Chant V

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EXPLOITS   DE   DIOMÈDE.

 

Minerve inspire audace et force à Diomède

Fils de Tydée, afin qu'il s'illustre et possède

Chez tous les Argiens un renom excellent ;

Elle fait que sur lui brûle un feu scintillant

Qui de son bouclier, de son casque rayonne

Infatigable et tel que l'astre qui l'automne,

Lavé par l'Océan, le plus brille en tout lieu ;

Sur sa tête et son buste elle allume un tel feu,

Puis le pousse où la foule est plus considérable.

     Un prêtre de Vulcain, Darès, riche, honorable,

A Troie avait deux fils, experts guerriers tous deux,

Idéus et Phégée ; en char vont chacun d'eux

Contre lui qui de terre à pied contre eux s'élance ;

Dès qu'ils sont près, Phégée envoie au Grec sa lance,

Au-dessus du bras gauche elle va, n'atteint pas ;

Tout armé, Diomède accélérant ses pas

Lance un trait qui non vain l'abat de l'attelage,

La poitrine percée en plein, et sur la plage

Idéus fuit du char, n'osant marcher autour

De son frère immolé, car il n'eût à son tour

Pu fuir la noire Parque, et le couvrant d'une ombre

Vulcain le sauve afin qu'un désespoir trop sombre

N'afflige le vieillard ; le Grec prend les coursiers

Que vers la flotte il fait mener par ses guerriers.

     L'un des fils de Darès ainsi mort, l'autre en fuite,

Tous les nobles Troyens s'en émeuvent de suite ;

 Minerve dit à Mars qu'elle prend par la main :

     « Mars briseur de cités, fléau du genre humain,

Ne laisserons-nous pas Grecs et Troyens ensemble

Disputer le succès que comme bon lui semble

Jupiter veut offrir ? Nous deux retirons-nous,

Craignons que Jupiter n'entre encore en courroux. »

     Minerve à ces mots fait hors du combat se rendre

Le prompt Mars qu'elle assied aux gazons du Scamandre.

Or les Grecs repoussant les Troyens au combat,

Chaque chef tue un homme : Agamemnon abat

Le chef des Halizons, Odius qui s esquive,

L'arme entre en haut du dos et jusqu'au sein arrive ;

Son airain sonnant, tombe avec bruit Odius.

     Idoménée abat Phestus fils de Borus,

C'est un Méonien de Tarné, sol fertile,

Il le perce au bras droit par un long projectile ;

L'affreuse nuit le prend tombé de ses coursiers ;

Le roi met la dépouille aux mains des écuyers.

     Puis Scamandrius fils de Strophius succombe ;

Atteint par Ménélas d'un coup de lance il tombe ;

Bon chasseur que Diane instruisit autrefois

A frapper sur les monts tous les fauves des bois,

Diane aimant les traits ne peut rien qui le sauve,

Ni son art de darder au loin la bête fauve ;

Mais Ménélas vaillant l'abat, dès qu'il a fui,

D'un trait en haut du dos, l'airain sonnant sur lui.

     Puis Mérion tua Phéréclus dont le père,

Favori de Minerve, Harmonidès, opère

De belles œuvres d'art ; pour Pâris Phéréclus

Construisit ses vaisseaux, une source, au surplus,

De maux pour tous, pour lui, qui ne sut pas comprendre

Les oracles des dieux ; Mérion court le prendre,

Frappe à la fesse droite où l'arme entre en glissant

Sous l'os de la vessie ; à genoux, gémissant,

Phéréclus tombe et meurt. Mégès tua Pédée

Fils bâtard d'Anténor ; Théaao dans l'idée

De plaire à son époux, épouse au noble esprit,

Comme ses chers enfants avec soin le nourrit ;

Là, le fils de Phylée illustre par la lance

Le frappe à l'occiput ; l'airain aigu qu'il lance

Coupe la langue en bas à travers dents, le mort

A terre entre ses dents tient l'airain froid qu'il mord.

