Pâris et Ménélas combattent pour Hélene.
LES DEUX armées réunies sous leurs
chefs sont rangées en bataille. Les Troyens s'avancent dans la
plaine avec de grands cris ; un bruit effroyable se fait
entendre, semblable aux sifflements d'une troupe d'oiseaux :
tels les cris des grues percent la nue, quand, fuyant les glaces
et les pluies de l'hiver, elles s'envolent avec fracas vers les
rives de l'Océan, portant la guerre et la mort à la race des pygmees, ou lorsqu'au retour du printemps elles reviennent dans
nos climats troubler le repos des habitants de l'air. Les Grecs
marchent en silence, respirant la vengeance, animés du violent
désir de signaler leur courage, et de se soutenir l'un l'autre
dans la mêlée : tel le vent du midi, soufflant avec violence du
sommet des montagnes, assemble les nuées, et verse sur la terre
un brouillard obscur, la terreur du pasteur, plus favorable que
la nuit au voleur qui s'avance à pas lents pour se saisir de sa
proie ; la vue la plus perçante ne peut suivre la pierre que la
main a lancée, tant sont épais les tourbillons de poussiere qui
s'élevent de dessous les pas des guerriers ! Les deux armées
franchissent avec rapidité l'espace qui les sépare. Pâris, dont
la beauté égale celle des immortels, brille hors des rangs dans
l'armée des Troyens. Ses épaules sont couvertes d'une peau de
léopard ; un arc recourbé, un carquois rempli de fleches y sont
suspendus ; un large baudrier soutient son épée ; il agite dans
ses mains deux javelots armés de l'airain étincelant, et
provoque au combat les plus valeureux d'entre les enfants de la Grece. L'ami du dieu de la guerre, Ménélas, le voit ; son âme
tressaille de joie. Tel, malgré la rapidité des chiens, malgré
les cris de jeunes chasseurs, un lion, pressé par la faim, se
réjouit à la vue d'un grand cerf ou d'une chevre sauvage qu'il
se dispose à dévorer : tel Ménélas s'apprête à venger sur le
beau Pâris le rapt d'Hélene ; couvert de ses armes, il s'élance
de son char. Pâris, dont la beauté égale celle des immortels, le
voit hors des rangs dans l'armée des Grecs ; son cœur est brisé,
il recule, se confond dans la fouie des siens, fait effort pour
échapper au trépas. Comme le voyageur recule à la vue d'un fier
dragon qu'il apperçoit dans une sombre vallée ; ses genoux
tremblent, une pâleur livide est répandue sur son front, il se
hâte de gravir la montagne escarpée : d'une course non moins
rapide, Pâris fuit a l'aspect du fils d'Atrée, et se confond
dans la foule des Troyens.
Témoin de cette fuite honteuse,
Hector lui adresse ces reproches amers :
Homme foible et timide, lâche
séducteur, qui n'as qu'une vaine apparence, capable d'en imposer
à des femmes éprises de ta beauté, plût aux dieux que tu ne
fusses pas né, ou que la parque eut tranché le fil de tes jours
avant ton fatal hymen ! ta mort nous seroit plus utile que ta
vie. Opprobre de ta nation à la face des étrangers, objet de
dérision aux valeureux enfants de la Grece, qui, te jugeant par
la majesté de ton port et par ta beauté, te croyoient un
guerrier courageux, quand ton âme est sans force et sans vigueur
; de quel front, assemblant de hardis compagnons, as-tu osé
traverser les mers sur des vaisseaux légers, aborder en des pays
lointains, ravir dans une terre étrangere la plus belle des
femmes, l'épouse, la sœur d'hommes courageux ? Ainsi tu devins
le fléau de ton Pere, de ta ville, de ta nation, la risée des
ennemis, l'opprobre de toi-même. Que n'attendois-tu le divin
Ménélas, l'ami du lieu de la guerre ? Il t'eût fait connoître de
quel héros tu possedes l'épouse chérie. Ni les sons harmonieux
de ta cithare, ni les dons de Vénus, ni ta beauté, ni ta
brillante chevelure, ne t'eussent dérobé à ses coups ; le sang,
la poussiere eussent souillé tes blonds cheveux. J'admire la
patience des Troyens ; s'ils ne respectoient en toi la race de
leurs rois, depuis long-temps la mort seroit la juste récompense
de tes forfaits.
