Livre V

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   Mais dans ce jour de sang, la guerrière Immortelle

Reserve à Diomede une gloire nouvelle ;

Entre mille Héros il se distingue encor ;

Ç'est un nouvel Achille, aux yeux même d'Hector.

 

    Bien-tôt l'ennemi s'ouvre à sa course rapide ;

Le plus brave, à le voir, se trouve un cœur timide ;

Du feu de ses regards il sçair les dissiper ;

On ne resistoit plus, il n'avoit qu'à frapper.

Un fleuve impétueux, grossi par les orages,

Avec moins de fureur surmonte ses rivages,

Quand brisant à grand bruit les digues & les ponts,

Il va des champs voisins ravager les moissons :

Plus redoutable encor le vaillant Dioméde,

Rompt les rangs ennemis où tout plie, où tout cède :

Et sa rapidité se redoublant toûjours,

Jusques sur les fuyards ce torrent suit son cours.

D'un infaillible trait, c'est en vain que Pandare

Croit le précipiter aux rires du Tenare :

Il blesse le Héros, dont le sang coule en vain ;

Plus furieux encor il poursuit son dessein,

Un carnage nouveau soulage Diomede,

Et la mort de Pandare est son premier remede  

Minerve le guérit ; en combattant toûjours

 le guerrier lui laissa le soin de son secours.

 

    Hector, de son côté, signalant son courage

Remportoit sur les Grecs un pareil avantage

Et tous deux triomphans en differents endroits,

Leurs partis sont vainqueurs & vaincus à la fois.

Hector accourt enfin où le fils de Tydée

Poursuivoit des Troyens la troupe intimidée,

Et là, comme une digue où se brisent les flots,

Il arrête à l'instant la course du Héros.

Le Troyen r'assûré près d'Hector se r'allie,

Bien-tôt dans tous les cœurs l'audace est rétablie :

Le terrain se dispute ; en cet affreux moment,

Que le moindre avantage est payé cherement !

Quel carnage assouvit les regards de Bellone ?

La mort de toutes parts se reçoit & se donne ;

Aucun d'eux ne sçauroît ni vaincre ni céder ;

Et le Destin entr'eux a peine à décider.

 

    Dioméde pourtant fait pancher la balance ;

Et du côté des Grecs repasse l'Esperance.

Ce Héros en fureur vole de toutes parts,

Force tout ; on l'eût pris pour Achille, ou pour Mars ;

De combien de Héros la vie est moissonnée

Par les Ajax, Atride, Ulisse, Idomenée !

Et ce Chef qu'aux combats Machaon a rendu,

Combien fait il payer le sang qu'il a perdu !

 

    Adresse le fuyoit ; mais un arbre funeste

Renverse de son char le malheureux Adreste,

Qui tout prêt de périr du fer de Ménélas,

Se jette à ses genoux, en détournant son bras.

 

    Ah ! dit-il, arrêtez, faites grace à mes larmes,

Ma mort est inutile au succès de vos armes,

J'ai de riches parents à qui mes jours sont chers ;

Au prix de leurs trésors, ils briseront mes fers.

 

   Ménélas laisse alors desarmer sa vangeance

Peut-être à la pitié, peut-être à l'esperance ;

Agamemnon le voit ; & d'un ton de fureur,

Quoi ! dit-il, la pitié fléchiroit vôtre cœur ?

Pour qui ? pour un Troyen. Oubliez-vous l'injure

Que vous fit en Argos cette race parjure ?

Vous leur devez, mon frere  un éternel courroux :

Point de grace pour eux ; la mort est due à tous.

Il faut le fer en main, de ces peuples funestes,

Jusqu'au sein maternel aller chercher les restes.

 

    Devenu plus cruel à ces mots, Ménélas

Repousse le guerrier qui lui tendoit les bras ;

Et son frere aussi-tôt le perçant de sa lance,

Que tout Troyen, dit-il, sente ainsi ma vangeance.

 

   D'un imprudent butin détournant le soldat,

Nestor ; par ce discours, échauffoit le combat :

Ne soyez maintenant avides que de gloire ;

Craignez que de vos mains n'échappe la victoire ;

Vos exploits d'Ilion vont vous ouvrir les murs ;

Différez-en les fruits pour les rendre plus sûrs.

 

   Les Troyens en effet repoussez vers la Ville,

Esclaves de la peur, ne cherchent qu'un azile ;

Quand le sage Hélénus, lui qu'entre les devins,

On croit le mieux instruit des arrêts des Destins,

S'oppose à cette fuite, & d'Hector & d'AÉnée

R'anime la valeur par le nombre entraînée.

