RETOUR DE
TÉLÉMAQUE A ITHAQUE
La
matinale Aurore aux doigts rosés paraît,
Télémaque cher
fils du noble Ulysse est prêt,
Ses brillants
pieds chaussés, il prend sa forte lance
Adaptée à sa
main, et soudain il s'élance
Vers la ville en
tenant au porcher ce discours :
« Ami, pour
voir ma mère à la ville je cours,
Ses tristes cris
et pleurs, avant qu'elle me voie,
Je crois, ne
cesseront, mais j'ordonne : Renvoie,
Mets le pauvre
étranger en ville, il mendiera
Coupe et morceau
de pain donnés par qui voudra ;
A regret je ne
peux me charger de chaque homme,
S'il s'en fâche,
tant pis, mais je suis franc, en somme. »
L'ingénieux
Ulysse alors répond ceci :
« Ami, mon
vœu n'est pas qu'on me retienne ici ;
Pour mendier, la
ville aux champs est préférable ;
Me donne qui
voudra, je suis si misérable
Et je ne suis
plus d'âge à rester maintenant
Aux étables d'un
maître à son gré m'ordonnant ;
Ainsi que tu le
veux, me conduira ce pâtre,
Lorsque je me
serai réchauffé près de l’âtre
J'ai de méchants
haillons, je dois prendre ce soin.
Le matin il fait
froid, on dit la ville loin. »
Il dit, et
Télémaque aussitôt de l'étable
S'éloigne en
méditant un projet redoutable
Contre les
prétendants, puis étant arrivé
Aux superbes
palais, près du fût élevé
D'une colonne il
va vite appuyer sa lance,
Et dans
l'intérieur du palais il s'élance,
En franchissant
l'entrée et les marches du seuil.
Or étendant des
peaux sur chaque beau fauteuil,
La nourrice
Euryclée, avant toute autre esclave,
L'a vu, l'aborde
en pleurs, et chez Ulysse brave
Chaque servante
aussi vient s'assembler autour,
L'embrasse en
lui baisant tête et bras tour à tour.
La sage
Pénélope elle-même éplorée
Vient telle que
Diane ou que Vénus dorée ;
Arrivant de sa
chambre, elle embrasse en ces lieux
Son cher fils
qu'elle baise au front, sur ses beaux yeux,
Et la reine en
sanglots parle ainsi la première :
« Tu reviens,
Télémaque, ô ma douce lumière,
Que je
n'espérais plus revoir quand sur les flots,
En secret,
malgré moi tu partis pour Pylos
T'informer du
cher père ; allons, dis-moi, raconte
Ce que tu
rencontras et de tout rends-moi compte. »
Le sage
Télémaque alors répond ceci :
« Mère,
n'émeus mon cœur, bien que j'échappe ici
Une terrible
mort, mais baignée et parée
Chez toi monte
et fais vœu d'une offrande sacrée,
Si Jupiter veut
bien finir l'acte vengeur ;
Je vais au
Conseil où j'appelle un voyageur
Arrivant à ma
suite, en avant je le mande
Avec mes
compagnons divins et je demande
A Pirée à
présent qu'il l'accueille à son tour,
Le traite bien
chez lui jusques à mon retour. »
Il n'a pas dit en vain : s'éloignant, Pénélope
De tissus les
plus purs et divins s'enveloppe,
D'hécatombe
parfaite à tous les dieux fait vœu,
S'il plaît à
Jupiter que tout entière ait lieu
L'œuvre de la
vengeance; et ses chiens sur ses traces,
Son fils, lance
en main, sort, plein de divines grâces
Qu'épand sur lui
Pallas, les peuples l'admirant,
Les prétendants
hautains tous entre eux l'entourant
Pour machiner sa
perte, et Télémaque évite
Cette nombreuse
foule, il va s'asseoir bien vite
Où Mentor,
Antiphus, Halithersès siégeaient ;
Ces paternels
amis sur tout l'interrogeaient,
Quand le
vaillant Pirée entre au Conseil, y mène,
Introduit dans
les murs, l'hôte Théoclymène
Près de qui
Télémaque aussitôt se rendit ;
Au même instant
Pirée à Télémaque dit :
« Télémaque,
chez moi par les femmes fais prendre
Les dons de
Ménélas, car je veux te les rendre. »
Le prudent
Télémaque à son tour lui répond :
« Nous ne
