Chant I

Remonter

   

 

ARGUMENT.

pâris, fils de Priam, roi des Troyens, viole les droits de l'hospitalité par le rapt d'Hélene, épouse de Ménélas, roi de Lacédémone. Les Grecs, instruits de cette violence, députent vers Priam Ménélas, Ulysse, Diomede et Acamas, fils de Thésée. Non seulement les Troyens refusent de rendre Hélene, mais ils attentent sur les députés. Ces députés eussent péri dans Troie, si Anténor, qui les avoit reçus dans son palais, ne les eût fait partir secretement. De retour dans leur patrie, ils paraissent dans l'assemblée des peuples de la Grece, enflamment le courroux de la nation par le récit des outrages qu'ils ont essuyés. Agamemnon, roi de Mycenes, frere de Ménélas, est choisi pour commander la flotte combinée, destinée à porter la guerre dans la Troade. La ville de Priam est assiégée pendant neuf ans, employés, pour la plus grande partie, spécialement par Achille, à dévaster les villes alliées de Troie, qui faisoient sa force. Dans la dixieme année, le courroux d'Achille suspend ces victoires. C'est le sujet de l'Iliade.

    Chryses, prêtre d'Apollon, arrive au camp, dans le dessein de racheter sa Elle captive. Renvoyé avec mépris par Agamemnon, il implore la vengeance du dieu dont il est le ministre. Une maladie contagieuse survient. Achille convoque l'assemblée de la nation, in­terroge Calchas. Ce devin explique aux Grecs la cause du courroux d'Apollon, leur conseille de fléchir par une juste satisfaction le dieu irrité. Contraint de rendre sa captive, Agamemnon enlevé Briséis, que les Grecs ont donnée à Achille, avant tout partage du butin, en récompense de ses travaux.

   A la priere de son fils, Thétis, mere d'Achille, monte sur l'olympe, demande à Jupiter d'accorder aux Troyens la victoire sur les Grecs. Junon, divinité protectrice des Grecs, instruite que les vœux de la fille du vieux Nérée ont été exaucés, éclate en reproches amers contre Jupiter. Vulcain rétablit la concorde entre les deux époux. Offrant aux dieux, dans une coupe d'or, le nectar, boisson des im­mortels, il rappelle la joie du festin sacré. Le soleil plonge dans l'océan ; les dieux se séparent pour goûter les douceurs du sommeil.

   

   

 

Prieres de Chryses. Peste survenue dans l'armée. Haine des rois.

 

Muse, chante le courroux d'Achille, fils de Pélée, cette pernicieuse colere, source des maux qui ac­cablerent l'armée des Grecs, qui précipita dans le royaume de Pluton les ames de tant de héros, et livra leurs corps aux chiens et aux vautours. Ainsi s'accomplit la volonté de Jupiter, depuis le jour fatal qui rendit ennemis le roi des hommes, Agamemnon, et le divin Achille.

    Quel dieu souffla dans l'âme des rois cette haine, cette fureur de vengeance ?

    Le fils de Latone et de Jupiter. Ce dieu irrité suscita dans l'armée une funeste épidémie. Les peuples périssoient, parce que le fils d'Atrée avoit outragé le prêtre Chryses. Ce ministre du dieu qui lance au loin ses invincibles traits arrive aux vaisseaux des Grecs pour racheter sa fille captive. Il apporte une immense rançon. La couronne d'Apollon, son sceptre d'or, sont dans ses mains. Il adresse à tous les Grecs, et principalement aux deux fils d'Atrée, les pasteurs des peuples, ces humbles supplications :

    Fils d'Atrée, et vous tous, illustres enfants de la Grece, que les dieux qui habitent l'olympe vous accordent de livrer aux flammes la ville de Priam, et de retourner dans vos maisons ; mais rendez-moi ma fille, et recevez cette rançon ; respectez le fils de Jupiter, le puissant Apollon, dont les fleches sont invincibles.

    Tous les Grecs applaudissent ; tous veulent qu'on honore le prêtre d'Apollon, qu'on accepte la ma­gnifique rançon qu'il apporte. Mais ces conseils n'agréent point à Agamemnon ; il renvoie avec du­reté le prêtre Chryses, et lui tient ce langage impie :

    Vieillard, que je ne te revoie pas dans mes vaisseaux : garde-toi d'y rester plus long-temps ; garde-toi d'y revenir ; la couronne et le sceptre d'Apollon te seront inutiles. Occupée aux ouvrages de son sexe, aux travaux domestiques, dans mon palais d'Argos, loin de sa patrie, ta fille ne te sera point rendue que la vieillesse n'ait flétri ses appas. Pars, ne m'irrite point ; crains d'éprouver les effets de mon indignation.

   Il dit. Le vieillard, tremblant, obéit : il marche tristement sur le rivage de la mer mugissante, adressant de ferventes prieres à Apollon, fils de Latone à la belle chevelure :

    Dieu de Sminto, que ton arc d'argent distingue entre tous les immortels, qui proteges l'isle de Chryse et la divine Cylla, puissant roi de Ténédos, écoute-moi. Si jamais je suspendis de superbes voiles aux voûtes de ton temple, si je l'ornai d'agréables festons, si je brûlai sur tes autels les cuisses des taureaux et des chevres les plus grasses, venge mon injure, exauce mes vœux : que les enfants de Danaüs, tombant sous tes fleches redoutables, paient cherement les larmes qu'ils me font répandre!

