LE JEU DE
L'ARC.
Minerve
l'inspirant, Pénélope consacre
Aux prétendants pour
lutte et source du massacre
L'arc courbe et le
blanc fer d'Ulysse ; or elle part,
Descend l'escalier
haut, emporte, mise à part,
La belle clef
d'airain, d'ivoire à la poignée,
Avec ses femmes va
vers la chambre éloignée
Où sont l'or, les
trésors du roi, les fers nombreux,
L'airain, l'arc, le
carquois plein de traits douloureux,
Présents d'Iphitus
fils d'Euryte, en Laconie
Son noble hôte et
qu'un jour il vit en Messénie
Chez le sage
Orsiloque ; Ulysse était venu
Pour un paiement
auquel le peuple était tenu,
Des gens messéniens
ayant ravi d'Ithaque
Trois cents brebis
avec les bergers, par attaque
De solides vaisseaux
; Ulysse à ce sujet
Pour son père et les
chefs fit jeune un long trajet
Qu'Iphitus fit
aussi, cherchant douze cavales
Qu'on lui ravit avec
des mules sans rivales,
Ce qui causa son
meurtre et décida son sort ;
Chez le divin
Hercule Iphitus mis à mort,
Fut tué par cet hôte
Hercule redoutable,
L'insensé l'immolant
sans respecter ni table,
Ni vengeance divine,
et gardant les juments
D'Iphitus dont
Ulysse avait dans ces moments
Fait rencontre et
reçu cet arc du grand Euryte,
A sa mort l'arc
laissé chez lui pour qu'en hérite
Son fils auquel
Ulysse en retour avait fait
Don de glaive et de
lance ; origine, en effet,
D'un rapport sans
qu'à table entre eux il s'établisse ;
Hercule avant tua ce
héros dont Ulysse
Ainsi reçut cet arc
qu'il laissait au manoir,
Souvenir d'hôte
aimé, que sur son vaisseau noir
Il ne prenait jamais
quand il allait en guerre ;
Mais Ulysse chez lui
ne s'en séparait guère.
Quand la divine
femme est au beau seuil fait droit
Au cordeau par
l'artiste, en fort chêne à l'endroit
Des montants ajustés
et des battants au centre,
Elle ôte la courroie
à l'anneau, puis elle entre,
La clef repoussant
bien les verrous des battants,
Qu'en face elle
atteint droit ; la porte en même temps
Mugit comme un
taureau paissant dans la prairie,
Aussi fort sous la
clef la belle porte crie ;
Elle s'ouvre, et la
reine au plancher du dessus
Où sont les coffres
pleins de superbes tissus,
S'étend et prend au
clou l'arc avec l'enveloppe
Toute brillante
autour ; s'asseyant, Pénélope
Sur ses genoux
chéris le dépose, en sanglots
Retire l'arc du roi,
puis de ses pleurs à flots,
De ses gémissements
continuant sans cesse,
Rassasiée, alors
cette noble princesse
Vers les fiers
prétendants se rend par le chemin
Qui conduit au
palais, elle tenant en main
L'arc qu'on tend en
arrière et le carquois d'Ulysse
(Plein de flèches
causant un douloureux supplice) ;
Et les femmes
portaient la caisse où sont entre eux
Les divers jeux du
roi, l'airain, les fers nombreux.
