Chant XII

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 LES  SIRÈNES.  SCYLLA.  CHAHYBDE. LES  BOEUFS  DU   SOLEIL.

 

     Hors du fleuve Océan, par mer à longs parcours

Et vers l'île d'Ea notre esquif suit son cours

Où l'Aurore a ses chœurs et le Soleil se lève ;

Là, tirant le vaisseau, nous dormons sur la grève,

Jusqu'à la sainte Aurore y demeurons posés.

La fille du Matin, l'Aurore aux doigts rosés

Paraît, j'envoie alors des compagnons se rendre

Aux palais de Circé, s'étant chargés d'y prendre

Les restes d'Elpénor ; des troncs mis en monceaux,

Nous l'ensevelissons en haut lieu près des eaux,

Et lorsque tous chagrins et répandant des larmes

Là nous avons brûlé ses restes et ses armes,

Nous élevons un tertre avec cippe où l'on met

Une rame superbe et fichée au sommet.

 

   Nous accomplissons tout, Circé nous voit de suite

Rentrés de chez Pluton, elle s'apprête vite,

Ses servantes portant des chairs, des pains, du vin,

Elle arrive entre nous et dit d'un ton divin :

 

   « Malheureux, chez Pluton entrés vivants, en somme

Deux fois mortels, quand meurt une seule fois l'homme !

Mais pendant tout le jour mangez, buvez ici,

Puis voguez dès l'aurore, et sur la route aussi

Je vous dirai bien tout, mon conseil salutaire

Vous sauvera de mal sur la mer et sur terre. »

 

   Ces mots ont convaincu nos grands cœurs ; tout le jour

Jusqu'au soleil couchant, nous tous dans ce séjour

Savourons mets et vin, puis quand la nuit arrive,

Couchés près du vaisseau nous dormons sur la rive.

Mais Circé prend ma main et loin des miens m'assied,

S'étend, m'interrogeant sur tout et comme il sied

Je lui raconte bien en détail chaque chose,

Et l'auguste déesse alors avec moi cause :

 

    « Ainsi s'est passé tout, mais écoute et qu'un dieu

Te rappelle ces mots : Tu vas en premier lieu

Voir les Sirènes qui charment l'homme quelconque

Les entendant de près, l'imprudent ne doit onque

Revoir ses fils, sa femme heureux de son retour ;

Au milieu de monceaux d'os humains tout autour,

Dans les près pour leurs chants les Sirènes se posent

Dans un cercle de peaux qui là se décomposent ;

Passe, de cire enduis les oreilles des tiens

Rendus ainsi tous sourds, si cependant tu tiens

A les ouïr toi-même, il faut aux tiens prescrire

Que droit au pied du mât de ton léger navire

Ils t'attachent de nœuds mains et pieds à la fois,

Tu pourras les ouïr et jouir de leurs voix ;

Prierais-tu, voudrais-tu que les tiens te détachent ;

Qu'alors te garrottant plus fortement, ils tâchent

D'aller plus loin, par où ? Je ne te le dis pas,

A toi de décider où diriger tes pas :

Là sont des rocs saillants où de grands flots surgissent

D'Amphitrite aux yeux pers, sur ces rocs ils mugissent,

Rocs que les dieux heureux nomment Rochers errants ;

Aucun oiseau n'y passe au-dessus des courants,

Ni les colombes qui vont porter l'ambroisie

Au puissant Jupiter, toujours une est saisie

Par cette lisse roche où le père des dieux

En fait partir une autre au delà de ces lieux

Pour compléter leur nombre ; et par là-même, en somme,

N'a fui, dès qu'il y vient, aucun navire d'homme ;

Un ouragan de feu destructeur et les eaux

Emportent à la fois et les bois des vaisseaux

Et les corps des mortels ; un seul navire au monde

Qui de chez Eétès en mer cinglait sur l'onde,

Put passer ; cet Argo dont tous citent le nom

Eût lui-même échoué sur les rocs si Junon

A Jason qu'elle aimait n'eût fait franchir la passe.

 

   Vis-à-vis sont deux rocs dont l'un atteint l'espace

Du ciel vaste où sa crête a ses piquants sommets

Qu'une nuée obscure enveloppe à jamais ;

Et la sérénité jamais ne règne au faîte,

Ni l'été ni l'automne autour n'est jamais faite ;

Nul des mortels humains ne pourrait y gravir,

Ni n'en pourrait descendre eût-il à se servir

De vingt mains et vingt pieds, car cette roche plane

Semble unie au contour de sa cîme qui plane.