   Il prioit ainsi. Apollon l'exauce : le cœur enflammé de colere, il descend du sommet de l'olympe ; son arc et son carquois sont suspendus à son épaule ; il marche à grands pas ; le bruit des fleches enfermées dans le carquois retentit dans la plaine. Semblable à la nuit, il s'assied non loin du camp des Grecs, détache une fleche ; son arc d'argent rend un son formidable : il frappe d'abord les mulets et les chiens ; mais bientôt les fleches enflammées du dieu de la lumiere fondent sur les Grecs ; on ne voit dans tout le camp que bûchers et pompes funebres. Pendant neuf jours les traits d'Apollon ne cessent d'accabler l'armée. Le dixieme, Achille convoque l'assemblée de la nation ; car Junon, qui protege les Grecs, et ne peut les voir périr sans être émue d'une tendre pitié, lui inspira cette sa­lutaire pensée.

    Quand ils sont réunis, le divin Achille se leve, et parle en ces termes:

    Fils d'Atrée, je prévois que, contraints d'aban-donner le siege commencé, nous serons forcés de retourner dans nos maisons pour éviter la mort ; car la peste et la guerre réunies accablent l'armée des Grecs. Interrogeons quelque devin, quelque ministre des dieux, auquel ils se communiquent dans les songes ; car les songes viennent de Jupiter : qu'il nous dise quelle est la cause de cette terrible colere d'Apollon. Méprise-t-il nos offrandes et nos vœux ? Exige-t-il un sacrifice de cent bœufs ? La graisse des chevres et des moutons pourra-t-elle fléchir son courroux ? Obtiendrons-nous à ce prix la fin de ce fléau destructeur?

     Ainsi parle Achille, et il s'assied.

     Calchas, fils de Nestor, se leve ; Calchas, le plus habile des devins, qui sait ce qui est, ce qui sera, ce qui fut ; aux ordres duquel l'armée qui assiege Troie obéit comme à ceux de la divinité, à cause de l'esprit prophétique qu'il reçut d'Apollon. Ac-cablé du malheur des Grecs, Calchas parle ainsi:

    Ô Achille, chéri de Jupiter, tu m'ordonnes de te dire le sujet de la colere d'Apollon, redoutable par ses fleches meurtrieres : je le dirai ; mais pro­mets-moi, et confirme ta promesse par la religion du serment, promets-moi de me défendre, et par tes paroles, et par tes actions ; car je prévois que je m'attirerai l'indignation de cet homme qui a l'au­torité sur les Grecs, à qui toute l'armée obéit. Un roi est trop puissant quand il s'irrite contre son su­jet : sa colere, parût-elle calmée, vit dans son ame jusqu'à ce qu'il ait satisfait sa vengeance. Explique-toi donc clairement ; dis si tu me protégeras, si tu me sauveras de la fureur de ce terrible ennemi ?

    Prends confiance, répond le divin Achille, an­nonce librement les volontés des dieux qui te sont connues. Je le jure par Apollon, l'ami de Jupiter, par Apollon que tu sers, ô Calchas, qui exauce tes vœux et t'inspire les oracles que tu dévoiles aux enfants de la Grece : tant que je vivrai, que j'exis­terai sur la terre, aucun des Grecs ne portera la main sur toi pour te frapper ; aucun, pas même Agamemnon, que tu sembles redouter, qui se vante maintenant d'être le plus puissant des Grecs.

    Ainsi parle Achille, et l'irréprochable devin prend confiance en ses paroles.

    Apollon, dit-il, ne méprise ni vos vœux, ni vos sacrifices ; mais il est irrité de l'injure qu'Agamemnon a faite à son prêtre, refusant de lui rendre sa fille et de recevoir la riche rançon qu'il apportait. Telle est la cause de la contagion que le dieu dont les fleches sont inévitables a répandue dans l'armée, qui deviendra plus affreuse ; car ses mains invincibles demeureront appesanties sur les Grecs, tant que la belle Chryséis ne sera pas rendue à son pere, sans prix, sans rançon, jusqu'à ce que nous ayons envoyé dans l'isle de Chryse une sainte hécatombe. Alors j'espere qu'Apollon s'appaisera, qu'il aura pitié des maux que nous souffrons.

    Il dit, et reprend le trône qu'il a quitté. Le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon se leve, l'ame pé­nétrée d'une douleur profonde ; la colere est dans son cœur ; ses yeux ressemblent à des lampes ar­dentes. Jettant sur Calchas de terribles regards :

    Ô toi, qui ne sais que prédire des malheurs, dit-il, jamais la gloire, jamais l'utilité de ton roi, ne furent les objets de tes harangues hardies. Tu te plais à m'annoncer des événements sinistres ; jamais tu ne nous servis utilement, ni par tes discours, ni par tes actions. Maintenant tu semes, par tes oracles, la division dans l'armée des Grecs, les irritant contre moi, me faisant l'auteur des maux qu'Apollon leur envoie, parceque j'ai refusé la rançon que Chryses m'a offerte pour la liberté de sa fille ; car je préfere de la garder dans mon palais ; elle m'est plus chere que Clytemnestre, ma légiti­me épouse, que j'aimai des ses plus jeunes ans. Chryséis n'est inférieure à Clytemnestre, ni en grâces, ni en beauté, ni en esprit, ni en habileté dans tous les arts de son sexe. Je consens cependant de la rendre, si ce parti est le meilleur. Je ne souffrirai pas que mon peuple périsse : je fais au salut de mon peuple le sacrifice de mon amour. Mais préparez-moi la satisfaction qui m'est due ; car il ne seroit pas convenable que, seul entre tous les Grecs, je fusse privé de ma récompense. Considérez donc quel dédommagement vous pourrez m'offrir.

    Fils d'Atrée, le plus avide des mortels, lui ré­pond l'impétueux Achille, comment les valeureux enfants de la Grece pourroient-ils te dédommager ? Les dépouilles de toutes les villes dont nous avons fait la conquête ont été partagées, rien n'est resté en commun. Tu n'exiges pas sans doute que les Grecs remettent en partage ce qu'ils ont reçu. Rends maintenant ta captive au dieu qui la récla­me ; nous te dédommagerons au triple et au quadruple, si Jupiter accorde aux Grecs de s'emparer de la puissante ville de Priam.

