Chant XVIII

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ARGUMENT.

douleur d'Achille au récit de la mort de Patrocle ; ses cris pénetrent dans les humides palais de Thétis. La mere d'Achille s'élance du sein des ondes. Les deux Ajax ont peine à résister aux Troyens. Achille paroît sur le revers du fossé. Quoique désarmé, il met en fuite les Troyens. Armes forgées pour Achille par Vulcain.

 

 

 

Thétis apporte à Achille les armes que  Vulcain a forgées à sa priere.

 

 elle étoit la fureur de ce combat, semblable à un vaste incendie. Cependant le léger Antiloque arrive à la tente d'Achille. Il le trouve devant ses vaisseaux, présageant le triste événement que lé fils de Nestor vient lui annoncer. Le fils de Pelée, poussant de profonds soupirs, se dit à lui-même :

   Malheureux que je suis ! il me semble que je vois les enfants de la Grece fuir dans la plaine, repous­sés de nouveau par les Troyens. Tremblants, en désordre, ils s'efforcent de cacher leur honte dans leurs vaisseaux. Je crains que les dieux ne m'aient accablé d'un malheur que ma mere me prédit autrefois. Un jour viendra, me disoit Thétis, que le plus valeureux des Thessaliens tombera sous les coups des Troyens ; tu vivras ; et la lumiere du jour sera ravie au plus courageux, au meilleur des Thessaliens. Sans doute le vaillant fils de Menétius est mort. Infortuné ! il a oublié les ordres que je lui donnai de se replier sur nos vaisseaux quand il auroit repoussé les Troyens, et éteint la flamme prête à consumer notre flotte. Patrocle a oublié la défense que je lui fis de s'engager contre Hector dans un périlleux combat.

   Tandis que ces pensées roulent dans son esprit, le vaillant fils de Nestor arrive ; des larmes ameres découlent de ses yeux ; il s'acquitte avec peine de la triste mission dont il est chargé :

   Malheureux fils du sage Pelée, lui dit-il, les Grecs me députent vers toi pour t'annoncer un malheur qui devoit être loin de ta pensée. Patrocle est étendu sur la poussiere, Hector s'est emparé de ses armes, les Grecs combattent autour de sa dé­pouille mortelle.

   Il dit. Un épais nuage de douleur s'étend sur les yeux d'Achille ; il meurtrit ses joues ; prenant dans ses mains une brûlante poussiere, il la répand sur sa tête ; la cendre souille sa brillante tunique qui répand au loin une odeur aussi pure que le nectar ; il se roule sur la terre, arrache ses cheveux. Les cris des femmes Captives que ses travaux, que ceux du fils de Ménétius lui ont acquises, retentissent au loin; toutes accourent, toutes l'environnent, accablées de douleur, meurtrissant leur sein, flétrissant leurs appas ; leurs  genoux se dérobent sous elles. La bouche collée sur les mains d'Achille, Antiloque verse un torrent de larmes. La fureur succede à l'affreuse tristesse. Le fils de Nestor frémit, dans la  crainte qu'Achille n'attente sur ses jours. Leurs cris lamentables pénetrent jusqu'aux humides palais de Thétis. Assise aupres du vieux Nérée, la mere d'Achille les entend, leur répond par de profonds gémissements. Toutes les nymphes de la mer s'assemblent au tour d'elle, Glaucé, Thalie, Cymodocée, Nésée,  Spéio, Thoé, Halie que l'éclat de ses yeux distingue entre toutes ses sœurs, Cymothée, Aclée, Limnorie, Mélite, larée, Amphithoé, Agauée, Doto, Proto, Phérouse, Dynamene,  Dexamene, Amphinomée, Callianire, Doris, Panope , l'illustre Galatée, Némertes, Apseudée, Callianasse, Clymene, lanire, lanasse, Mérie, Orithye, et Amathée à la belle chevelure ; toutes les divinités qui peuplent les humides palais du vieux Nérée, s'empressent autour de Thétis ; la vaste profondeur de l'antre argenté en est remplie ; toutes meurtrissent leur sein ;
toutes versent des larmes ameres. Thétis prenant la parole : 

   Néréides, mes sœurs, écoutez-moi, dit-elle ; apprenez la cause de ma douleur. Que je suis malheu-reuse ! Sous quel astre suis-je devenue mere ! J'eus un fils valeureux, irréprochable, le plus grand des mortels ; il s'élevoit comme une tige superbe ; j'en pris soin comme d'une plante chérie, placée dans une terre féconde ; je l'envoyai à Ilion pour combattre les Troyens, avec des vaisseaux et une nombreuse jeunesse : je ne le recevrai point dans mes bras à son retour de Troie ; le palais de Pelée ne le reverra plus ; et maintenant les maux l'accablent pendant sa vie ; il ne jouit point en paix de la lumiere du soleil ; et je tarderais de voler à son aide ! J'irai, je reverrai ce fils si cher à mon cœur ; j'apprendrai de sa bouche la cause du deuil affreux qui l'accable, tandis qu'oisif dans ses vaisseaux il s'abstient des combats.

   Elle dit, et s'élance de l'humide palais de Nérée ; ses nymphes en pleurs la suivent ; les ondes s'entr'ouvrent à l'approche des divinités de la mer.

