ASSEMBLÉE DES
ITHACIENS. DÉPART DE TÉLÉMAQUE.
La matinale Aurore aux doigts de rose brille,
Et le cher fils
d'Ulysse à bas du lit s'habille :
Glaive aigu sur
l'épaule, il chausse son pied fort
D'une belle sandale,
et de sa chambre il sort
Tel qu'un dieu,
donne l'ordre aux hérauts à voix claire
De rassembler les
Grecs en Conseil populaire ;
Convoqués, tous vont
vite, et Télémaque prend
Une lance à la main
puis au Conseil se rend,
Non seul, ses chiens
légers s'élancent sur sa trace ;
Minerve sur lui
verse une divine grâce ;
Tous l'admirant, il
vient au siège paternel
Que cèdent les
vieillards ; héros d'âge éternel,
Sage, Egyptius parle
: Antiphus intrépide,
Son cher fils qui
d'Ulysse en sa flotte rapide
Vers Troie aux beaux
coursiers avait suivi les pas,
Le Cyclope cruel,
pour son dernier repas,
L'immola dans son
antre ; il lui restait, en somme.
Trois fils : aux
prétendants l'un se mêle, Eurynome,
Et deux vaquent
toujours aux travaux du vieillard
Qui gémit néanmoins,
l'âme en un noir brouillard,
Il n'oublie Antiphus
et haranguant il pleure :
« Ithaciens, je
parle, écoutez : depuis l'heure
Qu'Ulysse
s'embarqua, pas un Conseil n'eut lieu,
Qui, jeune ou vieux,
nous fait réunir en ce lieu ?
Quel en est son
besoin, a-t-il quelque nouvelle
Du retour de
l'armée, un fait qu'il nous révèle,
Quelque projet utile
au peuple ? Avec cet air
Honnête et bon,
qu'il ait l'appui de Jupiter. »
Il dit ; le fils d'Ulysse, heureux à ce présage,
Se lève pour parler
au centre, un héraut sage,
Pisénor, lui remet
le sceptre en cet endroit ;
Lui s'adresse
d'abord au vieillard et dit, droit :
«Vieillard, n'est pas loin l'homme appelant l'assemblée,
C'est moi-même dont
l'âme est surtout, accablée,
Moi qui n'ai pas
appris de nouvelle au sujet
Du retour de l'armée
et qui n'ai nul projet
Qui concerne le
peuple ou qui se puisse faire ;
Je ne vous parle ici
que de ma propre affaire,
Du double mal tombé
sur ma maison et moi :
D'un côté j'ai perdu
mon vaillant père, roi
Qui jadis parmi vous
régna comme un doux père ;
Maintenant un
malheur même plus grand s'opère,
Et toute ma maison,
mon bien sera perdu :
Malgré sa volonté,
sur ma mère ont fondu
Des prétendants
chers fils d'hommes qu'ici l'on aime ;
Ils craignent
d'aller voir Icarius lui-même,
Son père qui dotant
sa fille, ici viendrait
La donner à son
choix à qui lui conviendrait ;
Et tous chez nous
toujours et sans cesse festinent,
Tuant gras bœufs,
chevreaux, brebis qu'ils se destinent,
Et buvant le vin
noir, consumant sans raison ;
Un homme tel
qu'Ulysse était dans sa maison
N'est là pour la
sauver, nous sommes incapables,
Nous resterons sans
force et lâchement coupables ;
Que si je le
pouvais, certes j'agirais bien ;
D'affreux méfaits
ont lieu, dans l'opprobre mon bien
Périt!...
Indignez-vous, rougissez tous, vous autres,
Devant les peuples
qui sont les voisins des nôtres,
Redoutez le courroux
des dieux pour des faits tels !
Au nom de Jupiter le
roi des immortels,
De Thémis qui
rassemble et dissipe les hommes,
Amis, abstenez-vous,
et vous tous où nous sommes
Laissez-moi seul, en
proie au deuil le plus affreux,
A moins qu'aussi mon
père, Ulysse valeureux,
Par haine aux
brillants Grecs n'ait causé quelque peine,
Vous, faites-moi du
mal, punissez-moi par haine,
Poussez tous ! Me
vaut mieux que vous tous saccagiez
Mes biens, mes
revenus, si vous tous les mangiez,
Peut-être
pourrions-nous en retour les reprendre,
Réclamer par la
ville et nous les faire rendre
Dans mon cœur vous
jetez de cruelles douleurs ! »
Il dit, lance son sceptre avec furie, en pleurs ;
Tout le peuple a
pitié, tous gardent le silence,
Nul n'ose lui
répondre un mot de violence,
Et seul Antinoüs
ainsi lui répondit :
«
Télémaque hautain, cœur sans frein, qu'as-tu dit ?
