Livre VI

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   Les deux fils de Priam arrivent dans l'armée,

Soudain, à leur aspect  l'audace est r'animée.

Ce qu'est un vent propice aux tristes matelots,

Qui s'ouvroient dans le calme un chemin sur les flots,

A qui long-temps la rame a tenu lieu des voiles,

Quand ce vent désiré vient en enfler les toiles ;

Les deux Héros le sont aux Phrygiens lassez ;

Et bien-tôt, devant eux, les Grecs sont repoussez.

 

    Après quelques essais de son nouveau courage,

Le généreux Hector interrompt le carnage :

Il défie au combat le plus brave Argien ;

Le sort lui donne Ajax le Télamonien.

L'un & l'autre s'apprête, impatients de gloire ;

Chacun à son parti garentit la victoire ;

Mais aucun des deux camps n'ose encor s'en flatter,

En voyant l'ennemi qui va la disputer.

Ils se portent des coups que l'un & l'autre évite ;

De ces coups évitez leur audace s'irrite ;

Les dards à chaque instant sont lancez de plus près ;

Le bouclier reçoit & repousse les traits ;

Ils en viennent aux mains enfin, & par l'épée

Tentent une victoire à leurs traits échapée ;

Ils paroissent alors aux deux camps étonnez,

Deux lions rugissants l'un sur l'autre acharnez  

Sous les efforts d'Ajax Hector chancelle, tombe,

Se relevé, & soudain c'est Ajax qui succombe ;

On diroit que le Sort fécondant ces grands cœurs,

Entre deux combattants veut trouver deux vainqueurs.

 

    Mais la nuit les separe ; un égal avantage

Du camp même ennemi leur obtient le suffrage.

On se retire, alors on convient des deux parts

De retrancher un jour à la fureur de Mars,

Et de rendre aux soldats, qu'a perdu la patrie,

Les honneurs du bûcher achetez de leur vie.

La nuit est consommée à ces tristes apprêts ;

De tous cotez le fer dépeuple les forêts ;

On dresse les bûchers, & ce lugubre ouvrage

Fait, d'un bruit effrayant, retentir le rivage.

 

    A peine le soleil entr'ouvre l'Orient,

Que l'un & l'autre peuple accourt impatient ;

Sur le champ de bataille en foule ils se confondent ;

Tout pleure ; mille cris, à l'envi, se répondent  

Ils trouvent leurs amis meurtris & dépouillez

De poussiere & de sang encore tout souillez ;

Qu'elle étoit leur douleur en les voyant paroître !

C'étoit les perdre encor que de les reconnoître !

C'est lui, s'écrioit-on, c'est mon frere, mon fils ;

A ces noms redoubloient les soûpirs & les cris :

On ne répandit pas des larmes plus améres,

Quand le feu dévora ces dépouilles si chères.

 

    Mais les Grecs de ce jour ménagent chaque instant ;

Ils suivent de Nestor un avis important :

On les croit occupez des tristes funérailles ;

Ils creusent des fossez, elevent des murailles,

Preparent aux Troyens mille obstacles nouveaux ;

Et d'un rampart terrible, ils couvrent leurs vaisseaux.

 

   Pour les Grecs en effet salutaire prudence !

Le sort du jour suivant en montra l'importance.

Le Héros d'Ilion, par d'éclatants efforts,

Les chassa de la plaine; & jusques à leurs forts,

Courut, la flamme en main, poursuivre la victoire

Les Grecs en le voyant avoient peine à le croire ;

Tout cédoit ; c'est en vain que Minerve 8c Junon

Veulent rendre l'audace au camp d'Agamemnon ;

D'un déluge de sang Hector couvre la terre ;

Jupiter devant lui fait marcher son tonnerre ;

Tout, jusqu'à Dioméde en desordre s'ensuit :

Le Grec ne dût enfin son salut qu'à là nuit.

 

   Dans l'armée Argienne, au désespoir réduite,

Règne la froide Peur, compagne de la Fuite :

On y sent tous les maux dont on est menacé ;

Et l'effroi des soldats jusqu'aux chefs a passé.

Dans leur esprit emû cent diverses pensées,

Etoient l'une par l'autre en naissant renversées ;

Ainsi que par deux vents qui troublent son repos,

L'Océan voit lutter les flots contre les flots.

 

    Mais là peine d'Atride est la plus violente ;

Par ses soins le conseil s'assemble dans sa tente ;

C'est là, qu'à sa douleur laissant un libre cours,

Ses sanglots redoublez annoncent ce discours :

 

    La promesse des Dieux est enfin démentie ;

De Jupiter sur nous la main appesantie,

Nous reprend cet espoir qu'il nous avoit donné ;

Il faut fuir ; les Destins ainsi l'ont ordonné.