 

    Généreux Chefs, dit-il, arrêtez les Troyens,

Et sauvez nos enfans, nos femmes & nos biens ;

Les Dieux vous ont commis la défense de Troye

Empêchez que des Grecs elle ne soit la proye ;

Rassemblez les soldats, & ralliez les corps ;

Du secours de l'exemple animez nos efforts ;

En un combat sanglant changeons notre retraite ;

Que le Grec à son tour tremble pour sa défaite,

Et que par ses périls le Troyen excité.

Tire au moins sa vertu de la necessité.

 

    Le combat rétabli, qu'Hector aille à Pergame ;

Car c'est un Dieu qui met ce dessein dans mon ame,

Que d'Hécube ma mere, au Temple de Pallas

Les femmes d'Ilion accompagnent les pas ;

Que pour rendre à nos vœux la Déesse propice,

Elle fasse une offrande & voüé un sacrifice,

Si du fier Dioméde, elle suspend les coups.

Achille même étoit moins terrible pour nous.

 

    Hector ne répond rien, mais il agit ; son ame

D'un généreux dépit en ce moment s'enflame :

Il vole ; sa menace arrête les fuyards :

Il r'anime les cœurs du feu de ses regards.

Tout revient au combat ; une nouvelle audace

fait prendre à la fortune une nouvelle face ;  

Et le Grec étonné croit que son ennemi

Par le secours d'un Dieu vient d'être r'affermi.

Ainsi l'un perd l'espoir que l'autre ose reprendre ;

Et ceux qui poursoivoient ont peine à se défendre.

 

   Courage, dit Hector ; Phrygiens, Alliez ;

Vous voilà tels encor qu'autrefois vous étiez ;

Sous les ordres d'AEnée achevez la victoire ;

Je cours interesser Minerve à vôtre gloire.

Il dit, & leur laissant ce généreux discours,

Va des vœux de sa mere y joindre le secours.

 

    Mais quel nouveau bonheur en ce moment les aide !

Le Destin suspendit les coups de Dioméde ;

Qu'il eût été terrible en l'absence d'Hector !

Mais enfin Ilion devoit durer encor.

Il rencontre Glaucus, de qui la longue histoire,

Lui ravit des moments qu'il devoit à la gloire.

Leurs ancestres entr'eux jadis avoient lié

L'inviolable nœud d'une sainte amitié ;

Il prête à ce détail une oreille attentive,

Un souvenir si cher tient & valeur captive,

Et tandis qu'il fait voir un coeur reconnoissant,

Il laisse loin de lui le combat languissant.

 

    Hector entroit à Troye ; à ses yeux se présente

Des femmes d'Ilion la foule impatiente

Qu'allarmoit l’amitié, le sang, des noeuds plus doux,

Pour les jours d'un ami, d'un frère ou d'un époux.

Toutes s'en informoient, & leurs clameurs perduës

Ne formoient qu'une voix de cent voix confonduës ;  

Hector que son devoir appelle en d'autres lieux,

Les pressoient en passant d'avoir recours aux Dieux.

 

   Il arrive au Palais où sa mere éplorée

L’embrasse, & d'une voix triste & mal assûrrée,

Vous quittez le combat, mon fils ; c'en est assez ;

Les Grecs sont triomphants, & les Troyens chassez

Priez que Jupiter aujourd'hui nous défende ;

Qu'on apporte le vin ; vous en serez l'offrande.

 

    Non, dit-il ; tout souillé d'un carnage odieux,

Ma sacrilege offrande irriteroit les Dieux,

Mais,  vous ma mere, vous qu'un zele put anime ;

Présentez à Pallas un encens légitime ;

Que le plus riche voile offert à ses genoux,

Que cent taureaux promis l'intéresent pour nous ;

Qu'elle éloigne les Grecs de sa fidèle Ville,

Et le fier Dioméde, aujourd'hui leur Achille.

Allez, ma mère, allez, & comblez notre espoir,

Tandis que de Pâris réveillant le devoir,

Je vais le r'appeller aux combats qu'il évite ;

Heureux ! si quand d'Argos il médita sa suite,

La terre vangeresse ouverte sous ses pas,

Nous avoit par sa mort épargné ces combats.

