DÉPART D'ULYSSE
DE CHEZ LES PHEACIENS. SON ARRIVÉE EN ITHAQUE.
Il dit ; tous en
silence et charmés restant là,
Dans le sombre
palais Antinoüs parla :
« Ulysse, ayant
gagné ma haute résidence,
Mon seuil d'airain,
après tes maux en abondance,
Sans errer plus
longtemps tu rentreras, je crois;
Vous tous qui là
buvez le vin d'honneur des rois,
Écoutez le chanteur,
déjà l'assemblée offre
A l'hôte des tissus,
de l'or dans un beau coffre
Avec d'autres
présents, par homme offrez aussi
Pour l'hôte un grand
trépied, un bassin, puis ici
Dans le peuple
obtenons par collecte une somme
Que difficilement
peut donner un seul homme. »
Alcinoüs disant
ces mots on l'approuva,
Puis désirant
dormir, chacun chez soi s'en va.
La fille du
Matin, l'Aurore aux doigts de rose,
Brille, et vers le
navire on s'élance et l'on pose
L'airain qui pare
l'homme, Alcinoüs venant
Sous les bancs des
rameurs tout mettre en ne gênant
Les rameurs pleins
de zèle et qui tous vont se rendre
Chez Alcinoüs où
leur repas doit se prendre.
Saint, fort,
Alcinoüs immole un bœuf au dieu
Jupiter roi de tous,
et les cuisses au feu,
Tous font un gai
repas où d'une voix sonore
Chante Démodocus que
tout le peuple honore ;
Ulysse veut partir,
vers le brillant soleil
Tourne souvent la
tête au couchant, et pareil
Au laboureur aux
champs, qui l'aurore parue,
A lié deux bœufs
noirs à sa forte charrue ;
Il aspire au souper,
aime à voir au couchant
Les rayons du
soleil, ses genoux las, bronchant,
Il va souper ; de
même Ulysse est à se plaire
En voyant au
couchant la lumière solaire ;
Or aux Phéaciens
aimant la rame il dit
Afin qu'Alcinoüs
plus que tous l'entendît :
« Grand roi que
tout ce peuple honore d'un hommage,
Après libations,
menez-moi sans dommage ;
Soyez heureux, mes
vœux de cœur vont s'accomplir :
Retour et doux
présents, puissent-ils me remplir
De joie au gré des
dieux, en sauvant tous mes proches,
Mes hauts toits, mes
amis, ma femme sans reproches ;
Vous, restez là sans
mal, par divine bonté
Vos femmes, vos
enfants dans la félicité. »
Il a dit, et
chacun l'applaudissant, s'engage
A reconduire un hôte
au si parfait langage.
Le fort Alcinoüs
ainsi parle au héraut :
« Pontonoüs,
mélange et dans mon palais haut
Distribue à chacun
un vin pur en cratère ;
Que nous
reconduisions l'étranger sur sa terre,
Quand Jupiter
puissant sera prié par nous. »
Il dit ;
Pontonoüs mélange le vin doux
Puis va près de
chacun, à tous le distribue ;
Aux heureux
immortels la libation bue,
Tous droit, le noble
Ulysse aussi levé, tendit
La double coupe aux
mains d'Arête puis lui dit :
« 0 reine,
puisses-tu vivre heureuse sans cesse
Jusqu'aux termes
humains, la mort et la vieillesse !
Moi je pars, et toi,
reine, ici réjouis-toi
De tes enfants, du
peuple et d'Alcinoüs roi. »
Le noble Ulysse
dit puis il franchit la porte ;
Le fort Alcinoüs
veut qu'avec lui se porte
Un héraut sur la
route allant le diriger
Vers le bord de la
mer et le vaisseau léger ;
La reine aussi lui
fait porter par des servantes
Son manteau, sa
tunique, et l'une des suivantes
Avec un coffre-fort
devant suivre ses pas,
Une autre avec du
pain, du vin pour son repas.