 

    N'essaie pas ô Achille, de m'éblouir par de vai­nes promesses, lui répond le roi des rois, Agamemnon : quelque confiance que méritent tes paroles, tu ne parviendras pas à ébranler ma résolution. Pourrais-tu consentir de conserver la récompense que les Grecs t'ont donnée, tandis que je serois privé de la mienne ? Tu exiges que je rende ma captive à son pere. Je cede à la nécessité. Mais si les Grecs ne me donnent un dédommagement proportionné à un tel sacrifice, pénétrant dans vos tentes, j'enleverai ta captive, ô Achille, ou celle d'Ajax, ou celle d'Ulysse, sans redouter la colere de celui sur lequel je me ferai justice. Dans un autre temps nous nous occuperons de ces choses. Maintenant assemblons d'habiles rameurs, lançons un vaisseau à la mer, plaçons-y une sainte hécatombe, que Chryséis y monte ; choisissons un chef expérimenté, soit Ajax, soit Idoménée, soit le divin Ulysse, ou toi-même, fils de Pélée, le plus fier des mortels ; essayons d'appaiser Apollon par nos sacrifices, pour détourner ses fleches meurtrieres.

     A ce discours, Achille le regardant avec fierté : Ingrat, lui dit-il, qui réunis la cruauté du lion aux ruses du renard, comment esperes-tu qu'aucun des Grecs obéisse à tes ordres, soit dans les marches, soit dans les combats ? Est-ce donc pour guider ma querelle, que je me suis engagé dans cette guerre contre les valeureux Troyens ? Quelle injure en ai-je reçue ? M'ont-ils ravi mes coursiers ou mes bœufs ? Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre vinrent-ils dévaster les fertiles campagnes de Phthie? Des montagnes couvertes de bois, des mers immenses nous séparent. Je n'y vais que pour toi, ô le plus ingrat des mortels ! Achille marche sous les ordres d'Agamemnon, pour venger l'in­jure faite à Ménélas, pour ceindre ton front de lauriers arrosés de mes sueurs ; tandis que tu jouis sans peine et sans danger du fruit de mes conquêtes. Cependant tu m'oses menacer de me priver de la récompense que j'ai acquise par mes travaux, du prix dont les enfants de la Grece ont payé mes exploits. Quand les Grecs s'emparent des puissantes cités alliées de Troie, jamais ma récompense n'est égale à la tienne. Je soutiens seul tout le poids de cette guerre ; et lorsqu'on partage le butin, ta portion est grande, la mienne petite ; mais elle m'est chere. Las de tes injustices, las d’une guerre dont tu recueilles tout le fruit, je retourne à Phthie avec mes vaisseaux. Mon départ, imprimant la honte sur ton front, tarira la source de ces trésors qui sont l'objet de tes vœux.

    Fuis, répond Agamemnon, fuis, si telle est ta volonté. N'espere pas que je m'abaisse aux prieres pour te retenir. Jupiter me protege : assez d'autres guerriers, qui m'honorent comme il le doivent, recueilleront les lauriers qui te furent destinés. De tous les rois, enfants du dieu qui lance le tonnerre, tu m'es le plus odieux ; car tu ne respires que guerre et combats ; tu te plais à semer la division dans l'armée. Si ta force, si ton intrépidité surpassent celles de tous les héros de la Grece, ces avantages qui nourrissent ton orgueil sont des présents des dieux. Pars avec tes vaisseaux et tes Thessaliens, retourne dans ta patrie, commande à tes sujets ; je ne redoute ni ton absence ni ta fureur. Cependant écoute des menaces qui ne seront point vaines. Puisqu'Apollon exige que je rende ma captive, je la renver­rai avec un vaisseau et une escorte convenable ; mais j'irai moi-même dans ta tente enlever Briséis, cette belle captive qui fut ta récompense, afin que tu saches que je suis plus puissant que toi, afin que cet exemple intimide ceux qui oseroient s'égaler à moi.

    Il dit. Le cœur d'Achille est percé d'une dou­leur profonde. Il délibere en lui-même si, tirant sa redoutable épée, il se fera jour à travers ceux qui environnent le roi des rois, ou si, mettant un frein aux mouvements impétueux de son cœur, il différera sa vengeance. Déjà l'arme fatale brille dans ses mains. En cet instant, envoyée par Junon qui les aime l'un et l'autre, Minerve se précipite du som­met de la voûte éthérée. Invisible à tout autre qu'au fils de Pélée, elle s'arrête sur la tête d'Achille, saisit sa blonde chevelure. Le fils de Pelée se retour­ne, la reconnoît ; ses yeux rencontrent les yeux de la déesse qu'enflammé un terrible courroux. La terreur s'empare des sens d'Achille : Fille de Jupiter, lui dit-il, quel sujet t'amené ? Viens-tu être témoin de l'injure que me fait le fils d’Atrée ? Je le dis, et l'exécuterai : la mort sera la peine de sa témérité et de son orgueil.

    Je descends du ciel pour calmer ta fureur, ré­pond la déesse aux yeux bleus : écoute mes con­seils, sois docile à mes ordres. Junon, qui vous aime l'un et l'autre, me députe vers toi. Quitte ce glaive homicide ; modere le courroux qui t'enflam­me. Je te permets les reproches ; mais abstiens-toi des actions. Si tu m'obéis, si tu réprimes les mouvements impétueux de ton cœur, Agamemnon paiera au triple l'injure qu'il te fait maintenant. Je te le prédis : mes oracles auront leur accomplisse­ment.