Fuyons,  & fléchissons, malheureux que nous sommes,

Sous l'arbitre immortel des fortunes des hommes.

 

   Ce discours augmenta la tristesse des Rois ;

Consternez, ils sembloient avoir perdu la voix,

Tout ressentoit la peur, la honte & l'impuissance.

Dioméde en ces mots rompt ce honteux silence :

 

    Pardonne, Agamemnon ; souffre que mon devoir

Combatte seul ici ton lâche desespoir ;

Souffre que ce guerrier à qui tu fis l'outrage

D'oser lui reprocher un défaut de courage,

Seul, s'élève aujourd'hui contre ta lâcheté.

De quoi sans la valeur te sert l'autorité ?

Chef de ce camp nombreux, foumis à ta conduite,  

Tu ne veux que l'honneur de commander sa fuite !

Fuis donc, si tu le veux, & retourne en Argos ;

Commande à tes sujets de repasser les flots ;

Sans toi, nous sçaurons bien achever notre ouvrage

Mais enfin tout le camp quittât-il ce rivage,

Seul avec Sténélus, je demeure en ces lieux,

Ou nous justifierons les promesses des Dieux.

 

    Du Héros, l'assemblée approuve le courage ;

Au suffrage des Rois Nestor joint son suffrage

 

    Diomede, le Ciel t'a prodigué ses dons.

Au grand nom de vaillant qu'ici nous t'accordons,

Tu joins celui de sage ; & pour toi la Prudence

Semble avoir devance l'âge & l'expérience.

A peine serois-tu le dernier de mes fils,

Et déjà ma vieillesse adopte tes avis.

J'ajoûte seulement un conseil salutaire ;

Le seul point qu'on néglige, & le seul nécessaire

Banissons la discorde ; & que notre union

Assûre désormais la chute d'Ilion.

Atride, c'est à toi que ce conseil s'adresse ;

Jupiter t'a remis le sceptre de la Grece ;

Mais c'est pour la sauver : songes-y bien, tu dois

Donner aux bons conseils l'autorité des loix,

Soumettre à la raison la majesté suprême

Et commencer toujours par te juger toi-même ;

Tu sçais que contre Achille, écoutant ta fierté,

Tu l'as privé d'un bien tant de sois mérité ;

Rien n'a pu t'empêcher de ravir sa captive ;   

Sous ses tentes depuis sa valeur est oisive ;

Nous perdons son secours & nous perdons avec lui,

Les Dieux dont ce Héros nous assûroit l'appui.        

Repare, il en est temps,  repare cette offence ;

Que l'excuse & les dons désarment la vangeance:

Deviens l'ami d'Achille, & fais-nous dire à tous :

Qui pouvoit tant sur soi, doit pouvoir tout sur nous.

 

    Oui, dit Agamemnon, toute ma fierté cède ;

Tu m'apprends à la fois le mal & le remède ;

Combien Achille absent nous couste de lauriers ?

L'ami des Dieux vaut seul un peuple de guerriers.

C'en est donc fait ; d'Achille étouffons le murmure ;

Que mes dons prodiguez effacent son injure ;

Apprenez pour les Grecs jusqu'où va mon amour,

Et le prix dont je veux acheter son retour.

 

  Vingt grands vases où l'art épuisant sa puissance

Egala l'industrie à la magnificence ;

Douze coursiers vingt fois dans nos jeux triomphants,

Dignes du char des Dieux & plus prompts que les vents

Douze jeunes beautez, adroites Lesbiennes,

Qui le disputeroient aux mains Sidoniennes  

Quand l'aiguille animant la toille sous leurs doigts,

Mille objets différents y naissent à leur choix.

C'est peu, je lui rendrai sa chère Briséïde,

Qui devoir, dans mon cœur y remplace Chriséïde

Et j'atteste les Dieux que jusques à ce jour,

J'ai, malgré mes désir, respecté son amour.

Il faut faire encor plus ; & s'il veut nous défendre,

Nous serons plus qu'amis, je l'accepte pour gendre ;

Heureux ! sage Nestor, si le fils de Thétis,

Touché de nos malheurs se désarme à ce prix.

Mais craindroit-il encor d'avilir son courage 

N'accorderoit-il rien à mon rang,  à mon âge

Ah ! si ce cœur cruel rte nous rend son appui,  

L'inflexible Pluton l'est encor moins que lui.