savons, Pirée, où cela tend, au fond ;
Si ces fiers
prétendants qui sont dans ma demeure,
Se partagent mes
biens en faisant que je meure,
J'aime mieux que
toi-même en doives là jouir
Plutôt qu'un
d'eux ; mais si pour bien nous réjouir
Nous deux,
j'ourdis le meurtre et la Parque à ces hommes,
Apporte les
présents au palais où nous sommes. »
Il dit, puis
il conduit l'étranger au palais ;
Leurs manteaux
sur pliants, eux aux bains sans délais
Par les femmes
lavés, oints d'essences huileuses,
Puis vêtus de
manteaux, de tuniques moelleuses,
Des bains sur
des fauteuils vont s'asseoir, puis encor
Apportant une
aiguière étincelante d'or
Sur un bassin
d'argent, aussitôt une esclave
Verse l'eau sur
leurs mains et chacun d'eux se lave ;
Une table polie
étendue auprès d'eux,
Une honnête
intendante alors sert pour tous deux
Du pain, de
nombreux mets réservés qu'elle apporte ;
La mère vient
aussi près du seuil de la porte,
Sur un pliant se
penche en tournant un fil fin ;
Ils prennent les
mets prêts, puis la soif et la faim
Des convives
venant l'une et l'autre à leurs termes,
La sage Pénélope
entre eux parle en ces termes :
« Télémaque,
je monte à mon appartement,
Vers ce lit de
douleurs inondé constamment
De mes larmes
depuis qu'Ulysse alla vers Troie
Avec les fils
d'Atrée ; avant que je revoie
Les nobles
prétendants au palais revenus,
Veux-tu
m'entretenir des faits que tu connus,
Du retour de ton
père appris-tu quelque chose ? »
Le sage
Télémaque avec elle ainsi cause :
« Mère, je
parle vrai : nous allâmes d'ici
A Pylos chez le
roi Nestor où celui-ci
En ami me reçut
dans sa demeure haute,
En père dont le
fils est redevenu l'hôte
Et rentré depuis
peu d'un long voyage au loin ;
Avec ses nobles
fils il me combla de soin.
Mais, me dit-il,
jamais d'aucun homme sur terre
Il n'apprit rien
qui prouve en fait ni commentaire
Que le prudent
Ulysse ou vive ou bien soit mort ;
Il m'envoya,
pourvu d'un attelage fort,
Auprès de
Ménélas le belliqueux Atride ;
Je vis chez ce
héros Hélène d'Argolide,
Elle pour qui
les Grecs et les Troyens entre eux
Par volonté
divine eurent des maux nombreux ;
Le vaillant
Ménélas alors voulut apprendre
Quelle nécessité
me forçait à me rendre
Jusqu'à
Lacédémone, à son sacré rempart ;
Je lui dis sans
détour, Ménélas me repart :
« 0 grands
dieux ! eux vouloir la couche d'un tel homme,
Au cœur brave,
eux qui n'ont nulle valeur, en somme!
Comme quand une
biche ayant mis bas ses faons
Dans l'antre
d'un lion, allaite ses enfants,
Va paître aux
verts coteaux et que le lion rentre,
Il fait un cruel
sort à ces faons dans son antre,
De même Ulysse
doit leur faire un sort cruel ;
Grand Jupiter,
Minerve, Apollon! que si tel
Qu'en la belle
Lesbos jadis il vint valide
Dans un défi
lutter contre Philomélide
Qu'il terrassa,
les Grecs en étant tous heureux,
Oui, que si tel
Ulysse apparaissait entre eux,
Comme ces
prétendants trouveraient éphémères
Les instants de
leur sort et leurs noces amères!
Quant à ce que
tu m'as demandé de savoir,
En m'en priant
du moins, je ne crois pas devoir
Dire au delà du
vrai, t'abuser, et j'indique
Ce que le dieu
marin, le vieillard véridique,
Me fît connaître
un jour, je vais tout rappeler,
Sans en cacher
un mot ni rien dissimuler ;
Il me dit donc
avoir vu dans une île Ulysse
Qui s'y trouvait
en proie au plus cruel supplice,
La nymphe
Calypso voulant l'y retenir
Chez elle d'où
contraint, il ne peut revenir
Vers son sol
paternel, n'ayant vaisseau ni monde
Qui lui fassent
franchir le vaste dos de l'onde.