Au milieu du rocher, du côté du couchant,

Existe un antre noir vers l'Érèbe penchant ;

Ulysse glorieux, vous pourriez vers la roche

Guider votre vaisseau ; qu'un jeune archer décoche    

D'un navire une flèche, il n'atteindra le fond,

Et Scylla qui réside en cet antre profond,

Là mugit d'une voix terrible et rugissante,

Comme un rugissement de lionne naissante ;

L'aspect affreux du monstre effraierait même un dieu ;

 Sur douze pieds devant Scylla reste en ce lieu,

Elle a six cols très-longs, chacun à tête horrible,

Trois rangs de nombreux crocs sont pleins de mort terrible ;

Scylla dans l'antre creux plongée à moitié corps,

Avide, pêche autour avec ses cols dehors

Les chiens, dauphins et tous corps plus considérables

Qu'Amphitrite bruyante y nourrit innombrables ;

Nul marin ne prétend avoir pu fuir par là

Et guider son vaisseau sans dommage, Scylla

Par chaque tête enlève une proie assurée,

Un homme du navire à la proue azurée ;

Et tu pourras, Ulysse, apercevoir après

L'autre rocher plus bas, l'un de l'autre étant près,

Et tu l'atteindrais même en lançant une flèche ;

Là, sous un grand figuier à feuille verte et fraîche,

Charybde auguste engouffre et lance tour à tour,

Trois fois par jour, l'eau noire en grand fracas autour ;

Lorsqu'elle l'engloutit, évite cette roche

Dont ne te sauverait Neptune, vite approche

Du rocher de Scylla, longe en passant ces flots,

Mieux vaut regretter six que tous tes matelots. »

 

    Elle dit ; je m'empresse à mon tour de reprendre :

 

    « Eh bien, déesse, allons, veuille vraiment m'apprendre

Par quels moyens je peux éviter tout d'abord

La funeste Charybde et repousser du bord

Scylla qui sur les miens, pour les ravir, va fondre ? »


    Circé sainte à ces mots s'empresse de répondre :


    « Malheureux, tes soucis encore en ce moment

Sont les travaux guerriers, les fatigues ; comment !

Contre les immortels eux-mêmes tu ne cèdes !

Scylla ne peut mourir, contre elle tu n'as d'aides,

Elle est un affreux monstre invincible et cruel ;

Fuir loin d'elle est le mieux ; si t'armant en duel,

Tu tardes près du roc, pour toi je le redoute,

Elle élancée encor t'enlèvera sans doute

Autant d'hommes qu'elle a de têtes ; fuis de là,

Appelle Crataïs la mère de Scylla

Fléau d'hommes ; sa mère arrêtant sa furie,

Tu pourras aborder à l'île Thrinacrie

Où paissent les brebis et les bœufs du Soleil,

Sept troupeaux de ces bœufs, avec nombre pareil

De superbes brebis, animaux qui demeurent

Cinquante dans chacun et qui jamais ne meurent,

Et dont jamais n'a lieu la reproduction ;

Déesses qu'engendra Soleil Hypérion,

De Néréa divine, en ont soin deux bergères,

Lampélie et sa sœur Phaétuse, légères

Nymphes aux beaux cheveux ; leur mère illustre eut soin

D'aller les mettre au monde en un endroit très-loin,

Dans l'île Thrinacrie où sous leurs soins fidèles

Le père a ses brebis et ses génisses belles.

Si tout à ton retour, sans nuire aux animaux,

Tu pars, vous pourriez bien, même en souffrant des maux,

Regagner Ithaque, oui, mais je dois te prédire,

Si tu leur nuis, ta perte et celle du navire

Et de tes compagnons ; si tu peux te sauver,

Tard, misérablement tu pourras arriver,

Mais tous les tiens perdus et sans qu'un seul survive. »

 

   Elle dit, et l'Aurore au trône d'or arrive.