Quand vers les
prétendants la reine fut allée,
Deux servantes près
d'elle élégamment voilée,
Au seuil du fort
palais se tenant debout, là,
Cette divine femme
aux prétendants parla :
« Écoutez-moi,
vous tous prétendants ; nobles hommes,
Vous qui venez sans
cesse au palais où nous sommes,
Pour boire et pour
manger quand le maître est parti,
Absent depuis
longtemps, pour prendre ce parti
Vous prétextez
vouloir me faire votre femme ;
La lutte apparaît
donc chez Ulysse à noble âme,
Je mets là son grand
arc, prétendants, et celui
Qui le plus aisément
va le tendre aujourd'hui
Et traverser d'un
trait les haches toutes douze,
Avec celui-là moi je
suivrai comme épouse,
M'éloignant du
palais, ce superbe séjour,
Celui de ma jeunesse
et dont je pense un jour
Garder le souvenir,
serait-ce même en rêve. »
Ayant dit, Pénélope ordonne que sans trêve,
Là le noble porcher
arrange aux prétendants
Les brillants fers
et l'arc ; or, en pleurs abondants,
Le porcher les
dispose, et le bouvier voit mettre,
Aussi pleurant
beaucoup, cet arc de son cher maître ;
Alors Antinoüs les
gourmande en ces mots :
« Ne pensant
qu'au présent, vous pleurez, rustres sots,
Et remuez le cœur de
l'épouse la reine,
Insensés, quand déjà
son âme a tant de peine
Depuis qu'elle a
perdu son cher époux ; butors,
Mangez en paix,
sinon allez pleurer dehors,
En laissant ici
l'arc, lutte qui nous dispense,
Nous prétendants, de
tout péril ; non que je pense
Que le bel arc
puisse être aisément tendu, non,
Car tel qu'Ulysse
était, nul n'est certe en renom ;
Je l'ai vu, m'en
souviens, j'étais d'un âge tendre. »
Il dit, mais dans
son âme espère bien le tendre
Et compte traverser
par sa flèche le fer,
Et lui-même d'abord
goûtera, lui si fier,
Une flèche des mains
d'Ulysse magnanime,
Quand au palais
lui-même outrage Ulysse, anime
Ses compagnons au
mal avec plus de rigueur ;
Télémaque leur dit
dans sa sainte vigueur :
« 0 grands dieux
! Jupiter me frappe de démence !
Ma chère mère dit,
malgré son sens immense,
Qu'elle va suivre un
autre et quitter la maison,
J'en ris et suis
joyeux n'ayant plus la raison ;
Mais la lutte
apparaît, une femme aussi belle,
Prétendants, n'est
en Grèce, il n'en existe telle
Dans Mycènes, Argos,
Pylos au saint rempart,
Sur le noir
continent ni dans Ithaque à part,
Vous-mêmes le savez,
pourquoi louer ma mère ?
Ne temporisez plus
par motif éphémère,
Sans retards tendez
l'arc, voyons, moi je n'attends,
Là je veux
l'essayer, et si moi je le tends
Et traverse le fer
d'un trait, ma mère sainte
Ne suivra d'autre
époux en quittant cette enceinte,
En m'abandonnant
seul aux chagrins éternels,
Moi qui déjà
vaincrais aux beaux jeux paternels. »
Il a dit, et
levé, de l'épaule il détache
Glaive et manteau de
pourpre, et dresse chaque hache ;
Puis il creuse un
fossé qu'il aligne au cordeau,
Entasse autour la
terre en régulier rideau,
Tous surpris, car il
n'a pu voir comme on étaye ;
Puis il s'arrête au
seuil et prend l'arc qu'il essaye ;
Trois fois il le
reprend, trois fois à bout d'effort
Pour tendre et
traverser les fers, l'espérant fort ;
Il est près de le
tendre, Ulysse le réprime
D'un signe, et
Télémaque entre eux ainsi s'exprime :
« 0 grands dieux
! je n'aurai donc jamais de vigueur,
Jeune et non sûr
d'un bras qui puisse avec rigueur
Me venger d'un
outrage auquel je sois en butte !