   Parvenue aux champs troyens, Thétis, à la tête de ses nymphes, s'élance sur la rive escarpée, à l'endroit où les vaisseaux des Thessaliens, mis à sec, environnent la tente d'Achille. Poussant de profonds soupirs, l'auguste mere d'Achille s'offre à sa vue, lui prodigue de tendres caresses, baigne de ses larmes les joues d'Achille. Partageant la dou­leur de son fils, Thétis lui parle ainsi :

   Ô mon fils ! quelle est la cause de tes pleurs ? quelle douleur t'accable ? Parle ; ne me cache pas la source de ta profonde tristesse. Jupiter t'accorde ce que je lui demandai, quand j'élevai vers lui mes mains suppliantes. Repoussés jusques dans leurs vaisseaux, les Grecs sont contraints, par les maux qu'ils souffrent, par l'opprobre dont ils sont couverts, de reconnoître le besoin qu'ils ont de ton bras.

   Ô ma mere, lui répond Achille poussant un pro­fond soupir, le fils de Saturne a exaucé mes vœux ; mais quelle joie peut avoir acces dans mon cœur, quand le fatal ciseau de la Parque a tranché le fil
des jours de mon cher compagnon, de Patrocle, que je chérissois par-dessus tous les autres, que j'aimois à l'égal de ma vie ? Je l'ai perdu ; Hector s'est emparé de ces armes superbes dont les dieux firent présent à Pelée mon pere, le jour que, suivant leurs éternels décrets, un époux mortel fut reçu dans ton lit. Hélas ! il eût été plus utile, pour toi et pour moi, que Pelée se fût uni, par les nœuds de l'hymen, à une épouse mortelle, que tu n'eusses cessé d'habiter tes humides palais avec les autres divinités de la mer. Maintenant la faux de la mort, qui menace la tête de ton fils, est l'éternel sujet de tes larmes. Tu ne le recevras plus dans le pa
lais de Pelée, à son retour de Troie. La vie m'est odieuse ; je hais de demeurer parmi les hommes, si Hector, frappé de mon javelot, ne périt avant moi, si la mort du fils de Priam n'est la rançon de celle de Patrocle qu'il a précipité dans les sombres demeures.

    Hélas ! il est trop vrai, ô mon fils, lui répond Thétis mêlant ses larmes à celles d'Achille, que ta vie sera de courte durée : ta mort suivra de pres celle d'Hector.

Que je meurs en ce moment, reprend Achille poussant un profond soupir, s'il ne m'est pas donné de venger la mort de Patrocle ! Mon compagnon est mort loin de sa terre natale, et m'enchaîne à la vengeance. Puisque les Destins ne permettent pas que je revoie ma patrie, oisif dans mes vaisseaux, poids mutile sur la terre, ne vengerai-je, ni Patrocle, ni aucun de ceux des miens, que l'homicide Hector a précipités dans la nuit du tombeau , moi l'effroi des Troyens, à. qui nul des enfants de la Grece ne peut être comparé dans les combats ? car d'autres l'emportent sur moi dans l'assemblée de la nation. Ô Discorde, que n'es-tu bannie à jamais du séjour des dieux et de la demeure des mortels ! Funeste plaisir de la ven­geance ! Plus doux que le miel, tu te glisses dans les cœurs, et souffles ton poison dans l'ame du sage même ; ta fureur s'accroît avec le temps ; elle s'étend comme la fumée. Ainsi le roi des hommes, Agamemnon, enflamma mon courroux. Oublions des injures dont la plaie saigne au fond de mon cœur ; contraints par la nécessité, réprimons les mouvements impétueux de la haine que je porte au fils d'Atrée ; ne songeons qu'à punir Hector qui m'enlevé une tête si chere: je recevrai la mort, quand Jupiter et les autres dieux voudront accom­plir leurs funestes oracles. Le grand Hercule lui-même, Hercule que le fils de Saturne chérissoit par-dessus tous les enfants des hommes, n'a pu échapper à sa destinée : en butte à la haine de Junon, la Parque a tranché le fil de ses jours. Ainsi le Destin décidera du lieu qui recueillera mes cen­dres : mais j'acquerrai en ce moment une gloire immortelle ; je forcerai quelqu'une des Troyennes, quelqu'une des belles Dardaniennes, de verser des larmes ameres, de meurtrir ses joues, de soupirer éternellement ; les Troyens connoîtront enfin qu'ils ne doivent leurs victoires qu'à ma longue absence des combats. Ô ma tendre mere ! n'essaie pas de me tenir plus long-temps éloigné de cette sanglante arene ; tu ne me persuaderois point. Ta vengeance est juste, ô mon fils, lui répond Thétis aux pieds d'argent. Il est juste de repousser la mort prête à fondre sur tes compagnons : mais, ta brillante armure est maintenant au pouvoir des Troyens ; Hector s'enorgueillit de ces armes divines. Son triomphe sera de courte durée ; la mort est à ses côtés. Abstiens-toi cependant de t'engager dans les travaux de Mars, que tu ne m'aies vue de retour dans ta tente. Demain, au lever de l'aurore, je t'apporterai des armes forgées par Vulcain.

   Elle dit ; et adressant la parole à ses sœurs les nymphes de la mer :

   Rentrez, leur dit-elle, dans le sein de l'humide élément ; retournez dans le palais de notre pere ; apprenez au vieux Nérée la cause de mon absence : je monte sur l'Olympe pour implorer le dieu des arts, Vulcain, et lui demander de forger pour mon fils une armure éclatante.