Et l'auguste déesse à travers l'île part ;

Moi je vais au vaisseau, j'ordonne le départ,

Je dis de démarrer; en file sur les planches,

Tous frappent d'avirons la mer aux ondes blanches ;

Et la belle Circé nous envoie un bon vent

En poupe du navire où, compagnon fervent,

Il gonfle la voilure, et notre vaisseau flotte,

Les agrès bien placés, nous assis, le pilote

Et le vent dirigeant ; navré, je dis aux miens :

 

   « Amis, il ne faut pas que les mots que je tiens

De l'auguste Circé, déesse sainte entre autres,

Soient connus seulement d'un ou de deux des nôtres,

Je parle, et pour mourir en ne l'ignorant pas,

Ou pouvoir échapper la Parque et le trépas :

Donc, éviter la voix des divines Sirènes

Et la prairie en fleurs des plages riveraines,

Est son premier conseil ; seul j'entendrai leur chant,

Enlacez-moi de nœuds solides m'attachant

Tout droit au pied du mât, et qu'on ne me délie,

Si même je commande et si je vous supplie,

Vous-mêmes attachez-moi de tous vos efforts,

Garrottez-moi de nœuds plus nombreux et plus forts. »

 

   Leur ayant bien dit tout, le beau navire arrive

Vers les Sirènes dont il aborde la rive

Poussé par un bon vent, puis calme plat a lieu,

Tous vents cessent leur souffle endormi par un dieu ;

Debout on cargue, on raine et l'onde en devient blanche ;

D'une boule de cire avec l'airain je tranche

Des morceaux que mes mains chauffent par pression

A l'éclat du Soleil dieu fils d'Hypérion ;

Aux oreilles de tous les miens j'étends la cire ;

Ils m'attachent les mains et pieds sur le navire,

Puis frappent les blancs flots, assis aux avirons ;

A distance où la voix s'étend, aux environs

Le vaisseau vogue, est vu soudain par les Sirènes

Qui commencent les chants doux de leurs voix sereines :

 

   « Illustre Ulysse, honneur des Grecs, aborde ici,

Arrête ton vaisseau pour nous entendre aussi ;

Nul ne quitte ces lieux, quand son navire y touche,

Sans entendre les chants si doux de notre bouche ;

Chacun s'en va charmé, sachant bien plus et mieux ;

Nous savons tous les maux qu'ont eus par sort des dieux

Les Grecs et les Troyens dans Troie au vaste espace,

Et tout ce qui sur terre au sein fécond se passe. »

 

   Ces mots sont d'une voix aux accents si touchants

Qu'en mon cœur je désire en écouter les chants;

A tous mes compagnons j'ordonne qu'on me lâche,

Des sourcils j'en fais signe, et les miens sans relâche,

Inclinés en avant, rament avec effort ;

Périmède, Euryloque, en les serrant plus fort,

M'attachent de liens qui plus nombreux m'étreignent ;

Puis quand la voix, les chants des Sirènes qu'ils craignent,

Ne sont plus entendus, nous arrivés plus loin,

Mes compagnons ôtant la cire dont j'eus soin

De boucher leur oreille, ils trouvent inutile

Et m'ôtent mon lien puis nous quittons cette île ;

Je vois une fumée ainsi que de grands flots,

J'entends un grand fracas ; des mains des matelots

Tous saisis de frayeur tombent soudain les rames

Résonnant dans le cours, et là nous demeurâmes ,

Leurs mains ne pressant plus sur les longs avirons ;

A travers le vaisseau je cours aux environs,

En termes de douceur j'encourage mes hommes :


    « 0 mes amis, en rien encore nous ne sommes

Inexpérimentés dans de pareils malheurs,

Et nous n'avons ici de plus fortes douleurs

Que lorsque le Cyclope avec sa force affreuse

Nous retint enfermés dans sa caverne creuse ;

Ainsi nous avons fui ces dangers précédents

Grâces à ma valeur, à mes conseils prudents ;

Je crois que vous aurez souvenir de ces drames.

Obéissez-moi tous et frappez de vos rames

Les grands brisants des mers, tous sur vos bancs rangés ;

Que Jupiter nous mette à l'abri des dangers !

Pilote, souviens-toi de ce que je vais dire :

Le gouvernail en main, dirige le navire

En l'éloignant du flot, de la brume, et ton œil

Cherchant la roche, crains de ne pas voir l'écueil

Où le vaisseau lancé causera notre perte. »

 

    Je dis, suis obéi ; je ne leur parle certe

De Scylla, mal fatal, tous blottis de stupeur,

Du travail de la rame eussent fui pris de peur ;

J'oublie un triste avis de Circé, de ne prendre

Aucune arme, et je vais sur le tillac me rendre

A la proue où vêtu d'une armure de prix,

Je tiens là deux longs traits qu'entre mes mains j'ai pris,

Et j'attends que Scylla paraisse dans sa roche,

Pour le malheur des miens je ne puis la voir proche,

Je cherche en tout roc sombre, en fatigue mes yeux.

