Thétis apporte à Achille les
armes que Vulcain a forgées à sa priere.
elle étoit la fureur
de ce combat, semblable à
un
vaste incendie. Cependant le léger Antiloque arrive à la tente
d'Achille. Il le trouve devant ses vaisseaux, présageant le triste
événement que lé fils de Nestor vient lui annoncer. Le fils de Pelée,
poussant de profonds soupirs, se
dit à lui-même :
Malheureux que je suis ! il me semble que je vois
les enfants de la Grece fuir dans la plaine, repoussés
de nouveau par les Troyens. Tremblants, en
désordre, ils s'efforcent de
cacher leur honte dans
leurs vaisseaux. Je crains que les dieux ne m'aient
accablé d'un malheur que ma mere
me prédit autrefois. Un jour viendra, me disoit Thétis, que
le plus valeureux des Thessaliens tombera sous les coups des Troyens
; tu vivras ; et la lumiere du
jour sera ravie au plus courageux, au meilleur des
Thessaliens. Sans doute le vaillant fils de Menétius
est mort. Infortuné ! il a oublié les ordres que
je
lui
donnai de se replier sur nos
vaisseaux quand il auroit
repoussé les Troyens, et éteint la flamme
prête à consumer notre flotte.
Patrocle a oublié la
défense que je lui
fis de s'engager contre Hector
dans un périlleux combat.
Tandis que ces pensées roulent dans son esprit,
le vaillant fils de Nestor arrive ; des larmes ameres
découlent de ses yeux ; il s'acquitte avec peine de
la triste mission dont il est chargé :
Malheureux fils du sage Pelée, lui
dit-il,
les Grecs me députent vers toi pour t'annoncer un
malheur qui devoit être loin de ta pensée. Patrocle est étendu sur la
poussiere, Hector s'est emparé de
ses armes, les Grecs combattent
autour de sa dépouille mortelle.
Il dit. Un épais nuage de douleur s'étend sur les
yeux d'Achille ; il meurtrit ses joues ; prenant dans
ses mains une brûlante poussiere, il la répand sur
sa tête ; la cendre souille sa brillante tunique qui
répand au loin une odeur aussi pure que le nectar ;
il se
roule sur la terre, arrache ses cheveux. Les
cris des femmes Captives que ses
travaux, que ceux du fils
de Ménétius lui
ont acquises, retentissent
au loin; toutes accourent,
toutes l'environnent, accablées
de douleur, meurtrissant leur sein, flétrissant
leurs appas ; leurs genoux se dérobent sous
elles. La bouche collée sur les mains d'Achille,
Antiloque verse un torrent de larmes. La fureur
succede à l'affreuse tristesse. Le fils de Nestor frémit,
dans la crainte qu'Achille n'attente sur ses
jours. Leurs cris lamentables
pénetrent jusqu'aux
humides palais de Thétis. Assise aupres du vieux
Nérée, la mere d'Achille les entend, leur répond
par de profonds gémissements.
Toutes les nymphes de la
mer s'assemblent au tour d'elle, Glaucé,
Thalie, Cymodocée, Nésée, Spéio,
Thoé, Halie que l'éclat de ses yeux distingue entre toutes ses
sœurs, Cymothée, Aclée, Limnorie, Mélite,
larée, Amphithoé, Agauée, Doto,
Proto, Phérouse, Dynamene,
Dexamene, Amphinomée,
Callianire, Doris, Panope , l'illustre Galatée, Némertes, Apseudée,
Callianasse, Clymene, lanire, lanasse, Mérie, Orithye, et
Amathée à la belle chevelure ; toutes les divinités qui peuplent les
humides palais du vieux Nérée,
s'empressent autour de
Thétis ; la vaste profondeur de l'antre argenté en est remplie ; toutes meurtrissent leur sein ;
toutes versent des larmes
ameres. Thétis prenant la
parole :
Néréides, mes sœurs, écoutez-moi, dit-elle ;
apprenez la cause de ma douleur.
Que je suis malheu-reuse
! Sous quel astre suis-je devenue mere !
J'eus
un fils valeureux, irréprochable, le plus
grand des mortels ; il s'élevoit
comme une tige superbe ; j'en pris soin comme d'une plante
chérie, placée dans une terre
féconde ; je l'envoyai à Ilion
pour combattre les Troyens, avec
des vaisseaux et une nombreuse jeunesse : je ne le recevrai
point dans mes bras à son retour
de Troie ; le palais de Pelée ne le reverra plus ; et
maintenant les maux l'accablent
pendant sa vie ; il ne jouit point en paix de la lumiere du
soleil ; et je tarderais de voler à son aide ! J'irai, je reverrai
ce fils si cher à mon cœur ;
j'apprendrai de sa bouche la cause du deuil
affreux qui l'accable, tandis qu'oisif dans ses vaisseaux
il s'abstient des combats.
Elle dit, et s'élance de l'humide palais de Nérée
; ses nymphes en pleurs la suivent ; les ondes
s'entr'ouvrent à l'approche des
divinités de la mer.
Parvenue aux champs troyens, Thétis, à la tête
de ses
nymphes, s'élance sur la rive escarpée, à l'endroit où les vaisseaux
des Thessaliens, mis à sec, environnent la tente d'Achille. Poussant
de profonds soupirs, l'auguste
mere d'Achille s'offre à
sa vue, lui prodigue de tendres caresses, baigne
de ses larmes les joues
d'Achille. Partageant la douleur
de son fils, Thétis lui parle ainsi :
Ô
mon fils ! quelle est la cause de tes pleurs ?
quelle douleur t'accable ? Parle
; ne me cache pas la
source de ta profonde tristesse. Jupiter t'accorde ce que je lui
demandai, quand j'élevai vers lui mes mains suppliantes.