Flétrir les
prétendants, nous mettre en cause ! accuse
Ta chère mère
instruite excellemment en ruse ;
Depuis trois ans
déjà, bientôt quatre, en effet,
Elle abuse le cœur
des Grecs et tous les fait
Espérer par
promesse, à chacun d'eux envoie
Porter quelque
message et trouve une autre voie,
Une autre ruse ; un
jour chez elle établissant
Sa grande et fine
toile, elle dit, la tissant :
«
Mes jeunes prétendants, puisque le noble Ulysse
N'est plus, attendez
donc, laissez que j'accomplisse
Ma toile avant
l'hymen, que mes fils ne soient pas
Rendus vains pour
Laërte, afin qu'à son trépas,
Le fatal sort
faisant que ce héros s'étende,
Il ne soit sans
linceul, lui riche, et qu'on n'entende
Quelque Grecque du
peuple en courroux contre moi. »
Ta mère dit ces mots auxquels ajouta foi
Notre généreux cœur,
puis le jour dès lors elle
Tissait sa grande
toile, et la nuit avec zèle,
S'approchant des
flambeaux, elle la défaisait ;
Cachée ainsi trois
ans, de sa ruse elle usait,
Persuadant les
Grecs, loin d'eux s'étant tenue ;
La quatrième année,
enfin l'heure venue,
Une des femmes qui
l'approchaient, put la voir,
Reconnut cette ruse
et nous la fit savoir ;
Elle acheva par
force ; au nom de tous j'annonce
Qu'ainsi les
prétendants te feront leur réponse :
Renvoie enfin ta
mère et dis-lui d'épouser
Qui son père à son
choix voudra lui proposer ;
Mais si ta mère
ainsi bien longtemps encore use,
Pour chagriner les
Grecs, de ce savoir de ruse
Que lui donne
Minerve en œuvres, en talents
Tels que, dit-on,
jamais n'en eurent d'excellents
Ni Grecque aux beaux
cheveux, ni Tyro, ni Mycène
A la belle couronne,
et non plus même Alcmène,
Autant que Pénélope
en invente si bien,
Mais non en but
honnête, ils mangeront ton bien,
Ton vivre, oui, tant
qu'ainsi les dieux mettront en elle
Ces dispositions
pour sa gloire éternelle,
Mais pour ton grand
regret que tes biens les meilleurs
Soient perdus; nous
n'irons à nos travaux ailleurs,
Qu'elle ne se marie
au Grec qu'elle veut prendre. »
Le sage Télémaque aussitôt de reprendre :
«Antinoüs, je n'ai le droit de renvoyer
Celle qui m'enfanta,
me nourrit au foyer ;
Ou mon père au loin
vit ou n'est plus, si j'insiste
A renvoyer ma mère,
il me serait bien triste
De payer forte somme
à son père ayant lieu
De me causer des
maux qu'aggraverait un dieu ;
Que j'ose l'expulser
des palais où nous sommes,
Ma mère invoquera
les Erinnys, les hommes
Tous indignés,
jamais je ne dirai ces mots ;
Si votre cœur a
honte et pudeur de tels maux,
Partez, allez
ailleurs, mangez vos biens, les vôtres
Tous tour à tour ;
mais si vous préférez, vous autres,
Là perdre impunément
les biens d'un seul, pillez,
J'invoquerai les
dieux contre vous, gaspillez ;
Si Jupiter punit de
tels faits, votre engeance
Dans Ithaque bientôt
périra sans vengeance ! »
Il dit, et Jupiter lance du haut d'un mont
Deux aigles qui tous
deux à tire-d'aile vont
Sous le souffle du
vent, et prenant leur volée,
Pénètrent au milieu
de la grande assemblée,
Fréquemment battent
l'aile et tournoyant en l'air,
Inspectent chaque
tête, eux-mêmes ayant l'air
De présager la mort,
puis chacun d'eux s'attaque,
Se griffe joue et
col, s'envolant dans Ithaque,
A droite du palais
de chaque prétendant,
Tous surpris de les
voir et là se demandant,
Agitant dans leur
cœur quel était ce présage ;
Héros fils de
Mastor, Halithersès, vieux sage
Passant ceux de son
temps en augures de maux,
Par bienveillance
alors les harangue en ces mots :
«
Ithaciens, sachez mon avis que j'expose
Surtout aux
prétendants contre qui je suppose
