour demander vangeance, il trouve encor des cris :

 

    Glaucus, mon cher Glaucus, il y va de ta gloire ;

Viens, ôte à mon vainqueur le fruit de sa victoire,

Tu ne peux de mes jours r'allumer le flambeau  

Que du moins, cher ami, je te doive un tombeau.

 

    Glaucus accourt. Hélas ! quelle est son impuissance !

Son bras percé de coups ne peut porter sa lance.

 

    Apollon, cria-t-il, vois quels sont mes malheurs.  

J'ai besoin de ma force, & je n'ai que des pleurs ;

Que ton divin secours un moment me la rende ;

Exauçe l'amitié qui te la redemande ;

Heureux ! après ce coup dont son cœur m'a chargé,

De tomber expirant, sur mon ami vangé.

       

    Des Dieux, s'écrie Hector, n'attends pas des prodiges

C'est à moi de ranger les maux dont tu t'affliges ;

Des restes d'un ami je te vais assûrer ;

Et c'est peu, j'ai ma honte encor à réparer.

 

    Hector vole où Patrocle assouvissoit sa rage ;

Son ardeur aux Troyens rend soudain le courage :

Ils rentrent au combat avec des cris affreux ;

Avec un bruit égal les Grecs fondent sur eux ;

De toutes parts renaît une nouvelle audace ;

Aux deux Héros pourtant, on laisse un large espace ;

Et l'un & l'autre Camp, brave & timide encor,

Combat sans approcher de Patrocle & d'Hector.

 

    Dédaignant cette fois les menaces frivoles,

Ils craignent que le temps ne se perde en paroles ;

Et du combat trop lent, au gré de leur fureur,

Une rage muette augmente encor l'horreur.

Un trait suit l'autre, en vain ; quelque effort qui le pousse

Il se perd dans les airs, ou sur l'acier s'émousse :

On croit que chaque coup va porter le trépas ;

Mais se frappant sans cesse, ils ne s'ébranlent pas.

Patrocle prend enfin, las de la résistance,

Sarpedon d'une main, & de l'autre sa lance ;

Hector en fait de-même ; & d'un pareil effort,

Ils s'arrachoient leur proye, & repoussoient la mort.

 

    Du cœur de Jupiter s'irrite alors la playe ;

Et du corps disputé le spectacle l'effraye.  

Il sait pleuvoir du sang, pour signe de ses pleurs ;

Et la voix du tonnerre annonce ses douleurs.

Dans ce prodige affreux que chacun interprète,

Les deux Camps étonnez pensent voir leur défaite.

Se retirent ; tandis que Patrocle & qu'Hector,

Loin de s'épouvanter s'affermissent encor,

Et pensent, se flattant d'un prochain avantage,

Que le Ciel d'un prodige honore leur courage.

 

    La lance de Patrocle entre ses mains, se rompt ;

Hector de son malheur fait un usage prompt :

Il s'arme de l'épée, & dans son sein l'enfonce ;

Patrocle tombe ; ainsi le sort entr'eux prononce.

Hector dont l'apparence abuse encor le cœur,

Croit du fils de Pelée être enfin le vainqueur.

 

    Eh bien, dit-il ! eh bien ! pensant braver Achille,

Tu meurs, toi qui devois embrâser notre Ville,

Aux mânes des Troyens, immolé par Hector,

Tu tombes, tu n'es plus, & Pergame est encor.

Thétis n'a pu sauver ni tes jours ni ta gloire ;  

Qu'elle n'ait plus de toi qu'une triste mémoire ;

Et pour le prix des rruux que son fils nous a faits,

Que ses pleurs éternels nous rangent à jamais.

 

    Tu goûtes, dit Patrocle, un plaisir trop tranquille ;

Tu n'as vaincu que moi ; redoute encor Achille.

Je meurs content ; j'emporte un assez digne prix ;

Et tu m'honores trop, puisque tu t'es mépris.

Mais toi-même ... La mort lui tranche la parole ;

Et son ame aux enfers en gémissant s'envole :

Hector soûpire ; il semble à son air abatu,

Qu'en le desabusant, Patrocle l'a vaincu.

 

    Mais bien-tôt la colère en son cœur ranimée

Il dépouille Patrocle à l'aspect d'une armée,

Qui d'un vain desespoir se laissant accabler,

Le regarde, en frémit, & n'ose le troubler.

 

    Eh quoi ? s'écrie Ajax, tout ce Camp immobile

Laisse traiter ainsi le compagnon d'Achille ?

En spectateurs oisifs qui nous a transformez ?

Si nous ne combattons, que nous sert d'être armez ?

Se peut-il que l'honneur de tous les coeurs s'efface ;

D'Hector vingt fois vaincu, la présence vous glace !  

Eh bien, j'entreprens seul, de lui ravir le jour,

Dûssai-je vous servir de spectacle à mon tour.

 

   Il s'avance, on le suit ; & les troupes de Troye,

Volent aux cris d'Hector pour défendre sa proye.

Autour du corps sanglant s'échausse le combat :

Dieux ! qui pourroit compter ceux que la mort abbat !

D'une part Mérionne, Ajax, Idoménée,

Et de l'autre, Agénor, Polidamas, AEnée

Frappent, sont autour d'eux couler des flots de sang ;

A peine un guerrier meurt, qu'un autre a pris son rang ?

Tel reçoit le trépas au moment qu'il le donne ;

Aucun d'eux ne supplie, aucun d'eux ne pardonne ;

L'excès de leur courage étonne jusqu'à Mars ;

Et jamais tant d'ardeur ne charma ses regards.

 

    Jupiter veut alors suspendre ce carnage ;

Mais en vain sur leur tête, il répand un nuage.

L'épaisse obscurité ne les sépare pas ;

Plus cruels, au hazard ils portent le trépas ;

Plus d'un Grec est percé d'une lance Argienne,

Et plus d'un Troyen meurt par une main Troyenne.

Ah ! faut-il, dit Ajax, que je perde mes coups ?

Grand Dieu, rends nous le jour, & combats contre nous.

 

   Antiloque jugeant que le fils de Pelée,

S'il sçavoit son malheur, viendroit en la mêlée :

Il court à ce Héros d'un pas précipité,

Dire Patrocle mort, & son corps disputé.

Enfin ce corps chéri, l'objet de leur vaillance,

Pris, repris mille sois, retombe en leur puissance :

Ils l'emportent tandis qu'Hector plus furieux,

Et des armes d'Achille éclatant à leurs yeux,

Les poursuit, les atteint ; on s'écarte, on l'évite,  

Cependant c'est encor un combat que leur fuite :

Ils le croiroient Achille à ses coups dangereux,

S'il se pouvoit qu'Achille eût combattu contr'eux.