Repoussés jusques dans leurs
vaisseaux, les Grecs sont contraints, par les maux qu'ils
souffrent, par l'opprobre dont ils sont couverts, de reconnoître le
besoin qu'ils ont de ton bras.
Ô ma mere, lui répond Achille poussant un profond
soupir, le fils de Saturne a exaucé mes vœux ;
mais quelle
joie
peut avoir acces dans mon cœur,
quand le fatal ciseau de la Parque a tranché le fil
des jours de mon cher compagnon, de Patrocle, que je chérissois
par-dessus tous les autres, que
j'aimois à l'égal de ma vie ? Je l'ai perdu ; Hector
s'est emparé de ces armes
superbes dont les dieux
firent présent à Pelée mon pere, le jour que, suivant leurs
éternels décrets, un époux mortel fut
reçu dans ton lit. Hélas ! il eût
été plus utile, pour toi
et pour moi, que Pelée se fût uni, par les nœuds
de l'hymen, à une épouse
mortelle, que tu n'eusses cessé d'habiter tes humides palais
avec les autres divinités de la
mer. Maintenant la faux de la mort, qui menace la tête de ton
fils, est l'éternel sujet de tes larmes. Tu ne le recevras plus dans
le palais
de Pelée, à son retour de Troie. La vie m'est
odieuse ; je hais de demeurer parmi les hommes,
si
Hector, frappé de mon javelot, ne périt avant
moi, si la mort du fils de Priam
n'est la rançon de celle
de Patrocle qu'il a précipité dans les sombres
demeures.
Hélas ! il est trop vrai, ô mon fils, lui répond
Thétis mêlant ses larmes à celles
d'Achille, que ta vie
sera de courte durée : ta mort suivra de pres
celle d'Hector.
Que je meurs en ce moment, reprend Achille
poussant un profond soupir, s'il ne m'est pas donné de venger la
mort de Patrocle ! Mon compagnon est mort loin de sa terre natale,
et m'enchaîne à la vengeance.
Puisque les Destins ne permettent pas que je revoie ma
patrie, oisif dans mes vaisseaux,
poids mutile sur la terre, ne vengerai-je, ni Patrocle, ni
aucun de ceux des miens, que
l'homicide Hector a précipités dans la
nuit du tombeau , moi
l'effroi des Troyens, à. qui nul des enfants de la Grece ne peut
être comparé dans les combats ? car d'autres l'emportent sur moi dans
l'assemblée de la nation. Ô Discorde, que
n'es-tu bannie à jamais du
séjour des dieux et de la
demeure des mortels ! Funeste plaisir de la vengeance ! Plus doux que
le miel, tu te glisses dans les cœurs, et souffles ton poison
dans l'ame du sage même ; ta
fureur s'accroît avec le temps ; elle
s'étend comme la fumée. Ainsi le
roi des hommes, Agamemnon, enflamma mon courroux. Oublions des injures dont la
plaie saigne au fond de mon cœur ; contraints par la nécessité,
réprimons les mouvements impétueux de la haine que je porte
au fils d'Atrée ; ne songeons
qu'à punir Hector qui m'enlevé une tête si chere: je recevrai
la mort, quand Jupiter et les
autres dieux voudront accomplir leurs funestes oracles. Le
grand Hercule lui-même, Hercule que le fils de Saturne chérissoit
par-dessus tous les enfants des hommes, n'a pu
échapper à sa destinée : en
butte à la haine de Junon,
la Parque a tranché le fil de ses jours. Ainsi
le Destin décidera du lieu qui
recueillera mes cendres : mais j'acquerrai en ce moment une
gloire immortelle ; je forcerai
quelqu'une des Troyennes, quelqu'une des belles Dardaniennes, de
verser des larmes ameres, de meurtrir ses joues, de soupirer
éternellement ; les Troyens connoîtront enfin qu'ils ne doivent
leurs victoires qu'à ma longue
absence des combats. Ô ma tendre mere ! n'essaie
pas de
me tenir plus long-temps éloigné de cette sanglante arene ; tu ne me
persuaderois point. Ta vengeance est juste, ô mon fils, lui répond
Thétis aux pieds d'argent. Il est juste de repousser
la mort prête à fondre sur tes compagnons : mais, ta brillante
armure est maintenant au pouvoir des
Troyens ; Hector s'enorgueillit de ces armes divines.
Son triomphe sera de courte durée ; la mort
est à ses côtés. Abstiens-toi
cependant de t'engager
dans les travaux de Mars, que tu ne m'aies vue
de retour dans ta tente. Demain,
au lever de l'aurore, je t'apporterai des armes forgées par
Vulcain.
Elle dit ; et adressant la
parole à ses sœurs les nymphes de
la mer :
Rentrez, leur
dit-elle,
dans le sein de l'humide
élément ; retournez dans le
palais de notre pere ;
apprenez au vieux Nérée la cause de mon absence :
je monte sur l'Olympe pour
implorer le dieu des
arts, Vulcain, et lui demander de forger pour mon fils une armure
éclatante.
