Chant VIII

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ARGUMENT.

conseil des dieux. Jupiter défend à tous les immortels de porter secours soit aux Grecs , soit aux Troyens. Il abandonne l'Olympe, monte au sommet de l'Ida pour être spectateur du combat. Les avan­tages se compensent dans les deux armées : mais la foudre lancée par Jupiter met en fuite Diomede et les plus valeureux des enfants de la Grèce. Malgré les défenses et les menaces du maître des dieux, Junon et Minerve se disposent à secourir les Grecs : Iris, envoyée par Jupiter, les arrête. La nuit survient : les Troyens tiennent conseil dans la plaine. Hector annonce le projet qu'il a formé de mettre le feu aux vaisseaux. Il envoie des hérauts à ]a ville ordonner aux Troyens d'allumer des feux sur leurs tours, et demeure dans la plaine, assiégeant la flotte des Grecs.

   

   

 

Conseil des dieux. Les Troyens sont vainqueurs ; Hector est comblé de gloire.

 

L'aurore étendoit sur toute la terre son voile d'or et de pourpre. Le dieu qui se plaît à lancer le tonnerre assemble les immortels sur la cime la plus élevée des nombreux sommets de l'Olympe. Il parle : tous les dieux écoutent en silence.

   Dieux et déesses, écoutez ce que mon esprit me suggere, dit-il ; concourez tous à l'exécution de mes immuables décrets. Qu'aucun des dieux, qu'aucune des déesses, n'ose enfreindre mes or­dres suprêmes : celui ou celle d'entre vous que je convaincrai d'avoir abandonné l'Olympe, por­tant secours, à l'insu des autres immortels, aux Troyens ou aux Grecs, ne remontera pas sur l'O­lympe sans de honteuses blessures. En vain il se flatteroit d'échapper à ma vengeance ; je le précipiterai dans le Tartare ténébreux, gouffre d'une immense profondeur, que ferment des portes d'acier roulant sur un seuil d'airain  dont l'abyme, au-dessous de l'empire des morts , égale l'espace immense qui sépare la terre de la voûte azurée. Ainsi vous apprendrez combien ma puis­sance est supérieure à la vôtre. Divinités rebelles, osez affronter mon pouvoir ! Liez une chaîne d'or à mon trône ; suspendues à cette chaîne, essayez de précipiter sur la terre le dieu qui regne dans les airs, dont les conseils sont éternels : épuisées par de vains travaux, vous reconnoîtrez l'inutilité de vos efforts. Et moi, quand il me plaira, je vous attirerai toutes, et avec vous la terre et la mer : je lierai cette chaîne au sommet le plus élevé de l'Olympe ; tous les êtres y demeureront suspendus, tant ma force surpasse celle de tous les dieux et de tous les hommes.

   Il dit ; tous les dieux effrayés gardent un pro­fond silence. La déesse aux yeux bleus, Minerve, prend enfin la parole :

   Fils de Saturne, notre pere, souverain du ciel et de la terre, nous connaissons ta force invincible ; mais nous plaignons le malheur des Grecs, qui succombent sous le poids de leur cruelle des­tinée. Soumis à tes ordres, nous nous abstien-drons de donner aux combattants d'utiles secours ; permets cependant que nous aidions les enfants de la Grece de nos conseils, de peur qu'excitant ton courroux, tu ne les précipites tous dans les sombres demeures.

   Le dieu qui assemble les nuées sourit à ce dis cours: Ô Minerve, lui dit-il, fille chere à mon cœur, prends confiance dans mon amour ; tu sais combien je suis pour toi un pere tendre : ne t'alarme pas de menaces dont l'exécution est loin de ma pensée.

   Il dit, et attelle à son char ses coursiers agiles, aux pieds d'airain ; leurs crinieres dorées flottent au gré des vents. Couvert de son armure d'or, le dieu qui assemble les nuées monte sur son char, prend en main cette verge d'or dont il se sert pour diriger les immortels coursiers ; ils obéissent avec joie à la main qui les guide, franchissent l'espace immense qui sépare la terre de la voûte azurée, s'abattent sur le Gargare, la cime la plus élevée du mont Ida, tige féconde de sources abondantes, la patrie des bêtes féroces ; là un bois, et des autels toujours fumants, sont consacrés au maître des dieux. Le pere des dieux et des hommes arrête ses coursiers sur cette montagne sainte, les dételle, enveloppe son char d'un nuage épais pour le dérober à la vue des mortels. Assis sur la cime la plus haute de l'Ida, des rayons de gloire l'environnent : il porte ses regards sur la ville de Troie et sur les vaisseaux des Grecs.