Vers la mer, au
vaisseau les brillants guides posent
Les vivres, les
boissons, les dons, à bord disposent
Un tapis, du beau
lin que pour Ulysse on mit
Sur le pont vers la
poupe afin qu'il y dormît
Sans être réveillé,
puis lui-même s'élance,
Monte sur le navire
et s'y couche en silence ;
Et tous en ordre
assis, les liens détachés,
Sortis des trous du
roc, tous les rameurs penchés
Là soulèvent la mer
à coups de rame lisse ;
Le sommeil couvre
alors les paupières d'Ulysse,
Paisible et doux
sommeil tout semblable au trépas ;
Et comme dans la
plaine égalisant ses pas,
Un quadruple
attelage, aux coups de la lanière
Cabré, vole en
chemin, de la même manière
Se dresse aussi la
poupe, et derrière on entend
Le flot noir de la
mer qui bruyamment s'étend ;
Et le vaisseau
toujours suit sûrement sa voie;
Un épervier,
l'oiseau le plus léger qu'on voie
Et qui dans son vol
plane en tournant dans les airs,
N'eût atteint le
vaisseau, tant léger sur les mers
Il court et fend la
vague, en transportant un homme
Qui comme les dieux
pense, après avoir, en somme,
Enduré dans son cœur
tant de maux, de sanglots,
En traversant la
guerre et de terribles flots,
Et qui s'endort
alors d'un sommeil doux, paisible,
Ayant oublié tout ce
qui lui fut nuisible.
L'astre annonçant
le mieux, par son éclat si beau,
La matinale Aurore
avec son clair flambeau,
Se tenait au Zénith,
et le léger navire
Approche alors de
l'île et sur les ondes vire.
En Ithaque est un
port de Phorcys, vieux marin,
A deux hauts bords
abrupts courbés sur le terrain,
Abritant le grand
flot contre le vent funeste ;
Là mouillé sans
liens un bon navire reste ;
Au bout, un olivier
étend ses longs rameaux
Près d'un bel antre
ombreux, grotte aux Nymphes des eaux,
Là des cratères sont
près d'amphores, de cruches ;
Des abeilles
faisaient leurs rayons dans des ruches ;
De longs métiers de
marbre aussi meublaient ces lieux
Où les Nymphes
tissaient, chefs-d'œuvres merveilleux,
Des manteaux teints
de pourpre où sans cesse une eau coule ;
L'antre a deux
portes, l'une accessible à la foule,
Du côté de Borée, et
l'autre est le chemin,
Du côté de Notus, où
n'entre aucun humain,
Route des immortels,
voie aussi la plus sainte.
Ils entrent dans
ce port dont ils savent l'enceinte ;
Tels rameurs le
poussant, l'esquif à terre alla
De toute sa moitié,
puis eux descendus là,
Débarquèrent d'abord
Ulysse mis sur l'herbe,
Avec le lin ainsi
que le tapis superbe,
Le sommeil le
domptant ; ils prennent, à leur tour,
Les dons phéaciens
offerts pour son retour,
Grâce à Minerve
auguste ; on les met sur la voie
Vers l'olivier, de
peur qu'un passant ne les voie
Et pille avant
qu'Ulysse ait pu s'être éveillé;
Puis eux vers leur
demeure ont vite appareillé.
Neptune
n'oubliant son courroux contre Ulysse,
Demande à Jupiter
s'il veut qu'il s'accomplisse :
« Grand Jupiter,
les dieux ne m'honoreront plus,
Car les mortels le
font, même y sont résolus
Les Phéaciens qui
sont ma race elle-même ;
Maintenant je
pensais qu'après sa peine extrême,
Ulysse allait
rentrer, je ne formai des vœux
De l'en priver
toujours, tu l'as dit, tu le veux ;
Dans Ithaque ils
l'ont mis par mer pendant son somme,
Comblé de dons,
d'airain, d'or, de tissus, en somme
Égalant le butin
qu'Ulysse eût obtenu
Si, sans malheur, de
Troie il était revenu. »
Jupiter, roi des
airs, s'empresse de reprendre ;
« Neptune,
puissant dieu, que viens-tu donc m'apprendre ?
Nul dieu ne te
dédaigne, il n'est aisé, d'ailleurs,
De mépriser un dieu
si digne et des meilleurs ;
Que si quelque
mortel de criminelle engeance
Ne t'honore, à ton
gré plus tard tire vengeance. »
Le puissant dieu
des mers répondit au dieu roi :
« Je vais agir
ainsi ; toujours avec effroi
J'évite ton courroux
; mais là je vais détruire
Ce superbe vaisseau
qui vient de reconduire
Sur la mer sombre
Ulysse, afin qu'à l'avenir
Ces gens phéaciens
doivent bien s'abstenir
De mener des mortels
; d'un vaste mont de sable
Aussi je couvrirai
leur île haïssable. »
Voici ce que
répond Jupiter roi des cieux :
« Ami, quand de
leurs murs tous le verront, est mieux
De le pétrifier près
de terre et sous forme
D'un vaisseau dont
chacun en s'étonnant s'informe ;
Ensuite d'un haut
mont recouvre leur rempart. »
Dès qu'il entend
ces mots, le dieu Neptune part
Chez les Phéaciens
vers Schérie où s'approche
L'esquif qui vogue,
et là le dieu le change en roche,
Il l'enracine,
ensuite il passe aux environs.