S'ourdit un grand
désastre : Ulysse ne doit pas
Loin de tous ses
amis porter longtemps ses pas ;
Peut-être déjà près,
aux prétendants entre autres
Préparant meurtre et
mort d'un grand nombre des nôtres
Il causera la perte
en faisant son retour
Dans notre haute
Ithaque ; eh bien, à notre tour,
Cessons le mal
avant, que chacun se concerte,
Que tous cessent
aussi d'eux-mêmes pour qui certe
Cela vaut beaucoup
mieux, car sans être devin
Inexpérimenté
prophétisant en vain,
J'affirme que les
faits pour lui s'exécutèrent
Tels que je les
prédis lorsque les Grecs montèrent
Vers la cité de
Troie et que partit entre eux
L'habile et sage
Ulysse ; après des maux nombreux,
Ses compagnons
perdus, disais-je à cette époque,
Ulysse, avant vingt
ans, devra, sans équivoque,
Même à l'insu de
tous, être rentré chez lui,
Et ma prédiction
s'accomplit aujourd'hui. »
Ainsi répond le fils de Polybe Eurymaque :
«
Vieillard, à tes enfants prédis pour Télémaque,
Ils s'en trouveront
bien, mais moi je prédis mieux :
Aux rayons du soleil
voltigent dans les cieux
Un grand nombre
d'oiseaux, mais non tous de présage ;
Que n'es-tu, comme
Ulysse, au loin mort, ton usage
De prédire eût été
moins digne d'un présent
Offert pour ta
maison, et toi-même à présent
N'exciterais ainsi
Télémaque en colère ;
Mais je dis, ce
sera, que si pour un salaire,
Toi savant, par
discours propageant son erreur,
D'un plus jeune que
toi tu causes la fureur,
Pour lui-même
d'abord ce sera plus funeste,
Il n'en obtiendra
rien, nous t'imposant, du reste,
Un tourment pour ton
cœur, châtiment sans pareil ;
Moi-même à Télémaque
ici j'offre un conseil :
A sa mère ordonner
qu'elle aille chez son père
Qui lui préparera la
dot d'hymen prospère
Due à sa chère
fille, autrement je crois bien
Qu'avant cela les
Grecs ne cesseront en rien
Leur poursuite
importune et sans craindre personne,
Ni ce beau Télémaque
au langage qui sonne,
Ni ton présage vain,
vieillard, à notre endroit,
Toi plus encore en
haine, et nous devant, sans droit,
Manger toujours ses
biens de façon déplorable,
Et tant que celle-ci
trouvera préférable,
Pour épouser un
Grec, de différer toujours,
Et nous, d'une autre
part, l'attendant tous les jours,
Luttant pour
triompher, sans en rechercher d'autres,
Comme en
épouseraient volontiers tous les nôtres. »
Le prudent Télémaque alors répond ceci :
«
Eurymaque, et vous tous fiers prétendants ici,
Je ne vous prierai
plus, je me tais sur ces choses
Dont les dieux et
les Grecs connaissent tous les causes ;
Qu'on me donne un
vaisseau, vingt compagnons, j'irai
A Pylos sablonneuse,
à Sparte, où j'apprendrai
Si mon père revient
après sa longue absence ;
Si j'apprends d'un
mortel ou si j'ai connaissance
D'un bruit de
Jupiter, dont l'homme a plus de fruit,
Que mon père est
vivant, même un an; à ce bruit,
A regret
j'attendrai; mais si je dois apprendre
Que mon père n'est
plus, m'empressant de me rendre
Au cher sol,
élevant, comme il sied, son tombeau,
Je ferai célébrer un
service très-beau,
Puis l'hymen de ma
mère et bien qu'elle l'évite. »
Il a dit et s'assied ; Mentor est levé vite ;
En parlant en
vaisseau le noble Ulysse avait,
Confié tout son bien
au vieillard qui devait,
L'aimant, être obéi
pour maintenir tout stable ;
Mentor tient un
langage et doux et respectable :
«
Ithaciens, je parle, écoutez-moi bien tous :
Que ne soit plus de
roi juste, bon, clément, doux,
Qu'un roi soit
toujours dur, instruit à l'injustice,
Tant tous sont
oublieux de ce divin Ulysse
Qui comme un père
doux sur vous tous sut régner !