Nous passons le détroit, tous en pleurs ; dans ces lieux,

D'une part, est Scylla, de l'autre est installée

La divine Charybde engouffrant l'eau salée

De terrible façon : Lorsqu'elle vomissait,

Comme un chaudron au feu son gouffre mugissait

Tout convulsé, l'écume alors jusqu'à leur cime

Tombait sur les deux rocs ; quand l'onde dans l'abîme

S'engouffrait, tout le gouffre en convulsifs remous,

Le roc résonnait fort et la terre en dessous

Semblait un sable bleu ; saisis d'effroi livide,

Nous redoutons la mort, regardons vers Charybde....

Scylla prend six des miens sur mon navire, ceux

Les plus forts, les meilleurs, et moi les yeux vers eux,

Je vois en l'air les mains et pieds d'eux six qui crient,

Une suprême fois me nomment et me prient.

 

   Lorsqu'un pêcheur venu sur un roc avancé

Jette des aliments comme un piège lancé

Pour les petits poissons, et qu'en la mer il plonge

Une corne de bœuf des champs, puis qu'il allonge

Sa ligne immense, il met palpitant hors des flots

Le poisson qu'il a pris ; ainsi mes matelots

Enlevés vers les rocs palpitent dans sa hutte ;

Elle au seuil les dévore, en leur affreuse lutte

Tous criant, et vers moi tous étendant leurs mains...

Certes en parcourant la mer aux grands chemins,

Ce mal de tous mes maux fut le plus pitoyable !

Ces rochers de Scylla, de Charybde effroyable

Enfin loin, nous venons à cette île du dieu,

A cette île où paissaient en un superbe lieu

Les troupeaux du Soleil Hypérion, les races

De ses bœufs à front large et de ses brebis grasses ;

J'étais encore à bord quand j'entendis meugler

Des génisses en parc et des brebis bêler ;

Et de Tirésias thébain aveugle augure

Et de Circé d'Éa soudain je me figure

Les avis répétés d'éviter bien ces lieux,

Cette île du Soleil qui rend l'homme joyeux ;

Navré, je dis aux miens à quoi je les engage :

 

    « Amis, bien que souffrants, écoutez mon langage :

Tirésias, Circé, m'ont donné ces avis :

Fuir l'île du Soleil qui rend les gens ravis ;

Pour nous un grand malheur est sur ce sol hostile,

Ont-ils dit, naviguez au delà de cette île.»

 

    Je dis, leur cœur se brise ; Euryloque reprend :

 

    « Ton extrême rigueur à notre égard te rend,

Ulysse, trop cruel, tes membres sans faiblesses

Sont-ils de fer en toi qui jamais ne nous laisses,

Nous las et sans sommeil, pouvoir porter nos pas

Sur la terre fertile, y faire un bon repas ;

Veux-tu nous faire errer loin de l'île dans l'ombre

De la rapide nuit et sur une mer sombre ?

La nuit souffle un vent fort, vrai fléau des vaisseaux,

Où fuir l'affreuse perte alors que sur les eaux

Fond Notus ou Zéphyr dont les fureurs extrêmes

Perdent tant de vaisseaux malgré les dieux suprêmes.

Soumis à la nuit noire, apprêtons le festin

Près du vaisseau rapide, et nous, dès le matin

Embarqués, lançons-nous sur cette mer immense. »

 

    Il dit, est approuvé par tous, et je commence

A comprendre qu'un dieu nous médite des maux,

Et là je lui réponds en ces rapides mots :

 

    « Euryloque, vous tous contre moi seul en face,

Vous me contraignez fort, mais qu'ici chacun fasse

Un grand serment que nous, rencontrant des troupeaux,

Des génisses, brebis, n'irons mal à propos,

Follement immoler ni brebis ni génisse ;

Mais que paisible là chacun se réunisse,

Mange les aliments que nous donna Circé. »

 

    Je dis, tous jurent bien, leur serment prononcé,

Notre prompt vaisseau mis au fond de creuses rades

Près d'eaux douces, du bord sortent mes camarades

Avec soin préparant le souper. Lorsqu'enfin

Ils eurent apaisé tous leur soif et leur faim,

S'en étant souvenus ils versèrent des larmes

Sur le triste trépas de leurs chers frères d'armes

Dévorés par Scylla, pris sur le vaisseau creux ;

Le doux sommeil les prit pleurant, encore entre eux.