 

    La justice d'Atride, & sa magnificence,

Dans les cœurs abbatus remettent l'espérance.

Phaenix, Ulisse, Ajax sont choisis entre tous

Pour aller du Héros desarmer le courroux.

On nomme, pour les suivre  Adius, Euribate,

Du succès mérité tout le conseil se flatte.

Le vin en sacrifice alors est épanché ;

Nestor, à tout prévoir, sans relâche attaché,

De ses sages conseils éclaire leur prudence,  

Et d'Ulisse sur-tout anime l'éloquence.

Qui pourroit : resister à des agens pareils ?

Dit-il, mêlant ainsi l'éloge & les conseils.

 

   Ils parviennent bien-tôt au pavillon d'Achille ;

Malgré le Sort des Grecs, ils le trouvent tranquille,

Qui des sons d'une harpe accompagnant sa voix,

S'amusoit à chanter les célèbres exploits ;

Et près de lui Patrocle, assis sur le rivage;

Jusques dans ses plaisirs admiroit son courage.

Quand le fils de Thétis apperçoit les Héros,

Lui-même, se levant, les aborde en ces mots.

 

    Quel important dessein dans ces lieux vous amene  

Mes amis ? car sur vous je n'étends point ma haîne ;

Je n'accuse qu'Atride ; & pour vous aujourd'hui

Ma tendresse est égale à ma haîne pour lui.

 

   C'est ainsi que déjà tout son cœur se déclare ;

Il ordonne un festin que Patrocle prépare ;

Et bien-tôt, à sa table après eux s'asseyant,

Les invite au plaisir avec un front riant.

Sur la fin du repas le sage Roi d'Itaque

Porte au fils de Thétis cette première attaque.

 

   Vous nous aimez, Achille, & cet accueil flatteur

Nous rend enfin l'espoir d'attendrir vôtre cœur :

Connoissez donc nos maux, & prévenez vous-même  

Ce que nous attendons d'un Prince qui nous aime.

Le Troyen est Vainqueur, & nos ramparts nouveaux,

Peut-être ne pourront garantir nos vaisseaux.

Les foudres, les éclairs par un double présage,

En nous glaçant de crainte augmentent leur courage,

Et jusques à nos nefs, ils vont porter les feux,

Si vous ne nous rendez les Dieux qu'ils ont pour eux ;

Tout fier de leur secours, le défenseur de Troye,

Hector pense déjà que nous sommes sa proye ;

Enyvré du succès qui le flatte aujourd'hui      

Il croit qu'Achille même est au-dessous de lui

Pour brûler nos vaisseaux, il n'attend que l'aurore

Il se plaint de la nuit qui le retarde encore ;

Et presse le Soleil de venir éclairer

Le vaste embrasement qui doit les dévorer.

Cher Achille, armez-vous ; prévenez sa furie ;

Nous verriez-vous périr loin de nôtre patrie ?

A nos maux, à nos vœux n'auriez-vous point d'égard ?

Ah ! venez, & craignez de le vouloir trop tard :

Craignez, si nous mourons, que dans le cœur d'Achille,

Nous ne soyons vangez d'un remords inutile.

Ne vous souvient-il plus de ces tendres avis

Que vous donna Pelée, en embrassant son fils

Allez, vous disoit-il ; le Destin vous réserve

Le secours de Junon & l'appui de Minerve ;

La gloire vous attend, mon fils ; mais gardez-vous

D'écouter les Conseils d'un imprudent courroux ;

Joignez à la valeur une douceur modeste ;

Faites votre devoir, les Dieux seront le reste,

Suivez-le ce devoir ; venez-nous délivrer ;

Agamemnon fléchit, & veut tout reparer :

Ne nous opposez point un dépit trop sévere ;

Songez que je vous tiens le langage d'un pere.

 

   Pour mieux l’interesser, Ulisse en cet endroit,

De tous les dons offerts sait un détail adroit.

Si, contre Agamemnon ta haîne est inflexible,  

Ajoûta-t- il, du moins à nos maux sois sensible.

Fut-t-il encor l’objet de ton inimitié,

Que du moins tes amis le soient de ta pitié,

Quand tu nous haïrois, prends soin de ta mémoire ;  

Et ne te vange pas au dépens de ta gloire.

De la fierté d'Hector viens réprimer l'excès ;

Plein de ce sol orgueil n'enfantent les succès,

Il semble, à tous nos coups se croire invulnérable ;

Et plus grand qu'un mortel, aux Dieux mêmes semblables.

Il y va de ta gloire à détromper Hector ;

Viens lui faire sentir qu'Achille vit encor.