 

   Il sort. Bientôt., Hécube ayant choisi le voile

Dont l’art le plus superbe enrichissoit la toile,

Une pieuse foule accompagnant ses pas,

Elle marche avec pompe au Temple de Pallas,

La fille d'Antenor, jeune & sage Prêtresse,  

Théano, dès long-temps voilée à là Déesse,

Ouvre le Temple ; on entre, & soudain de leurs cris,  

Les femmes font frémir les augustes lambris ;

Théano prosternée aux genoux de Minerve.

 

    Toi, dit-elle, par qui Pergame se conserve,

Fille de Jupiter, appui des malheureux,

Accepte notre offrande, & réponds à nos vœux.

Daigne de Dioméde interrompre la gloire ;

Fais lui trouver la mort au lieu de la victoire ;

De sa cruelle rage affranchis Ilion ;

Le sang de cent taureaux va couler est ton nom.

Hélas ! vœux superflus ! la Déesse des armes

Etoit sourde à leur cris, insensible à leurs larmes.

 

   Pendant ce sacrifice, Hector vient d'arriver

Au Palais que Pâris avoit fait élever,

Où l'art, pour contenter sa superbe molesse

Joignit la grace au faste, & la pompe à l'adresse.

 

    Hélene alors pressoit des ouvrages nouveaux

De ses femmes guidoit l'aiguille & les fuseaux ;

Et l'amoureux Pâris qu'arrêtent tant de charmes,

Préparait, sans ardeur, sa cuirasse & ses armes.

 

    Quel est cette langueur, dit Hector en courroux ?

Devez-vous être ici quand tout périr pour vous ?

Tout s'expose pour Troye au desespoir réduite ;

Et l'auteur de la guerre est le seul qui l'évite.

Ah ! vous-même, cruel  de quel œil verriez-vous,

Que quelqu'autre Troyen se dérobât aux coups ?

Qu'oisif, il attendît la chûte de Pergame ?

Vous scauriez le traiter l'infidelle, & d'infâme.

Venez donc, ou de nous & de nos alliez

Attendez tous les noms que vous lui donneriez.

  

   Ce zèle, dit Pâris, ne me fait point d'outrage ?  

Hélène, comme vous, excitoit mon courage ;   

Je ne crains point la mort, j'en atteste les Dieux

Et la seule douleur m'arrêtoit en ces lieux ;

Vaincu par Ménélas, je cedois à ma honte ;

Mais enfin dans mon cœur le dépit la surmonte ;

Partez : je vais vous suivre, & les Grecs me verront

Dans leur sang odieux effacer mon affront.

 

    Hélene veut qu'Hector un moment se repose ;

Puis-je me pardonner les maux que je vous cause,

Lui dit-elle en pleurant ? Pourquoi l'injuste sort,

N'a-t-il pas confondu ma naissance & ma mort ?

Le  jour que je naquis pour désoler le monde,

Pourquoi ne m'a t-on pas jettée au fond de l'onde,

Ou fut d'âpres rochers abandonnée aux Ours ?

Hélas ! combien la Parque eût moins tranché de jours !

Le Sort n'a pas voulu. Du moins si l'Hymenée

Eût aux jours d'un Héros uni ma destinée ;

Si j'avois un époux amoureux des combats,

Qui craignît les affronts, & n'en méritât pas ;

Mais que Pâris est loin des  vertus de son frère !

Le Ciel ne lui donna que le vain don de plaire ;

Il est né pour servir de lustre à vos exploits ;

Et vous, pour relever la honte de mon choix.

 

    Hector impatient n'écoutoit plus Hélene ;

Il part, mais en partant, il presse cette Reine

De hâter, s'il se peut, la lenteur de Pâris.

Il veut voir de ce pas Andromaque & son fils ;

Il veut leur dire adieu ; car hélas ! il ignore,

Si le sort souffrira qu'il les revoye encore.

 

   Il court à son palais. Mais sur le premier bruit

Que le Grec est vainqueur, & que le Troyen fuit,

Avec Astyanax, Andromaque empressée,

Avoir volé soudain jusqu'à la porte Scée.

Il y vole : d'abord leurs yeux se rencontrant,

Arrêtent l'un sur l'autre un regard pénétrant ;

Leur fils qu'entre ses bras sa nourrice caresse,

Présent à leurs adieux, en accroît la tendresse.

 

    Quoi, dit-elle, au combat tu retournes encor !

Faut-il que ta valeur me coûte mon Hector ?

Tant de sois en un jour faudra-t-il que je tremble

D'un péril où je vois tous les malheurs ensemble ?

Les Grecs vont sur toi seul réunir leur effort.