Elle dit. Les nymphes ses compagnes plongent
dans
les flots de la mer écumeuse. Thétis aux
pieds d'argent monte sur l'Olympe, dans le dessein
d'implorer le dieu des arts, de solliciter pour
son fils les armes divines
qu'elle lui a promises : ses
pieds légers la portent dans la
brillante demeure des immortels. Cependant les valeureux enfants de
la Grece fuient avec de grands
cris devant l'homicide
Hector. Ménélas et Mérion touchent aux rives
de l'Hellespont ; mais, accablés parles traits de l'ennemi,
ils ne pourroient, sans un puissant secours,
soustraire à la vengeance d'Hector la dépouille mortelle du
compagnon d'Achille. Les Troyens, leurs chars, leurs coursiers
légers Hector aussi fort, aussi
rapide, aussi formidable que la foudre, sont prêts à les
atteindre. Trois fois appellant à
grands cris les Troyens, son
bras nerveux a touché la
précieuse dépouille ; trois fois il a fait effort
pour l'entraîner : les deux
Ajax, dont la force égale
celle de l'homicide Mars, l'ont
repoussé. Se confiant dans ses forces, Hector, inébranlable, tantôt s'élance,
tantôt s'arrête, appellant les siens à
grands cris. Semblables à des
pâtres vigilants qui font effort pour garantir le troupeau confié à leurs soins de la
dent meurtriere d'un lion affamé les
deux Ajax ont peine à repousser
le fils de Priam : il se fût emparé du corps de Patrocle, une
gloire immortelle eût été sa récompense, si, envoyée par Junon, à
l'insu de Jupiter et des autres divinités,
la légere Iris ne fût descendue de l'Olympe
pour donner au fils de Pelée
d'utiles conseils. La
déesse s'approche d'Achille :
Fils de Pelée, la terreur des mortels, levé-toi,
lui dit-elle ; cours défendre le corps de Patrocle
des attaques qu'on lui livre jusques sous la pouppe
des navires. Les Grecs, les Troyens, tombent entassés l'un sur
l'autre: les Grecs s'efforcent de repousser
l'ennemi ; les Troyens essaient de s'emparer
des précieux restes du fils de Ménétius, ils
font effort pour les transporter dans Ilion, trophée
de
leur victoire. Hector, à la tête des siens, s'élance sur le corps de ton compagnon ; il emploie toutes ses forces
pour l'entraîner ; il a conçu le projet d'exposer la tête de
Patrocle sur les remparts de la
ville. Tel est l'objet de ses vœux. Leve-toi,
puissant héros ; que l'honneur l'emporte dans
ton ame sur le courroux. Quelle honte pour toi, si le corps de
ton fidele compagnon, indignement mutilé, devenoit la proie des
chiens et des vautours !
Divine Iris, lui répond le vaillant fils de Pelée,
lequel des immortels te députe vers moi ?
Junon, la respectable épouse de Jupiter, répond Iris. Ni le dieu
qui regne sur les nuées, ni aucune des autres divinités qui habitent
le brillant palais de l'Olympe,
n'est instruite de ce message.
Comment tenter cette périlleuse entreprise ? répond
Achille. Les Troyens sont possesseurs de mes armes : ma mere m'a
défendu de m'engager dans un périlleux combat, que je ne l'aie vue
de retour dans ma tente, m'apportant des armes divines
forgées par Vulcain ; elle implore en ce moment
le dieu des arts. Duquel des Grecs pourrois-je
revêtir l'éclatante armure ? Le seul bouclier d'Ajax
fils de Télamon convient à mon bras : mais ce
héros combat sans doute hors des
rangs ; le javelot tendu,
il fond sur les Troyens, et défend avec vigueur la dépouille
mortelle du fils de Ménétius.
Nous n'ignorons pas, lui répond la légere Iris,
qu'Hector est possesseur de tes armes : mais franchis le fossé ;
montre-toi aux Troyens ; la terreur
que ta seule présence leur inspirera, fera cesser le
carnage. Les valeureux enfants de la Grece, accablés
maintenant, respireront ; cette trêve de quelques instants suffira
pour ravir à l'ennemi la précieuse
dépouille de ton compagnon.
Ainsi parle la légere Iris, et elle disparoît. L'ami
de
Jupiter, Achille, se levé ; Minerve couvre sa tête et ses épaules
des franges nombreuses de la terrible égide. Par l'ordre de la
déesse, un nuage d'or d'une
éclatante splendeur éclaire le front auguste
d'Achille. Telle une brûlante fumée s'éleve du sommet des
tours d'une ville située dans une
isle, qu'une armée formidable environne ; les peuples,
enfermés dans ses murs, combattent pendant tout le jour ; quand la
nuit étend ses voiles sur la terre, de grands feux allumés au sommet de
ses tours répandent au loin une
éclatante lumiere ; c'est
le signal qu'elle donne aux peuples voisins de monter sur
leurs vaisseaux, d'armer pour la défense de leurs alliés : aussi
brillant est l'astre qui éclaire le front majestueux du fils de Pelée. Docile aux ordres
de sa mere, il s'arrête sur le revers du fossé, s'abstenant d'entrer
dans la mêlée. De ce lieu
découvert, il jette un cri perçant. Pour le rendre plus
terrible, Minerve y joint le son éclatant
de sa voix divine : l'alarme se
répand dans l'armée des Troyens. Tel le son bruyant de la
trompette imprime l'effroi dans
une ville qu'assiégé une puissante armée: non moins
effrayante paroît aux Troyens la voix d'airain du descendant d'Eacus
; la terreur s'empare de leurs ames ; les coursiers,
présageant les maux prêts à
fondre sur leurs têtes, emportent les chars vers la ville. A
la vue de la flamme immortelle dont Minerve a ceint la tête
auguste du fils de Pelée, de ce feu qui brûle sans
se consumer, leurs conducteurs
alarmés ne peuvent les
arrêter. Trois fois la voix d'Achille se fait entendre sur le
revers du fossé ; trois fois elle porte le trouble dans l'armée des
Troyens et de leurs nombreux
alliés. Douze des plus valeureux, renversés avec leurs chars,
tombent percés de leurs propres javelots. Ménélas et Mérion
s'empressent de transporter dans le camp le corps de
Patrocle, qu'ils ont arraché aux
traits de l'ennemi.