Tes reproches sont justesse les ai
mérités, répond le beau Pâris. Ô Hector, la force de tes
discours, que soutient ton intrépide valeur, ressemble à une
hache tranchante, dirigée par un bras vigoureux, qui pénetre la
dureté du chêne ; un artiste habile s'en sert pour fabriquer un
vaisseau léger destiné à fendre le sein des mers : ainsi le
courage indomtable qui vit dans ton âme passe dans tes paroles.
Cesse de me reprocher les dons de la blonde Vénus : glorieuses
pour ceux qui les obtiennent, les faveurs des immortels ne
doivent être méprisées de personne ; les dieux les donnent ou
les refusent à qui il leur plaît. Tu m'imposes l'obligation de
combattre ; ordonne aux Troyens et aux Grecs de suspendre le
carnage; seul je paroîtrai au milieu de l'arene ; seul je
combattrai le divin Ménélas, l'ami du dieu de la guerre ; Hélene
et ses richesses seront le prix du vainqueur : qu'il emmené son
épouse ; qu'un traité solemnel, cimenté par la religion du
serment, confirme alliance des deux nations. Troyens, habitez la
fertile Phrygie; Grecs, retournez dans Argos, abondante en
haras, dans l'Achaïe, la patrie des belles femmes.
Il dit : l'âme d'Hector est réjouie
entendant ces paroles. Tous les arcs sont tendus sur lui, toutes
les frondes agitées. Ne redoutant ni les fleches, ni les
pierres, il s'avance entre les deux armées : prenant son
javelot par le milieu, il contient les phalanges troyennes.
D'autre part, le roi des hommes, Agamemnon, arrête l'impétuosité
des Grecs : Enfants de la Grece, s'écrie-t-il, suspendez vos
coups, l'intrépide Hector vous porte des paroles de paix.
Il dit : le combat cesse ; tous
gardent un profond silence. S'adressant aux deux armées, Hector
parle ainsi : Ô Troyens, et vous, courageux enfants de la Grece,
écoutez les propositions de Pâris, l'auteur de cette fatale
querelle : ce que tous les Grecs, ce que tous les Troyens
laissent reposer leurs armes ce sur la terre, nourrice des
humains ; seul, dit-il, ce je combattrai Ménélas, l'ami du dieu
de la guerre ; Hélene et ses trésors seront le prix du vainqueur
: qu'un traité solemnel, cimenté par la religion du serment,
confirme l'alliance des deux nations . »
Ainsi parle Hector ; tous gardent
le silence. Le vaillant Ménélas, prenant la parole : Grecs et
Troyens, écoutez-moi, dit-il, mon âme est affligée à la vue des
maux que vous souffrez, à la vue des maux que je vois prêts à
fondre sur vos têtes, pour ma querelle et celle de Pâris, le
premier auteur de cette guerre. Que celui de nous que la
parque destine au trépas périsse seul, que les autres se
séparent. Amenez un agneau mâle, d'une éclatante blancheur, et
une brebis noire ; offrons l'un au Soleil, l'autre à la Terre ;
immolons un agneau mâle à Jupiter : que Priam vienne sceller
notre traité du sang des victimes, qu'il le confirme par la
religion du serment. Amenez le roi Priam ; car ses enfants sont
orgueilleux, leur foi est incertaine. Se confiant dans leurs
forces, de jeunes guerriers sont difficilement contenus par les
promesses les plus solemnelles ; je craindrois que l'un d'eux ne
transgressât les saints nœuds de l'alliance que nous allons
contracter ; mais la prudence est l'apanage de la vieillesse :
scellant notre traité, le vieux Priam portera ses regards sur le
passé et sur l'avenir, pour l'avantage des deux nations.