   Elle dit. Les nymphes ses compagnes plongent dans les flots de la mer écumeuse. Thétis aux pieds d'argent monte sur l'Olympe, dans le des­sein d'implorer le dieu des arts, de solliciter pour son fils les armes divines qu'elle lui a promises : ses pieds légers la portent dans la brillante demeure des immortels. Cependant les valeureux enfants de la Grece fuient avec de grands cris devant l'homicide Hector. Ménélas et Mérion touchent aux rives de l'Hellespont ; mais, accablés parles traits de l'ennemi, ils ne pourroient, sans un puissant secours, soustraire à la vengeance d'Hector la dépouille mortelle du compagnon d'Achille. Les Troyens, leurs chars, leurs coursiers légers Hector aussi fort, aussi rapide, aussi formidable que la foudre, sont prêts à les atteindre. Trois fois appellant à grands cris les Troyens, son bras nerveux a touché la précieuse dépouille ; trois fois il a fait effort pour l'entraîner : les deux Ajax, dont la force égale celle de l'homicide Mars, l'ont repoussé. Se confiant dans ses forces, Hector, inébranlable, tantôt s'élance, tantôt s'arrête, appellant les siens à grands cris. Semblables à des pâtres vigilants qui font effort pour garantir le troupeau confié à leurs soins de la dent meurtriere d'un lion affamé  les deux Ajax ont peine à repousser le fils de Priam : il se fût emparé du corps de Patrocle, une gloire immortelle eût été sa récompense, si, envoyée par Junon, à l'insu de Jupiter et des autres divi­nités, la légere Iris ne fût descendue de l'Olympe pour donner au fils de Pelée d'utiles conseils. La déesse s'approche d'Achille :

   Fils de Pelée, la terreur des mortels, levé-toi, lui dit-elle ; cours défendre le corps de Patrocle des attaques qu'on lui livre jusques sous la pouppe des navires. Les Grecs, les Troyens, tombent entassés l'un sur l'autre: les Grecs s'efforcent de repousser l'ennemi ; les Troyens essaient de s'em­parer des précieux restes du fils de Ménétius, ils font effort pour les transporter dans Ilion, trophée de leur victoire. Hector, à la tête des siens, s'élance sur le corps de ton compagnon ; il emploie toutes ses forces pour l'entraîner ; il a conçu le projet d'exposer la tête de Patrocle sur les rem­parts de la ville. Tel est l'objet de ses vœux. Leve-toi, puissant héros ; que l'honneur l'emporte dans ton ame sur le courroux. Quelle honte pour toi, si le corps de ton fidele compagnon, indignement mutilé, devenoit la proie des chiens et des vau­tours !

   Divine Iris, lui répond le vaillant fils de Pelée, lequel des immortels te députe vers moi ?

   Junon, la respectable épouse de Jupiter, ré­pond Iris. Ni le dieu qui regne sur les nuées, ni aucune des autres divinités qui habitent le bril­lant palais de l'Olympe, n'est instruite de ce mes­sage.

   Comment tenter cette périlleuse entreprise ? ré­pond Achille. Les Troyens sont possesseurs de mes armes : ma mere m'a défendu de m'engager dans un périlleux combat, que je ne l'aie vue de retour dans ma tente, m'apportant des armes divines forgées par Vulcain ; elle implore en ce moment le dieu des arts. Duquel des Grecs pourrois-je revêtir l'éclatante armure ? Le seul bouclier d'Ajax fils de Télamon convient à mon bras : mais ce héros combat sans doute hors des rangs ; le javelot tendu, il fond sur les Troyens, et défend avec vigueur la dépouille mortelle du fils de Ménétius.

   Nous n'ignorons pas, lui répond la légere Iris, qu'Hector est possesseur de tes armes : mais fran­chis le fossé ; montre-toi aux Troyens ; la terreur que ta seule présence leur inspirera, fera cesser le carnage. Les valeureux enfants de la Grece, accablés maintenant, respireront ; cette trêve de quel­ques instants suffira pour ravir à l'ennemi la pré­cieuse dépouille de ton compagnon.

   Ainsi parle la légere Iris, et elle disparoît. L'ami de Jupiter, Achille, se levé ; Minerve couvre sa tête et ses épaules des franges nombreuses de la terrible égide. Par l'ordre de la déesse, un nuage d'or d'une éclatante splendeur éclaire le front au­guste d'Achille. Telle une brûlante fumée s'éleve du sommet des tours d'une ville située dans une isle, qu'une armée formidable environne ; les peuples, enfermés dans ses murs, combattent pendant tout le jour ; quand la nuit étend ses voiles sur la terre, de grands feux allumés au sommet de ses tours répandent au loin une éclatante lumiere ; c'est le signal qu'elle donne aux peuples voisins de monter sur leurs vaisseaux, d'armer pour la défense de leurs alliés : aussi brillant est l'astre qui éclaire le front majestueux du fils de Pelée. Docile aux ordres de sa mere, il s'arrête sur le revers du fossé, s'abstenant d'entrer dans la mêlée. De ce lieu découvert, il jette un cri perçant. Pour le rendre plus terrible, Minerve y joint le son éclatant de sa voix divine : l'alarme se répand dans l'armée des Troyens. Tel le son bruyant de la trompette imprime l'effroi dans une ville qu'assiégé une puis­sante armée: non moins effrayante paroît aux Troyens la voix d'airain du descendant d'Eacus ; la terreur s'empare de leurs ames ; les coursiers, présageant les maux prêts à fondre sur leurs têtes, emportent les chars vers la ville. A la vue de la flamme immortelle dont Minerve a ceint la tête auguste du fils de Pelée, de ce feu qui brûle sans se consumer, leurs conducteurs alarmés ne peuvent les arrêter. Trois fois la voix d'Achille se fait entendre sur le revers du fossé ; trois fois elle porte le trouble dans l'armée des Troyens et de leurs nombreux alliés. Douze des plus valeureux, renversés avec leurs chars, tombent percés de leurs propres javelots. Ménélas et Mérion s'em­pressent de transporter dans le camp le corps de Patrocle, qu'ils ont arraché aux traits de l'ennemi.