Parvenus aux
vaisseaux, ils le déposent triste ment sur un brancard, et marchent
en ordre de bataille jusqu'à la tente du fils de Pelée. Les fideles
compagnons de Patrocle l'environnent, poussant des cris perçants. Achille les suit. A la vue de son ami, de
son fidele compagnon, étendu sur un brancard, portant sur son corps
l'empreinte de la cruelle blessure qui l'a précipité dans les
sombres demeures, le fils de
Pelée verse des larmes
ameres. Il l'engagea dans ce cruel combat ; il lui prêta ses
armes, son char, ses coursiers ; il se flattoit de le recevoir dans
ses bras, victorieux, triomphant ; il ne le reverra plus. Cependant
Junon ordonne à l'infatigable
astre du jour de plonger
dans l'océan ; le soleil termine à regret sa carriere ; les divins enfants de la Grece se dispersent dans leurs
tentes pour prendre quelque repos,
apres les fatigues de cette
pénible journée. A peine les Troyens, rassasiés de sang et de
carnage, ont dételé leurs
coursiers, qu'ils convoquent l'assemblée de la nation avant
de préparer le repas du soir.
L'effroi qu'a répandu dans leurs ames la vue d'Achille,
absent depuis long-temps des combats, ne permet à aucun d'eux de
prendre séance dans le conseil ; ils se tiennent debout, et déliberent
à la hâte. Le fils de Panthée, le compagnon d'Hector, le seul
de fous ces héros, qui, rappellait le passé, sait prévoir l'avenir, le sage Polydamas
ouvre un avis salutaire. Du même âge qu'Hector, une même nuit
les a vu naître ; de beaucoup inférieur à Hector dans les travaux
guerriers, il l'emporte sur le
fils de Priam par son éloquence,
par la sagesse de ses conseils.
Animé d'un violent amour
pour ses concitoyens, Polydamas leur parle
ainsi :
Ô
mes amis, réfléchissez sur le parti qui vous
reste à prendre. Je vous
conseille de retourner à la ville. Que le lever de l'aurore
ne vous trouve pas dans cette
plaine, loin de vos murs, assiégeant la flotte des Grecs. Ils
étoient moins redoutables
lorsqu'Achille, irrité contre Agamemnon, lui refusoit le secours de
son bras. Je me réjouissois avec
vous de l'absence du fils de Pelée ; j'avois conçu l'espoir de
nous emparer de la flotte des Grecs. Maintenant je redoute
l'invincible Achille. Il ne se bornera pas à nous disputer la
victoire dans la plaine, où les Grecs et les Troyens,
alternativement victimes des fureurs de Mars, se livrent d'inutiles
combats : il nous poursuivra jusques
dans nos murs ; il emmenera nos
femmes captives. Suivez
donc mes conseils. Retournons à la ville,
tandis que les ombres de la nuit
mettent un frein à l'impétuosité de ce héros. Au lever de l'aurore,
couvert de l'airain étincelant, il fondra sur nous : quelqu'un
connoîtra alors, mais trop tard, combien
grande est la rapidité de ce torrent ; heureux
celui qui trouvera un asyle dans
la sainte cité
d'Ilion
! grand nombre de Troyens seront la proie des
chiens et des vautours. Ô dieux, épargnez à mon
oreille le récit de cet affreux
carnage. Si vous suivez le conseil que la nécessité me force
de vous donner, nous profiterons des ombres de la nuit
pour prendre, dans l'assemblée
de la nation, des mesures qui accroîtront nos forces. Au
lever de l'aurore, nos remparts, nos portes élevées, nos
énormes leviers, nous protégeront
; nous montrant en armes
sur nos murs, nous accablerons l'ennemi du sommet de nos
tours. Malgré son indomtable valeur, le fils de Pelée aura peine à
soutenir un combat si inégal :
contraint de ramener dans son
camp son char et ses coursiers,
qu'il aura vainement
fatigués à parcourir la vaste enceinte de nos murailles,
avant qu'il ait fait breche à nos remparts,
avant qu'il soit parvenu à dévaster la sainte
cité
d'Ilion, son corps sera la proie des chiens et
des vautours.