   Les valeureux enfants de la Grece, ayant rétabli par un repas précipité leurs forces abattues, revêtent leurs armures. Les Troyens s'arment dans la ville en plus petit nombre ; mais une dure nécessité les y contraint : un intérêt puissant soutient leur ardeur ; ce sont leurs enfants, ce sont leurs épou­ses, qu'ils défendent. Les portes d'Ilion s'ouvrent ; l'infanterie, la cavalerie, les chars, sortent de la ville avec un horrible fracas. Les deux armées s'avancent dans la plaine ; leurs boucliers les couvrent ; de longs javelots sont dans leurs mains ; l'airain brille sur leurs cuirasses ; une ardeur mar­tiale les enflamme ; les boucliers se heurtent; la joie bruyante des vainqueurs, les cris des mourants, retentissent au loin ; le sang ruisselle sur la terre ; les traits lancés par les deux armées cachent le ciel sous un nuage épais. Depuis le lever de l'aurore jusqu'à la douzieme heure, une foule de guerriers sont précipités dans les sombres demeures : mais le soleil étant parvenu à la moitié de sa course, le pere des dieux et des hommes suspend ses balances d'or sur la voûte éthérée ; soutenant de sa main puissante le fléau de l'éternelle balance, il place dans ses bassins les signes de la mort, le destin des Troyens, le destin des valeureux en­fants de la Grece. Le jour fatal des Grecs est arri­vé ; leur destinée se précipite sur la terre : celle des Troyens s'éleve jusqu'à la voûte immense du ciel. Le tonnerre gronde sur l'Ida ; l'éclair brille ; Jupiter lance ses foudres sur l'armée des Grecs : la terreur s'empare de tous les cœurs ; une pâleur livide s'étend sur leurs fronts. Ni Idoménée, ni Agamemnon, ni les deux Ajax fideles serviteurs de Mars, n'osent soutenir le choc des Troyens : le vieux Nestor, le bouclier des Grecs, demeure seul forcément sur le champ de bataille ; car une fleche lancée par l'adroit Pâris, l'époux de la belle Hélene, a atteint l'un de ses chevaux au sommet de la tête, à la racine des crins. La pointe aiguë pénetre dans le crâne où la blessure est mortelle ; souffrant des douleurs cruelles, il se dresse, retombe, se roule, égare les coursiers avec lesquels il est attelé ; le vieux Nestor, tirant son épée, fait effort pour couper les traits qui les lient à son char. Cependant Hector poursuit l'ennemi, fend la foule ; ses agiles coursiers s'enorgueillissent du héros qu'ils portent. Le vieux Nestor eût succombé en ce péril extrême, si le vaillant Diomede ne l'eût reconnu ; il appelle Ulysse à grands cris :

   Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, où fuis-tu, lançant par derriere quelques traits qui s'égarent, quand l'ennemi est prêt à te percer ? Crains que, frappé par derriere, tu ne tombes sous les coups des Troyens : arrête ; unissons nos efforts pour secourir ce respectable vieillard, et repousser l'homme cruel qui s'apprête à lui donner la mort.

   Il parle ainsi : mais le divin, le patient Ulysse ne l'entend point ; sa fuite précipitée l'emporte vers le camp des Grecs. Seul au milieu d'une foule d'enne-mis, le fils de Tydée marche contre Hector. S'approchant du fils de Nélée, il l'appelle, lui parle ainsi:

   O vieillard, tu succombes sous de jeunes héros ; le poids des ans t'accable, tes nerfs sont refroidis par la vieillesse, ton écuyer est sans force, tes chevaux sont lourds et tardifs : monte sur mon char, éprouve la légereté des coursiers de Tros quand ils volent dans la plaine, poursuivant l'ennemi ou l'évitant d'une course rapide. Ce sont ces mêmes coursiers que je ravis à Enée, artisan de terreur. Que nos écuyers prennent soin de tes chevaux et de ton char ; dirigeons sur Hector les rapides coursiers de Tros ; qu'il connoisse la force de mon bras ; qu'il éprouve cruels coups porte mon javelot.

   Il dit. Docile au conseil, le vieux Nestor, savant dans l'art de guider des coursiers agiles, aban­donne son char, monte sur celui du fils de Tydée. Les écuyers des deux héros, Sthénélus et Eurymédon, prennent soin des chevaux du roi de Pylos ; Nestor s'empare des guides, anime avec le fouet les rapides coursiers : déjà ils sont pres d'Hector. Le fils de Priam vole à leur rencontre. Diomede lance le premier son javelot ; il s'égare, perce l'écuyer d'Hector, Eniopée, fils du vaillant Thébéus, qui manie les rênes des coursiers d'Hector : la pointe aiguë pénetre dans sa poi­trine ; il tombe ; les coursiers qu'il dirige recu­lent effrayés ; son âme s'exhale dans les airs. La perte de ce fidele écuyer pénetre d'une vive dou­leur la grande âme d'Hector ; contraint d'abandonner la dépouille sanglante de son compagnon, il cherche dans la mêlée un homme digne de le remplacer : le descendant d'Iphitus, le brave Archeptoleme, s'offre à sa vue ; Hector lui ordonne de monter sur son char ; il remet les guides en ses mains.