Vous, plus forts,
essayez l'arc, achevons la lutte. »
Il dit, met l'arc
à terre auprès du beau panneau
Où la rapide flèche
appuie au riche anneau,
Puis il reprend son
siège ; Antinoüs s'écrie :
« Debout, par
file à droite, amis, tous je vous prie
De partir de la
place où l'échanson se tient. »
Il dit ; l'ordre
approuvé, suivi, le premier vient
Liodès fils d'Enops,
toujours près du cratère ;
Aruspice, il était
lui seul d'un caractère
Haïssant l'injustice
excitant son courroux
Contre les
prétendants, et le premier d'eux tous
Il prend l'arc, un
prompt trait, au seuil va pour le tendre,
Essaye et ne le peut
de sa main fine et tendre ;
A tirer en arrière
il se lasse la main
Et dit aux
prétendants eux-mêmes en chemin :
« Amis, je
cesse, un autre ! avec cet arc la vie
A des braves
nombreux certes sera ravie ;
Mais vaut mieux
succomber que vivre sans pouvoir
Obtenir ce que tous
nous désirons avoir,
Et qu'attendre sans
cesse, ainsi chacun dans l'âme
Désire, espère avoir
Pénélope pour femme,
Elle, épouse
d'Ulysse; eh bien, vous tous présents,
Essayez l'arc,
voyez, puis vous par des présents
Briguez quelque
autre Grecque à beau voile, et la reine
Se marierait à qui
fera qu'elle le prenne
Pour la plus belle
dot, et comme elle voudrait,
Désigné par le sort
un époux lui viendrait. »
Dès qu'il a dit
ces mots, Liodès vite porte
Et va déposer l'arc
qu'il appuie à la porte
Contre les ais bien
joints du splendide panneau,
Appuyant le prompt
trait contre le bel anneau ;
Puis il reprend son
siège ; Antinoüs lui crie :
« Liodès, quel
mot dur (excitant ma furie)
A franchi le rempart
de tes dents ! Tu prétends
Que cet arc privera,
vu que tu ne le tends,
Plusieurs braves de
vie et d'âme, homme débile
Que ton auguste mère
omit de faire habile
Au tir d'arc et de
traits, mais d'autres le tendront,
De nobles
prétendants bientôt y parviendront. »
Au chevrier Mélanthe Antinoüs s'adresse :
« Au palais fais
du feu, Mélanthe, et pose, dresse
Un grand siège
couvert d'un cuir, puis du palais
Apporte et chauffe
un bloc de suif, puis sans délais
Les gens graisseront
l'arc pour que le jeu s'achève. »
Il dit ; Mélanthe
allume un grand feu, puis enlève,
Porte un siège
couvert d'un cuir et prend aussi
Un bloc de suif
qu'il chauffe, et l'on essaie ainsi
De pouvoir tendre
l'arc ; nuls efforts ne l'obtiennent,
Seuls, le noble
Euryniaque, Antinoüs s'abstiennent,
Eux chefs des
prétendants. Mais du palais alors
Eumée et le bouvier
vont se rendre au dehors,
Lui-même Ulysse
aussi comme eux dehors se porte ;
Dès qu'ils ont tous
les trois ainsi franchi la porte,
Ils s'assemblent et
vont jusqu'au delà des cours,
Ulysse là leur tient
cet amical discours :
« Porcher et toi
bouvier, dois-je dire ou me taire ?
Mais mon âme me
pousse à parler sans mystère :
Que feriez-vous pour
lui si lui-même en ce lieu
Ulysse revenait
amené par un dieu ?
Aideriez-vous Ulysse
ou les prétendants, dites ?
Vers qui vous
pousseraient vos âmes interdites ? »
Et le chef de
bouviers en ces termes parla :
« 0 puissant
Jupiter, comble ce vœu que là
Nous revienne cet
homme et qu'un dieu nous le rende,
Tu verrais ma
vigueur et combien elle est grande ! »
Eumée implore
aussi les dieux pour obtenir
De voir le sage
Ulysse au palais revenir.
Sachant quel
dévouement sincère les engage,
Ulysse leur répond
en tenant ce langage :
«Eh bien, je
suis Ulysse, oui, moi-même en ces lieux,
Ayant beaucoup
souffert, me voici sous vos yeux,
Après vingt ans
d'absence, au sol qui m'a vu naître
Je rentre en mes
foyers où j'ai pu reconnaître
Que seuls des
serviteurs vous voulez mon retour ;
Je dis ce qui sera,
je le dis sans détour :
Qu'un dieu dompte
sous moi ces prétendants infâmes,
A vous deux
j'offrirai des épouses, des femmes,
Donnerai des
trésors, des palais somptueux,
Vous deux mes
compagnons, frères affectueux
De mon fils
Télémaque, et voulez-vous, au reste,
Que je vous fasse
voir un signe manifeste ,
Pour me bien
reconnaître, être bien convaincus ?