    Déesse, répond Achille, quelle que soit ma colere, j'obéis ; car la soumission aux ordres des dieux est un devoir ; ils exaucent les vœux de ceux qui respectent leurs volontés.

     Il dit ; docile aux conseils de Minerve, serrant d'une main nerveuse la poignée d'argent de sa redoutable épée, il l'enfonce avec force dans le fourreau. La déesse remonte dans le palais de Jupiter, au sommet de l'olympe, reprend sa place dans l'assemblée des dieux.

    Cependant la fureur d'Achille s'exhale en reproches amers contre le fils d'Atrée :

    Ô roi, dont l'impudence égale la lâcheté, dit-il, cerf timide dans le combat, téméraire harangueur dans les festins quand le vin trouble ta raison jamais on ne te vit endosser la cuirasse avec ton peuple ; jamais tu n'osas te joindre aux chefs de l'ar­mée, ni pour combattre, ni pour attendre l'ennemi dans un défilé périlleux. Ton ame vile ne forme que de honteux projets. Il te paroît plus doux d'enlever, à la vue des Grecs, la récompense d'un seul qui ose te résister. Cruel tyran qui dévores la substance de ton peuple, et triomphes de la foiblesse de ceux sur lesquels tu exerces un injuste empire, fils d'Atrée, cette injure seroit la derniere que je recevrais de toi, si l'ordre des dieux ne suspendoit ma vengeance. Mais écoute le serment que je fais ce serment terrible ne sera pas prononcé en vain: je jure par ce sceptre, le plus redoutable serment des rois ; car le droit de juger les hommes, de leur donner des loix, de les défendre de l'oppression, est un présent de Jupiter ; je jure par ce sceptre, symbole de la justice que les rois doivent à leurs peuples, qui ne porte ni feuilles ni branches, qui ne fleurira plus, depuis que la cognée l'a frappé au sommet des montagnes, que l’écorce qui le nourrissoit en a été détachée : ainsi un jour viendra que les enfants de la Grece regretteront Achille ; leurs vœux, leurs cris l'appelleront en vain ; ton ame sera déchirée, les voyant tomber en foule sous le javelot de l'homicide Hector ; et tu ne pourras les dé­fendre. Tu regretteras alors de n'avoir pas rendu au plus courageux des Grecs l'honneur qui lui étoit dû. Achevant ces mots, il rejette loin de lui le sceptre, orné de clous d'or, qu'il tient dans ses mains, et reprend le trône qu'il a quitté.

    Agamemnon contient avec peine la fureur dont son ame est agitée. L'éloquent Nestor essaie de leur inspirer à l'un et à l'autre un esprit de paix ; Nestor, le puissant orateur des Pyliens, de la bou­che duquel coulent des paroles plus douces que le miel. Il a vu deux générations s'élever et disparoître de dessus la terre, et regne sur la troisieme dans la divine Pylos.

    Nestor parle ainsi aux deux héros :

    Ô mes amis, un grand malheur afflige la Grece ! quelle joie pour Priam, pour les fils de ce roi, pour tous les Troyens, s'ils apprennent un jour que la Discorde vous rend ennemis, vous qui surpassez tous les Grecs, au tant par la sagesse de vos conseils, que par votre intrépidité dans les combats ! Laissez-vous persuader par mes paroles ; car vous êtes l'un et l'autre plus jeunes que moi. J'ai vécu le compa­gnon des hommes les plus courageux que la Grece ait produits; ils ne méprisoient pas mes conseils. Jamais je ne vis, jamais je ne verrai des héros tels que Pirithoüs, Dryas, le pasteur des peuples, Kénée, Exadius, le divin Polyphême, Thésée, fils d'Egée, égal aux immortels. Ils furent les plus cou­rageux des hommes que la terre nourrit de ses dons, ils surpasserent tous les mortels en force et en cou­rage, combattirent les monstres des forêts et des montagnes, détruisirent la race des géants. Tels furent les héros parmi lesquels je me trouvai, loin de Pylos, ma patrie, loin du Péloponese. Je fus le compagnon et l'émule de ces hommes auxquels aucun des mortels qui peuplent aujourd'hui la surface de la terre ne peut être comparé. Ils tenoient conseil avec moi, ils se laissoient persuader par mes paroles. Et vous aussi, ô mes amis, agréez des conseils que l'intérêt commun m'inspire. Ô Agamemnon, quelle que soit ta puissance, n'enlevé point la captive d'Achille, souffre qu'il jouisse en paix de la récompense que les enfants die la Grece lui ont donnée. Et toi, ô fils de Pelée, cesse d'irriter le roi des rois par des reproches amers ; car aucun ne l'égale en autorité ; Jupiter l'éleva sur nos têtes. Que la force de ton bras, qu'une déesse qui te don­na le jour, n'enflent point ton orgueil. Il est plus puissant que toi, il regne sur un peuple plus nom­breux. Contiens ton indignation, ô Agamemnon. Mets un frein à ton courroux ; je t’en conjure, ô Achille, le rempart des Grecs dans cette guerre cruelle.

    Respectable vieillard, répond Agamemnon, tu as parlé convenablement ; mais cet homme prétend l'emporter sur tous, être plus fort que tous, régner sur tous. Je ne crois pas qu'il inspire à l'armée une telle docilité. Si les dieux immortels le firent un guerrier redoutable, lui ont-ils donné le droit de nous outrager?

    On me nommeroit avec justice et foible et mé­prisable, répond Achille, si j'avois la lâche com­plaisance de me soumettre à tout ce qu'il te plaît d'ordonner. Que les autres obéissent à ton empire tyrannique ; cesse désormais de l’etendre jusque sur moi. Ecoute ce que je vais dire, grave-le dans ta mémoire. Enfants de la Grece, si vous m'enle­vez la captive que vous m'avez donnée, je ne com­battrai pour la retenir, ni contre toi, Ô Agamemnon, ni contre aucun autre ; mais n'entreprenez pas d'employer la violence pour me dépouiller d'aucune autre portion des richesses que mon vaisseau renferme : ou plutôt, Agamemnon, ose en faire la périlleuse expérience, afin d'éprouver, à la face de l'armée, l'effet de mes menaces, pour que les Grecs voient ton sang ruisseler sous les coups de mon javelot !