Jetant sur lui un regard de fureur : Polydamas, lui
répond
Hector, tes conseils me déplaisent. Trop
long-temps, ô Troyens, vous fûtes
dé tenus dans ces murs, où
le fils de Panthée vous conseille de vous
renfermer. Avant cette guerre
cruelle, Ilion fut célebre
par toute la terre; cette cité puissante possédoit de l'or, de
l'airain, en abondance. En butte au
courroux de Jupiter, sa gloire
s'est évanouie ; ses précieux ornements ont été vendus dans
la Phrygie, dans l'heureuse
Méonie. Maintenant les éternels décrets du fils de Saturne me
donnent la victoire dans les vaisseaux des Grecs ; j'ai
repoussé l'ennemi jusqu'aux rives
de l'Hellespont. Insensé!
cesse de donner de tels conseils aux Troyens ; tu ne
les persuaderas point ; je ne souffrirai point cette fuite
honteuse. Obéissez tous à mes ordres; que
chaque troupe, réunie sous ses
chefs, prépare le repas du soir ; que tous veillent. Si quelqu'un craint
de perdre les richesses qu'il a
acquises, qu'il les réunisse
et les confie à ses compagnons ; il vaut mieux
que ses freres en profitent, que
si elles devenoient la proie des enfants de la Grece. Demain, au
lever de l'aurore, nous
fondrons sur leurs vaisseaux, et
ranimerons un sanglant combat. S'il est vrai que le
divin Achille se réveille, qu'il essaie de défendre
la flotte des Grecs, il éprouvera la force de mon
bras. Le grand nom d'Achille ne m'effraie point ;
il ne m'engagera point dans une fuite honteuse : je
marcherai contre lui ; je succomberai, ou je serai
vainqueur : Mars sera l'arbitre du combat. Souvent
le dieu de la guerre précipite dans le tombeau celui
qui se flattoit d'abattre son ennemi.
Ainsi parle Hector, et les Troyens applaudissent.
Insensés Minerve égare leur esprit: ils applaudissent
à la témérité du fils de Priam ; Polydamas leur
donne un sage conseil, et ne persuade personne.
Dispersés par bandes, ils préparent, sous les armes,
le repas du soir.
Cependant les Grecs veillent, pendant toute
cette nuit, autour du corps de
Patrocle ; les échos
retentissent de leurs cris douloureux. Poussant de profonds
gémissements, Achille étend ses invincibles mains sur le sein de
son compagnon. Telle une lionne à la vaste criniere, qu'un chasseur impitoyable a
dépouillée des tendres fruits de ses amours, retourne tristement à
son antre désert, et en sort avec
fureur pour parcourir les sentiers raboteux,
cherchant à découvrir les traces du ravisseur
; un violent courroux l'anime; la forêt retentit
de ses rugissements : aussi vive est la douleur d'Achille
au milieu de ses Thessaliens. Poussant de
profonds gémissements, il
s'écrie : mes amis, ainsi
s'évanouissent les promesses
que je fis à Ménétius
quand je m'efforçois de calmer
les alarmes de ce pere affligé ; je lui promis de
ramener dans Opunte son fils
victorieux, chargé de riches dépouilles, ayant réduit en
cendres la puissante cité
d'Ilion. Les conseils de Jupiter ont dissipé ces vains
projets ; notre sang à l'un
et à l'autre rougira les champs
troyens. Ainsi l'ordonne
la cruelle destinée. Cette terre ennemie recueillera
notre dépouille mortelle. Ni le
vieux Pelée mon pere, ni Thétis ma mere, ne me recevront dans
leur palais, à mon retour de
Troie. Puisque je te survis, ô Patrocle, je n'enfermerai tes os dans
la tombe qu'apres t'avoir
apporté la tête de l'homicide Hector, ayant décoré ta pompe funebre des
armes d'Hector. Pour venger ton
trépas, j'immolerai, sur
ton bûcher, douze enfants des plus illustres d'entre les
Troyens; je les dévouerai à tes
mânes. Repose maintenant sur ce lit, attendant ta vengeance ;
que les belles Troyennes, que les
belles Dardaniennes que nous emmenames captives
des villes puissantes, alliées de Troie, ravagées par nos
mains, pleurent nuit et jour autour
de ta dépouille mortelle.
Il
dit,
et ordonne à ses compagnons de
placer sur le feu un grand
trépied, de purifier le corps de
Patrocle, de laver le sang
desséché dont il est couvert.
Les valeureux compagnons d'Achille placent
sur le feu un vase immense
destiné aux purificaions ; ils l'emplissent d'une onde pure, et accroissent
l'activité du feu à l'aide du bois sec qu'ils introduisent
sous sa vaste cavité ; la flamme l'enveloppe ; l'eau frémit
et bouillonne ; ils lavent les blessures du fils de Ménétius,
inserent dans ses plaies des simples odorants, et répandent sur son
corps une huile parfumée. Couvert
de vêtements précieux qui
l'enveloppent tout entier, ils le placent sur le
lit funebre, étendant
par-dessus un voile d'une finesse
extrême ; les Thessaliens l'environnent, versant, pendant
toute cette nuit, des larmes
ameres.
Cependant Jupiter adressant la parole à Junon,
sa sœur et son épouse :
Ô déesse,
lui
dit-il,
tu as réveillé Achille de ce
long sommeil ; ton œuvre
est consommée ; car tu
chéris les Grecs comme tes enfants.
Inexorable fils de Saturne, lui répond Junon,
quelle parole est sortie de ta
bouche ! Lequel des vils
mortels, dont l'intelligence et 1e pouvoir sont
bornés, n'eût fait pour un ami ce
que j'ai fait pour
les Grecs, moi la reine des déesses, née du même
sang que toi, ce qui m'éleve au rang auguste de l'épouse du maître
des dieux ? Irritée contre les
Troyens, n'étoit-il pas de mon devoir de traverser
leurs projets, de les accabler de toute ma puissance
?