Je n'ai l'intention
en rien de m'indigner
Contre les
prétendants, gens fiers, coupables certe
De criminels
complots que leur esprit concerte ;
Ils exposent leur
tête en dévorant les biens
D'Ulysse qui ne
doit, dit-on, revoir les siens ;
J'en veux à vous
tous là, sans reproches, pas l'ombre,
Faits à ces
prétendants qui sont en petit nombre. »
Or le fils d'Evénor Léocrite reprit :
« 0 Mentor insolent, bien insensé d'esprit,
Quels discours
viens-tu donc ici nous faire entendre ?
Tu veux qu'on nous
réprime, eh bien, ose y prétendre ;
Même à de plus
nombreux combattre en un repas
N'est aisé ; si
lui-même ici portait ses pas,
L'Ithacien Ulysse
ourdissant une attaque
Des nobles
prétendants dans ses palais d'Ithaque,
Réunis en festin
dans ces mêmes palais,
Sa femme, désirant
son retour sans délais,
Assurément pour lui
n'en pourrait être heureuse,
Fût-il accompagné
d'une foule nombreuse,
Il aurait honteux
sort, tu parles de travers ;
Peuples,
dispersez-vous à vos travaux divers,
Halithersès, Mentor
hâteront, j'imagine,
Son voyage, eux amis
paternels d'origine ;
Mais lui, longtemps
en paix dans Ithaque apprendra
Des nouvelles devant
faire qu'il attendra. »
Il dit, rompt le Conseil, tous rentrent, se dispersent,
Chez Ulysse divin
les prétendants traversent ;
Télémaque à l'écart
vers la mer se rendit,
Et s'y baignant les
mains, pria Minerve et dit :
«
Dieu qui daignas hier dans nos palais te rendre,
Écoute-moi : Tu m'as
donné l'ordre de prendre
Un vaisseau sur la
mer à l'immense horizon,
Pour savoir quand
devra rentrer dans sa maison
Mon père absent
longtemps, mais les Grecs ici traînent
En longueur mes
projets que les prétendants gênent,
Plus que tous
orgueilleux et méchants à la fois. »
Il prie ; et de Mentor prenant l'air et la voix,
Minerve vers lui
vient et lui parle en ces termes :
«
Si ton cœur de ton père a les sentiments fermes,
Ne sois lâche,
imprudent; comme lui, d'autre part,
Agis et parle afin
que serve ton départ ;
Si Pénélope et lui
tous deux ne t'ont fait naître,
Ton plan est sans
espoir, car on peut reconnaître
Que peu de fils sont
tels que leur père, et d'ailleurs
La plupart valent
moins et bien peu sont meilleurs.
Mais puisqu'à
l'avenir tu seras prudent, brave,
Puisque l'esprit
d'Ulysse à la fois sage et grave,
Ne t'abandonne pas
toi-même tout à fait,
J'espère que ton
plan sera suivi d'effet.
Laisse là les
complots, la trame qu'ont ourdie
Ces fous de
prétendants qui vont à l'étourdie,
Sans justice et sans
voir leur sort d'un noir trépas,
Pour leur perte en
un jour, déjà suivant leurs pas.
Ton projet de
départ, longtemps ne le diffère ;
Moi ton paternel
hôte ici je vais te faire
Préparer un
vaisseau, te faisant remarquer
Que tel, je veux
moi-même avec toi m'embarquer.
Parmi les
prétendants rentre et ne t'en sépare,
Avec eux mêle-toi
dans le palais, prépare
Et vas arranger
tout, mettre tout sous tes mains ;
Prends des
provisions, la moelle des humains,
Que des farines
soient dans des outres nombreuses,
Et fais mettre du
vin dans des amphores creuses.