Or les Phéaciens,
peuple aux longs avirons,
Fameux navigateurs,
tous entre eux s'entretiennent,
Et chacun dit à ceux
qui près de lui se tiennent :
« Qui sur mer
enchaîna ce vaisseau qui rentrait
Et déjà tout entier
sous nos yeux se montrait ? »
Chacun dit sans
savoir comment ce put se faire,
Et tel est le
discours qu'Alcinoüs profère :
« Grands dieux !
s'accomplit donc l'oracle prononcé
Autrefois par mon
père ayant tant annoncé
Que Neptune en
courroux de ce qu'ici nous sommes
Sans risques
conducteurs de tous les autres hommes,
Devrait détruire un
jour un des très-beaux vaisseaux
Phéaciens rentrant
sur mer aux sombres eaux,
Et couvrir la cité
d'une montagne immense ;
Le vieillard l'a
prédit, son oracle commence,
S'accomplit tout
entier; mais obéissons tous :
Ne reconduisons plus
ceux qui viendront chez nous
Jusque dans notre
ville ; immolons à Neptune
Douze taureaux de
choix, et de notre infortune
Peut-être ému, ce
dieu, cessant d'être excité,
Ne recouvrira pas
d'un haut mont la cité. »
Il dit, et de
chacun l'épouvante s'empare ;
On fait choix de
taureaux que soudain on prépare ;
Les chefs phéaciens
tous autour de l'autel
Adressent leur
prière à Neptune immortel.
Mais Ulysse
s'éveille en sa terre natale ;
Fille de Jupiter,
Minerve alors étale
Un brouillard
l'entourant pour qu'il n'ait reconnu,
Lui si longtemps au
loin, qu'il était revenu,
Elle lui disant tout
de crainte que peut-être
Femme, amis,
citoyens n'aient pu le reconnaître
Avant qu'il ait puni
les prétendants altiers ;
Donc tout apparaît
autre au roi, les longs sentiers,
Port, arbres verts,
hauts rocs, et voyant sa patrie,
En frappant ses
genoux il se dresse et s'écrie :
« Hélas ! chez
quels mortels suis-je encore en ces lieux !
Sont-ils
hospitaliers, d'esprit craignant les dieux,
Injustes, durs,
cruels ?... Ma nombreuse richesse,
Où la porter ?... Où
vais-je encore errer sans cesse ?
Chez les Phéaciens
j'aurais dû me tenir ;
Chez quelqu'autre
grand roi ne pouvais-je obtenir
Bon accueil et
retour ? Maintenant où tout mettre ?
Laissant là mon
trésor, un autre en serait maître ;
Les chefs phéaciens,
leurs princes n'étaient pas
Sages, justes en
tout quand ils guidaient mes pas
En pays étranger, où
devant m'introduire,
Ils m'affirmaient si
bien qu'ils voulaient me conduire
Jusqu'en la haute
Ithaque,... ils ne l'ont fait,... sur eux
Frappera Jupiter le
dieu des malheureux,
Qui surveille et
punit tous les hommes coupables...
Mais comptons les
trésors, voyons, sont-ils capables,
Au départ du
vaisseau, de m'en avoir repris ! »
Il dit, compte
or, bassins, trépieds, tissus de prix,
Et bien que rien ne
manque, Ulysse fond en larmes,
Sur son sol paternel
son cœur est plein d'alarmes ;
Il va longer le
bord de la bruyante mer,
Rampe là, dévoré
d'un désespoir amer.
Minerve vers lui
vient sous l'aspect d'un jeune homme,
D'un pasteur de
brebis, beau, semblant tel, en somme,
Que sont les fils de
rois, sur l'épaule, en effet,
Il porte un vêtement
double en laine et bien fait,
Sandale à son beau
pied, en main une houlette ;
Et là, content de
voir sa brillante toilette,
Ulysse à sa
rencontre aussitôt se rendit
Et ces mots
s'envolant dans les airs, il lui dit :
« Puisque c'est
toi d'abord qu'en ce pays je trouve.