Mais les astres passés, la nuit au tiers venue,

Tout à coup Jupiter, l'assembleur de la nue,

Soulève une tempête et partout terre et mers

Sous un nuage noir, la nuit tombe des airs.

 

    La fille du Matin, l'Aurore aux doigts de rose

Paraît, et nous mouillons le vaisseau qu'on dispose

Dans une large grotte où des Nymphes ont mis

Leurs sièges et leurs bals ; je dis à mes amis :

 

    « Des vivres, des boissons nous restent pour la bouche

Sur le vaisseau, que nul aux génisses ne touche,

De peur que des malheurs pour les noires n'aient ieu

Ces génisses, brebis sont au terrible dieu

Le Soleil qui voit tout, entend tout où nous sommes. »

 

    Je dis ; j'ai convaincu les grands cœurs de mes hommes ;

Pendant un mois entier Notus souffla vers nous,

Nul autre vent ne vint, seuls exceptés de tous

L'Eurus et le Notus qui tous deux persistèrent ;

Tant qu'à mes compagnons vin rouge et pain restèrent,

Us cherchaient à manger, jusque-là retenus,

Des génisses du dieu tous s'étaient abstenus ;

Mais les provisions qu'ils avaient déposées

En dehors du vaisseau, tout à fait épuisées,

Mes compagnons alors erraient dans les moissons

Par besoin poursuivaient les oiseaux, les poissons,

Ce que l'hameçon courbe en leur main chère amène,

Leur estomac souffrant la faim ; je me promène

Et m'éloigne dans l'île, y vais prier les dieux

D'indiquer mon chemin pour rentrer, puis en lieux

Bien abrités du vent, là seul, mes mains lavées,

J'implore tous les dieux aux voûtes élevées,

Et sur mes yeux ceux-ci versent un doux sommeil ;

Euryloque ouvre aux miens un funeste conseil :

 

   «0 mes chers compagnons, dans les maux où nous sommes,

Écoutez mon avis : Aux misérables hommes

Certes sont odieux tous les genres de mort,

Mais succomber de faim est le plus affreux sort...

Eh bien, ici chassons les meilleures génisses

D'Hypérion Soleil, faisons-en sacrifices

Aux dieux des vastes cieux, et dès notre retour

Sur le cher sol d'Ithaque, un beau temple, à son tour,

Fait par nous au Soleil, qu'il ait maintes offrandes,

Si lui, pour ses troupeaux pris de fureurs très-grandes,

Veut perdre le navire, avec les autres dieux ;

La bouche ouverte aux flots, mourir d'un coup, vaut mieux

Qu'une consomption dans une île sauvage. »

 

    Il dit ; chacun l'approuve et court sur le rivage

Chasser les plus beaux bœufs du Soleil qui paissaient

Et près du beau navire en ce moment passaient ;

On offre aux dieux les vœux, les bœufs cernés, on cueille

Sa chevelure au haut d'un chêne à tendre feuille,

Car l'orge blanche manque à bord ; les vœux finis,

On égorge, on dépouille, aux membres bien garnis

De graisse en double couche, une chair crue est mise  

Pour les libations c'est de l'eau qu'ils ont prise

Puisqu'ils n'ont pas de vin ; les entrailles au feu,

Les membres cuits, on goûte aux entrailles ; le peu

Des chairs restant encore est coupé, mis en broche ;

Le doux sommeil me quitte et je pars, quand j'approche

De la mer, du vaisseau qui se trouvait au bord,

Un doux fumet de graisse autour de moi d'abord

S'épand, et gémissant, aux immortels je crie :

 

    « Grand Jupiter, vous tous dieux heureux que je prie,

C'est pour un bien grand mal que d'un cruel sommeil

Vous m'avez endormi, pour qu'un crime pareil

Fût ourdi par les miens demeurés sur la rive. »

 

    Lampétie au long voile en messagère arrive,

Instruit Hypérion Soleil de cette mort

Des troupeaux qu'ont tués les miens ; courroucé fort,

Implorant tous les dieux, Soleil ainsi s'exprime :