J'aurai des
compagnons de bonne volonté,
Bientôt pris dans le
peuple, et sont, en quantité,
Des vaisseaux vieux
et neufs dans Ithaque, cette île
M'en fournira le
choix qui sera plus utile ;
Qu'il soit vite
équipé, lancé sur les grands flots. »
Fille de Jupiter Minerve a dit ces mots ;
Télémaque se hâte,
aux mots de la déesse
Rentre aux palais,
chagrin d'y retrouver sans cesse
Les hautains
prétendants dépouillant tour à tour
Des chèvres, de gras
porcs qu'ils grillent dans la cour.
Allant vers
Télémaque, Antinoüs l'appelle,
Prend sa main, lui
sourit, par son nom l'interpelle :
«
Télémaque au cœur fier, n'ourdis plus en ton sein
De malveillants
propos ni nul mauvais dessein ;
Songe à boire, à
manger comme avant; les Grecs vite
Vont te préparer
tout, vaisseau, rameurs d'élite,
Pour aller
t'informer de ton père à Pylos. »
Le prudent Télémaque alors répond ces mots :
«
Antinoüs, il m'est cruel, insupportable
Qu'entre vous
arrogants je reste en paix à table.
N'est-ce assez que
déjà vous tondiez tout mon bien ?
Prétendants, je fus
jeune, et je n'ignore rien,
J'ai grandi, mon
cœur croît, et je comprends, du reste,
Les paroles
d'autrui; craignez un sort funeste,
Que je reste, ou que
j'aille à Pylos ; oui, j'irai,
Et ce n'est pas en
vain que je voyagerai,
Ainsi que je le dis,
j'obtiendrai mon passage
En navire étranger,
si pour mon propre usage
Ni vaisseau ni
rameurs ne se trouvent ici,
Et puisqu'il vous
paraît mieux qu'il en soit ainsi. »
Il a dit, et soudain ses deux mains se séparent
Des mains d'Antinoüs
; les prétendants préparent
Un festin au palais
en plaisantant entre eux,
En raillant et
lançant des quolibets nombreux ;
L'un de ces jeunes
fats en ces termes s'exprime :
«
Télémaque a juré notre mort par un crime ;
Que comme il le
désire ardemment, maintenant
De Pylos sablonneuse
il ne rentre amenant
Des alliés en force,
ou qu'il n'en prenne à Sparte,
Ou qu'au grand sol
d'Ephyre il n'aille et qu'il n'en parte
Apportant des
poisons qui détruisent le cœur,
Dans le fond d'un
cratère ayant une liqueur
Pour nous faire
périr nous tous tant que nous sommes. »
Un autre insolent dit entre ces jeunes hommes :
«Qui sait si s'embarquant il ne doit loin des siens,
Comme Ulysse, périr
errant, laissant ses biens
Accroissant notre
tâche à les mettre en partage,
Sa mère, avec
l'époux, en ayant l'héritage. »
Ils parlaient ; il descend aux grands appartements
Où son père avait
mis or, airain, vêtements,
Beaucoup d'huile à
parfums, des coffres, des futailles
De vieux vins doux à
boire et le long des murailles
En ordre, un pur
nectar là pour le jour heureux
Où rentrerait Ulysse
après des maux nombreux ;
La porte à double
clé bien fermée, une vieille,
Femme à l'esprit
prudent, jour et nuit sur tout veille,
Euryclée, enfant
d'Ops fils de Pisénor ; là,
L'appelant,
Télémaque en ces mots lui parla :
« Puise-moi du bon vin en amphores, nourrice,
Le meilleur après
ceux qu'au noble et pauvre Ulysse
Tu gardes, s'il
revient, fuit le sort et la mort ;
Remplis-en douze,
ajuste à chaque un bouchon fort ;
Prends des outres de
choix, et qu'avec soin tu lies
Ces outres contenant
vingt mesures remplies
De farine de blé ;
seule sache-le, toi ;
Tiens tout prêt, et
le soir, voyant qu'en haut, chez soi,
Ma mère ira dormir,
il faudra que je parte
Vers Pylos
sablonneuse et même jusqu'à Sparte,
Je veux de mon cher
père apprendre le retour. »
Et la chère nourrice Euryclée, à son tour,
Tout en gémissements
répond à l'instant même :
«
D'où te vient cette idée, explique, enfant que j'aime,
Par où tu te rendras
dans l'immense univers ?