    Ayant accru leurs haines par ces propos inju­rieux, Agamemnon et Achille se séparent, rompent l'assemblée. Le fils de Pélée retourne à ses vaisseaux et à ses tentes ; ses valeureux compagnons le sui­vent ; Patrocle, fils de Ménétius, est à leur tête.

    Cependant le fils d'Atrée s'approche de la mer, choisit un vaisseau léger et vingt rameurs, y place une sainte hécatombe destinée à appaiser la colere du fils de Latone, lui-même il conduit au rivage la belle Chryséis ; il la fait monter dans le vaisseau. Le sage Ulysse le commande ; les rameurs fendent, avec rapidité le sein de la plaine liquide ; le fils d'Atrée ordonne au peuple de se purifier : ils obéis­sent, rejettent dans les flots l'onde impure ; de parfaites hécatombes de taureaux et de chevres sont immolées par leurs mains sur le rivage de la mer, pour appaiser Apollon irrité ; la fumée de la graisse des victimes s'éleve en replis ondoyants jusqu'à la voûte éthérée.

    Tandis que ces soins occupent l'armée, Agamemnon n'oublie ni sa colere, ni les menaces qu'il a faites au fils de Pelée. Appellant Taltybius et Eurybate, couriers légers, esclaves fideles, hérauts soumis à ses ordres : Pénétrez, leur dit-il, dans la tente d'Achille : saisissez la jeune Briséis et me l'amenez. Si le fils de Pélée ose la refuser, j'irai moi-même, suivi d'un peuple nombreux, l'enlever de sa tente ; l'injure sera plus éclatante, l'affront plus sensible. Tels sont les ordres séveres qu'il donne aux deux hérauts. Contraints d'obéir, ils marchent tristement sur le rivage de la mer, traversent les vaisseaux des Thessaliens, parviennent à la tente d'Achille.

    Assis à l'entrée de sa tente, pres de son vais­seau, le fils de Pélée voit les deux hérauts qui s'avan­cent vers lui. Le courroux éclate dans ses yeux. Tremblants, respectueux, ils s'arrêtent, n'osent l'aborder. Achille les prévient :

    Messagers du dieu qui lance le tonnerre, exé­cuteurs forcés des volontés des rois, hérauts, leur dit-il, je respecte votre saint ministere ; approchez. Ce n'est point à vous que j'impute l'injure qui m'est faite, mais au fils d'Atrée, Agamemnon, qui vous ordonne d'enlever ma captive. Divin Patrocle, amene ma belle captive ; remets Briséis entre leurs mains. Mais, ô hérauts, soyez témoins du serment que je fais devant les dieux et devant les hommes ; reportez ce serment terrible au cruel tyran que vous servez. Un jour viendra qu'implorant le se­cours de mon bras, il fera de vains efforts pour m'engager à défendre son armée, a repousser les maux dont les Grecs seront accablés. Insensé ! il ne sait ni récompenser la vertu, ni prévoir l'avenir, ni assurer la vie des enfants de la Grece dans les combats meurtriers que cette guerre leur prépare ; il ne voit pas les Troyens prêts à fondre sur ses vaisseaux.

    Il dit : docile aux ordres de son cher compagnon, Patrocle amené la belle captive, la livre aux deux hérauts ; traversant tristement le camp des Grecs, ils l'entraînent à la tente d'Agamemnon ; Briséis les suit contre sa volonté.

    Pendant ce temps Achille, les yeux baignés de larmes, s'éloigne de ses compagnons. Solitaire et rêveur, il est assis à l'entrée de sa tente. Ses com­pagnons n'osent l'approcher. Les bras étendus, les yeux fixés sur la plaine liquide, il adresse à sa mere ces tendres reproches :

    Ô ma mere ! puisque le destin borne à peu d'an­nées le cours de ma vie, le dieu qui habite le sommet de l'olympe, Jupiter, dont la foudre éclate sur la voûte azurée, devoit m'accorder une gloire im­mortelle ; et cependant il tolere en ce moment l'af­front qui m'est fait. Le roi des hommes, Agamemnon, me traite avec mépris ; il m'a ravi la juste ré­compense de mes travaux !

    Il dit : des larmes abondantes coulent de ses yeux. Assise dans la profondeur des eaux, pres du vieux Nérée, sa respectable mere l'entend. Elle se leve avec précipitation. Semblable à une vapeur légere, Thétis s'élance du sein de la mer écumeuse, s'approche de son fils, essuie de ses mains divines  les larmes qui baignent ses joues. Ô mon fils, lui dit-elle, quelle est la cause des pleurs que tu ré­pands ? Quelle est la cause de cette profonde tris­tesse dont ton âme est accablée ? Parle, ne me cache pas le sujet de tes larmes, cherchons ensemble les moyens d'en tarir la source.