   Parvenus aux vaisseaux, ils le déposent triste­ ment sur un brancard, et marchent en ordre de bataille jusqu'à la tente du fils de Pelée. Les fi­deles compagnons de Patrocle l'environnent, poussant des cris perçants. Achille les suit. A la vue de son ami, de son fidele compagnon, étendu sur un brancard, portant sur son corps l'empreinte de la cruelle blessure qui l'a précipité dans les sombres demeures, le fils de Pelée verse des larmes ameres. Il l'engagea dans ce cruel combat ; il lui prêta ses armes, son char, ses coursiers ; il se flattoit de le recevoir dans ses bras, victorieux, triomphant ; il ne le reverra plus. Cependant Junon ordonne à l'infatigable astre du jour de plonger dans l'océan ; le soleil termine à regret sa carriere ; les divins enfants de la Grece se dispersent dans leurs tentes pour prendre quelque repos, apres les fatigues de cette pénible journée. A peine les Troyens, rassasiés de sang et de carnage, ont dételé leurs coursiers, qu'ils convoquent l'assemblée de la nation avant de préparer le repas du soir. L'effroi qu'a répandu dans leurs ames la vue d'Achille, absent depuis long-temps des combats, ne permet à aucun d'eux de prendre séance dans le conseil ; ils se tiennent debout, et déliberent à la hâte. Le fils de Panthée, le compagnon d'Hector, le seul de fous ces héros, qui, rappellait le passé, sait prévoir l'avenir, le sage Polydamas ouvre un avis salutaire. Du même âge qu'Hector, une même nuit les a vu naître ; de beaucoup inférieur à Hector dans les travaux guerriers, il l'emporte sur le fils de Priam par son éloquence, par la sagesse de ses conseils. Animé d'un violent amour pour ses concitoyens, Polydamas leur parle ainsi :

   Ô mes amis, réfléchissez sur le parti qui vous reste à prendre. Je vous conseille de retourner à la ville. Que le lever de l'aurore ne vous trouve pas dans cette plaine, loin de vos murs, assiégeant la flotte des Grecs. Ils étoient moins redoutables lorsqu'Achille, irrité contre Agamemnon, lui refusoit le secours de son bras. Je me réjouissois avec vous de l'absence du fils de Pelée ; j'avois conçu l'espoir de nous emparer de la flotte des Grecs. Maintenant je redoute l'invincible Achille. Il ne se bornera pas à nous disputer la victoire dans la plaine, où les Grecs et les Troyens, alternativement victimes des fureurs de Mars, se livrent d'inutiles combats : il nous poursuivra jusques dans nos murs ; il emmenera nos femmes captives. Suivez donc mes conseils. Retournons à la ville, tandis que les ombres de la nuit mettent un frein à l'impétuosité de ce héros. Au lever de l'aurore, couvert de l'airain étincelant, il fondra sur nous : quelqu'un connoîtra alors, mais trop tard, combien grande est la rapidité de ce torrent ; heureux celui qui trouvera un asyle dans la sainte cité d'Ilion ! grand nombre de Troyens seront la proie des chiens et des vautours. Ô dieux, épargnez à mon oreille le récit de cet affreux carnage. Si vous suivez le conseil que la nécessité me force de vous donner, nous profiterons des ombres de la nuit pour prendre, dans l'assemblée de la nation, des mesures qui accroîtront nos forces. Au lever de l'aurore, nos remparts, nos portes élevées, nos énormes leviers, nous protégeront ; nous montrant en armes sur nos murs, nous accablerons l'ennemi du sommet de nos tours. Malgré son indomtable valeur, le fils de Pelée aura peine à soutenir un combat si inégal : contraint de ramener dans son camp son char et ses coursiers, qu'il aura vaine­ment fatigués à parcourir la vaste enceinte de nos murailles, avant qu'il ait fait breche à nos remparts, avant qu'il soit parvenu à dévaster la sainte cité d'Ilion, son corps sera la proie des chiens et des vautours.