Tels étoient leurs célestes entretiens quand
Thétis arriva au palais de Vulcain, éternelle demeure
parsemée d'étoiles, dont l'éclat surpasse
celui de tous les palais occupés par les autres immortels
; il est d'airain, l'ouvrage du dieu des arts.
Couvert de sueur dans sa forge brûlante, le divin
artiste dirige ses soufflets. Vingt trépieds, destinés
au palais de Jupiter, sont forgés par ses mains :
des roues d'or y sont ajustées si artistement, que
pénétrant, aux yeux des spectateurs étonnés, dans
le sanctuaire du maître des dieux, ces trépieds
se rangent d'eux-mêmes autour des murs du
sacré palais ; tant les roues qui les font mouvoir
sont finies ! Vulcain taille ajuste les anneaux destinés
à les contenir. Tandis qu'il est occupé à ces
merveilleux travaux, dont il a conçu le modele dans
sa
tête divine, Thétis arrive dans sa brillante demeure.
Charis, la jeune épouse de Vulcain, appercoit la déesse ; elle
s'approche, colle ses levres sur les mains de Thétis. Les
tresses d'or qui nouent
Ses blonds cheveux flottent négligemment sur ses
épaules. Adressant la parole à la fille du vieux Nérée
:
Ô Thetis, que je respecte et que j'aime, lui dit-elle,
quelle raison puissante t'a conduite dans notre
palais? Tu ne le fréquentois pas autrefois ; suis-moi
; que je place devant toi les dons de l'hospitalité.
Ainsi parle l'épouse de Vulcain, et elle précede Thétis, et la
fait asseoir sur un trône superbe, d'un
travail exquis, sous lequel brille un marche-pied
artistement ajusté. Appellant le dieu des arts :
Hâte-toi d'arriver, ô Vulcain, lui dit-elle ; Thétis
a besoin de toi.
Thétis dans ma demeure ! répond l'auguste boiteux;
Thétis, que je révere par-dessus toutes les
autres divinités ! Thétis, qui me
recueillit dans ma chute, qui appaisa mes cruelles douleurs,
quand je fus précipité de
l'Olympe ; par la fureur de ma mere ! Thétis, qui eut pitié
de mon infortune, qui me donna
asyle, qui cacha ma difformité aux
regards de tous les immortels !
J'eusse souffert de
cruelles douleurs, si Eurynome, la fille du rétrograde Océan, et Thétis, ne m'eussent caché dans
le sein des ondes. Retiré dans
un antre profond du vaste
océan, au-dessus duquel les courants roulent avec un bruit
affreux, ignoré des dieux et des hommes, hors de Thétis et
d'Eurynome, qui m'avoient conservé, je fus occupé, pendant neuf
années, à forger, pour ces deux
divinités, des anneaux,
des agraffes, des colliers, des bracelets, des
bagues, des ornements de tête. Thétis visite maintenant
ma demeure ; ma reconnoissance exige que je lui paie, par
tous les travaux qu'elle exigera de moi, le prix de la vie que je
lui dois. O ma chere épouse,
offre à la déesse les dons de l'hospitalité, tandis que je vais
éteindre mes feux et renferme les instruments de mon art.
Il
dit, et abandonne en
boitant son enclume et sa forge ; ses genoux tremblent ; ses jambes
ont peine a le porter ; il éloigne ses soufflets, dépose
dans une arche d'argent les
instruments de son art; étanche avec des éponges la sueur qui découle de ses joues, de ses
mains, de ses larges épaules, de
sa vaste poitrine ; revêt une superbe tunique, prend son
sceptre, sort en boitant de son attelier. Deux nymphes d'or qui
semblent respirer s'avancent
pour le soutenir ; un même esprit les anime : instruites
dans les arts des déesses, leurs voix retentissent des mêmes
accents ; une même force determine
leurs:mouvements : elles marchent à côté de leur
roi. Le dieu des arts s'avance vers Thétis prend place aupres d'elle
sur un trône éclatant colle ses
levres sur les mains de la déesse :
Divinité que je révere et que j'aime, lui
dit-
il, quelle raison
puissante te conduit dans notre demeure, couverte de ces longs
voiles, symbole de l'affliction
qui déchire ton ame ? tu ne la fréquentois pas autrefois :
apprends-moi ce que tu veux ;
j'ai le plus grand désir de te satisfaire, s'il est en
mon pouvoir, si les Destins ne
s'y opposent pas.
Ô
Vulcain, lui répond Thétis les yeux baignés
de larmes, les douleurs
auxquelles le fils de Saturne m'a condamnée surpassent tous
les travaux qu'il imposa aux
autres divinités qui habitent l'Olympe.
Seule entre toutes les déesses de
la mer, il m'unit, malgré moi, à Pelée fils d'Éacus ; il me
soumit à un mortel que la
vieillesse assiege dans son palais.