Ami, je te salue, et
maintenant n'éprouve
Aucun mauvais
vouloir, mais deviens mon sauveur,
Sauve aussi tous mes
biens, moi-même avec ferveur
T'implore comme un
dieu, je viens ici me rendre
A tes genoux aimés ;
afin de me l'apprendre,
Dis-moi sincèrement
quel est ce peuple-ci,
Dis quelle est cette
terre, et quels gens sont ici ?
D'un continent
fertile est-ce quelque rivage
Qui s'appuie à la
mer, est-ce une île sauvage ? »
Déesse aux yeux
d'azur Minerve lui repart :
« Étranger,
es-tu fou, viens-tu de quelque part
Bien loin,
m'interrogeant sur la terre où nous sommes ?
Elle n'est à ce
point sans renom, bien des hommes
La connaissent, tous
ceux habitant du côté
Du soleil, de
l'aurore, et tous ceux à cité
Située au rebours
vers l'obscurité sombre ;
Terre âpre, non
propice aux coursiers en grand nombre,
Ni trop pauvre, ni
vaste, elle abonde en blés, vins ;
La pluie et la rosée
arrosent ses ravins ;
Des chèvres et des
bœufs aisément s'y nourrissent ;
Boisée, aussi
plusieurs abreuvoirs n'y tarissent ;
Aussi le nom
d'Ithaque, étranger, est connu,
Jusqu'à Troie, et
c'est loin de Grèce, il est venu. »
Patient, noble,
Ulysse est réjoui d'entendre
Fille de Jupiter
Minerve ainsi prétendre
Qu'il est dans sa
patrie, et vite il l'interrompt,
Son esprit pour
ruser sans cesse est prêt et prompt :
« On m'a parlé
d'Ithaque, en Crète à vaste rive,
Loin au delà des
mers, d'où maintenant j'arrive
Avec tout ce trésor,
j'en ai constitué
Autant à mes
enfants, je fuis, ayant tué
Orsiloque cher fils
d'Idoménée, un homme
Qu'en cette vaste
Crète à la course on renomme
Le plus prompt des
mortels ; il voulait me ravir
Tout mon butin de
Troie où sur moi vint sévir
La douleur d'affreux
flots et d'une horrible guerre,
Moi ne voulant
servir, pour complaire à son père,
A Troie où j'étais
chef des miens ; et lance en main,
Avec un compagnon,
m'embusquant en chemin,
A son retour des
champs, de l'airain de ma lance
Je le frappai la
nuit, dans un sombre silence,
Obscurcissant le
ciel, et nul ne put nous voir;
Et lui mort sous mon
fer, je me hâtai d'avoir
Un vaisseau que
j'obtins en suppliant de suite
Des chefs phéaciens,
leur donnant, pour ma fuite,
Un bon butin, disant
qu'ils me conduisent droit
Vers la divine Élide
ou Pylos, quelque endroit
Soumis aux Épéens ;
mais le vent en furie
Les éloigne et
loyaux, beaucoup les contrarie ;
Nous de nuit égarés
et venus dans ce port,
Avec peine, à la
rame, et sortis du transport,
Là nous nous
couchons tous, en venant nous y rendre
Sans songer au
souper bien nécessaire à prendre ;
Mais lassé, je suis
pris d'un doux sommeil, dès lors
Eux du vaisseau
profond tirèrent mes trésors,
Près de moi sur le
sable ici les rassemblèrent,
Vers la belle Sidon
partis me désolèrent. »
Ulysse ainsi
parla ; Minerve sous l'aspect
De grande et belle
femme inspirant le respect,
Sourit, des mains le
flatte et répond eu ces termes :
« Ingénieux
Ulysse, homme aux ruses sans termes,
Qu'un plus rusé que
toi serait habile et fin,
Fût-ce un dieu !
Même au port, ne mettras-tu donc fin
Aux ruses, faux
discours, chers même à ton jeune âge ?
Nous deux adroits,
allons, cessons un tel langage ;
N'es-tu pas le
premier des mortels en tous lieux
Par conseils et
discours, et moi chez tous les dieux
N'ai-je pas le renom
de prudente réserve ?