Il dit : l'espérance de voir la fin
de cette guerre cruelle porte la joie dans l'âme des Grecs, dans
l'âme des Troyens. Ils arrêtent leurs coursiers, les rangent par
ordre dans la plaine, s'élancent de leurs chars, dépouillent
leurs armures, les déposent sur la terre ; les armes des Grecs,
celles des Troyens se touchent, tant est court l'espace qui
sépare les deux armées ! Hector se hâte d'envoyer deux hérauts
à la ville ; il leur ordonne d'amener les deux agneaux,
d'inviter Priam à venir cimenter le traité d'alliance. Le roi
Agamemnon charge le héraut Talthybius d'aller aux vaisseaux,
d'amener un agneau mâle. Talthybius part, docile aux ordres du
divin Agamemnon.
Cependant Iris porte à Hélene cette
agréable nouvelle. La déesse a pris la forme de Laodice,
belle-sœur d'Hélene, l'épouse du valeureux Héli-caon, fils
d'Anténor, la plus belle des filles de Priam. Occupée dans
l'intérieur de son palais à tresser un voile immense d'un éclat
merveilleux, la fille de Tyndare trace sur ce voile les
terribles combats des Grecs et des Troyens, les fureurs de Mars,
les durs travaux que sa fatale beauté imposa aux deux armées. La
messagere des dieux, la légere Iris, approche, lui parle ainsi :
Belle nymphe, chere à mon cœur,
leve-toi, lui dit-elle, sois témoin d'un spectacle enchanteur.
Les Troyens, célebres dans l'art de soumettre au frein des
coursiers indomtés, et les fiers enfants de la Grece, que la
fureur du carnage transportoit, descendus dans la plaine pour un
sanglant combat, assis maintenant en silence, reposent sur leurs
boucliers ; leurs longs javelots sont enfoncés dans la terre ;
la guerre est finie : Pâris seul et Ménélas, l'ami du dieu de la
guerre, combattront pour ta conquête ; tu seras nommée l'épouse
chérie du vainqueur.
Ainsi parle la déesse, et elle
souffle dans l'âme d'Hélene un violent désir de se réunir à son
premier époux, de revoir sa ville natale, d'embrasser ceux de
qui elle reçut le jour. Se levant avec précipitation, elle
couvre son visage d'un grand voile d'une éclatante blancheur ;
des larmes de joie coulent de ses yeux ; deux esclaves la
suivent, Aitrée, fille de Pitthée, et la belle Clyméné. Ainsi
accompagnée, la fille de Tyndare marche vers le lieu où furent
les portes Scées. Panthée, Thymétes, Lampus, Clytius, Hicétaon,
rejetton de Mars, Ucalégon et Anténor, vieillards renommés par
leur sagesse, par leur longue expérience, les chefs, les
conseils de la nation, assis pres de cette porte, environnent le
vieux Priam. Affaissés sous le poids des ans, leurs corps sont
incapables des fatigues de la guerre ; mais, orateurs puissants,
ils ressemblent à des cigales placées sur des chênes, dont les
voix, plus douces que les accords de la lyre, retentissent dans
une vaste forêt. Tels sont les chefs des Troyens réunis sur la
tour qui domine la porte Scée. A la vue d'Hélene, qui s'avance
vers eux, ils tiennent un conseil secret : On ne doit être ni
surpris ni indigné, se disoient-ils l'un à l'autre, que les
Troyens et les braves enfants de la Grece souffrent tant de
maux, depuis tant d'années, pour une telle femme. Sa beauté
égale celle des immortelles. Qu'elle parte cependant ; qu'elle
remonte sur ses vaisseaux; que, retournant dans sa patrie, elle
cesse d'entraîner notre ruine et celle de nos enfants.
Ils parlent ainsi ; mais Priam,
élevant la voix, adresse à Hélene ces douces paroles : Approche,
ma chere fille, prends place pres de moi, jouis de la vue de ton
premier époux, de tes parents, de tes amis; tu n'es pas la cause
des maux qui nous accablent, mais les dieux, qui m'entraînerent
dans cette guerre, source de tant de larmes, contre les
valeureux enfants de la Grece. Nomme-moi ce héros que la
majesté de son port distingue entre tous les autres. Il est
parmi les Grecs des hommes d'une taille plus élevée ; mais je ne
vis jamais tant de beauté, tant de grâces réunies dans un mortel
; il ressemble à un roi.