   Jetant sur lui un regard de fureur : Polydamas, lui répond Hector, tes conseils me déplaisent. Trop long-temps, ô Troyens, vous fûtes dé tenus dans ces murs, où le fils de Panthée vous conseille de vous renfermer. Avant cette guerre cruelle, Ilion fut célebre par toute la terre; cette cité puissante possédoit de l'or, de l'airain, en abondance. En butte au courroux de Jupiter, sa gloire s'est évanouie ; ses précieux ornements ont été vendus dans la Phrygie, dans l'heureuse Méonie. Maintenant les éter­nels décrets du fils de Saturne me donnent la vic­toire dans les vaisseaux des Grecs ; j'ai repoussé l'ennemi jusqu'aux rives de l'Hellespont. Insensé! cesse de donner de tels conseils aux Troyens ; tu ne les persuaderas point ; je ne souffrirai point cette fuite honteuse. Obéissez tous à mes ordres; que chaque troupe, réunie sous ses chefs, prépare le re­pas du soir ; que tous veillent. Si quelqu'un craint de perdre les richesses qu'il a acquises, qu'il les réu­nisse et les confie à ses compagnons ; il vaut mieux que ses freres en profitent, que si elles devenoient la proie des enfants de la Grece. Demain, au lever de l'aurore, nous fondrons sur leurs vaisseaux, et ranimerons un sanglant combat. S'il est vrai que le divin Achille se réveille, qu'il essaie de défendre la flotte des Grecs, il éprouvera la force de mon bras. Le grand nom d'Achille ne m'effraie point ; il ne m'engagera point dans une fuite honteuse : je marcherai contre lui ; je succomberai, ou je serai vainqueur : Mars sera l'arbitre du combat. Souvent le dieu de la guerre précipite dans le tombeau celui qui se flattoit d'abattre son ennemi.

   Ainsi parle Hector, et les Troyens applaudissent. Insensés Minerve égare leur esprit: ils applaudissent à la témérité du fils de Priam ; Polydamas leur donne un sage conseil, et ne persuade personne. Dispersés par bandes, ils préparent, sous les armes, le repas du soir.

   Cependant les Grecs veillent, pendant toute cette nuit, autour du corps de Patrocle ; les échos retentissent de leurs cris douloureux. Poussant de profonds gémissements, Achille étend ses invin­cibles mains sur le sein de son compagnon. Telle une lionne à la vaste criniere, qu'un chasseur im­pitoyable a dépouillée des tendres fruits de ses amours, retourne tristement à son antre désert, et en sort avec fureur pour parcourir les sentiers raboteux, cherchant à découvrir les traces du ravisseur ; un violent courroux l'anime; la forêt retentit de ses rugissements : aussi vive est la douleur d'Achille au milieu de ses Thessaliens. Poussant de profonds gémissements, il s'écrie : mes amis, ainsi s'évanouissent les promesses que je fis à Ménétius quand je m'efforçois de cal­mer les alarmes de ce pere affligé ; je lui promis de ramener dans Opunte son fils victorieux, chargé de riches dépouilles, ayant réduit en cendres la puissante cité d'Ilion. Les conseils de Jupiter ont dissipé ces vains projets ; notre sang à l'un et à l'autre rougira les champs troyens. Ainsi l'ordonne la cruelle destinée. Cette terre ennemie recueillera notre dépouille mortelle. Ni le vieux Pelée mon pere, ni Thétis ma mere, ne me recevront dans leur palais, à mon retour de Troie. Puisque je te survis, ô Patrocle, je n'enfermerai tes os dans la tombe qu'apres t'avoir apporté la tête de l'homi­cide Hector, ayant décoré ta pompe funebre des armes d'Hector. Pour venger ton trépas, j'immo­lerai, sur ton bûcher, douze enfants des plus illus­tres d'entre les Troyens; je les dévouerai à tes mânes. Repose maintenant sur ce lit, attendant ta vengeance ; que les belles Troyennes, que les belles Dardaniennes que nous emmenames cap­tives des villes puissantes, alliées de Troie, ravagées par nos mains, pleurent nuit et jour autour de ta dépouille mortelle.

   Il dit, et ordonne à ses compagnons de placer sur le feu un grand trépied, de purifier le corps de Patrocle, de laver le sang desséché dont il est couvert. Les valeureux compagnons d'Achille placent sur le feu un vase immense destiné aux purifica­ions ; ils l'emplissent d'une onde pure, et accroissent l'activité du feu à l'aide du bois sec qu'ils in­troduisent sous sa vaste cavité ; la flamme l'enve­loppe ; l'eau frémit et bouillonne ; ils lavent les blessures du fils de Ménétius, inserent dans ses plaies des simples odorants, et répandent sur son corps une huile parfumée. Couvert de vêtements précieux qui l'enveloppent tout entier, ils le pla­cent sur le lit funebre, étendant par-dessus un voile d'une finesse extrême ; les Thessaliens l'en­vironnent, versant, pendant toute cette nuit, des larmes ameres.

   Cependant Jupiter adressant la parole à Junon, sa sœur et son épouse :

   Ô déesse, lui dit-il, tu as réveillé Achille de ce long sommeil ; ton œuvre est consommée ; car tu chéris les Grecs comme tes enfants.

   Inexorable fils de Saturne, lui répond Junon, quelle parole est sortie de ta bouche ! Lequel des vils mortels, dont l'intelligence et 1e pouvoir sont bornés, n'eût fait pour un ami ce que j'ai fait pour
les Grecs, moi la reine des déesses, née du même sang que toi, ce qui m'éleve au rang auguste de l'épouse du maître des dieux ? Irritée contre les Troyens, n'étoit-il pas de mon devoir de traverser
leurs projets, de les accabler de toute ma puis­sance ?