Que je crains l'intérêt qu'ils ont tous à ta mort !

Hélas! que devenir, si la Parque sévere

Me laisse sans époux, & cet enfant sans père ?

Dieux ! ne nous privez pas de notre unique appui,

Heureuse ! si la mort me frappoit avant lui.

J'ai perdu dès long-temps ceux dont je tiens la vie

Dans Thébes, à mon pere Achille l'a ravie,

En vain lui rendit-il les funébres honneurs,

Sa superbe pitié n'essuya point mes pleurs.

Mes sept frères sont morts de ses traits sanguinaires,

Et ma mere a servi l'assassin de mes frères ;

Sa rançon fut payée ; hélas ! bien-tôt après

Diane de son sang rassasia ses traits.

Ainsi, soeur déplorable & malheureuse fille,

J'ai vu le fer cruel ; moissonner ma famille ;

Mais j'oubliois mes maux auprès de mon époux ;

Tout ce que j'ai perdu me reste encor en vous.

S'il faut que votre mort réveille mes miseres,

Je vais reperdre en vous mes parents & mes frères.

Cher Hector, prend pitié de moi, d'Astyanax ;

Demeure, sous ces murs ont paru les Ajax ;

Rassembles-y le peuple, & veille à leur défence ;

Rends du moins mes regards témoins de ta vaillance.

 

   De vos pleurs, dit Hector, que je me sens toucher !

Mais enfin je n'ai point appris à me cacher ;

Quand la gloire commande, en vain la mort menace ;

Et le lieu du péril est ma plus chère place ;

Tel que je fus toûjours, tel je veux être encor ;

Troye, avant mon trépas, ne perdra point Hector  

Et courant sans relâche où le devoir m'appelle,

Vous me verrez toujours digne de vous & d'elle,

Peut-être qu'Ilion n'est pas loin de tomber,

Qu'en vain à son Destin je veux le dérober,

Qu'Hécube, que Priam, que mes soeurs, que mes freres,

Vont bien-tôt, par leur mort, consommer nos miseres ;

Malgré la voix du sang, malgré de si doux nœuds,

Je crains pour Andromaque encor plus que pour eux ;

Et même, en cet instant, ma tendresse craintive,

Présente à mon esprit Andromaque captive,

Qui, privée à la fois d'honneur & de repos,

File, en pleurant Hector, pour les femmes d'Argos,

Peut-être quelque Grec insultant à vos larmes,

C'est la femme d'Hector, si fatal à nos armes,

Diroit-il ; il n'a pu détourner ses malheurs.

A ce nom si chéri, s'irriteroient vos pleurs,

Insupportable idée, ô douloureux supplice !

Dieux ! sauvez Andrornaque, & qu'Hector seul perisse.

 

   Que de larmes couloient de ses yeux attendris !

Alors pour l'embrasser il veut prendre son fils ;

Mais l'enfant effrayé du casque & de l'aigrette.

Au sein de sa nourrice, en criant  se rejette,

Hector soûrit de voir ses naïves frayeurs,

Et ce tendre souris n'interrompt point ses pleurs.

 

    Enfin étant son casque, il le prend, le caresse

Par mille embrassemens soulage sa tendresse

Et le tenant serré dans ses bras paternels,      

Il adresse pour lui, ces vœux aux immortels.

 

Je vous offre mon fils, Dieux  suites en le vôtre ;

Digne de votre appui, qu'il n'en cherche point d'autre ;

Rendez-le, s'il se peut, le secours des Troyens

Qu'un jour par ses exploits, il efface les miens ;

Récompensez en lui la piété du père,

Et qu'il soit les plaisirs & l'honneur de sa mere.

 

   A ces mots, il l'embrasse ; & pleurant aussi-tôt,

Dans le sein d'Andromaque, il remet ce dépôt.

Que sais tu, lui dit-elle, helas tu me le laisses !

Et peut-être voilà tes dernières caresses

C'est trop, s'écrie Hector, c'est trop nous attendrir ;

Adieu, chère Andromaque, il faut vous secourir ;

Adieu, je vais tenter la fortune des armes ;

Qu'un généreux espoir dissipe vos allarmes ;

Mais pour vous consoler, c'est assez de sçavoir

Que vivant, ou mourant, Hector fait son devoir.

 

   Il s'éloigne y & bien-tôt Andromaque éperdue

Tombe pâle & mourantes le perdant de vuë.

 

   Au sortir d'Ilion Pâris joignit Hector,

Qui loüa sa valeur pour l'affermir encor.