     Tu le sais, ô ma mere, lui répond Achille pousant un profond soupir. Déesse, tu n'ignores pas mes infortunes ; qu'est-il besoin que je t'en fasse le récit douloureux ? Ayant marché contre la ville sacrée de Thebe, le royaume d'Etion, cette cité puissante, fut dévasté par nos mains. Les riches­ses qu'elle renfermoit devinrent la proie du vain­queur. Un immense butin fut partagé entre les en­fants de la Grece. Le fils d'Atrée, Agamemnon, s'empara de la belle Chryséis. Son pere Chryses, ministre du dieu redoutable par ses fleches invin­cibles, arrive aux vaisseaux des Grecs pour rache­ter sa fille captive. Il apporte une immense rançon ; la couronne, le sceptre d'or d'Apollon sont dans ses mains. Il adresse d'humbles prieres à tous les Grecs, et principalement au deux fils d’Atrée les pasteurs des peuples. Tous les chefs de l'armée des Grecs veulent qu’on honore le prêtre d'Apollon, qu'on reçoive la magnifique rançon qu'il vient offrir. Mais ces conseils n'agréent pas à Agamemnon : il renvoie le prêtre Chryses avec de dures paroles. Le vieillard irrité s'éloigne des vaisseaux. Apollon exauce ses vœux. Son ministre Chryses est cher à son cœur, il lance ses fleches invincibles sur l'armée des Grecs ; elle est dévastée ; les peuples périssent ; les traits du dieu de la lumiere s'étendent dans toutes les parties du camp. Un devin, instruit des volontés des immortels, nous découvre la source de nos maux. Prenant la parole dans l'assemblée de la nation, j'ouvre le salutaire conseil de fléchir le dieu irrité. La haine d'Agamemnon est ma récompense. Le fils d'Atrée ose me faire d'indignes menaces ; elles ont leur exécution. Les Grecs ramenent Chryséis dans sa patrie ; le vaisseau qui porte la belle captive d'Agamemnon chargé d'immenses offran­des, fend en ce moment le sein des mers ; et des hérauts sont venus dans ma tente enlever Briséis, cette captive que les enfants de la Grece m'avoient donnée. S'il est en ton pouvoir, ô ma mere, viens à mon aide ; monte au sommet de l'olympe; implore Jupiter ; rappelle en sa  mémoires les services que tu lui rendit autrefois par tes paroles et par tes actions. Il me souvient qu'assis dans le palais de Pelée mon pere, je t'entendois souvent te vanter d'avoir seule osé défendre le maître des dieux des complots de tous les immortels. Junon, Neptune, Minerve, tous les habitants de l'olympe avoient formé le projet d'enchaîner sa puissance. Tu survins en cet instant ; aidée du géant à cent mains appelle par toi sur le vaste olympe, tu parvins à relâcher les liens du dieu qui lance le tonnerre. Les dieux nomment ce géant Briarée ; les hommes, Egéon ; car sa force surpasse celle de son pere. Glorieux de s'asseoir pres du trône de Jupiter, il inspire une telle frayeur à tous les immortels, que, forcés de se soumettre à la puissance du maître des dieux, ils n'oserent plus tenter d'enchaîner son pouvoir. Rappelle, ô ma mere, ce bienfait à la mé­moire de Jupiter. Embrasse ses genoux. Qu'il pro­tege les Troyens ; que les Grecs, resserrés dans leur camp, dans leurs vaisseaux, sur les rives de la mer bruyante, tombent sous les coups de leurs en­nemis ; que la peine due au crime de leur roi s'étende sur la nation entiere ; que le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, reconnoisse la faute qu'il a commise en faisant injure au plus courageux des enfants de la Grece.

    Ô mon fils, que j'élevai avec tant de soins, ré­pond Thétis les yeux baignés de larmes, je reconnois l'accomplissement des funestes oracles qui me furent prononcés à ta naissance. Puisque le destin ne t'accordoit que peu d'années, au moins ta vie devoit-elle être exempte des pleurs que je te vois répandre. L'injure ne devoit pas être ton partage dans l'armée des Grecs ; et cependant l'infortune te poursuit pendant ta vie, par dessus tous les autres mortels. Tu naquis dans le palais de Pélée, en butte à une cruelle destinée ! Je monterai, n'en doute pas, au sommet de l'olympe couvert d'une neige éternelle ; je déposerai mes douleurs dans le sein du dieu qui lance le tonnerre ; je ferai effort pour le persuader. Demeure dans ta tente, garde aux Grecs un implacable courroux. Jupiter est absent en ce moment ; il partit hier, invité à un festin et à de solemnels sacrifices, chez les irrépro­chables Ethiopiens, dans ces contrées que baigne le vaste océan ; tous les autres dieux l'ont suivi ; de douze jours il ne remontera sur l'olympe. Alors j'entrerai dans le palais d'airain du maître des dieux ; j’embrasserai ses genoux : j'ai cette confiance qu'il ne sera pas inexorable à mes humbles prieres.

    Thétis, ayant ainsi parlé, disparoît, laissant son fils en proie à la douleur que lui cause la perte de sa belle captive.

    Cependant Ulysse arrive à Chryse, conduisant la sainte hécatombe. Parvenus à la rive profonde, les matelots baissent la voile, la ploient, la dépo­sent dans le vaisseau ; le mât est abaissé, à l'aide des poulies qui y sont attachées ; on le couche dans le navire ; les rameurs font entrer le vaisseau dans le port, jettent les ancres, les attachent au rivage avec de forts cordages, descendent sur la rive, font sortir du vaisseau les cent bœufs destinés à être offerts en sacrifice au dieu dont les fleches sont in­vincibles ; la belle Chryséis les suit, conduite à l'autel par le sage Ulysse, qui la remet aux mains de son pere, adressant ce discours à Chryses :

    Ô Chryses, Agamemnon, le roi des hommes, m'a députe vers toi pour te rendre ta fille, pour of­frir à Apollon une sainte hécatombe au nom de l'armée des Grecs, suppliant ce dieu terrible, qui porte maintenant la consternation dans nos ames, de prendre pitié des enfants de la Grece, de par­donner à leur roi.