Pelée me donna un fils ;
j'en
pris soin des ses plus
jeunes ans ; je le rendis le
plus grand des humains ; je le voyois s'élever comme une tige
superbe plantée dans une terre féconde. Je l'envoyai à Ilion
avec une flotte nombreuse
combattre les Troyens ; il ne reviendra point dans sa patrie
; le palais de son pere ne le reverra plus ; je ne le recueillerai
point dans mes bras à son retour
de Troie ; et pendant le
peu de temps qu'il vit,
qu'il jouit de la lumiere
du soleil, l'affliction l'accable, sans que je
puisse lui être d'aucun secours. Le roi des hommes,
Agamemnon, lui ravit une captive qu'il chérissoit,
que
les Grecs lui avoient choisie entre toutes les
autres, juste récompense de ses travaux. Son ame
fut affaissée sous le poids de la
douleur. Vaincus par les
Troyens, assiégés dans leur camp, jusques
sous la pouppe de leurs
vaisseaux, les chefs de la
nation viennent implorer le
secours de mon fils ;
ils lui font une longue
énumération des dons immenses
dont ils combleront ses désirs. Achille refuse
de repousser les maux dont ils sont menacés :
mais il perme t à son compagnon
Patrocle de se couvrir
de ses armes ; il l'envoie, à la tête de ses Thessaliens,
porter secours aux Grecs. On combat pendant
un jour entier pres la porte Scée. Des ce jour, la ville de
Priam eût tombé sous leurs coups, si
Apollon, donnant la victoire à
Hector, n'eût percé le
valeureux fils de Ménétius, qui détruisoit l'armée des Troyens. Tel
est,
ô Vulcain, le sujet qui
m'amene dans ton palais.
J'embrasse tes genoux
donne à mon malheureux fils, dont la vie doit être de courte
durée, un bouclier, un casque, de superbes
brodequins, une cuirasse ; car la divine armure
qu'il confia à son fidele compagnon est maintenant au pouvoir des Troyens. Patrocle a été précipité
dans les sombres demeures ; Achille se roule
sur la poussiere, ne respirant que vengeance.
Prends confiance, ô Thétis, lui répond le dieu
des arts ; que ces soins ne troublent pas ton repos.
Plût aux dieux qu'il fût en mon pouvoir d'arrêter
le cours des destinées, de préserver ton fils du trépas,
quand son heure sera venue, comme je lui
donnerai des armes qui seront
l'admiration de tous les
mortels !
Il dit, et retourne à son attelier, dispose, ajuste
ses soufflets ; vingt forges, mises en même temps
en activité, reçoivent les métaux dans leurs creusets.
Vulcain hâte et ralentit, suivant le besoin de
ses travaux, le souffle impétueux des vents ; l'airain
brut,
l'étain, l'or, l'argent, coulent à gros bouillons
de ses fourneaux ; il assied sur sa base une
lourde enclume ; d'une main il
soulevé un pesant, marteau, de l'autre il manie une forte tenaille.
Le
divin artiste fabriqua d'abord un vaste et
épais bouclier de cinq couches
de métal, appliquées l'une sur l'autre, d'un travail admirable, dont
il conçut le modele dans sa tête
divine. Le centre offre à l'oeil étonné le spectacle de
l'univers, la Terre, le Ciel, la
Mer, le Soleil, la Lune, tous les
célestes flambeaux, les Pléiades,
les Hyacles, l'impétueux
Orion, l'Ourse, qu'ils nomment le Chariot,
qui,
toujours fidele au pôle, inspecte
Orion, seule des étoiles qui ne plonge point dans l'océan.
Un cercle immense renferme des tableaux
travaillés avec un art
merveilleux.
Deux cités puissantes : dans l'une, des noces, des festins, les
flambeaux de l'hymen, de jeunes épouses que leurs tendres époux
promenent en triomphe par la
ville. De légers danseurs les environnent
; on entend les doux accents des flûtes et
le son harmonieux de la cithare. Debout à l'entrée
de leurs maisons, des grouppes
de femmes les regardent
avec admiration.
Plus loin, les peuples s'assemblent dans la place publique. Une
violente dispute s'est émue ; la rançon
d'un homme mort en est l'objet. Le meurtrier
déclare qu'il a fait la satisfaction exigée ; son adversaire
nie l'avoir reçue ; ils présentent leurs témoins :
deux
partis se forment. Des hérauts contiennent les mouvements impétueux
de la multitude. Des vieillards
sont assis sur des pierres polies, dans le
sanctuaire de Thémis ; ils se
levent l'un apres l'autre, prenant le sceptre des mains des
hérauts à la voix éclatante, et donnent leur avis tour à tour. Deux
talents d'or, prix du vainqueur, sont déposés
au milieu de l'assemblée.
Deux armées couvertes d'armes étincelantes environnent
l'autre cité. Les conseils sont divisés : les
uns veulent réduire en cendre cette ville puissante,
les autres partager par moitié les richesses qu'elle
renferme. Les peuples refusent de se soumettre à
ces
loix ; ils disposent une embuscade. Placés
sur les remparts, leurs femmes ,
leurs enfants, les vieillards, tentent une inutile défense;
les guerriers s'avancent dans la plaine. Mars et Minerve
marchent à leur tête, portant,
sous leurs éclatantes armures, de longues tuniques d'or ; la majesté divine
brille sur leurs fronts. Parvenus dans un lieu propre à une
embuscade, sur la rive d'un fleuve, où les troupeaux s'abreuvent
d'une onde pure, couverts de l'airain étincelant , les guerriers se
tapissent pour se dérober à la vue de l'ennemi. De dessus une
éminence, deux sentinelles observent ses mouvements ; elles
attendent en silence que les moutons et les bœufs s'approchent'
du fleuve. Deux pâtres les
conduisent ; le son des
chalumeaux retentit dans la plaine ; aucun ne prévoit
le piege qui lui est tendu. Les guerriers placés en embuscade
les voient, fondent sur les bœufs, fondent sur les moutons, tuent
les pasteurs. Le tumulte parvient à l'armée ennemie,
occupée d'un sacrifice solemnel ;
ils montent sur leurs
chars. Un terrible combat s'engage ; le sang ruisselle sur
les rives du fleuve ; les javelots se croisent ; la Discorde, le
Tumulte, l'inévitable Destinée, parcourent les deux armées. L'un est
emporté hors du champ de bataille
; l'autre, qui n'a reçu
aucune blessure, est emmené captif. Les
vainqueurs, les vaincus, se
disputent la dépouille des morts ; le sang souille leurs vêtements
et leurs armures ; la
plaine n'offre, de tous côtés, qu'un
carnage affreux.