Ne reconnais-tu pas
en moi Pallas Minerve,
Fille de Jupiter,
moi ton constant abri,
Ton aide en tes
travaux, qui t'ai rendu chéri
Chez les Phéaciens,
et je viens ici certe
Te dire maintenant
le plan que je concerte
Pour cacher tous les
dons que t'ont faits, grâce à moi,
Les grands Phéaciens
à ton retour chez toi ;
Te dire comme aussi
ta destinée est dure
Dans ton riche
palais ; mais par besoin endure :
A nul homme ni
femme, à nul ne fais savoir
Que tu reviens
errant, souffre, sans t'émouvoir,
La violence humaine
et ton bien long supplice. »
De la sorte répond l'industrieux Ulysse :
« Même habile, un mortel ne te reconnaîtrait
Qu'avec peine,
déesse, empruntant chaque trait ;
Je sais que quand
nous Grecs faisions la guerre à Troie,
Tu m'étais
bienveillante ; ayant fait notre proie
Des hauts murs de
Priam, partis sur nos vaisseaux,
Et par un dieu les
Grecs dispersés sur les eaux,
Fille de Jupiter, je
ne t'ai plus revue
Monter sur nos
vaisseaux et de peine imprévue
Me préserver ;
toujours j'errai, le cœur navré,
Jusqu'à ce que les
dieux m'ont de maux délivré,
Lorsque tu m'as
conduit, toi bonne et consolante
Chez les Phéaciens,
dans leur ville opulente.
Mais par ton père
ici je t'implore, ô Pallas !
Ce n'est la haute
Ithaque, et j'erre ailleurs, hélas !
Tu m'abuses, je
crois, tu dis par raillerie,
Dis vrai, suis-je
arrivé dans ma chère patrie ? »
Minerve aux yeux
d'azur à son tour lui répond :
« Ulysse, c'est
toujours ta même idée au fond,
C'est ton même
dessein, et toi-même m'obliges
A ne te quitter pas
alors que tu m'affliges,
Toi qui parles si
bien, toi sage et pénétrant.
Après avoir erré,
tout autre homme, en rentrant,
Eût été désireux
ardemment dans son âme
De voir en ses
palais ses enfants et sa femme ;
Mais il ne te plaît
pas à toi d'en rien savoir,
De t'informer en
rien, du moins avant d'avoir
Éprouvé ton épouse
incessamment en larmes,
Assise en ton palais
en constantes alarmes,
Pendant ses tristes
jours et nuits s'y consumant.
Mais moi je n'ai
jamais douté, même un moment,
Je savais dans mon
cœur que tu reviendrais certe,
De tous tes
compagnons ayant pleuré la perte.
Contre toi Neptune
est de colère enflammé,
Car tu ravis la vue
à son fils bien-aimé ;
Contre cet immortel,
le frère de mon père,
Je n'ai voulu
combattre ; allons, ne désespère,
Et pour te rassurer,
que je montre à tes yeux
Cette terre
d'Ithaque, oui, regarde en ces lieux,
Du vieux marin
Phorcys vois le port, le mouillage,
Regarde l'olivier
avec son long feuillage,
Au bout du port, et
l'antre ombreux et retiré,
La grotte, endroit
charmant aux Nymphes consacré,
Aux Naïades, du nom
qu'elles ont dans l'enceinte
De la grotte
ombragée où l'hécatombe sainte
Fut par toi-même
offerte en leur nom tant de fois ;
Et vois le mont
Nérite avec son épais bois. »
Elle chasse, à
ces mots, le nuage, et la terre
Paraît ; le sage
Ulysse au divin caractère,
Heureux revoit son
sol, en baise le chemin,
Puis aux Nymphes
qu'il prie élève chaque main :
« Nymphes des
eaux, jamais je n'eus cette pensée
De vous revoir un
jour, par vous est exaucée
Ma plus douce prière
! à vous salut, à vous
Filles de Jupiter,
et comme avant, chez nous,
Je vous ferai maints
dons, si Pallas, pour moi bonne,
Fille de Jupiter
Butinante, me donne
De vivre et voir mon
fils devenu fort et grand. »
La déesse aux
yeux bleus Minerve alors reprend :
« Courage, et de
soucis ton âme délivrée,
Déposons ces trésors
dans la grotte sacrée,
Pour les garder
intacts, puis avisons au mieux. »
Elle dit, entre
au fond, cherche de secrets lieux ;
Ulysse approche
tout, les tissus admirables,
Dons des Phéaciens,
l'or et l'airain durables,
Qu'il range bien au
fond dont est clos le chemin,
Fille de Jupiter qui
tient l'Égide en main,
Minerve au seuil
plaçant un roc, puis ils se posent
Sous le saint
olivier, y concertent, proposent
La perte des
hautains prétendants ; d'abord là
Minerve aux yeux
d'azur de la sorte parla :
« Divin fils de
Laërte, Ulysse adroit, médite
Comment jeter tes
mains sur la foule maudite
Des hautains
prétendants depuis trois ans chez toi
Offrant des dons
d'hymen, en imposant leur loi,
Recherchant ton
épouse à l'âme de déesse ;
Elle au fond de son
cœur se lamente sans cesse,
Est désolée ainsi
d'attendre ton retour,
Les fait tous
espérer, à chacun tour à tour
Accorde une promesse
et mande des messages,
Mais elle en son
esprit songe à des choses sages. »
L'ingénieux Ulysse aussitôt lui repart :
« Déesse, ah ! si de tout tu ne m'eusses fait part,
J'eusse eu le sort
fatal d'Agamemnon Atride !
