La plainte de Briséis

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Chant XIX. — Après avoir reçu de sa mère sa nouvelle armure, Achille se rend à l'agora, ou assemblée  des Grecs : il se réconcilie solennellement avec Agamemnon, et promet de prendre part à la bataille qui va s'engager. Agamemnon s'empresse de lui restituer son esclave Briséis, en même temps qu'il fait porter sous sa tente de magnifiques présents. Et le poète nous décrit l'arrivée de Briséis auprès du corps de Patrocle.

 Mais Briséis, ensuite, pareille à Vénus aux cheveux d'or, lorsqu'elle aperçut Patrocle blessé par le fer aigu, se jeta sur lui en poussant des lamentations sonores, tandis que, de ses mains, elle lacérait sa poitrine et sa tendre gorge et son beau visage. Et cette mortelle semblable aux déesses s'écria :

« Patrocle, ô toi cher entre tous à mon cœur infortuné, je t'ai laissé vivant lorsque j'ai quitté cette tente ; et maintenant, ô prince du peuple, voici que je te retrouve mort en y revenant ! Tant il est vrai que, pour moi, toujours un malheur succède à un autre. Car d'abord mon époux, à qui m'avaient confiée mon père et ma vénérable mère, je l'ai vu frappé de l'airain aigu devant les remparts de notre cité ; et mes trois frères, que ma propre mère avait enfantés, mes frères chéris ont également rencontré déjà leur dernier jour. Mais toi, lorsque le rapide Achille a tué mon mari et détruit la cité du divin Minos, tu ne voulais pas même me laisser pleurer, et me disais que tu ferais de moi la femme très glorieuse du divin Achille, et que vous m'emmèneriez sur vos navires jusque dans la Phtie, où voua me prépareriez un festin de noces parmi les Myrmidons. Aussi pleuré-je insatiablement ta mort, ô toi toujours plein de douceur ! »

 

 

 Ainsi elle parla, en pleurant, et les jeunes filles gémissaient, en apparence déplorant la mort de Patrocle, mais en réalité chacune s'affligeant de ses propres douleurs. Cependant, autour d'Achille lui-même, s'étaient assemblés les principaux des Grecs, conjurant le héros de prendre quelque nourriture. Mais lui s'y refusait toujours, en soupirant.

 « Je vous en prie, disait-il, si quelqu'un de vous consent à m'écouter, mes chers compagnons, ne m'ordonnez point de rassasier mon cœur en mangeant ou en buvant : car une grande douleur me possède. Et jusqu'au soleil couchant je veux rester ainsi, continuant à souffrir jusque-là ! »

 Ayant ainsi parié, il congédia les autres rois. Seuls restèrent auprès de lui les deux Atrides, et le noble Ulysse, Nestor, Idoménée, et le vieil écuyer ; Phénix, ne cessant point de le consoler dans sa tristesse ; mais en aucune façon ils ne purent réconforter son cœur avant qu'il fût rentré dans le gouffre de la guerre sanglante. Et, se ressouvenant, il poussa de profonds gémissements, et s'écria :

« Toi aussi, ô infortuné, le plus cher de mes amis, c'était toi qui, naguère, t'empressais de faire servir dans notre tente un repas savoureux, lorsque les Achéens avaient hâte d'engager la guerre déplorable contre les Troyens dompteurs de chevaux ! Mais maintenant tu gis, tout meurtri, et mon corps est privé de nourriture et de boisson, tant est vif mon regret de t'avoir perdu ! Non, jamais je n'aurais pu souffrir angoisses plus cruelles, pas même si j'apprenais le meurtre de mon père, qui peut-être, à cette heure, dans notre Phtie, verse une larme tendre, dans son regret d'un fils bien-aimé, pendant que moi, chez un peuple étranger, à cause de la détestable Hélène, je mène la guerre contre les Troyens ; et pas même si j'apprenais la mort de ce fils chéri que l'on élève pour moi dans Scyros, si du moins la chance veut qu'il soit vivant encore, ce Néoptolème semblable aux dieux ! »