Ô mon respectable beau-Pere, que
j'aime et révere, répond Hélene la plus belle des femmes, plût
aux dieux que, le jour auquel je marchai sur les pas de ton
fils, abandonnant le lit de mon premier époux, mes parents, ma
fille unique encore au berceau, mes cheres compagnes, je fusse
descendue dans les sombres demeures de Pluton ! Les dieux
immortels en ont autrement ordonné ; la honte est sur mon front,
mes larmes flétrissent ma beauté. Je satisferai cependant à tes
questions, je te nommerai celui que tu desires connaître; c'est
le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, bon roi, guerrier
valeureux. Malheureuse ! il est mon beau-frere, ou plutôt il le
fut.
Heureux fils d'Atrée, roi des
Grecs, chef puissant d'une nombreuse et brillante jeunesse,
répond le vieux Priam saisi d'admiration à la vue de la majesté
d'Agamemnon, le Destin te départit le bonheur au jour de ta
naissance. Je parcourus autrefois la Phrygie, célebre par la
fertilité de ses vignes ; j'y vis les nombreux Phrygiens,
savants dans l'art de manier de vigoureux coursiers, sujets d'Otrée
et du divin Mygdon; je les vis rangés en bataille sur les rives
du Sangar ; j'étois auxiliaire dans cette armée; je partageai
leurs exploits en ce jour où les Amazones, ces femmes d'un
courage viril, entrerent sur leurs terres : mais l'immense armée
des Phrygiens n'approchoit ni du nombre, ni de la force de celle
des valeureux enfants de la Grece,
Appercevant Ulysse : Nomme-moi
encore celui-ci, ô ma chere fille, s'écrie le vieux Priam ;
moins grand de toute la tête que le fils d'Atrée, ses épaules,
sa poitrine sont plus vastes ; il semble plus fort, plus nerveux
; ses armes reposent sur la terre : semblable à un bélier qui,
chargé d'une épaisse toison, parcourt un grand troupeau, ce
héros, passant de rang en rang, maintient l'ordre dans l'armée
des Grecs.
C'est le fils de Laërte, le prudent
Ulysse, répond Hélene, la fille de Jupiter. Élevé dans les
rochers de l'isle d'Ithaque, savant dans toutes les ruses de
guerre, sa sagesse est le plus ferme rempart des Grecs.
Femme, s'écrie le sage An ténor, tu
as parlé avec vérité : Ulysse arriva autrefois dans Ilion avec
le divin Ménélas, députés l'un et l'autre par les Grecs pour te
réclamer ; je leur donnai l'hospitalité, je les reçus avec
amitié dans mon palais, j'éprouvai la sagesse de leurs conseils
et les ressources de leur génie. Quand ils parurent dans
l'assemblée des Troyens, tous deux debout, Ménélas surpassoit
Ulysse de la hauteur de ses larges épaules, mais le fils de
Laërte avoit plus de majesté. Lorsqu'ils exposerent au peuple
le sujet de leur ambassade, Ménélas parla avec précision et
fermeté, sans s'écarter du but, ni s'épuiser en discours
superflus.
Ulysse se levé apres lui ; ses yeux
baissés regardent la terre, son sceptre immobile demeure incliné
derriere lui, il semble embarrassé : on eût dit qu'il manquoit
de sens. Mais, quand il tira les paroles de sa vaste poitrine,
elles coulerent comme les neiges se fondent apres les glaces de
l'hiver ; aucun mortel n'eût osé disputer contre lui. La force
de ses discours, le charme de son éloquence nous entraînoient
sans nous permettre d'admirer sa noble prestance et sa beauté.
Et cet autre, qui surpasse tous les
Grecs de toute la tête, de toute la hauteur de ses larges
épaules, reprend le vieux Priam ? son regard est fier ; c'est
sans doute un grand roi, un guerrier magnanime.
C'est Ajax, répond Hélene, la plus
belle des femmes, le terrible Ajax, le plus ferme appui de la
Grece. Là Idoménée, au centre de ses Crétois, ressemble à un
dieu ; les chefs des Crétois l'environnent : lié à Ménélas par
les nœuds de l'hospitalité, je le reçus souvent dans notre
palais quand il y arrivoit de la Crete, sa patrie. Je reconnois
les autres héros de la Grece ; je les vois tous assemblés ; il
me seroit facile de les nommer : mais il est deux héros que je
n'apper-çois pas, mes deux freres ; Castor, savant dans l'art de
soumettre au frein un coursier indomté ; Pollux, célebre par ses
victoires dans les périlleux combats du ces te et de la lutte.