   Tels étoient leurs célestes entretiens quand Thétis arriva au palais de Vulcain, éternelle demeure parsemée d'étoiles, dont l'éclat surpasse celui de tous les palais occupés par les autres immortels ; il est d'airain, l'ouvrage du dieu des arts.

   Couvert de sueur dans sa forge brûlante, le divin artiste dirige ses soufflets. Vingt trépieds, destinés au palais de Jupiter, sont forgés par ses mains : des roues d'or y sont ajustées si artistement, que pénétrant, aux yeux des spectateurs étonnés, dans le sanctuaire du maître des dieux, ces trépieds se rangent d'eux-mêmes autour des murs du sacré palais ; tant les roues qui les font mouvoir sont finies ! Vulcain taille ajuste les anneaux destinés à les contenir. Tandis qu'il est occupé à ces merveilleux travaux, dont il a conçu le modele dans sa tête divine, Thétis arrive dans sa brillante demeure. Charis, la jeune épouse de Vulcain, appercoit la déesse ; elle s'approche, colle ses levres sur les mains de Thétis. Les tresses d'or qui nouent

   Ses blonds cheveux flottent négligemment sur ses épaules. Adressant la parole à la fille du vieux Nérée :

   Ô Thetis, que je respecte et que j'aime, lui dit-elle, quelle raison puissante t'a conduite dans no­tre palais? Tu ne le fréquentois pas autrefois ; suis-moi ; que je place devant toi les dons de l'hospitalité.

   Ainsi parle l'épouse de Vulcain, et elle précede Thétis, et la fait asseoir sur un trône superbe, d'un travail exquis, sous lequel brille un marche-pied artistement ajusté. Appellant le dieu des arts :

    Hâte-toi d'arriver, ô Vulcain, lui dit-elle ; Thé­tis a besoin de toi.

    Thétis dans ma demeure ! répond l'auguste boi­teux; Thétis, que je révere par-dessus toutes les autres divinités ! Thétis, qui me recueillit dans ma chute, qui appaisa mes cruelles douleurs, quand je fus précipité de l'Olympe ; par la fureur de ma  mere ! Thétis, qui eut pitié de mon infortune, qui me donna asyle, qui cacha ma difformité aux regards de tous les immortels ! J'eusse souffert de cruelles douleurs, si Eurynome, la fille du rétro­grade Océan, et Thétis, ne m'eussent caché dans le sein des ondes. Retiré dans un antre profond du vaste océan, au-dessus duquel les courants roulent avec un bruit affreux, ignoré des dieux et des hommes, hors de Thétis et d'Eurynome, qui m'avoient conservé, je fus occupé, pendant neuf années, à forger, pour ces deux divinités, des anneaux, des agraffes, des colliers, des bracelets, des bagues, des ornements de tête. Thétis visite maintenant ma demeure ; ma reconnoissance exige que je lui paie, par tous les travaux qu'elle exigera de moi, le prix de la vie que je lui dois. O ma chere épouse, offre à la déesse les dons de l'hospitalité, tandis que je vais éteindre mes feux et renferme les instruments de mon art.

   Il dit, et abandonne en boitant son enclume et sa forge ; ses genoux tremblent ; ses jambes ont peine a le porter ; il éloigne ses soufflets, dépose dans une arche d'argent les instruments de son art; étanche avec des éponges la sueur qui découle de ses joues, de ses mains, de ses larges épaules, de sa vaste poitrine ; revêt une superbe tunique, prend son sceptre, sort en boitant de son attelier. Deux nymphes d'or qui semblent respirer s'avancent pour le soutenir ; un même esprit les anime : instruites dans les arts des déesses, leurs voix retentissent des mêmes accents ; une même force determine leurs:mouvements : elles marchent à côté de leur roi. Le dieu des arts s'avance vers Thétis prend place aupres d'elle sur un trône éclatant colle ses levres sur les mains de la déesse :

   Divinité que je révere et que j'aime, lui dit- il, quelle raison puissante te conduit dans notre de­meure, couverte de ces longs voiles, symbole de l'affliction qui déchire ton ame ? tu ne la fréquentois pas autrefois : apprends-moi ce que tu veux ; j'ai le plus grand désir de te satisfaire, s'il est en mon pouvoir, si les Destins ne s'y opposent pas.