   Le carnage eût recommencé avec plus de
fureur, les Troyens eussent été de nouveau repoussés   dans  leurs   murs   comme   de   timides agneaux, si le pere des dieux et des hommes n'eût pris leur défense. Le tonnerre gronde avec un bruit affreux ; la foudre éclate dans la main de Jupiter, et tombe devant les coursiers de Diomede ; une vapeur sulfureuse, enflammée, les enveloppe. Effrayés, ils se dressent et s'abattent sous le char ; les guides échappent des mains du vieux Nestor ; la terreur s'empare de son âme. Adressant la parole au vaillant fils de Tydée :

   Diomede, lui dit-il, cédons à l'impérieuse nécessité, retournons aux vaisseaux : ne reconnois-tu pas à ces traits le courroux du fils de Saturne ? il donne aujourd'hui la victoire à Hector ; il nous l'accordera demain, si telle est sa volonté suprême. Quel mortel pourroit mettre obstacle à l'exécution de ses éternels décrets ? sa force l'emporte sur celle et des dieux et des hommes.

   Tu parles convenablement, ô vieillard, répond le vaillant Diomede ; cependant cette fuite précipitée accable mon cœur d'une douleur profonde.

   Hector haranguant les Troyens dira : J'ai inspiré la terreur au fils de Tydée, il a fui devant moi. Tel sera son orgueil. Que plutôt la terre, s'entrouvrant sous mes pas, m'engloutisse dans ses profonds abymes !

   Sage et vaillant fils de Tydée, quelle parole est sortie de ta bouche ! répond le vieux Nestor. Hector s'efforceront en vain de donner atteinte à ta gloire : ni les Troyens, ni les Dardaniens, ne le croiraient ; les veuves de ces héros traînés par toi dans la poussiere déposeraient contre lui.

   Ayant ainsi parlé, il détourne ses coursiers, se confond dans la foule des Grecs, qui fuient abandonnant le champ de bataille. Guidés par Hector, les Troyens les poursuivent avec un horrible fra­cas, les accablent d'une grêle de traits.

   Fils de Tydée, s'écrie l'orgueilleux Hector, les enfants de Danaùs t'honoroient par-dessus tous les autres ; tu occupois le premier trône dans les festins, la portion la plus distinguée étoit placée devant toi, ta coupe étoit toujours pleine : main­tenant l'ignominie sera ton partage, car ta foiblesse égale celle d'une femme. Fuis, enfant foible et timide : avant que tu escalades nos remparts, avant que tu emmenés dans tes vaisseaux nos femmes captives, mon bras te précipitera dans les sombres demeures.

   Il parle ainsi. Le fils de Tydée délibere si, dé­tournant ses coursiers, il fondra sur lui. C'est le vœu de son cœur ; mais les destins sont changés. Trois fois il veut rentrer dans la mêlée ; trois fois la foudre grondant sur l'Ida promet la victoire aux Troyens.

   Elevant la voix assez haut pour être entendu des siens, le grand Hector s'écrie :

Troyens, Lyciens, Dardaniens, montrez-vous des guerriers courageux, soutenez la gloire de vos exploits. Les volontés du fils de Saturne me sont connues ; il nous donne la victoire; Jupiter nous comble d'une gloire immortelle : la douleur et la honte seront le partage des Grecs. Insensés ! ils ont élevé précipitamment cette foible muraille, ces remparts impuissants contre l’intrépide courage qui m'enflam-me. Esperent-ils que nos coursiers auront peine à franchir ce fossé qu'ils ont creusé à la hâte ? Parvenus à leurs vaisseaux, souvenons- nous d'y mettre le feu ; que la flamme les consume ; que pressés par nos javelots, accablés par nos traits, errant dans l'épaisse fumée de leurs vaisseaux embrasés, ils tombent sans vie l'un sur l'autre.

Adressant ensuite la parole a ses coursiers : Xanthe, Podarge, Ethon, généreux Lampus, leur dit-il, payez-moi, en ce jour, des soins que prit de vous la fille du vaillant Eétion, la tendre Andromaque : plus attentive à pourvoir à vos besoins qu'à ceux même d'un époux si cher à son cœur, elle place devant vous le plus pur froment ; ses mains d'albâtre y mêlent un vin précieux dont vous vous abreuvez. Hâtez-vous de poursuivre les Grecs ; que le bouclier d'or du fils de Nélée, ce bouclier dont la gloire est montée jusqu'aux cieux, soit ma conquête ; arrachons à Diomede cette cuirasse impénétrable, l'ouvrage de Vulcain. J'ai confiance que les enfants de la Grece, nous voyant couverts de ces riches dépouilles, se hâteront de profiter des ombres de la nuit pour remonter sur leurs vaisseaux.

   Il dit. Junon, irritée de son orgueil, s'élance du trône sur lequel elle est assise. Ébranlant le vaste Olympe, elle adresse la parole à Neptune :

   Ô Neptune, dont la force surpasse celle de tous les immortels, ô toi qui agites la terre jusques dans ses profonds abymes, la ruine totale des Grecs qui dans Hélice et dans Aiguës ornent, tes temples des dons les plus magnifiques, ne touchera-t-elle pas ton cœur ? Prends pitié de leurs maux, donne la victoire aux Grecs. Si les divinités qui les protegent se réunissoient pour repousser les Troyens, et contenir les fureurs de Jupiter, seul au sommet de l'Ida, le maître des dieux gémiroit en vain de la fuite honteuse des Troyens.