Un même sein nous reçut ; peut-être ont-ils refusé d'abandonner
le séjour de l'agréable Lacédé-mone, pour marcher aux champs
troyens avec l'armée des Grecs ; peut-être ayant traversé les
mers dans des vaisseaux légers, refusent-ils maintenant de
combattre sous les murs de Troie, honteux de l'opprobre que mon
crime imprime sur leurs fronts.
Elle parle ainsi ; car elle ignore
que la tombe enferme les dépouilles mortelles de ses freres,
dans la superbe ville de Lacédémone, leur terre natale.
Cependant les deux hérauts
transportent par la ville les agneaux dont le sang doit sceller
le traité affermi par la religion du serment ; une outre
épaisse, formée de la peau d'une chevre sauvage, renferme le
plus doux des fruits de la terre, le vin qui inspire la gaieté.
Tenant dans ses mains une urne éclatante, le héraut Idée
s'approche du vieux Priam.
Leve-toi, fils de Laomédon, dit-il
; les chefs de l'armée des Troyens, savants dans l'art de domter
des coursiers légers, les chefs de l'armée des Grecs, t'invitent
à descendre dans la plaine, pour y sceller un traité d'alliance
; Pâris seul et Ménélas, l'ami du dieu de la guerre, armés de
longs javelots, se disputeront la conquête d'Hélene ; Hélene et
ses trésors seront le prix du vainqueur; l'amitié sera rétablie
entre les deux nations. Liés par un traité solemnel affermi par
la religion du serment, nous habiterons en paix, nous, la Troade
; les Grecs, Argos, abondante en haras, et l'Achaïe, la patrie
des belles femmes.
Il dit : le vieillard frémit.
Cependant il appelle ses compagnons, leur ordonne d'atteler ses
coursiers à son char. Ils obéissent ; Priam monte, les guides
sont remises dans ses mains, il contient l'ardeur de ses
coursiers. Anténôr s'assied pres de lui. S'élançant de la porte
Scée, les légers coursiers volent dans la plaine, franchissent
avec rapidité le court espace qui sépare les deux armées. Priam
et Anténôr descendent du char, s'avancent majestueusement au
milieu des Troyens et des Grecs. Le roi des hommes, Agamemnon,
et l'industrieux Ulysse se levent à leur approche; les hérauts
amenent les animaux dont le sang doit sceller le traité, mêlent
le vin dans l'urne sacrée, et répandent une onde limpide sur les
mains des rois. Saisissant un glaive pur, que le sang humain n'a
point souillé, qu'il porte suspendu à son baudrier, pres de sa
redoutable épée, Agamemnon détache des poils de la tête des
victimes, les remet aux mains des hérauts ; ils les distribuent
aux chefs des deux armées. Les mains élevées vers le ciel,
haussant la voix, le fils d'Atrée prononce ces terribles
imprécations :
Ô Jupiter, qui domines sur l'Ida,
le plus grand des dieux, à la puissance duquel rien ne résiste ;
et toi, soleil, qui vois tout, qui entends tout ; terre, et
vous, fleuves, qui l'arrosez de vos ondes bienfaisantes ;
divinités infernales, qui punissez les mortels violateurs de
leurs serments, soyez témoins de nos engagements et garants de
notre traité. Si Pâris, vainqueur, donne la mort à Ménélas,
qu'il garde Hélene et ses trésors, remontons sur nos vaisseaux,
retournons dans notre patrie ; mais si Ménélas précipite le fils
de Priam dans les sombres demeures, que les Troyens nous rendent
Hélene et les richesses qu'elle apporta dans leur ville, et
qu'ils se soumettent à un tribut qui transmette aux races
futures la mémoire de la satisfaction que les enfants de la
Grece auront reçue. Si Priam et ses enfants refusent, apres la
défaite de Pâris, de se rendre tributaires des Grecs, je demeure
ici, je combats sous les murs de Troie jusqu'à ce que, vengeant
mon injure, j'obtienne la satisfaction qui m'est due.