Atride Ménélas
cher à Mars m'a tenu
Un langage
pareil et je suis revenu
Grâces à de bons
vents que les dieux me donnèrent,
Et sur mon sol
chéri ces vents me ramenèrent. »
Il dit, émut
le cœur de Pénélope, et là
Le grand
Théoclymène en ces termes parla :
« Noble
épouse d'Ulysse engendré par Laërte,
Écoute, je dis
vrai, je sais mieux que lui certe,
Je vais
prophétiser, mais avant chez les dieux
J'atteste
Jupiter, et venu dans ces lieux,
J'atteste le
foyer, l'hospitalière table
D'Ulysse sans
reproche, il est incontestable
Qu'il est ou
vient chez lui, sait les faits impudents
Et trame le
malheur des nombreux prétendants ;
Tel sur le
prompt vaisseau j'en observai l'augure
Dont Télémaque
apprit de moi ce qu'il figure. »
La sage
Pénélope aussitôt dit ceci :
« Soit !
Étranger, et tous t'estimeraient ici
Heureux par
l'amitié, les dons qui t'appartiennent. »
Ils causent ;
près du seuil les prétendants se tiennent
Pleins d'orgueil
et jouant aux palets, aux épieux ;
Vient l'heure du
dîner, des champs et d'autres lieux
Arrivent les
troupeaux (comme avant, qu'on amène) ;
Médon, leur
préféré des hérauts du domaine,
Les servant aux
repas, dit au milieu d'eux tous :
« Jeunes gens, réjouis des luttes, rendez-vous
Au palais, au
repas dont l'heure est un délice. »
Il dit, tous
debout vont aux beaux palais d'Ulysse,
Sur pliants et
fauteuils leurs manteaux installés,
Bœufs, brebis,
porcs, chevreaux pour leur table immolés ;
Ulysse et le
pasteur de l'étable à pas fermes
Vont en ville ;
or Eumée alors parle en ces termes :
« Comme l'a-dit
mon maître, étranger, toi tu veux
Être en ville
aujourd'hui, mais moi, suivant mes vœux,
Là je te
laisserais le gardien de l'étable,
Mais je crains
son reproche, il m'est trop respectable ;
Le reproche d'un
maître est fâcheux; sans surseoir
Partons, le jour
s'avance et froidira ce soir. »
L'ingénieux Ulysse aussitôt de reprendre :
« Tu
n'ordonnes un sot, je sais et puis comprendre,
Partons, conduis
toujours, as-tu quelque bâton
Pour m'appuyer,
la route est glissante, dit-on ? »
Il dit, et
sur l'épaule a sa laide besace
Toute trouée, au
fond une corde s'entasse ;
Le porcher lui
donnant un cher bâton en main,
Ils laissent,
eux tous deux se mettant en chemin,
Les chiens et
les pasteurs gardant l'étable ensemble ;
Eumée en ville
alors mène Ulysse qui semble
Un pauvre
mendiant aux vêtements hideux.
Quand par un
chemin rude en s'avançant tous deux,
Ils sont près de
la ville, au terme de leur course,
Auprès de la
fontaine à la superbe source
Dont le peuple
puisait les eaux et qu'autrefois
Ithacus,
Polictor, Nérite, en un saint bois
Bâtirent (au
milieu du bois de forme ronde,
Planté de
peupliers que nourrissait une onde
Fraîche coulant
d'un roc au sommet couronné
Par un très-bel
autel aux Nymphes destiné,
Où tout voyageur
fait offrande en venant contre),
Le fils de
Dolius Mélanthe les rencontre ;
Il conduit les
chevreaux bien choisis qui devaient
Nourrir les
prétendants, et deux bergers suivaient ;
Là Mélanthe les
voit, les querelle avec rage,
Émeut le cœur
d'Ulysse, indignement l'outrage :
« Certe un
méchant amène un méchant dans ce lieu,
Le pareil au
pareil est conduit par un dieu,
C'est toujours ;
mais où donc toi porcher détestable,
Conduis-tu ce
glouton, un vrai fléau de table,
Mendiant
importun qui s'usera le dos
A maints seuils,
quémandant non de riches fardeaux
De trépieds et
bassins, mais une pauvre miette ;