   Téméraire déesse, répond Neptune poussant un profond soupir, quelle parole est sortie de ta bouche. Je n'entreprendrai point de combattre le dieu qui lance le tonnerre ; sa puissance surpasse celle de tous les immortels.

   Tels sont leurs célestes entretiens. Cependant les hommes et les coursiers, qui fuient devant Hector, remplissent l'espace qui sépare la tour du fossé. Emule de l'homicide Mars, le fils de Priam, à qui Jupiter accorde la victoire, poursuit les Grecs, les repousse jusques sous leurs remparts, De ce jour il eût livré leurs vaisseaux aux flammes, si, profitant du court intervalle pendant lequel Hector laisse respirer sur le bord du fossé ses troupes essoufflées de leur course rapide, Junon n'eût inspiré au pasteur des peuples, Agamemnon, le sage conseil de ranimer par ses paroles le courage des Grecs. Couvert d'un vaste manteau de pour­pre dont il s'enveloppe en entier, il parcourt les tentes et les vaisseaux, s'arrête devant la tente et le vaisseau d'Ulysse, qui, semblable à une énorme baleine, s'éleve au centre du camp. Haussant la voix pour être entendu, des tentes d'Ajax fils de Télamon, et des tentes d'Achille ; car ces héros, se confiant dans leurs forces, ont mis à sec leurs vaisseaux aux deux extrémités du camp :

   Ô honte ! s'écrie-t-il ; enfants de la Grece, qui vous enorgueillissez d'un éclat trompeur, que sont devenus ces vains propos par lesquels, assis dans les festins, couronnant vos coupes, dans l'isle de Lemnos, vous vous vantiez que les Troyens n'oseroient vous résister, qu'un seul d'entre vous suffîroit pour repousser cent, deux cents ennemis ? et maintenant le seul Hector vous met en fuite ! il se promet d'embraser vos vaisseaux ! Ô Jupiter ! ja­mais une telle affliction n'accabla les rois, images de ta puissance ; jamais tu n'imprimas une telle honte sur leurs fronts. Cependant, quelque impatience que j'eusse de dévaster la ville de Priam, pendant tout le cours de ce périlleux voyage, je ne passai devant aucun de tes temples sans t'offrir de nombreuses victimes, sans brûler sur tes autels et les cuisses et la graisse des bœufs. Exauce maintenant les vœux que je t'adresse : ne souffre pas que la race des Grecs soit anéantie ; permets que ces restes précieux de leur armée échappent au trépas.

    Il dit ; ses prieres, ses larmes, sont entendues du pere des dieux et des hommes. Il lui promet le salut de son peuple, par ce signe de tête qui ne trompe jamais. Par ses ordres un aigle, le plus certain des augures, tenant dans ses serres le faon d'une biche timide, vole au-dessus de l'autel qui fume de la graisse des victimes offertes au dieu dont les oracles reglent tous les événements : parvenu ait centre du sacrifice,  l'oiseau de Jupiter lâche sa proie ; elle tombe sur l'autel. Les Grecs, convaincus par cet heureux présage de la protec­tion de Jupiter, fondent sur les Troyens, raniment un sanglant combat. Aucun ne monta plus promptement sur son char, ne franchit le fossé avec plus de rapidité, ne marcha plus fierement contre l'ennemi, que le fils clé Tydée. Déjà il a percé un guerrier magnanime, Agélas fils de  Phradmon. Détournant ses coursiers, Agélas fait effort pour fuir : le fils de Tydée lance son javelot ; la pointe aiguë s'enfonce entre les deux épaules, pénetre et sort par la poitrine ; il tombe ; le bruit de ses armes retentit au loin. Neuf intrépides guerriers se réunissent au vaillant Diomede ; les deux fils d'Atrée, Agamemnon et Ménélas, les deux Ajax dont la force est invincible, Idoménée, Mérion l'émule de Mars, et Eurypyle, le fils d'Evemon, armé de l'arc et du carquois, et Teucer qui se couvre du bouclier de son frere Ajax fils de Télamon. Caché sous le vaste contour de cet immense bouclier, portant ses regards de tous côtés, il lance ses fleches sur les ennemis qui l'environnent : les Troyens tombent en foule sous ses coups. A peine a-t-il frappé l'un d'eux, que, semblable à un enfant qui se rapproche de sa mere, il revient se couvrir de l'éclattant bouclier d'Ajax. Sous ses traits tombent entassés Orsiloque, Ormene, Ophelestes, Daitor, Chromius, le divin Lycoplionte, Hamopaon fils de Povémon, et Mélanippe ; la terre retentit de leur chute. L'âme d'Agamemnon est réjouie à la vue des phalanges troyennes que dispersent et détruisent les fleches de l'adroit Teucer.