D'autre part, des laboureurs impriment, pour la troisieme fois, le
soc de la charrue dans une terre grasse, d'une vaste étendue, qui
promet une abondante récolte ; de
nombreux cultivateurs
retournent la glebe, et hâtent la marche pesante des bœufs.
Parvenus à l'extrémité du sillon, au
moment qu'ils se disposent à
relever le soc pour en
tracer un nouveau en sens contraire, un homme
qui les suit leur présente une
coupe pleine de vin. Ils se retournent, impatients de rendre fécond ce
vaste terrain, y enfoncent
profondément le soc de la
charrue. L'or noircit sous la main du divin artiste
; prodige de l'art ! le métal prend la couleur
de la terre nouvellement
défrichée.
Ici, des moissonneurs armés de longues faux récoltent une terre
féconde ; les épis tombent en foule sous la faux tranchante. Trois ouvriers forment
les gerbes et les lient ; épars dans la plaine, des enfants
les ramassent, les serrent dans leurs bras, les apportent à
ceux qui les assemblent. Le maître, au milieu d'eux, appuyé sur son
sceptre, prend plaisir à contempler en silence cette riche moisson.
Là, sous un chêne, des hérauts immolent un bœuf, et préparent un
agréable festin ; des femmes
esclaves mêlent la farine d'orge et de
froment destinée au dîner des moissonneurs.
Dans
un autre cadre, une vigne fléchit sous les dons de Bacchus ; les
grappes en sont noires, les
rameaux .fixés sur des palis d'argent. Un fossé
de couleur rembrunie l'environne ; au-dessus s'éleve une haie d'étain ;
un seul sentier y a été pratiqué pour transporter la
vendange. De jeunes filles, de jeunes hommes, dans la fleur de
l'âge, assemblent en des corbeilles d'osier les doux présents de
Bacchus. Au milieu d'eux un chanteur, dont un léger duvet couvre à peine le menton, pince
l'harmonieuse cithare, et accompagne
d'une voix flûtée les sons de la
corde argentine : une troupe de vendangeurs le suit ; l'air
retentit
de leurs chants ; la terre tremble sous leurs pas
cadencés.
Pres de cette vigne, on voit un immense troupeau
de bœufs aux cornes droites : les uns sont
d'or,
d'autres d'étain ; ils sortent de l'étable en
mugissant, et s'approchent des
pâtures voisines du fleuve, où l'onde murmure parmi les
joncs. Quatre pâtres d'or, neuf
chiens aux pieds blancs,
les suivent, veillant à la garde du troupeau. Deux lions aux
yeux hagards fondent sur ces bœufs,
saisissent le taureau qui mugit
au loin, l'entraînent,
s'en emparent. Les chiens, les jeunes pâtres
effrayés les poursuivent. Sous leurs yeux les
deux monstres dévorent leur proie, boivent son
sang, déchirent ses entrailles.
En vain les pâtres
s'élancent d'une course rapide ; ils s'efforcent en
vain d'animer leurs chiens : la
vue des lions les effraie
; ils aboient et fuient d'une course précipitée.
Non loin l'adroit boiteux forgea, dans une agréable
vallée, un nombreux troupeau de moutons ; on voit les étables, les
parcs, les toits rustiques
des pasteurs.
Dans une autre partie du même tableau, le divin artiste dessina une
danse semblable à celle que Dédale traça dans Cnossus pour la belle
Ariane. Vêtus de fines tuniques
d'un lin éclatant, relevées avec grâce, parfumées d'essences,
de jeunes hommes, de belles nymphes, se tenant
par la main, cadencent leurs
légers mouvements. Des fleurs couronnent la tête des nymphes
; les glaives d'or des jeunes danseurs sont suspendus
à leurs baudriers d'argent.
Tantôt leurs pas légers décrivent des cercles aussi exacts
que la roue qu'un potier fait
tourner, dont il éprouve le mouvement; tantôt ils se
partagent, se mêlent, se poursuivent d'une course rapide : une
troupe nombreuse de spectateurs les environne, prend part à leurs
jeux. Au centre deux sauteurs hardis
chantent et s'agitent en
cadence. A l'extrémité de
ce bouclier, un grand cercle enferme ces tableaux ; il
représente le vaste océan.
Vulcain, ayant achevé cet immense et solide bouclier, forge une
cuirasse éclatante, dont le feu jaillit, et un casque épais,
magnifique, propre à emboîter les tempes d'Achille. Le superbe
panache qui le surmonte flotte au gré des vents.
Des
brodequins d'un étain ductile l'accompagnent.
L'auguste boiteux enlevé cette
éclatante armure, la place aux pieds de la mere d'Achille. Thétis se
précipite du sommet de l'Olympe avec la légereté de l'épervier,
tenant dans ses mains les armes brillantes que le dieu des arts, Vulcain, lui a données.