Donne-le-moi cet
homme afin que je le mette
Gardien et
balayeur de basse-cour, chargé
D'apporter le
feuillage aux chevreaux, et gorgé
De petit-lait
pour lui faire une grasse cuisse ;
Mais instruit au
mal seul, je ne crois pas qu'il puisse
Aborder le
travail, il aimera bien mieux
Parmi le peuple
aller mendier en tous lieux
Et sans jamais
pouvoir rassasier son ventre ;
Mais je dis, ce
sera certainement : S'il entre
Chez Ulysse
divin, ses côtes useront
De nombreux
escabeaux que les chefs lanceront
Eux-mêmes au
palais pour lui casser la tête. »
Il dit, puis
en passant, du pied cet homme bête
Frappe Ulysse à
la cuisse et ne le jette pas
Hors du sentier
dont lui ne bronche d'un seul pas,
Songeant s'il
faut d'un coup de bâton qu'il le tue,
Ou que d'en haut
sa tête au sol soit abattue ;
Il souffre, se
contient, mais le porcher, criant,
Le querelle, le
fixe, à mains hautes priant :
« Filles de
Jupiter, Nymphes des eaux, de grâces,
Si jamais Ulysse
a brûlé des cuisses grasses
D'agneaux,
chevreaux pour vous, exaucez-moi :
Qu'un dieu
Ramène ce héros qui rentré dans ce lieu
Finirait ton
orgueil, ta superbe jactance,
Vagabond, toi
toujours dans la ville, à distance
Des mauvais
bergers qui font périr les troupeaux ! »
Le chevrier
Mélanthe alors tient ce propos :
« Que dit ce
mauvais chien ? Qu un beau jour je remmène
En vaisseau loin
d'Ithaque, un prix d'un grand domaine !
Si de son arc
d'argent Apollon, en effet,
Frappait ce
Télémaque ou qu'aujourd'hui soit fait
Que par les
prétendants dans le palais il meure,
Comme Ulysse a
péri bien loin de sa demeure ! »
Et ces mots
prononcés, soudain Mélanthe part
En laissant là
ceux-ci qui tous deux, d'autre part.
Vont gagner
lentement les demeures du maître
Où bientôt
arrivé, Mélanthe va se mettre
Parmi les
prétendants vis-à-vis du plus cher,
En face
d'Eurymaque ; or une part de chair
Devant lui,
l'intendante honnête et respectable
Lui met aussi du
pain à sa portée à table,
Afin qu'il
mange, et c'est alors qu'entrent tous deux
Ulysse et le bon
pâtre ; ils s'arrêtent, près d'eux
Le son du luth
sonore étant venu s'étendre,
Car Phémius
prélude au chant qu'il fait entendre ;
Prenant la main
d'Eumée, Ulysse parle ainsi :
« Voilà le
beau palais d'Ulysse, Eumée, ici
Entre tous
aisément on peut le reconnaître ;
D'autres suivent
plus loin, la cour où l'on pénètre
Est à murs et
créneaux, la porte à deux battants
Ferme bien, et
nul homme avec des combattants
Ne la prendrait
; je vois qu'une foule prépare
Un repas dont
l'odeur monte, aux sons de cithare
Que les dieux
font toujours compagne des banquets. »
Pasteur
Eumée, alors toi tu lui répliquais :
« Pourvu
d'intelligence, oui, tu l'as vu sans peine ;
Mais allons et
voyons où tout cela nous mène ;
Ou bien entre
d'abord au palais, glisse-toi
Parmi les
prétendants, là je me tiendrai, moi,
Ou reste si tu
veux, j'irai devant ; ne tarde,
Crains d'être vu
dehors, pense à cela, prends garde,
On pourrait te
frapper ou te chasser d'ici. »
Le noble et
patient Ulysse dit ceci :
«
Intelligent je peux comprendre et là je reste,
Va donc, toi le
premier; je n'ignore, du reste,
Les coups et la
riposte, et j'endure les maux,
J'en ai tant
enduré par la guerre et les flots,
Que ceci soit en
plus, mais on ne cèle, en somme,
Le ventre avide,
affreux qui torture tant l'homme ;
Pour lui de
beaux vaisseaux sur d'infertiles mers
S'arment, aux
ennemis portent des maux amers. »
Tous deux