Mais comment les
punir, ourdis un plan, décide,
Donne-moi confiance
autant qu'en jetant bas
Les beaux créneaux
de Troie, et j'irais aux combats
Contre trois cents
guerriers, si d'une ardeur vaillante
Tu m'assistes,
Minerve, en aide bienveillante. »
En ces mots lui répond Minerve aux yeux d'azur :
« Moi te veillant de près, nous agirons, sois sûr
Qu'un d'eux mangeant
ton bien répandra sur la terre
Sa cervelle et son
sang ; mais afin de te faire
Méconnaissable à
tous, sur tes membres je veux
Rider ta belle peau,
chauve de blonds cheveux,
Te couvrir de
haillons d'aspect affreux de bouges,
En les frictionnant,
te rendre les yeux rouges,
Faisant hideux à
voir ces yeux si beaux jadis,
Pour tous les
prétendants, pour ta femme et ton fils
Laissé dans ton
palais ; chez ton porcher lui-même
En premier lieu
rends-toi, lui te chérit, il aime
La sage Pénélope et
ton fils, va d'abord
Vers le roc du
Corbeau, tu le verras au bord
De la source
Aréthuse où ce porcher doit être
Assis près de ses
porcs qui tous y sont à paître,
Et mangent du gland
doux, boivent de noires eaux,
De florissante
graisse emplissant les pourceaux.
Là reste auprès de
lui, cherche à bien tout apprendre ;
Au pays du beau
sexe, à Sparte allant me rendre,
J'y prendrai ton
cher fils, ton Télémaque aimé,
Ulysse, qui partit
afin d'être informé
Auprès de Ménélas
jusqu'à Lacédémone,
Si tu vis, si l'on
sait quelque part ta personne. »
L'ingénieux Ulysse ainsi parle à son tour :
« Sachant tout, tu ne l'as informé sans détour !
Est-ce afin qu'en
errant sur la mer infertile,
D'autres mangent
entre eux tous ses biens dans cette île ?
Et que lui-même
souffre aussi de cruels maux ? »
Minerve aux yeux d'azur lui répondit ces mots :
« Ne t'occupe pas tant du sort de Télémaque ;
Je l'ai conduit
moi-même alors que loin d'Ithaque
Il allait acquérir
un illustre renom ;
Il ne souffre aucun
mal, aucune douleur, non ;
Il est chez Ménélas
et dans sa résidence
Il demeure paisible
au sein de l'abondance ;
Les jeunes gens,
voulant, à son retour, sa mort,
Lui dressent une
embûche en vaisseau, je crois fort
Qu'un d'eux ira sous
terre avant qu'on l'accomplisse.»
Minerve a dit,
frappant d'une baguette Ulysse,
Ride sa belle peau,
lui donne un aspect vieux,
Privé de cheveux
blonds, frotte, rougit ses yeux,
Le revêt de
haillons, d'une sale tunique,
Enfumée, en
lambeaux, et d'une peau de bique,
Immense peau sans
poils, d'un bâton lui fait don,
D'une laide besace
en loque, avec cordon.
Tout dit entre eux,
Minerve, alors quittant Ithaque,
Va dans Lacédémone
auprès de Télémaque.