Il dit, et enfonce le glaive dans le
flanc des agneaux ; ils tombent palpitants, leur vie s'exhale
dans les airs. Puisant le vin dans l'urne sacrée, les hérauts le
versent dans les coupes, et le distri-buent aux chefs des deux
armées ; ils le répan-dent sur la terre, adressant leurs vœux
aux Dieux immortels.
Grand Jupiter, le plus puissant des
dieux, et vous, divinités qui peuplez le ciel, la terre, et les
enfers, soyez témoins de l'alliance que nous contractons. Que
le crâne de celui qui violera ce traité garanti par nos serments
soit brisé ; que son sang coule sur la terre comme le vin que
nous répandons ; que sa postérité soit anéantie ; que son épouse
adultere l'abandonne pour se prostituer à des étrangers.
Il dit : mais le fils de Saturne ne
ratifie point leur alliance. Le descendant de Dardanus, Priam,
prenant la parole :
Troyens, dit-il, et vous, braves
enfants de la Grece, écoutez-moi. Je retourne dans Ilion ; car
je ne soutiendrais pas de voir Pâris, ce fils que j'aime
tendrement, engagé dans un combat périlleux contre Ménélas,
l'ami du dieu de la guerre : que Jupiter et les autres immortels
tran-chent le fils des jours de celui des deux que le destin a
dévoué à la mort.
Ainsi parle ce roi, dont la bonté
égale celle des immortels. Plaçant lui-même les victimes sur son
char, il y monte, et contient l'ardeur de ses cour-siers,
attendant qu'Anténor prenne place à ses côtés; ils se hâtent de
rentrer dans Troie.
Cependant le fils de Priam, Hector,
et le divin Ulysse mesurent l'espace dans lequel les deux
guerriers doivent combattre, et en fixent les limites ; leurs
marques sont reçues dans un casque d'airain, Hector et Ulysse
les remuent : le sort décidera lequel des deux héros lancera le
premier son javelot. Elevant les mains au ciel, les deux armées
adressent leurs vœux aux immortels :
Grand Jupiter, pere des dieux et des
hommes, qui, du sommet de l'Ida, domines sur l'univers, que
celui qui fut le premier auteur de cette guerre cruelle soit
précipité dans les sombres demeures ; donne-nous de vivre en
paix, de gar-der la foi promise, confirmée par nos serments.
Ainsi ils prient : le vaillant
Hector, détournant la vue, agite les sorts dans le casque ; il
en tire la marque de Pâris. Distribués par bandes dans la
plaine, sous les chefs qui les commandent, les Grecs et les
Troyens s'asseyent sur la terre ; leurs armes, leurs chars sont
pres d'eux ; leurs coursiers impatients frappent la terre à
coups redoublés. L'époux de la belle Hélene, le divin Pâris,
endosse sa brillante armure, couvre ses jambes et ses cuisses de
superbes brodequins, attachés avec des agraffes d'argent la
cuirasse de son frere Lycaon, artistement ajustée à sa taille,
défend sa poitrine ; une large épée d'airain, ornée de clous
d'argent, est suspendue à son épaule ; un bouclier solide, d'une
vaste étendue, est dans ses mains ; sur sa tête brille un casque
effrayant, surmonté d'un panache de crins de cheval, qui flotte
au gré des vents : saisissant un lourd javelot, il l'ajuste à sa
main. Ménélas s'arme de son côté. Ayant ainsi endossé leurs
armures, loin de la foule, dans un lieu écarté, lançant l'un
sur l'autre de terribles regards, ils s'avancent dans l'espace
mesuré, à la vue des Troyens et des Grecs ; leur aspect imprime
la terreur. Parvenus à la portée du trait, ils s'arrêtent,
agitent leurs javelots ; la fureur est peinte dans leurs yeux.
Lançant le premier le pesant
javelot, le fils de Priam atteint le bouclier de Ménélas, mais
ne peut le percer ; l'airain luisant qui couvre ce solide
bouclier résiste à ses efforts, la pointe aiguë est émoussée.