s'entretenant là de choses pareilles,
Un chien couché
leva la tète et les oreilles ;
C'est Argus,
chien d'Ulysse au grand cœur et que lui
Autrefois éleva
sans en avoir joui,
Quand vers la
sainte Troie il avait dû se rendre ;
Jadis les jeunes
gens aimaient souvent le prendre
Pour le mener en
chasse ou des chevreaux peureux
Ou des lièvres,
des cerfs, mais négligé par eux,
Le maître
absent, il gît sur le fumier en masse
Des mulets et
des bœufs, qu'aux portes on amasse
Jusqu'à ce que
l'aient pris, pour fumer le grand bien,
Les serviteurs
d'Ulysse ; en proie aux poux, ce chien
Voit Ulysse, et
baissant ses oreilles, agite,
Par caresses, sa
queue, il ne peut hors du gîte
Approcher un peu
plus son maître ; en le voyant,
Celui-ci verse
un pleur, à l'écart l'essuyant
Et le cachant
sans peine au porcher ; il s'informe :
« Eumée, est
surprenant que de si belle forme,
Ce chien gise au
fumier, et d'un autre côté,
Ceci pour moi
n'est clair : Outre cette beauté,
Fût-il prompt à
la course ou de ces chiens de table
Dont les maîtres
ont soin par luxe véritable ? »
Et toi,
pasteur Eumée, alors as répondu :
« C'est le
chien d'un héros au loin mort et perdu ;
S'il était tel
de corps et pour tout entreprendre
Qu'il fut alors
qu'Ulysse à Troie alla se rendre
En le laissant
ici, tu l'admirerais bien
En voyant comme
était rapide et fort ce chien :
Dans l'épaisseur
des bois dès qu'il l'avait lancée,
Une bête sauvage
était par lui forcée,
Car pour suivre
une piste excellait l'animal,
Mais il est
maintenant possédé par le mal ;
Ailleurs qu'en
sa patrie a succombé son maître,
Et les femmes
sans soin le négligent peut-être ;
Souvent les
serviteurs ne font plus leur devoir,
Les maîtres
n'étant là pour commander et voir ;
Jupiter ôte à
l'homme, au jour de servitude,
La moitié des
vertus dont il prend l'habitude. »
Il dit, entre au palais et droit porte ses pas
Vers les fiers
prétendants ; le sort du noir trépas
Prend Argus qui
revoit après vingt ans son maître.
Tel qu'un dieu,
Télémaque avant tous vit paraître
Au palais le
porcher regardant en tous lieux,
Il l'appelle
vers lui par un signe des yeux ;
Eumée, ayant un
siège à la place occupée
Par l'écuyer
tranchant qui, mainte chair coupée,
Servait les
prétendants, prit son siège de là,
Vis-à-vis
Télémaque à table l'installa ;
Le héraut pour
lui prend une part qu'il lui porte.
Sort du pain du
panier ; Ulysse de la porte
Auprès de lui se
glisse et semble, en s'appuyant,
Un pauvre en
laids haillons, sur le seuil s'asseyant
Au montant de
cyprès qu'avec art l'architecte
Polit, fit au
cordeau d'une façon correcte.
De la belle
corbeille extrayant tout un pain,
Prenant autant
de chairs qu'il peut à pleine main,
Télémaque,
appelant Je porcher, les lui donne :
« Tiens,
porte à l'étranger toutes ces parts, ordonne
Qu'il aille
mendier vers chaque prétendant,
La honte n'est
pas bonne au pauvre quémandant. »
Il a dit ; à
son ordre Eumée aussitôt vole
Auprès d'Ulysse
et là lui dit cette parole :
« Télémaque
te dit, hôte, en-t'offrant ces parts,
De mendier vers
tous, honte au pauvre nuit, pars. »
L'ingénieux
Ulysse ainsi se fait entendre :
« 0 grand
Jupiter, fais qu'en son vœu le plus tendre
Soit heureux
Télémaque entre tous les humains ! »
Il dit,
reçoit les parts qu'il saisit à deux mains,
Les dépose à ses
pieds sur sa besace sale ;
Tant que le
chanteur chante, il mange dans la salle ;
Le divin
chanteur cesse, il finit son repas.