   Mon cher Teucer, lui dit-il, chef d'un grand peuple, tu partages avec Ajax l'honneur d'être issu du sang de Télamon. Continue de lancer tes fleches homicides ; sois le sauveur des Grecs, la joie de ton pere Télamon, qui éleva ton enfance, qui te traita à l'égal des fils qu'il eut de sa légitime épouse ; que tes exploits soient la gloire de ton pere absent de ces sanglants combats. Écoute des promesses qui auront leur exécution : si le dieu qui porte l'égide, si Minerve qui me protege, m'accordent de détruire la haute cité d'Ilion, de m'emparer des richesses que cette ville puissante renferme dans sa vaste enceinte, tu obtiendras, apres moi, la portion la plus honorable du butin, soit un trépied, ou deux coursiers et un char superbe, ou une belle captive qui partagera son lit avec toi.

Illustre fils d'Atrée, lui répond Teucer, crois-tu que tes exhortations et tes promesses soient nécessaires pour soutenir mon ardeur ? Je ne cesse­rai de frapper tant que mes forces pourront y suf­fire ; je percerai les Troyens jusqu'à ce que, con­traints de fuir, ils se renferment dans leurs murs. Déjà la pointe aiguë de mes fleches a étendu sur la poussiere huit guerriers valeureux ; mais cet ennemi cruel, l'auteur de tous nos maux, échappe jusqu'ici à mes coups.

   Il dit ; et impatient de percer Hector, il ajuste son arc et dirige sa fleche : elle s'égare, frappe dans la poitrine un autre fils de Priam, le jeune Gorgythion. Castianire, dont la beauté égaloit celle des immortels, donna ce fils à Priam dans la ville d'AEsyme. Tel dans nos jardins un superbe pavot penche sa tête altiere surchargée par l'humidité du printemps et des sucs trop abondants : telle la tête du fils de Priam, qui ne peut soutenir le poids de son casque, tombe appesantie par le coup mortel.

   Enflammé du désir de percer Hector, Teucer décoche une autre fleche. Elle s'égare encore ; Apollon la détourne ; elle atteint dans la poitrine le valeureux Archeptoleme, l'écuyer d'Hector, qui anime ses coursiers : il tombe ; les agiles coursiers s'écar-tent effrayés ; sa vie s'exhale dans les airs. La perte clé ce fidele écuyer porte dans l'âme  d'Hector une douleur profonde ; cependant, con­
traint par nécessité, il abandonne la dépouille sanglante d'Archeptoleme : voyant pres de lui sonfrere Cébrion, il lui ordonne de monter sur sonchar, de prendre les guides dans ses mains. Cébrion obéit. Se précipitant de son char, impatient d'atteindre le fils de Télamon qu'il menace  à grands cris, Hector saisit une pierre énorme, se dispose à accabler Teucer sous le poids de ce roc immense. Dans le même temps l'adroit Teucer fait choix de la plus perçante de ses fleches; il la place sur le nerf : d'une main il la soutient sur l'arc ; retirant l'autre jusqu'à son épaule, il tend le nerf avec force. Hector le prévient ; la pierre aiguë le frappe dans la clavicule, où la blessure est plus dangereuse. Le nerf est brisé, la main de Teucer engourdie ; il tombe sur ses genoux ; le grand arc échappe de ses mains. Ajax ne l'abandonne point en ce pressant danger ; il se hâte de le couvrir de son vaste bouclier. Deux de ses chers com­pagnons, Mécistée fils d'Echius et le divin Alastor, l'enlevent appesanti par sa blessure, poussant de profonds soupirs ; ils le transportent aux vaisseaux.

   Cependant le dieu qui regne sur l'Olympe ranime le courage des Troyens ; les Grecs sont repousses jusqu'au fossé. Hector commande les siens ; furieux, portant de tous côtés de terribles regards, il précipite dans les sombres demeures tous ceux qui se rencontrent sur son passage. Semblable à un limier qui se confiant dans sa vigueur, dans sa légereté, dans la force de ses jarrets, attentif à tous les mouvements de l'ennemi, poursuit un sanglier ou un lion qu'il a lancé ; l'animal furieux
déchire de rage et ses cuisses et ses flancs : tel Hector poursuit les Grecs effrayés ; grand nombre tombent sous ses coups. Parvenus au fossé et à la palissade, levant les mains au ciel, implorant le secours de tous les immortels, ils s'efforcent, de rappeler le courage dans leurs âmes. Cherchant un passage qu'il puisse franchir, Hector porte de tous côtés des regards aussi terribles que ceux de l'affreuse Gorgone ou de l'homicide Mars ; il anime ses coursiers, et parcourt tout le revers du large fossé. En cet instant la déesse aux bras d'albâtre, Junon, vivement affligée du malheur des Grecs, adresse la parole à Minerve :

   Fille du dieu qui porte l'égide, lui dit-elle, ne prendrons-nous point pitié des Grecs qui péris­sent réduits aux plus cruelles extrémités ? Une armée entiere tombe anéantie sous les coups d'un seul homme : la fureur du fils de Priam est intolérable ; ne punirons-nous pas ses forfaits accumulés ?