La cicatrice,...
avec les fils d'Autolycus,
Montant sur le
Parnèse, autrefois sous la hanche
Un sanglier m'ayant
frappé de sa dent blanche ? »
Il écarte, à ces
mots, ses haillons, met à nu
La grande cicatrice
; eux l'ayant reconnu,
Tout vu, pleurent,
leurs bras autour d'Ulysse sage,
Baisent ses mains,
son front, lui leurs mains, leur visage,
Et tous trois
jusqu'à l'heure où descend le soleil
Sans doute eussent
pleuré dans un émoi pareil,
Mais Ulysse y mit
fin en parlant de la sorte :
«Plus de pleurs,
de sanglots, craignons que quelqu'un sorte
Qu'il nous voie, au
palais s'en aille en faire part ;
Rentrons l'un après
l'autre, et non tous, mais à part,
Moi d'abord, vous
ensuite, et qu'ainsi l'on convienne :
Les nobles
prétendants défendront que l'on vienne
Remettre en mes
mains l'arc et le carquois, mais toi,
Noble Eumée, à
travers le palais jusqu'à moi
Viens
me le mettre en mains, dis aux femmes qu'on ferme
Les portes du palais
jointes de façon ferme ;
Et si quelqu'une
entend dans la salle des pas,
Des bruits d'hommes,
des pleurs, qu'elle ne sorte pas,
Qu'en silence au
travail chacune reste en place.
Noble Philœtius,
voici ton rôle : Enlace
D'un nœud et ferme à
défia porte sur les cours. »
Il rentre au beau palais, ayant fait ce discours,
Va reprendre son
siège, et du divin Ulysse
Rentrent les
serviteurs, quand déjà dans la lice
Tournant l'arc dans
ses mains, Eurymaque au foyer
En tous les sens le
chauffe et ne peut le ployer ;
Dans son orgueilleux
cœur il dit, gémit, soupire :
« 0 grands dieux
! quels regrets pour moi, pour tous !
Le pire N'est pas
tant pour l'hymen, bien que ce soit amer,
(Bien d'autres
Grecques sont dans Ithaque, île en mer,
Et dans d'autres
cités), mais que faibles nous sommes
Auprès du noble
Ulysse, ici nul de nos hommes
N'ayant pu tendre
l'arc, à notre grand affront
Que tous nos
descendants par la suite apprendront ! »
Et le fils d'Eupithès Antinoüs réplique :
« Cela ne sera
pas, Eurymaque, et j'explique
Et toi-même sais
bien qu'autre chose aura lieu :
Aujourd'hui chez le
peuple on célèbre le dieu
Dont c'est la sainte
fête, il convient donc d'attendre,
Laissons l'arc en
repos, et qui pourrait le tendre ?
Que les haches aussi
restent toutes debout,
Qui les prendrait ?
je crois qu'on n'en viendrait à bout
Dans le palais
d'Ulysse engendré par Laërte.
Qu'à la ronde entre
nous l'échanson offre, alerte !
Dans les coupes le
vin, qu'ensuite, mes amis,
Après libations
l'arc courbe ici soit mis.
Ordonnez au pasteur
de chèvres, à Mélanthe
D'amener dès
l'aurore une espèce excellente
Entre tous nos
troupeaux de chèvres, et qu'au dieu
Apollon à bel arc
les cuisses dans ce lieu
Offertes, notre
lutte à l'arc soit achevée. »
Antinoüs a dit,
son idée approuvée,
Les hérauts versent
l'eau sur les mains, les garçons
Dans les cratères
tous couronnés de boissons,
Vont les distribuer,
les offrir dans les coupes ;
La libation faite au
gré de tous les groupes,
En ces mots parle
alors Ulysse industrieux :
« Prétendants de
la reine au renom glorieux,
Écoutez, je vous dis
ce que mon cœur me crie,
Mais j'implore
surtout Eurymaque, et je prie
Le noble Antinoüs
qui croit plus à propos
Que l'on s'adresse
aux dieux, l'arc restant en repos ;
Qu'à l'Aurore un
dieu donc pour la force en décide
A son gré ; mais
allez, donnez-moi l'arc splendide,
Afin que parmi vous
moi j'essaye un moment
Si la force des
mains, comme précédemment,
Existe encore en moi
dans mes membres flexibles,
Ou si la vie errante
et sans nuls soins possibles,
Si le manque de
tout, l'auraient détruite en moi. »
Il dit ; tous en
fureur craignent dans leur émoi
Qu'il n'arrive à
bander le bel arc qu'il demande ;