 

   Achille lui répond : Brave & prudent Ulisse,

D'un discours concerté j'ignore l'artifice :

Je laisse à tes pareils orner la vérité ;      

Ma plus grande éloquence est ma sincérité.

Achille est ennemi de l'indigne contrainte,

Et parmi ses défauts ne compte point la feinte

Comment Atride a-t-il reconnu mes travaux

Le lâche & le vaillant, devant lui sont égaux.

Qu'on se dérobe aux soins, qu'on s'offre à la fatigue ;

Que-l'on soit de son sang ménager ou prodigue ;

Le prix en est le même  ou par d'injustes loix,

La vertu voit le vice enrichi de ses droits.

A combien de périls ai-je exposé ma teste ?

J'ai volé, pour les Grecs, de conquête en conquête.

Que d'ennemis défaits ! que de ramparts détruits !

Combien de jours sanglant ? & d'inquietes nuits ?

Mon bras alloit porter la flamme vangeresse,

Par-tout où m'appelloit l'intérêt de la Grèce ;

Je combatois pour vous, mieux que les Phrigiens,

Pour leurs foyers, leurs fils, leurs femmes & leurs biens.

Quel fruit de mes travaux ; quel prix de mon courage ?

Atride s'est rendu l'arbitre dû partage ;

Presque tout le butin pour lui fut reservé ;

Le seul prix que j'en eus vient de m'être enlevé ;

Et puisque tout le camp l'a souffert sans murmure,

Tout le camp s'est rendu complice de l'injure.

C'est moi qu'on traite ainsi ! moi seul de tous les Rois

Je n'aurois point de part au fruit de mes exploits ?

Sur ces bords ennemis quel dessein nous ameine?

Ce camp n'y vient-il pas redemander Hélene ?

On m'ôte Briséïde ; & l'on veut qu'aujourd'hui,

Insensible pour moi, j'ose tout pour autrui.

Non : je n'épouse plus les intérêts d'Atride ;

Et je suis las enfin de servir un perfide.

Le lâche devroit-il mandier mon secours ?

N'at-t-il pas sait sans moi ses fossez & ses tours ?

Que sa prudence encor les éleve, les creuse ;

Qu'il arrête d'Hector l'audace trop heureuse.

Tant que j'ai combattu, vous braviez ses efforts ;

Et nous n'avions besoin de fossez ni de forts.

Mais qu'il ne compte plus sur le secours d'Achille ;

Je vais le délivrer d'un guerrier inutile ;

Demain, pour fuir des lieux témoins, de mon affront,

La rame à mes vaisseaux ouvrira l'Hellespont,

Pour vous, ne tenez point ma réponse secrette

Publiez les raisons d'une juste retraitte ;

Et sur-tout apprenez au Roi dont je me plains,

Pourquoi je l'abandonne à ses mauvais destins.

Qu'il garde ses présens ; je garderai ma haîne,

Plus chere pour mon cœur que tout l’or d'Orchomene

Je ne confondroi point mon sang avec le sien ;

Qu'il reserve à sa fille un plus heureux lien ;

Eût-elle plus d'attraits que la belle Immortelle,

Je haïrois encor Agamemnon en elle.

Mais enfin ; par la gloire on veut m'interesser :

La gloire est un faux bien, ( il croyoit le penser ;

Et le dépit menteur le séduisant lui-même :

Il parle avec mépris du seul objet qu'il aime.)

 Je ne me repais plus d'un chimérique honneur ;

Le repos, même obscur, est l'unique bonheur ;

Insensé que j'étois ! je voulois que la gloire,

En abrégeant mes jours, étendît ma mémoire.

L'injustice d'Atride a désillé mes yeux ;

Je sens combien la vie est un don précieux.

En venant sur ces bords, ( je l'appris de ma mère, )

L'ordre absolu du sort me laide un choix à faire :

Je puis, si je m'obstine à détruire Ilion,

Aux dépens de mes jours éterniser mon nom,

Ou si loin des combats, je vais revoir la Grece,

Atteindre, sans honneur, à l'extrême vieillesse.

Mon choix est fait, vivons.  Et puillent comme moi  

Tous les Grecs s'affranchir d'une odieuse loi.

Puissent-ils, fatiguez d'une vaine entreprise,

Laisser en paix des murs que le Ciel favorise !

Que du moins avec moi, Phaenix passant les flots,

Vienne assûrer ailleurs sa vie & son repos.

 

   Phaenix à ce discours, verse un torrent de larmes

Eh ! que devient, dit-il, la gloire de vos armes ?