 

    « Jupiter, immortels, tous punissez le crime

Des compagnons du fils de Laërte, Ulysse, eux

Pris d'extrême fureur m'ont immolé mes bœufs,

Ma joie, au moment où j'allais aux cieux pleins d'astres,

Puis des cieux vers la terre ; ah ! si pour ces désastres

Je n'ai les justes prix des génisses, dès lors

Je descends chez Pluton pour briller chez les morts ! »

 

    Jupiter roi des cieux par ces mots le fait taire :

 

    « Soleil, brille toujours aux cieux et sur la terre ;

Au milieu des flots noirs je vais en le broyant

Frapper leur prompt vaisseau de mon foudre brillant. »

 

    Par Mercure le sut Calypso, moi par elle.

Je descends vers la mer au vaisseau, je querelle

Tous les miens que j'aborde, et sans remède aux maux,

Les génisses déjà cadavres d'animaux,

Des prodiges divins ayant lieu quand j'approche :

Toutes les peaux rampaient et la chair à la broche

Mugissait, crue ou cuite, et comme un meuglement

Se produisait... Six jours tous les miens constamment

Des troupeaux du Soleil festinèrent de même ;

Mais le fils de Saturne ayant fait le septième,

Le vent calmé, nous tous embarqués, nous lançons

Le navire aux grands flots, mât dressé, nous hissons

La blanche voile en l'air, et l'île enfin quittée,

Sans terre autre, on voit seuls cieux et mer agitée ;

Par un sombre nuage au-dessus du vaisseau 

Jupiter obscurcit la mer, l'esquif sur l'eau

Ne court longtemps, Zéphyr de sa bruyante brise

Déchaîne un ouragan dont la tempête brise

Les deux câbles du mât tombant derrière nous,

Les agrès dans la cale aussi s'affaissent tous,

En même temps le mât du vaisseau qui ballotte

A fracassé d'un coup le crâne du pilote,

Dans la poupe lui broie à la fois tous les os ;

Du pont, tel qu'un plongeur, il s'abat dans les eaux ;

Son noble souffle part et Jupiter foudroie,

En tonnant, le vaisseau qui tout entier tournoie

Plein de soufre, emporté par la foudre, et du bord

Tombés, mes compagnons étaient portés d'abord

Par les flots et pareils aux corneilles sur l'onde

Autour du vaisseau noir ; et par un dieu, mon monde

Est privé du retour, et moi sur le tillac

Je cours, quand l'ouragan brise dans un ressac

Tous les flancs de la quille, et par l'onde elle est prise

Sans agrès, et le flot jusqu'à la quille brise

Le mât et sa courroie en cuir dont j'attachai

Ensemble quille et mât ; sur eux je me couchai

Emporté par le vent soufflant à tout confondre ;

L'ouragan du Zéphyr cesse, et Notus vient fondre

Pour mon mal, me poussant vers Charybde, à côté,

Toute la nuit moi-même étant là ballotté ;

Mais au soleil levant, j'arrive au roc terrible,

Au rocher de Scylla, puis à Charybde horrible

Engouffrant l'eau salée ; en l'air dressé je pris

Un haut figuier où tel qu'une chauve-souris,

M'attachant, sans monter, mes pieds sans appuis fermes,

Les racines, rameaux mis trop loin, là, sans termes,

Je me soutins jusqu'à ce qu'elle derechef

Fît refluer la quille et le mât de la nef ;

Ils vinrent à mes vœux, tard, comme de son siège,

Pour son dîner, se lève un juge aussi qu'assiége

La foule des plaideurs ; donc soudain j'aperçus

Ces poutres hors Charybde, et pour aller dessus,

J'y jetai pieds et mains ; près des longues poutrelles

Je retentis, ramai des mains, assis sur elles.

Jupiter ne permit que m'aperçut Scylla

Pour mon trépas affreux ; je fus porté de là

Neuf jours ; les dieux m'ont fait venir, la nuit dixième,

Vers l'île Ogygie où reste Calypso même,

La terrible déesse aux superbes cheveux,

M'accueillant, me soignant ; pourquoi, comme tu veux,

Te redire ces faits dont je t'ai rendu compte

Devant ta noble épouse hier ? Que je raconte

De nouveau des faits dits déjà soigneusement,

Aussi pour moi serait un odieux tourment. »