   La déesse aux yeux bleus, Minerve, lui répond : Depuis long-temps la mort eût mis un terme à la fureur d'Hector ; depuis long-temps il eût péri dans sa terre natale, sous les coups des enfants de la Grece : mais mon pere, l'inflexible Jupiter, le protege ; injuste et cruel, il s'oppose à tous mes projets. Il ne souvient plus à ce dieu irrité com­bien de fois j'ai sauvé son fils du trépas, dans les divers travaux qu'Eurysthée lui imposa. Hercule invoquoit avec larmes le secours des immortels. Jupiter m'ordonna de descendre de l'Olympe, de voler à son aide. Si j'eusse prévu l'injure qu'il me fait aujourd'hui, quand Eurysthée envoya ce fils si cher à son cœur dans le sombre royaume de Pluton ravir le monstre qui veille à la porte des enfers, jamais Hercule n'eût repassé les terribles courants du Styx. Séduit par Thétis, qui, embras­sant ses genoux, lui adressa d'humbles prieres, lui demandant de venger l'injure faite à Achille le destructeur des cités, l'ingrat Jupiter m'a mainte­nant en horreur. Il viendra un jour qu'il me nom­mera sa fille chérie, la déesse aux yeux bleus. Ô Junon, prépare ton char et tes coursiers : j'en­trerai dans le palais du dieu qui porte l'égide ; je vêtirai mon armure divine ; je me préparerai au combat ; nous éprouverons si le fils de Priam, le fier Hector, nous rencontrant dans la mêlée, sera réjoui de notre vue. Plus d'un Troyen tombant sous nos coups, pres des vaisseaux des Grecs, sera la proie des chiens et des vautours.

   Elle dit. La fille du vieux Saturne, Junon aux bras d'albâtre, se hâte d'atteler à son char ses im­mortels coursiers. Leur vaste criniere, qu'assemblé une tresse d'or, flotte négligemment sur leurs épaules. La fille du dieu qui porte l'égide, Minerve, détachant le voile précieux qui la couvre, ouvrage de ses mains, le laisse flotter dans le palais de son pere, revêt la céleste cuirasse du dieu qui assemble les nuées, armure impénétrable qu'elle endosse quand elle marche aux combats, saisit cette lance pesante, terrible, armée de l'airain étincelant, avec laquelle elle détruit dans sa fureur des armées entieres, s'élance sur le char éclatant de la reine des cieux, Junon anime avec le fouet ses agiles coursiers. Les portes du céleste palais s'ouvrent d'elles-mêmes à l'approche des deux déesses ; les Heures en sont les gardiennes, les Heures auxquelles est confié le soin d'ouvrir et de fermer la nue qui dérobe à la vue des mortels et la voûte du ciel et le sommet de l'Olympe. Les rapides coursiers s'agitent sous l'aiguillon qui les presse : Junon et Minerve se disposent à parcourir, d'un vol léger, l'espace immense qui sépare la terre de la voûte éthérée. De la cime la plus élevée de l'Ida, le pere des dieux et des hommes, Jupiter, les voit ; son âme s'irrite de leur révolte. Adressant la parole à la messagere des dieux, Iris aux ailes d'or : Légere Iris, lui dit-il, hâte ton vol rapide ; contrains ces téméraires divinités de retourner en arriere : qu'elles n'entreprennent pas de me disputer la victoire ; un tel combat seroit trop dangereux. Tels sont mes décrets ; ils auront leur exécution. Si elles résistent à mes volontés suprêmes, j'ôterai la force à leurs coursiers ; ils tomberont sous les roues du char qu'ils portent ; ce char superbe dont elles s'enorgueillissent, je le briserai ; je les précipiterai du sommet de l'Olympe : dix années ne suffiront pas pour guérir les blessures que ma foudre leur aura faites. Ainsi Minerve, la déesse aux yeux bleus, apprendra combien il est dangereux de s'opposer aux volontés de son pere ; car je suis moins irrité contre Junon, accoutumé depuis long-temps à la voir traverse r mes projets.

   Il dit. D'un vol aussi rapide que la tempête, Iris s'élance, du sommet de l'Ida, sur le vaste Olympe.   

   Arrêtant les deux déesses aux portes du palais de Jupiter, elle remplit la mission dont le maître des dieux l'a chargée.

   Où courez-vous avec cette rapidité ? Qui vous inspire une telle fureur ? Jupiter vous défend clé secourir les Grecs. Tels sont les décrets du fils de Saturne, qui auront leur exécution. Si vous résis­tez à ses volontés suprêmes, Jupiter ôtera la force à vos coursiers ; ils tomberont sous les roues du char qu'ils portent ; il brisera ce char superbe dont vous vous enorgueillissez ; il vous précipitera du sommet de l'Olympe : dix années ne suffiront pas pour guérir les blessures que sa foudre vous aura faites ; afin que tu saches, ô Minerve, combien il est dangereux cde s'opposer aux volontés de ton pere ; car Jupiter n'est pas aussi irrité contre Junon, accoutumé depuis long-temps à la voir traverser ses projets ; mais ton impudence m'étonne, ô Minerve, s'il est vrai que tu oses lever ton javelot impie contre Jupiter, le pere des dieux et des hommes.