Quoi mon fils, notre sort ne peut vous attendrir ?

Vous voulez nous quitter quand nous allons périr ?

Achille pourra-t-il me laisser sans défense ?

Est-ce le prix des soins que j'eus de son enfance ?

Rappellez tous ces temps si chers à mon amour,

Tous ces temps écoulez depuis que dans sa Cour,

Vôtre pere, à ma fuite, accordant un azile,

Daigna me confier la jeunesse d'Achille.

Hélas ! à vôtre aspect, j'oubliai mes malheurs ;

Dehors  vous fistes seul ma joye & mes douleurs ;

Vous devîntes mon fils, je n'en connus plus d'autre,

Et tel fut mon amour qu'il mérita le vôtre.

Alors de vos lauriers préparant les moissons,

Je vous voyois avide, écouter mes leçons ;

Vous me cherchiez par-tout, & vôtre confiance

Entre Pelée & moi mettoit peu de distance.

Mes soins en devenoient plus vifs, plus complaisans ;

Je croyois élever l'appui de mes vieux ans.

Pourriez-vous, fécondant nos tristes destinées,

Démentir en un jour l'espoir de tant d'années ?

Ah ! déjà par la force, égal aux immortels,

Par la douceur aussi méritez les autels.

On irrite les Dieux, mais par les sacrifices

De ces Dieux irritez on fait des Dieux propices.

Si vous êtes leur fils, que les dons & les voeux

Puissent du moins sur vous ce qu'ils peuvent sur eux,

Au nom de vôtre enfance, au nom de ma vieillesse,

Si jamais vôtre cœur m'a donné sa tendresse,

Par ces genoux si chers que je tiens embrassez,

Venez combattre, Achille ; & nos maux sont passez.

 

    Achille est attendri ; mais toujours la plus forte

L'inflexible Fierté sur la Pitié l'emporte.

Eh ! pourquoi, cher Phaenix , venez-vous à mes yeux

Combattre par vos pleurs la volonté des Dieux ?

Je garde, pour Atride une haine immortelle ;

Mais Jupiter lui-même est d'accord avec elle ;

C'est lui qui me retient ; & fidelle à ses loix,

Je contente les Dieux & ma haîne à la fois.

Faut-il qu'un vain serment dans ce camp te retienne ?

Mon injure, Phaenix, n'est-elle pas la tienne ?

Sans attirer ta haîne, a-t'on pu m'offenser ?

Et ton cœur, entre nous, devroit-il balancer ?

Viens ... Ajax l'interrompt, & las de ce langage,

Sans s'adresser à lui, murmuroit de l'outrage.

 

   Sortons, dit-il, Ulisse, allons ne perdons plus

Des momens précieux en discours superflus  

Aux Grecs impatiens portons cette nouvelle ;

Ce barbare ne suit qu'une haîne rebelle ;

A suivre la raison, il croirait s'avilir ;

Et c'est un coeur de fer qu'on ne peut amollir.

Allons, ( & tout d'un coup se tournant vers Achille, )

Vous nous voyez partir, cruel, d'un œil tranquille !

La prière obtient tout des cœurs les plus aigris ;

On pardonne la mort d'un époux & d'un fils ;

Mais vous, plus fier encor du dépit qui nous brave,

Vous nous immolez tous à l'amour d'un esclave.

Vous voyez vos amis sans fruit humiliez,

Embrasser vos genoux, & pleurer à vos pieds !

Cruel, puisque nos pleurs ne trouvent point de grace

Puisse tomber sur vous le sort qui nous menace.

 

   Vous voulez que j'oublie un mépris outrageant ?

Non, mon courroux encor s'irrite en y songeant ;

Lui répond le Héros, cet Ajax qui murmure

Sçauroit il mieux que moi pardonner une injure ?

C'en est donc fait, partez, j'attendrai sur mes bords

Que cet Hector si craint y porte ses efforts ;

Bien-tôt à s'éloigner, je sçaurois le contraindre;

Mais s'il n'attaque Achille, Hector n'a rien à craindre.

 

    Ils partent, Phaenix reste. Atride avec sa Cour

Dans l'espoir du succès, attendoit leur retour :

Ils arrivent au Camp ; Ulisse leur annonce

Du Héros irrité l'inflexible réponse.

La tristesse & la peur s'emparent des esprits ;

Mais Dioméde enfin, plus sensible au mépris,

Laissons, dit-il, laissons un regret inutile ;

Et que nôtre valeur nous tienne lieu d'Achille ;  

Que demain les Troyens renversez sous nos coups

Puissent à chaque instant le retrouver en nous.