    Il dit, et remet la belle captive aux mains de son pere. Chryses reçoit avec joie sa fille chérie. Les compagnons du sage Ulysse arrivent en ordre, con­duisant la sainte hécatombe. Ils approchent de l'autel. Ayant lavé leurs mains dans l'onde salée, ils répandent sur la tête des victimes la farine du plus pur froment. Le prêtre Chryses, levant au ciel ses mains suppliantes, adresse à haute voix cette priere au dieu dont il est le ministre :

    Dieu de Sminto, que ton arc d'argent distingue entre tous les immortels, qui proteges l'isle de Chryse et la divine Cylla, puissant roi de Ténédos, écoute-moi; exauce mes vœux comme tu les exauças quand je t'implorai pour venger mon injure. La nation des Grecs tomba sous les coups de tes fleches meurtrieres ; exauce encore mes vœux, ô Apollon ; éloigne de l'armée des Grecs ce fléau destructeur.

    Ainsi prioit le prêtre Chryses ; Apollon l'exauce. Les prieres étant achevées, les gâteaux sacrés jettés dans le feu, les Grecs saisissent les têtes des victimes, les élevent, enfoncent le couteau sacré dans leur gorge, enlevent les cuirs épais dont elles sont couvertes, séparent les cuisses, étendent par­dessus une double graisse, détachent les morceaux de toutes les parties, les assemblent. Un bois sec, disposé par le prêtre Chryses, accroît l'activité du feu. Le respectable vieillard verse de saintes liba­tions de vin pur sur les prémices consacrées à la divinité qu'il adore, les jeunes gens tiennent les bro­ches dans leurs mains ; les cuisses étant brûlées, ayant dévoré les entrailles, ils partagent les au­tres parties, enfoncent de courtes broches dans les portions, les assaisonnent convenablement, les retirent du feu. Ces préparatifs achevés, ils jouissent des douceurs d'un festin que la joie et l'égalité assaisonnent. Quand le désir du boire et du manger est satisfait, des hérauts couronnent les coupes du vin dont ils les emplissent, les distri­buent à rassemblée. Ayant fait des libations aux dieux, les enfants de la Grece chantent pendant tout le jour des hymnes en l'honneur d'Apollon, qui lance au loin ses traits rapides ; la rive retentit des chants harmonieux par lesquels ils s'efforcent d'appaiser la divinité irritée ; Apollon les entend ; son âme est réjouie. Le soleil fait place aux ombres de la nuit ; ils reposent non loin des agres de leur navire. A peine la fille de l'Air, l'Aurore aux doigts de rose, a-t-elle ouvert les portes de l'Orient, qu'ils remontent sur le vaisseau, empressés de rejoindre l'armée. Le dieu redoutable par ses fleches invin­cibles, Apollon, leur envoie un vent favorable. Le mât est dressé ; ils étendent la voile ; le vent souffle, et porte le navire sur les flots qui bruissent avec fra­cas autour de la carene. Ils fendent avec rapidité la plaine liquide. Arrivés au camp, le vaisseau est mis à sec sur la rive escarpée ; ils le fixent avec de longs pieux et de forts cordages, et se dispersent dans leurs tentes.

    Cependant le fils de Pélée, le divin Achille, re­tiré dans ses vaisseaux, nourrit dans son ame son implacable courroux : Il ne paroît plus dans l'as­semblée de la nation. La gloire que l'éloquence procure, la gloire qu'on acquiert dans les combats, ne le touchent plus. Ce héros, qui ne se plaisoit autrefois que dans le tumulte des armes, contient maintenant dans la retraite les désirs impétueux de son cœur.

    Quand la douzieme aurore se montre sur l'ho­rizon, que tous les immortels, Jupiter à leur tête, sont de retour dans l'auguste palais qu'ils habitent au sommet de l'olympe, Thétis n'oublie point les vœux dé son fils. S'élevant du sein des ondes avec l'astre du jour, elle monte sur la voûte éthérée, et s'avance vers l'olympe. Elle voit le fils de Saturne, le dieu qui lance le tonnerre, assis sur la cime la plus élevée de la montagne sainte, loin des autres divinités. La mere d'Achille approche de son trô­ne : d'une main elle embrasse ses genoux ; élevant l'autre jusqu'au menton du dieu qui lance le tonnerre, elle lui adresse cette humble priere.

    Ô Jupiter, ô mon pere, si, seule entre toutes les divinités, je te servis autrefois par mes paroles, ou par mes actions, exauce mes vœux en ce moment ; prends soin de la gloire de mon fils, de ce fils dont la vie doit être plus courte que celle de tous les autres mortels. Et cependant le roi des hommes, Agamemnon, lui a fait injure ; il a ravi et retient le prix dont les Grecs avoient payé ses travaux. Roi de l'olympe, dont les conseils sont éternels, venge cet outrage, donne la victoire aux Troyens ; que les Grecs, éprouvant le besoin qu'ils ont de mon fils, fléchissent devant Achille ; qu'ils accroissent ses honneurs.

    Elle dit : Jupiter garde le silence, et paroît im­mobile. Thétis, prosternée, renouvelle ses instan­ces. Réponds-moi, ô Jupiter, dit-elle, exauce mes humbles supplications ; assure-moi parce signe de ta tête auguste qui ne trompe jamais, que mes vœux ont eu acces dans ton cœur, ou rejette les ouvertement ; que la crainte de m'affliger ne t'arrête pas : j'apprendrai, par cet exemple, que je suis, plus que toutes les autres divinités, l'objet de tes mépris.

    Source de violents débats, d'invectives ameres, répond Jupiter poussant un profond soupir, ce que tu demandes, ô Thétis, m'attirera la haine de Junon. Seule entre tous les immortels, cette déesse ne cesse de troubler mon repos, m'accusant de protéger les Troyens dans ces combats meurtriers. Retire-toi promptement ; que Junon ne s'appercoive pas de ton arrivée : repose-toi sur ma justice du soin de ta vengeance ; je te la promets par ce si­gne que les dieux reçoivent comme un gage cer­tain de ma volonté suprême.