   Ainsi parle la légere Iris, et elle disparoît. Adressant la parole à Minerve :

   Fille du dieu qui lance le tonnerre, lui dit Junon, que l'intérêt des vils mortels ne nous engage pas dans un périlleux combat contre le maître des dieux : qu'ils périssent ; que d'autres vivent et triomphent, selon que le Destin l'aura ordonné: que Jupiter protege ou les Troyens ou les Grecs, suivant ses immuables décrets.

   Elle dit, et détourne ses coursiers légers. Les Heures les détellent, les enferment dans les étables parfumées du sacré palais, emplissent l'auge et le râtelier d'une céleste pâture, approchent le char, l'appuient contre les murs du brillant palais de Jupiter. Le cœur percé d'une douleur pro­fonde, les deux déesses prennent place sur leurs trônes parmi les autres immortels. Au sommet de l'Ida, le pere des dieux et des hommes, Jupiter attelle ses coursiers, monte sur son char, marche vers l'Olympe, la demeure des dieux. Neptune s'empresse de dételer les coursiers de son frere, de couvrir le char d'un voile de lin, de l'appuyer sur sa base. Jupiter s'assied sur son trône d'or ; le vaste Olympe tremble sous ses pas : les deux déeses affligées, Minerve et Junon, se tiennent à l'écart, n'osant ni l'interroger ni lui parler. Le dieu qui assemble les nuées observe leur morne silence, les appelle, leur parle ainsi :

   Ô Minerve, ô Junon, dit-il, quel est le sujet de ce morne silence, de cette tristesse amere qui est peinte sur vos fronts ? Comment avez-vous borné sitôt le cours de vos exploits guerriers ? Vous conçûtes le projet de détruire la race des Troyens, car vous leur gardez une haine implacable. Ma volonté est stable, mon bras puissant : tous les dieux, habitants de l'Olympe, tenteraient en vain de s'opposer à l'exécution de mes éternels décrets. Vos genoux ont fléchi ; la terreur a eu acces dans vos âmes, avant que vous fussiez parvenues aux campagnes de Troie, avant que vous eussiez signalé votre haine par d'incroyables prodiges. Ecoutez des menaces qui auroient eu leur exécution. Frappées de ma foudre, votre char ne vous eût pas reportées sur l'Olympe, la demeure des dieux.

   Il dit. Assises pres l'une de l'autre, méditant la ruine des Troyens, les deux déesses mordent leurs levres dans la fureur qui les anime. Minerve murmure en secret ; la colere est peinte dans ses yeux : mais elle n'ose éclater. Junon ne peut con­tenir son indignation.

   Inexorable fils de Saturne, dit-elle, quelle pa­role est sortie de ta bouche ! Nous connoissons et ta puissance et ton inflexibilité ; mais nous som­mes émues d'une tendre pitié pour les valeureux enfants de la Grece, que leur cruelle destinée précipite dans les sombres demeures. Nous nous abstiendrons du combat, puisque tu l'exiges ; souffre au moins que nous donnions aux Grecs de salutaires conseils, dans la crainte qu'excitant ton courroux, leur race ne soit anéantie : épargne, ô Jupiter, les restes infortunés de ce peuple !

   Implacable Junon, lui répond le dieu qui assemble les nuées, demain, au lever de l'aurore, ma puissance se montrera avec plus d'éclat ; tes yeux pourront voir la faux de la mort moissonner les héros de la Grece, dissiper leur armée : car le grand Hector ne cessera de combattre, que le fils de Pelée, aujourd'hui retiré dans ses tentes, ne se réveille, en ce jour auquel les Grecs, resserrés dans leur camp comme dans un défilé étroit, combattront sous la pouppe de leurs vaisseaux, pres du corps de Patrocle tombé sous les coups d'Hector. Tel est l'ordre du Destin. Je méprise ton courroux, ô Junon. En vain tu essaierois de me susciter des ennemis aux extrémités de la terre et de la mer, en ces lieux habités par Japet et Saturne, qu'environne le profond Tartare, où la lumiere du soleil ne pénetre jamais, qui ne sont rafraîchis en aucun temps par la douce haleine des vents. Quand tu pénétrerais dans ces sombres demeures pour exciter contre moi une révolte impie, je ne redouterois point tes impuissants efforts ; car rien n'égale ton impudence et ta témérité.