L'illustre Ulysse
est mort chez des peuples divers,
Mort loin de sa
patrie, et les prétendants certe,
Si tu pars, par la
ruse ayant ourdi ta perte,
Partageront tes
biens ; veuille ici demeurer,
Et tranquille chez
toi, ne va donc pas errer,
Sur l'infertile mer
souffrir des maux sans termes. »
Le prudent Télémaque alors parle en ces termes :
«
Rassure-toi, nourrice, aussi bien ce dessein
Certes sans quelque
dieu n'a surgi dans mon sein ;
Mais d'onze à douze
jours, jure-le, je t'en prie,
Tu n'en diras un mot
à ma mère chérie,
A moins qu'elle ne
veuille absolument me voir,
Ou bien que mon
départ ne vienne à se savoir,
De crainte que
manière en répandant des larmes,
Ne nuise à sa
beauté, n'en altère les charmes. »
Il dit ; elle jura le grand serment divin ;
Puis vite elle
remplit des amphores de vin
Et versa la farine
en des outres bien faites.
Télémaque se mêle aux prétendants en fêtes,
En rentrant au
palais où Minerve aux bleus yeux
Conçoit une autre
idée : en ville, en tous les lieux,
Elle aborde chaque
homme, elle-même commande
De s'assembler le
soir au prompt vaisseau, demande
Au fils de Promus,
Noémon, de prêter
Un vaisseau qu'avec
zèle il promet d'apprêter.
Et le soleil se couche et toute rue est sombre,
Minerve tire en mer
le prompt vaisseau dans l'ombre,
Y met tous les agrès
des vaisseaux bien munis,
Puis mouille au bout
du port où se sont réunis
Les vaillants
compagnons pleins d'ardeur décidée.
Minerve aux yeux
d'azur conçoit une autre idée,
Marche vers le
palais du noble Ulysse, épand
Un doux sommeil sur
tous les buveurs, les trompant.
Fait tomber de leurs
mains leurs coupes, et tous courent
Dormir dans la cité,
très-peu de temps discourent,
Car bientôt le
sommeil sur leurs yeux descendit ;
Minerve aux yeux
d'azur à Télémaque dit,
(Hors du riche
palais elle l'appelle et semble
Mentor par son
accent et par tout son ensemble) :
«
Télémaque, déjà sont dans les environs
Tes compagnons
brillants auprès des avirons,
Allons vite vers eux
qui t'attendent, prends garde
Que ton départ ne
traîne et trop longtemps ne tarde. »
Pallas dit, part, il suit ; dès qu'ils sont arrivés,
Leurs amis chevelus
sont ensemble trouvés
Sur le bord de la
mer, tous auprès du navire
Où le fort Télémaque
aussitôt vient leur dire :
«
Mes amis, arrivez, emportons sans délais
Les vivres qui sont
tous amassés au palais,
A l'insu de ma mère
et des servantes autres
Qu'une seule qui
sait ce que j'ai dit aux nôtres. »
Il dit, part, tous suivant, portant tout à bord mis
Où le cher fils
d'Ulysse indique à ses amis.
Télémaque embarqué,
Minerve le précède,
Il s'assied vers la
proue auprès d'elle ; on procède
Au démarrage, et
tous vont aux bancs des rameurs,
Le zéphyr, très-bon
vent aux fougueuses rumeurs,
Par Minerve aux yeux
bleus est envoyé sur l'onde,
Et Télémaque alors
exhorte tout son monde,
Donne l'ordre
d'avoir la main sur les agrès ;
Tous, dociles à
l'ordre, au même instant sont prêts,
Et le mât de sapin
mis debout, ils le placent
A l'aide du cordage
et de suite l'enlacent
Dans le fond du
coursier, enfin ils ont tendu
La blanche voile
avec un lien bien tordu.
Le vent gonfle la
voile au centre, et le flot sombre
Retentit sur les
flancs du vaisseau qui dans l'ombre
Marche, court sur
les eaux et se dirige au but ;
Les agrès attachés
au vaisseau, pour qu'on bût
On couronna de vin
les cratères qui servent
Pour les libations
que chacun d'eux réservent
A tous les immortels
et surtout dans l'éther
A la fille aux yeux
bleus du puissant Jupiter ;
Pendant toute la
nuit et jusques à l'Aurore
Le rapide navire
ainsi fait route encore.