   Ô Vulcain, lui répond Thétis les yeux baignés de larmes, les douleurs auxquelles le fils de Saturne m'a condamnée surpassent tous les travaux qu'il imposa aux autres divinités qui habitent l'Olympe. Seule entre toutes les déesses de la mer, il m'unit, malgré moi, à Pelée fils d'Éacus ; il me soumit à un mortel que la vieillesse assiege dans son palais. Pelée me donna un fils ; j'en pris soin des ses plus jeunes ans ; je le rendis le plus grand des humains ; je le voyois s'élever comme une tige superbe plantée dans une terre féconde. Je l'envoyai à Ilion avec une flotte nombreuse combattre les Troyens ; il ne reviendra point dans sa patrie ; le palais de son pere ne le reverra plus ; je ne le recueillerai point dans mes bras à son retour de Troie ; et pendant le peu de temps qu'il vit, qu'il jouit de la lumiere du soleil, l'affliction l'accable, sans que je puisse lui être d'aucun secours. Le roi des hommes, Agamemnon, lui ravit une captive qu'il chérissoit, que les Grecs lui avoient choisie entre toutes les autres, juste récompense de ses travaux. Son ame fut affaissée sous le poids de la douleur. Vaincus par les Troyens, assiégés dans leur camp, jusques sous la pouppe de leurs vaisseaux, les chefs de la nation viennent implorer le secours de mon fils ; ils lui font une longue énumération des dons im­menses dont ils combleront ses désirs. Achille re­fuse de repousser les maux dont ils sont menacés : mais il perme t à son compagnon Patrocle de se cou­vrir de ses armes ; il l'envoie, à la tête de ses Thessaliens, porter secours aux Grecs. On combat pendant un jour entier pres la porte Scée. Des ce jour, la ville de Priam eût tombé sous leurs coups, si Apollon, donnant la victoire à Hector, n'eût percé le valeureux fils de Ménétius, qui détruisoit l'ar­mée des Troyens. Tel est, ô Vulcain, le sujet qui m'amene dans ton palais. J'embrasse tes genoux donne à mon malheureux fils, dont la vie doit être de courte durée, un bouclier, un casque, de superbes brodequins, une cuirasse ; car la divine ar­mure qu'il confia à son fidele compagnon est main­tenant au pouvoir des Troyens. Patrocle a été pré­cipité dans les sombres demeures ; Achille se roule sur la poussiere, ne respirant que vengeance. Prends confiance, ô Thétis, lui répond le dieu des arts ; que ces soins ne troublent pas ton repos. Plût aux dieux qu'il fût en mon pouvoir d'arrêter le cours des destinées, de préserver ton fils du trépas, quand son heure sera venue, comme je lui donnerai des armes qui seront l'admiration de tous les mortels !

   Il dit, et retourne à son attelier, dispose, ajuste ses soufflets ; vingt forges, mises en même temps en activité, reçoivent les métaux dans leurs creu­sets. Vulcain hâte et ralentit, suivant le besoin de ses travaux, le souffle impétueux des vents ; l'airain brut, l'étain, l'or, l'argent, coulent à gros bouil­lons de ses fourneaux ; il assied sur sa base une lourde enclume ; d'une main il soulevé un pesant, marteau, de l'autre il manie une forte tenaille.

   Le divin artiste fabriqua d'abord un vaste et épais bouclier de cinq couches de métal, appli­quées l'une sur l'autre, d'un travail admirable, dont il conçut le modele dans sa tête divine. Le centre offre à l'oeil étonné le spectacle de l'univers, la Terre, le Ciel, la Mer, le Soleil, la Lune, tous les célestes flambeaux, les Pléiades, les Hyacles, l'im­pétueux Orion, l'Ourse, qu'ils nomment le Chariot, qui, toujours fidele au pôle, inspecte Orion, seule des étoiles qui ne plonge point dans l'o­céan. Un cercle immense renferme des tableaux travaillés avec un art merveilleux.

    Deux cités puissantes : dans l'une, des noces, des festins, les flambeaux de l'hymen, de jeunes épouses que leurs tendres époux promenent en triomphe par la ville. De légers danseurs les envi­ronnent ; on entend les doux accents des flûtes et le son harmonieux de la cithare. Debout à l'entrée de leurs maisons, des grouppes de femmes les re­gardent avec admiration.

   Plus loin, les peuples s'assemblent dans la place publique. Une violente dispute s'est émue ; la ran­çon d'un homme mort en est l'objet. Le meurtrier déclare qu'il a fait la satisfaction exigée ; son adversaire nie l'avoir reçue ; ils présentent leurs témoins : deux partis se forment. Des hérauts contiennent les mouvements impétueux de la multitude. Des vieillards sont assis sur des pierres polies, dans le sanctuaire de Thémis ; ils se levent l'un apres l'autre, prenant le sceptre des mains des hérauts à la voix éclatante, et donnent leur avis tour à tour. Deux talents d'or, prix du vainqueur, sont déposés au milieu de l'assemblée.

    Deux armées couvertes d'armes étincelantes environnent l'autre cité. Les conseils sont divisés : les uns veulent réduire en cendre cette ville puissante, les autres partager par moitié les richesses qu'elle renferme. Les peuples refusent de se soumettre à ces loix ; ils disposent une  embuscade. Placés sur les remparts, leurs femmes , leurs enfants, les vieillards, tentent une inutile défense; les guerriers s'avancent dans la plaine. Mars et Minerve marchent à leur tête, portant, sous leurs éclatantes armures, de longues tuniques d'or ; la majesté divine brille sur leurs fronts. Parvenus dans un lieu propre à une embuscade, sur la rive d'un fleuve, où les troupeaux s'abreuvent d'une onde pure, couverts de l'airain étincelant , les guerriers se tapissent pour se dérober à la vue de l'ennemi. De dessus une éminence, deux sentinelles ob­servent ses mouvements ; elles attendent en si­lence que les moutons et les bœufs s'approchent' du fleuve. Deux pâtres les conduisent ; le son des chalumeaux retentit dans la plaine ; aucun ne prévoit le piege qui lui est tendu. Les guerriers placés en embuscade les voient, fondent sur les bœufs, fondent sur les moutons, tuent les pasteurs. Le tumulte parvient à l'armée ennemie, occupée d'un sacrifice solemnel ; ils montent sur leurs chars. Un terrible combat s'engage ; le sang ruisselle sur les rives du fleuve ; les javelots se croisent ; la Discorde, le Tumulte, l'inévitable Destinée, parcourent les deux armées. L'un est emporté hors du champ de bataille ; l'autre, qui n'a reçu aucune blessure, est emmené captif. Les vainqueurs, les vaincus, se disputent la dépouille des morts ; le sang souille leurs vêtements et leurs armures ; la plaine n'offre, de tous côtés, qu'un carnage affreux.