   Il dit. Junon ne lui répond pas. Cependant le flambeau du jour s'éteint dans l'océan ; les téne­bres s'étendent sur la terre. Contraints de mettre un terme à leur fureur, les Troyens les envisagent avec douleur : les enfants de la Grece les attendent avec impatience ; leurs cris redoublés saluent le char d'ébene de la Nuit, qui suspend le carnage. Hector assemble les Troyens sur les bords du Scamandre, loin du champ de bataille, loin des vaisseaux des Grecs, dans un espace vide, à la vue des corps sanglants des ennemis qu'il a terrassés. Descendus de leurs chars, tous l'écoutent en silence. Tenant dans ses mains ce javelot de onze coudées qu'un anneau d'or environne, dont la pointe aiguë répand au loin une effrayante lumiere, appuyé sur cette arme terrible, l'ami de Jupiter, le grand Hector, parle ainsi aux Troyens assemblés :

   Troyens, Dardaniens, et vous, nos fideles alliés, écoutez-moi. J'espérois en ce jour rentrer dans Ilion, ayant détruit l'armée des Grecs, ayant brûlé leur flotte impie : mais la nuit a répandu ses ombres sur la terre ; ses ténebres sont le salut des Grecs repoussés jusqu'aux rives de la mer, jusques dans leurs vaisseaux. Cédons à la nuit ; préparons le repas du soir ; dételez vos coursiers ; donnez-leur, pres des chars, la pâture convenable : je demeure ici attendant le lever de la divine Aurore. Hâtez-vous d'aller à la ville, d'amener des bœufs et des moutons, d'acheter du vin, d'apporter de vos maisons du pain de pur froment, d'assembler le bois nécessaire pour allumer un grand nombre de feux dont la splendeur s'éleve jusqu'à la voûte éthérée. Eclairons les démarches des Grecs, dans la crainte qu'ils ne profitent de l'obscurité de la nuit pour fuir sur leurs vaisseaux légers. Qu'ils fuient, mais percés de nos coups ; qu'ils aillent dans leur patrie panser les blessures que nos fle­ches et nos javelots leur auront faites : que leur exemple effraie quiconque osera tenter, dans les siecles futurs, de porter la guerre dans les champs troyens. Envoyons à Ilion des hérauts, messagers de Jupiter ; qu'ils ordonnent aux Troyens d'assembler les jeunes hommes dont un léger duvet couvre à peine le menton, de choisir des vieillards respectables par leurs cheveux blancs pour les commander ; qu'ils montent sur nos tours, et fassent une garde exacte ; que les femmes allument de grands feux dans leurs maisons et dans leurs palais, de peur que les Grecs ne profitent de l'absence de l'armée pour pénétrer secretement dans la ville. Exécutez fidelement, ô Troyens, ce que je prescris pour la sûreté commune : demain je donnerai mes ordres à l'armée. Daignent Jupiter et les autres immortels réaliser l'espoir que je conçois de purger nos campagnes de cette nuée d'ennemis qui ont fendu, avec des vaisseaux légers, le sein de la plaine liquide, conduits par un destin funeste, dans le dessein de porter sur nos rives la guerre et le carnage ! Veillons encore cette nuit ; empêchons que les Grecs ne nous surpren­nent. Demain, au lever de l'aurore, couverts de nos armures, nous renouvellerons un sanglant combat sous la pouppe de leurs vaisseaux. Nous connoîtrons alors si le fils de Tydée, le vaillant Diomede, parviendra à nous repousser dans nos murs ; ou si, tombant lui-même sous les coups de mon javelot, j'emporterai dans Troie ses dépouilles sanglantes. La journée de demain éprouvera l'in­trépide courage du fils de Tydée, s'il tient ferme contre Hector ; mais j'ai cette confiance qu'avant le lever du soleil il tombera sous les coups de mon javelot, et grand nombre des siens avec lui. Puis­se-je jouir de l'immortalité ! puisse-je, exempt de la vieillesse, être honoré par un culte religieux à l'égal de Minerve et d'Apollon, comme il est vrai que la journée de demain sera fatale aux enfants de la Grece !

   Ainsi parle Hector. Les Troyens lui répondent par des acclamations réitérées : leurs coursiers couverts de sueur sont dételés ; des courroies les attachent aux roues des chars : ils se hâtent d'ame­ner de la ville des bœufs et des moutons, d'acheter du vin, d'apporter de leurs maisons des pains de pur froment, d'assembler le bois nécessaire aux bûchers ; la fumée de la graisse des victimes est  portée, par le souffle impétueux des vents, jusqu'à la voûte étoilée. Réunis par pelotons sous les pouppes des vaisseaux de l'ennemi, méditant de grands projets, les Troyens font, pendant toute cette nuit, une garde exacte. Les feux qu'ils ont allumés brillent dans la plaine. Telles, dans un temps serein, rafraîchi par un air pur que les vents ne troublent point, les étoiles qui, sur la voûte azurée, forment le cortege brillant de la reine des cieux, éclairent les sommets escarpés des montagnes, leurs chûtes rapides, les lacs, les forêts, et réjouissent le pasteur qui veille à la garde de ses troupeaux : tels paraissent les feux des Troyens sous les murs d'Ilion, dans l'espace qui sépare les vaisseaux des rives du Xanthe. Mille brasiers sont allumés : cinquante hommes veillent autour de chaque feu, dont l'éclat réfléchit sur les corps des guerriers. Attachés aux roues des chars, les coursiers mangent l'orge et l'avoine, attendant que l'Aurore monte sur son trône d'or.