Antinoüs répond, en
ces mots le gourmande :
« Misérable
étranger, ne te suffît-il pas,
Insensé, de pouvoir
prendre en paix tes repas
Chez des gens fiers,
manger de tous mets qu'on partage,
D'entendre nos
discours, d'avoir cet avantage
Qu'aucun pauvre
étranger n'a jamais ? Ta raison
S'égare à ce doux
vin qui nuit pris à foison,
Aussitôt qu'on le
boit en trop grande abondance ;
C'est ainsi que le
vin bu dans la résidence
Du grand Pirithoüs
fit un grand tort aussi
Au noble Eurytion
Centaure : Or celui-ci
Chez les Lapithes
vint, et sa raison troublée
Par le vin, sa
conduite en devint déréglée ;
Les héros en
courroux s'élançant au dehors,
Le traînant à
travers le vestibule, alors
Lui coupèrent entre
eux le nez et les oreilles
Avec le cruel fer ;
des tortures pareilles
Le privant de
raison, Centaure s'en alla
En portant son
malheur, et naquit de cela
De Centaure à
Lapithe une ardente querelle,
Et lui de sou
ivresse eut la peine cruelle
Pour lui-même en
premier ; vois ce triste avenir
Pour toi si tu rends
l'arc : Sois sûr de n'obtenir
Jamais nulle faveur
chez le peuple où nous sommes,
Puis chez Echétus
roi, fléau de tous les hommes,
Nous t'enverrons
soudain sur un navire noir,
(Tu n'échapperas
pas) ; bois en paix au manoir,
Ne lutte contre nous
plus jeunes et plus fermes. »
La sage Pénélope
intervient en ces termes :
« Antinoüs,
n'est beau ni juste d'outrager
L'hôte de Télémaque,
et si cet étranger
Venu dans nos palais
tend le grand arc d'Ulysse,
Étant sûr que sa
main, sa force l'accomplisse,
Crois-tu qu'il doive
avoir comme époux le projet
De m'emmener chez
lui ? ne sied qu'à ce sujet
Personne n'ait de
peine au repas qu'on va prendre. »
Eurymaque, à son
tour, s'empresse de reprendre :
« Reine, il n'est
à penser qu'il t'emmène d'ici ;
Mais honte si plus
tard un vil Grec dit ceci :
Eux moins nobles
voulant l'épouse d'un noble homme,
N'ont tendu le bel
arc, en outre, un pauvre, en somme,
A traversé les fers,
l'arc aisément tendu !
Ce mot à notre
honte, oui, serait entendu ! »
La noble Pénélope
en ces termes insiste :
« Eurymaque,
jamais un bon renom n'existe
Chez le peuple pour
ceux qui d'un homme excellent
Dévorent la maison,
et d'un ton insolent
Tous l'outragent ;
pourquoi vous imposer la honte
Envers l'hôte qui
fort, solide et grand, raconte
Que son père est né
noble ! Allons, voyons le fait,
Donnez-lui le bel
arc, je déclare, en effet,
Ce sera, s'il le
tend, de cette gloire unique
Si le comble
Apollon, de manteau, de tunique
Je le revêtirai puis
lui ferai présent
D'une houlette aiguë
et d'un glaive, en usant
Pour écarter les
chiens et les gens à scandales,
Et je lui donnerai
sous ses pieds des sandales,
Puis le ferai
conduire au gré de son esprit. »
Le sage Télémaque
en ces termes reprit :
« Donner,
refuser l'arc, si moi je le préfère,
Nul Grec n'en a
pouvoir autant que moi, ma mère,
Nul chef dans l'âpre
Ithaque, aucun des prétendants,
Chefs d'îles vers
l'Élide aux coursiers abondants,
Nul ne me
contraindra, s'il me plaît que je donne
Tout à fait l'arc à
l'hôte et qu'ainsi je l'ordonne.
Ma mère, va soigner
ta toile et tes fuseaux,
A tes servantes dis
d'aborder leurs travaux ;
La lutte à l'arc
sera l'affaire ici des hommes,
Et la mienne surtout
dans ces lieux où nous sommes,
Où moi je suis le
maître et j'ai l'autorité. »
Pénélope,
interdite, allant de son côté,
Dans ses
appartements, le discours sage et grave
Que prononce son
fils, dans son âme se grave ;
Pénélope remonte à
l'appartement haut,
Ses femmes la
suivant ; elle pleure aussitôt
Son cher époux
Ulysse et constamment le pleure
Jusques à ce
qu'enfin vienne à paraître l'heure
Où Minerve aux yeux
bleus lui verse un sommeil doux.