S'élançant sur Pâris, le fils
d'Atrée adresse à Jupiter cette courte priere :
Roi des dieux et des hommes,
donne-moi de punir le coupable Pâris, qui m'a provoqué par ses
forfaits. Venge mon injure ; que le châtiment de cet hôte impie
qui osa violer les droits de l'hospitalité, qui ravit l'épouse
de celui qui le reçut avec amitié dans son palais, effraie les
races futures.
Il dit ; et, imprimant à son javelot
un mouvement rapide, il le lance, perce le bouclier, déchire
dans le flanc la tunique du fils de Priam qui s'incline pour
éviter la mort; la pointe aiguë pénetre dans la solide cuirasse,
et s'y arrête. Armé de sa redoutable épée, Ménélas fond sur lui
: d'une main il soulevé le panache de son casque ; de l'autre il
lui porte un coup si terrible au sommet ombragé du casque
d'airain, que, brisé en trois et quatre parts, le glaive échappe
de ses mains. Tournant vers le ciel ses yeux baignés de larmes,
il s'écrie :
Pere des dieux et des hommes, ô
Jupiter, est-il quelque divinité plus cruelle que toi ? J'avois
conçu l'espoir de tirer vengeance du crime de Pâris ; mon glaive
s'est brisé dans mes mains ; mon javelot a atteint l'adultere
Pâris, et n'a pu le percer.
Il dit ; et, s'élançant de nouveau,
il saisit le panache de crins de cheval, se retourne, entraîne
le fils de Priam vers l'armée des Grecs. Tendue avec force par
le bras du fils d'Atrée, la brillante courroie qui attache le
casque au menton meurtrit la chair délicate du beau Pâris. Il
l'eût entraîné jusques aux bandes nombreuses des enfants de la
Grece, une gloire immortelle eût été sa récompense, si, témoin
du péril qui menace les jours de Pâris, la fille de Jupiter,
Vénus, n'eût brisé dans sa main la solide courroie, ne lui
laissant qu'un casque vide, auquel il imprime d'un bras nerveux
un mouvement rapide par les cercles qu'il lui fait décrire, et
le lance dans l'armée des Grecs ; ses braves compagnons le
reçoivent. Impatient de venger son injure, le javelot tendu, le
fils d'Atrée se jette dans la mêlée, poursuit le lâche Pâris ;
il est prêt à le saisir : mais la puissance divine le dérobe à
sa vue ; Vénus, l'enveloppant d'un nuage obscur, l'enlevé, le
transporte dans la chambre parfumée, théâtre de ses criminelles
amours.
Aussitôt prenant la forme de la plus
vieille des femmes d'Hélene, qu'elle chérit par-dessus toutes
les autres, qui préparoit ses laines à Lacédémone, courbée sous
le poids des années, la déesse des jeux et des ris s'empresse
d'annoncer à la fille de Tyndare le retour de son époux. Elle la
trouve assise sur la haute tour d'Ilion, entourée des
Troyennes. Imprimant adroitement un léger mouvement au voile qui
la couvre : Suis-moi, ma chere fille, lui dit Vénus, Pâris
t'invite à revenir au palais ; tu le trouveras sur le lit
nuptial, couvert de superbes vêtements ; mais sa beauté surpasse
leur éclat : semblable à un danseur qui se prépare à montrer
dans une fête sa légereté et sa grâce, ou qui, de retour de la
danse, se repose mollement sur un lit parfumé, tu ne pourrois te
persuader qu'il sort d'un périlleux combat.
Elle dit : l'âme d'Hélene est émue ;
mais elle ne tarde pas à reconnoître Vénus. L'agréable con-tour
du cou de la déesse, l'éclat de ses yeux, ce sein qui appelle
les amours, la décelent malgré les rides étendues sur son front.