    Il dit, élevé et baisse ses noirs sourcils ; la che­velure du maître des dieux, flattant sur sa tête im­mortelle, répand au loin une odeur d'ambrosie ; le vaste olympe est ébranlé.

Ainsi ils se séparent, apres avoir tenu conseil. Thétis, se précipitant du sommet de la montagne qu'une lumiere éternelle environne, s'enfonce dans la profondeur des mers. Jupiter s'avance vers l'au­guste assemblée des immortels. A l'approche de leur pere, tous les dieux se levent par respect. Jupiter s'assied sur son trône. Junon ne tarde pas à découvrir le conseil secret qu'il a tenu avec la déesse aux pieds d'argent, la fille du vieux Nérée, le plus ancien des dieux de la mer.

    Perfide, lui dit-elle, quels funestes projets as-tu conçus ? Toujours tu te plais à traverser mes des­seins par de secrets artifices. Jamais tu ne m'ins­truis avec franchise d'aucun de tes conseils.

    Ô Junon, répond le pere des dieux et des hom­mes, quoique ma compagne, quelque saints que soient les nœuds qui nous unissent, ne te flatte pas de pénétrer dans tous mes projets ; il te seroit dur de les connoître. Ce qu'il me plaît d'en dévoiler, aucun des dieux ni des hommes n'en sera instruit avant toi ; mais n'entreprends pas de sonder mes volontés sur les objets que je renferme dans mon cœur, les cachant à tous les immortels.

    Cruel fils de Saturne, quelle parole est sortie de ta bouche, reprend Junon portant sur son époux un regard furieux ? Je n'essaie point de pé­nétrer dans le secret de tes conseils ; que tes dé­crets aient leur exécution. Cependant mon ame est troublée par la crainte que la fille du vieux Nérée, Thétis aux pieds d'argent, ne t'ait séduit ; car elle s'est présentée devant toi au lever de l'aurore ; Thétis a embrassé tes genoux : je tremble que tu ne lui aies promis, par ce signe de ta tête divine qui ne trompe jamais, de venger, par la mort d'un grand nombre de Grecs, l'injure qu'Agamemnon a faite à son fils Achille. — Divinité inquiete et soupçonneuse, qui ne cesses de m'épier, qui ne souffres qu'aucun de mes conseils te soit caché, répond le dieu qui assemble les nuées, garde-toi d'essayer d'en traverser l'exécution ; tes fureurs les affermiroient, et te rendroient plus odieuse. Si telle est ma volonté suprême, respecte mes ordres en silence; ne m'irrite pas par tes murmures : crains que je n'appesantisse sur toi mes invincibles mains ; toutes les divinités qui habitent l'olympe se réuniroient en vain pour te soustraire à ma vengeance. Il dit : Junon, tremblante, se retire en silence, dévorant la douleur dont son ame est pénétrée. Les habitants de la voûte éthérée gémissent en secret dans le palais de Jupiter. L'industrieux Vulcain essaie, par de douces paroles, de calmer sa tendre mere, Junon aux bras d'albâtre : Ainsi, dit-il, l'intérêt de vils mortels, portant le trouble dans les célestes demeures, change le palais des dieux en un séjour affreux, théâtre de révoltes et de divisions intestines. Les maux qui nous accablent ne nous permettent plus de goûter les douceurs du festin sacré. Je m'adresse à ma mere, j'implore sa prudence, je la supplie d'opposer de douces paroles à la sévérité de mon pere Jupiter, afin que la joie du céleste festin ne soit plus troublée par ses terribles menaces. Le dieu qui lance la foudre, qui habite le sommet de l'olympe, pourroit, s'il le vouloit, nous renverser de nos trônes ; car il est plus puissant que nous. Tu connois, ô ma mere, le pouvoir de tes charmes ; fléchis son courroux; que le roi de l'o­lympe nous fasse éprouver la douceur de son em­pire.

    Il dit et se levé du trône sur lequel il est assis, prend une coupe à deux fonds, la présente à Junon, et lui tient ce langage:

    Souffre patiemment, ô ma mere, quelle que soit ton affliction; contiens ta colere ; ne porte pas la tristesse dans mon cœur; que je ne te voie pas, sous mes yeux, en butte à la puissance de Jupiter, sans pouvoir, malgré tout mon désir, te porter au­cun secours : car il est dangereux de résister au Dieu qui regne sur l'olympe. Voulant venir à ton aide, Jupiter me précipita autrefois de la céleste enceinte ; je fus porté pendant un jour entier dans le vague des airs ; au coucher du soleil, je tombai presque sans vie dans l'isle de Lemnos : les Sintiens me recueillirent, prirent soin de moi, guérirent mes blessures.

    Il dit : Junon sourit et prend la coupe des mains de son fils. Vulcain puise le doux nectar dans les urnes qui le contiennent, emplit les coupes, les présente à tous les habitants de l'olympe. Les voû­tes du sacré palais retentissent du rire immodéré de tous les immortels, à la vue du boiteux Vulcain qui parcourt les célestes demeures. Le festin continue jusqu'au coucher du soleil. Apollon pince l'harmonieuse cithare ; ses divins accords reten­tissent dans le palais de Jupiter ; les Muses se ré­pondent par leurs accents enchanteurs. Quand le flambeau du jour a fait place aux ombres de la nuit, les immortels se retirent dans les palais que le dieu des arts, Vulcain, éleva pour chacun d'eux, dont il conçut le modele dans sa tête divine : le dieu qui regne sur l'olympe, dont la foudre éclate dans les airs, monte sur ce lit où il a coutume de goûter les douceurs du sommeil : Junon, au trône d'or, se place à ses côtés.