Les prétendants
dont nul ne fuira le trépas,
Font grand bruit
au palais, et Minerve se pose
Près du fils de
Laërte Ulysse et fait qu'il ose
Là mendier du
pain parmi les prétendants,
Pour distinguer
entre eux les bons des impudents ;
Il va donc
mendier vers tous, commence à droite,
Passe près de
chacun, tend une main adroite,
Comme un vieux
mendiant ; tous émus lui donnaient,
Le regardaient,
surpris ils se questionnaient,
Quel est-il,
d'où vient-il ? alors parle Mélanthe :
« Écoutez,
prétendants de la reine excellente,
Je parle de cet
hôte étranger que déjà
Je vis et qu'en
ces lieux le porcher dirigea ;
Je ne sais bien
sa race et comme il l'a nommée. »
Il dit ;
Antinoüs blâme, querelle Eumée :
« Fameux
porcher, pourquoi dirigeas-tu ses pas
En ville où sont
assez de fléaux de repas,
De pauvres
importuns et de mendiants autres ?
Te plaindrais-tu
qu'ici les pauvres près des nôtres
Ne dévorent le
bien du maître, puisqu'alors
C'est toi qui
fis venir celui-ci du dehors ? »
Et toi,
pasteur Eumée, en ces mots tu réclames :
« Vaillant
Antinoüs, bien à tort tu me blâmes ;
Qui fait venir
d'ailleurs un autre qu'un devin,
Qu'un médecin,
artiste, ou qu'un chanteur divin
Qui charme par
ses chants ? On appelle ces hommes
Dans l'immense
univers, mais qui donc où nous sommes
Appelle un
mendiant afin de nous gruger ?
Or, pour les
serviteurs d'Ulysse on peut juger,
Pour moi
surtout, que toi sans cesse es dur, agreste
Plus qu'aucun
prétendant ; je m'en moque, du reste,
Tant que vit au
palais et demeure en ce lieu
Le sage
Télémaque, et tant que tel qu'un dieu,
Lui-même doit
aussi rester sur cette terre. »
Le prudent
Télémaque en ces mots le fait taire :
« Ne réponds
pas pour moi par tous ces longs discours ;
Toujours
Antinoüs donne ainsi libre cours
A sa mauvaise
humeur, pique chacun des nôtres
Par de fâcheux
propos poussant aussi les autres. »
Puis pour
Antinoüs il dit ces mots ailés :
« Antinoüs,
tu prends de moi les soins zélés
D'un père pour
son fils, toi qui veux que l'on chasse
L'étranger du
palais, mais qu'un dieu ne le fasse !
Prends, donne,
j'y consens, t'y pousse, et c'est en vain
Que tu crains
pour cela chez Ulysse divin,
Soit l'un des
serviteurs, soit ma mère ; mais telle
Une pensée en
toi te préoccupe-t-elle ?
Non, non, et de
beaucoup tu préfères manger
A donner quelque
chose à ce pauvre étranger. »
Antinoüs
s'empresse à son tour de reprendre :
« Télémaque au ton fier, que viens-tu nous apprendre ?
Indomptable
orgueilleux, si tous les prétendants
Autant que moi
lui font de présents abondants,
Il restera trois
mois loin d'ici, sans qu'il sorte. »
Soudain
Antinoüs, en parlant de la sorte,
Prend sous la
table et montre un escabeau placé
Sous ses beaux
pieds ; chacun des autres a lancé
Du pain, des
chairs comblant la besace ; à la porte,
Pour goûter de
ces dons, Ulysse alors se porte,
Et près
d'Antinoüs s'arrête en lui disant :
« Ami,
donne, en pain fais-moi le plus beau présent,
Toi, non le plus
vil Grec, tel qu'un roi par ton faste,
Et je
glorifierai ton nom sur le sol vaste.
Chez les hommes
jadis moi fortuné j'avais
Une riche maison
et souvent je savais
Donner à l'homme
errant et d'où que vînt cet homme,
Indigent quel
qu'il fût ; je possédais, en somme,
Maints
serviteurs et tout ce qu'ont ceux que l'on dit
Opulents, vivant
bien ; Jupiter me perdit,
Me poussant en
Égypte avec des forbans fourbes :
Dans le fleuve
Égyptus mouillant mes vaisseaux courbes,
Je donne l'ordre
alors de rester sur ces eaux
Où mes chers
compagnons garderont mes vaisseaux ;
J'en fais, comme
éclaireurs, en haut lieu partir d'autres ;
A leur instinct
mauvais cèdent soudain les nôtres,
Et les Égyptiens
sont par eux égorgés,
Leurs femmes,
enfants pris, leurs beaux champs ravagés ;
Un cri monte
entendu par la ville, et la plaine,
Eux venus dès
l'aurore, est bientôt toute pleine