Effrayée, elle s'écrie : Divinité cruelle, pourquoi, par une
fausse apparence, essayer de m'induire en erreur ? As-tu formé
le projet de m'enlever encore, de m'en-traîner dans quelqu'une
des cités de la Phrygie ou de l'agréable Méonie ? Est-il quelque
autre mortel que tu chérisses, dont tu veuilles me rendre la
conquête ? Ménélas, vainqueur de Pâris, me réclame ; il oublie
mes forfaits ; il consent de me ramener dans mon palais : quel
motif t'engage à séduire une foible mortelle ? Si Pâris t'est
cher, abandonne pour lui les célestes demeures, fixe ton séjour
sur la terre, gémis sans cesse à ses côtés ; mais sur-tout
garde-le de ses propres fureurs : attends avec patience qu'il
partage son lit avec toi, ou comme sa légitime épouse, ou comme
sa captive. Je ne retourne point avec lui ; je rougirois d'une
telle incons-tance : je redoute les justes reproches des femmes
troyennes ; le remords qui vit au fond de mon cœur est pour moi
un supplice trop cruel.
Ne m'irrite point, malheureuse,
répond Vénus courroucée : crains que je ne t'abandonne, que je
ne te haïsse plus que je ne t'aimai ; que, rallumant le flambeau
des haines qui divisent depuis si longtemps les Grecs et les
Troyens, je ne te rende un objet d'horreur aux deux nations, que
ta mort ne me venge de ton ingratitude.
Elle dit : alarmée des menaces delà
déesse, couverte d'un voile d'une éclatante blancheur, la fille
de Jupiter, Hélene, la suit en silence. Aucune des Troyennes ne
s'est appercue de sa fuite ; précédée de la déesse, elle arrive
au superbe palais de Pâris : dispersées dans ce vaste édifice,
les femmes esclaves se hâtent de reprendre leurs ouvrages.
Montant au sommet de l'auguste demeure des rois, Hélene, la plus
belle des femmes, pénetre dans la chambre parfumée où repose le
beau Pâris : Vénus, la déesse des jeux et des ris, place
elle-même un humble siege aux pieds du lit de son époux ; la
fille du dieu qui porte l'égide, Hélene, s'y asseoit. Détournant
la vue, elle adresse à Pâris ces reproches amers :
Ainsi, dit-elle, tu échappes à
ce terrible combat ! Il eût été plus heureux pour moi, et plus
glorieux pour toi, de succomber sous les coups du héros qui fut
mon premier époux. Tu te vantois d'être plus fort, plus
intrépide, plus adroit à manier le javelot que l'ami du dieu de
la guerre, Ménélas : ose maintenant le provoquer ; ose mesurer
tes forces contre les siennes. Insensé ! fuis plutôt un combat
trop inégal, fuis la mort qui t'attend sous les coups du fils
d'Atrée.
Chere épouse, répond le beau Pâris,
ne m'accable pas de ces durs reproches ; Ménélas a vaincu avec
l'aide de Minerve : une autre fois je serai vainqueur ; car les
Troyens ont aussi leurs dieux tutélaires. Goûtons en paix les
douceurs du lit nuptial: jamais je ne me sentis tant d'amour ;
pas même lorsque, t'ayant enlevée sur mes vaisseaux à
Lacédémone, ta patrie, nous nous livrâmes, pour la premiere
fois, dans l'isle de Cranaé, aux transports de nos feux : telle
est l'ardeur dont je me sens enflammé ! telle est l'impatience
de mes désirs !
Ayant ainsi parlé, il la prend par
la main, et la conduit au lit nuptial ; Hélene le suit en
silence.
Cependant le fils d'Atrée, semblable
à un lion à qui sa proie est échappée, court de rang en rang,
cherchant le beau Pâris parmi les Troyens et leurs braves
alliés; aucun ne peut lui découvrir la trace de ses pas. Si l'un
d'eux l'eût appercu, ni l'amour que les sujets portent à la race
de leurs rois, ni les liens du sang, ni ceux de l'alliance, ne
les eussent empêchés de le livrer au divin Ménélas ; car tous le
haïssoient à l'égal de la mort.
Le roi des hommes, Agamemnon,
élevant la voix: Troyens, Dardaniens, et vous, braves alliés des
Troyens, écoutez-moi, dit-il : la victoire de l'ami du dieu de
la guerre, Ménélas, est manifeste ; rendez l'argienne Hélene et
les trésors qu'elle apporta, et soumettez-vous à un tribut qui
transmette notre victoire aux races futures.
Ainsi parle le fils d'Atrée, et tous
les Grecs applaudissent.