Le divin porcher
prend l'arc courbe, et soudain tous
Les prétendants lui
font reproche dans la salle :
« Où portes-tu
donc l'arc, porcher à l'âme sale,
0 toi que les
prompts chiens qui sont tes commensaux,
Bientôt dévoreront
seul près de tes pourceaux,
Si Phébus, tous les
dieux nous accordent leur aide ! »
Ils disent ; le
porcher craignant leurs cris, leur cède,
Pose l'arc ;
Télémaque alors le blâme ainsi :
« Père, porte
donc l'arc plus avant, jusqu'ici,
Te nuira d'obéir à
leurs ordres, redoute
Qu'aux champs je ne
te chasse à coups de rocs, n'en doute
Bien que je sois
plus jeune, aussi je suis plus fort,
Et tous ces
prétendants chez moi, si mon effort,
Si mes mains le
pouvaient, tous honteux mis en fuite,
Tous ces méchants
par moi seraient chassés de suite ! »
Il dit ; les
prétendants en riaient gaiement tous,
Sentant moins contre
lui leur violent courroux ;
A travers le palais
Eumée allant se mettre
Près du prudent
Ulysse, offre l'arc à son maître,
Puis appelle
Euryclée et lui dit sans délais :
« Télémaque le
veut, va fermer le palais ;
Si quelque femme
entend des pleurs ou quelque plainte,
Sage Euryclée, alors
loin du seuil de l'enceinte
En silence maintiens
chacune à ses travaux. »
Elle observe
bien l'ordre, et le beau seuil est clos.
Philœtius sans bruit
sort en fermant la porte
De la superbe cour,
et du portique apporte,
Pour la lier, un
câble en papyrus venant
D'un vaisseau
ballotté, puis rentre en reprenant
Le siège qu'il avait
et là regarde Ulysse
Déjà maniant l'arc,
essayant s'il est lisse,
Ou si le maître
absent, les vers l'auraient rongé.
En regardant un
autre auprès de lui rangé,
Quelqu'un à son
voisin en ces termes s'adresse :
« Il est
assurément homme expert, plein d'adresse
Et connaisseur en
arcs ou bien dans sa maison
En a-t-il de
pareils, est-ce une autre raison ?
Veut-il en
fabriquer, tant ce mauvais génie
Le retourne en ses
mains, en tous sens le manie ! »
Un autre de ces
fats ainsi disait entre eux :
« Qu'aussi bien
qu'il tendra cet arc, il soit heureux ! »
Ils disent ; lui
partout voit, pèse l'arc immense ;
Tel l'homme habile
au chant ainsi qu'au luth, commence
Par fixer aux deux
bouts le boyau bien tordu,
Sur la cheville
neuve il est très-bien tendu ;
Tel, sans efforts,
Ulysse a de manière adroite
Pu tendre le grand
arc et pris de la main droite
Le nerf pour
l'essayer ; est bon le son qu'il rend
Tel qu'un cri
d'hirondelle ; un très-vif chagrin prend
Les prétendants qui
tous ont changé de visages,
Jupiter tonnant fort
leur montre des présages ;
Patient, noble,
Ulysse alors se réjouit,
Car le fils
très-prudent de Saturne éblouit
Ses yeux par le
présage ; et vers la table est mise
Une piquante flèche,
une seule, il l'a prise,
Les Grecs en
sentiront d'autres dans le carquois,
Il la pose sur
l'arc, même assis cette fois,
Tire coches et nerf,
du siège vise en face,
La flèche au premier
trou par douze haches passe,
Perce jusqu'au
dehors, lourde d'airain bondit ;
Ulysse à Télémaque
alors s'adresse et dit :
« Télémaque, ton
hôte ici ne te fait honte,
Je n'ai manqué le
but et ma main assez prompte
Ne s'est trop
fatiguée à tendre l'arc, vraiment
Ma force est ferme
encore, à tort certainement
Les prétendants
m'ont fait outrage parleur blâme.
C'est l'heure du
souper, au jour les Grecs dans l'âme
De façon différente
auront lieu de jouir ;
Et maintenant ils
vont d'abord se réjouir
Par la lyre et le
chant, ornements de la table. »
Il dit, des
sourcils fait un signe redoutable,
Et le bien-aimé fils
d'Ulysse vénéré,
Télémaque, se ceint
de son glaive acéré,
Armé d'airain
brillant, vers son père il s'élance,
Près de son siège il
tient à son cher poing sa lance.