   D'autre part, des laboureurs impriment, pour la troisieme fois, le soc de la charrue dans une terre grasse, d'une vaste étendue, qui promet une abondante récolte ; de nombreux cultivateurs retournent la glebe, et hâtent la marche pesante des bœufs. Parvenus à l'extrémité du sillon, au moment qu'ils se disposent à relever le soc pour en tracer un nouveau en sens contraire, un homme qui les suit leur présente une coupe pleine de vin. Ils se retournent, impatients de rendre fécond ce vaste terrain, y enfoncent profondément le soc de la charrue. L'or noircit sous la main du divin ar­tiste ; prodige de l'art ! le métal prend la couleur de la terre nouvellement défrichée.

   Ici, des moissonneurs armés de longues faux récoltent une terre féconde ; les épis tombent en foule sous la faux tranchante. Trois ouvriers for­ment les gerbes et les lient ; épars dans la plaine, des enfants les ramassent, les serrent dans leurs bras, les apportent à ceux qui les assemblent. Le maître, au milieu d'eux, appuyé sur son sceptre, prend plaisir à contempler en silence cette riche moisson. Là, sous un chêne, des hérauts immo­lent un bœuf, et préparent un agréable festin ; des femmes esclaves mêlent la farine d'orge et de froment destinée au dîner des moissonneurs.

Dans un autre cadre, une vigne fléchit sous  les dons de Bacchus ; les grappes en sont noires, les rameaux .fixés sur des palis d'argent. Un fossé de couleur rembrunie l'environne ; au-dessus s'é­leve une haie d'étain ; un seul sentier y a été pra­tiqué pour  transporter la vendange. De jeunes filles, de jeunes hommes, dans la fleur de l'âge, assemblent en des corbeilles d'osier les doux présents de Bacchus. Au milieu d'eux un chanteur, dont un léger duvet couvre à peine le menton, pince l'harmonieuse cithare, et accompagne d'une voix flûtée les sons de la corde argentine : une troupe de vendangeurs le suit ; l'air retentit de leurs chants ; la terre tremble sous leurs pas cadencés.

   Pres de cette vigne, on voit un immense troupeau de bœufs aux cornes droites : les uns sont d'or, d'autres d'étain ; ils sortent de l'étable en mugissant, et s'approchent des pâtures voisines du fleuve, où l'onde murmure parmi les joncs. Quatre pâtres d'or, neuf chiens aux pieds blancs, les suivent, veillant à la garde du troupeau. Deux lions aux yeux hagards fondent sur ces bœufs, saisissent le taureau qui mugit au loin, l'entraî­nent, s'en emparent. Les chiens, les jeunes pâ­tres effrayés les poursuivent. Sous leurs yeux les deux monstres dévorent leur proie, boivent son sang, déchirent ses entrailles. En vain les pâtres s'élancent d'une course rapide ; ils s'efforcent en vain d'animer leurs chiens : la vue des lions les effraie ; ils aboient et fuient d'une course préci­pitée.

   Non loin l'adroit boiteux forgea, dans une agréable vallée, un nombreux troupeau de moutons ; on voit les étables, les parcs, les toits rustiques des pasteurs.

   Dans une autre partie du même tableau, le di­vin artiste dessina une danse semblable à celle que Dédale traça dans Cnossus pour la belle Ariane. Vêtus de fines tuniques d'un lin éclatant, relevées avec grâce, parfumées d'essences, de jeunes hommes, de belles nymphes, se tenant par la main, cadencent leurs légers mouvements. Des fleurs couronnent la tête des nymphes ; les glaives d'or des jeunes danseurs sont suspendus à leurs baudriers d'argent. Tantôt leurs pas légers décrivent des cercles aussi exacts que la roue qu'un potier fait tourner, dont il éprouve le mou­vement; tantôt ils se partagent, se mêlent, se poursuivent d'une course rapide : une troupe nombreuse de spectateurs les environne, prend part à leurs jeux. Au centre deux sauteurs hardis chantent et s'agitent en cadence. A l'extrémité de ce bouclier, un grand cercle enferme ces tableaux ; il représente le vaste océan.

   Vulcain, ayant achevé cet immense et solide bouclier, forge une cuirasse éclatante, dont le feu jaillit, et un casque épais, magnifique, propre à emboîter les tempes d'Achille. Le superbe panache qui le surmonte flotte au gré des vents.

  Des brodequins d'un étain ductile l'accompa­gnent.

   L'auguste boiteux enlevé cette éclatante armure, la place aux pieds de la mere d'Achille. Thétis se précipite du sommet de l'Olympe avec la légereté de l'épervier, tenant dans ses mains les armes brillantes que le dieu des arts, Vulcain, lui a données.