     Puis Eurypyle abat, le divin Hypsénore,

Pontife du Scamandre et que le peuple honore

Comme un dieu, né le fils du grand Dolopion ;

Le Grec court et l'atteint fuyant vers Ilion,

De son glaive à travers l'épaule abat sanglante

La main lourde, et la mort, la Parque violente

Le prend aux yeux. Donc tous dans ces combats affreux

Se fatiguaient ainsi, sans qu'on pût voir entre eux

Si parmi les guerriers des Grecs ou ceux de Troie

Se mêlait Diomède à sa fureur en proie ;

Comme s'élance un fleuve allant à plein courant,

La neige d'hiver fond, le grossit en torrent

Qui franchit tout à coup les digues dispersées ;

Ni d'autres en barrière à ses vagues pressées,

Ni les remparts des champs en végétation,

Ne forment un obstacle à son irruption

Lorsque de Jupiter l'immense pluie arrive

En s'appesantissant sur son cours qui dérive ;

Beaucoup de beaux travaux du jeune laboureur

Sont soudain abattus par les flots en fureur ;

De même les Troyens en phalanges épaisses

Par le fils de Tydée étaient taillés en pièces,

Et leurs rangs troublés tous, bien qu'ils fussent nombreux,

Ne pouvaient résister à son élan contre eux.

     Quand Pandarus le voit dans sa fureur confondre  

Les phalanges en face, à travers plaine fondre,

Il tend sur lui l'arc courbe, et son douloureux trait

Frappant l'épaule droite, aussitôt pénétrait

L'airain que le sang souille, et Pandarus se vante :

     « Bons écuyers troyens, volez sans épouvante,

Le plus vaillant des Grecs peu de temps survivra

Au coup de mon fort trait, si vraiment m'inspira

Le fils de Jupiter quand je vins de Lycie. »

     Le trait ne l'a dompté, vaine est sa prophétie ;

Devant coursiers et chars Diomède, au surplus,

Recule et là se tient disant à Sthénélus :

     « Cher Sthénélus, accours m'ôter la flèche amère ! »

Il dit, et Sthénélus de son char saute à terre,

Lui retire la flèche, en l'air le sang bondit

Par la tunique à maille, et Diomède dit :

     « Invincible Minerve, écoute, si comme aide

En guerre tu suivis Tydée et Diomède,

Encore aime-moi là : lui qui m'a prévenu

Me frappant, fais-le-moi tuer étant venu

Sous ma lance, à portée, orgueilleux osant dire

Que je ne verrai plus le brillant soleil luire. »

     Il prie ainsi ; Minerve entend ses vœux et rend

Ses mains et pieds plus forts, puis en ces mots reprend :

     « En toi je mets le cœur de ton père intrépide,

Du cavalier Tydée au bouclier rapide,

Sans peur marche aux Troyens, Diomède, et des yeux

Je t'ôte tout brouillard, distingue hommes et dieux ;

Si l'un de ceux-ci vient pour t'éprouver, n'accepte

D'affronter nul des dieux, toutefois j'en excepte

Elle seule Vénus fille de Jupiter,

Si dans la guerre elle est, blesse-la de ton fer. »

     Minerve ayant dit part, et le fils de Tydée

Vole en tête où déjà plein d'ardeur à l'idée

D'affronter les Troyens, il la sent triple alors.

Tel qu'un lion s'élance et franchit du dehors

Dans une bergerie où le pâtre aux champs compte

Ses laineuses brebis, il effleure et ne dompte

Le lion dont il fait s'accroître la fureur,

Dans l'étable il s'enfonce, et saisis de terreur,

Les troupeaux délaissés se pressent en désordre,

Le lion bondissant, avide de les mordre,

Court dans le vaste enclos ; tel Diomède fort

Se mêle aux rangs troyens dans son fougueux effort.

Là d'abord il immole Astynoüs, renverse,

Tue Hypéron pasteur de peuples, le traverse

D'un coup de lance à pointe en airain, la plongeant

En haut de la mamelle, et l'autre en lui longeant

L'épaule qu'il atteint d'un coup de son grand glaive

Tranchant la clavicule et qui divise, enlève

L'épaule séparée et du col et du dos.

     Les laissant, il attaque Abas, Polyidos,

Deux fils d'Eurydamas, vieillard qui fit connaître

Les songes qu'au départ des deux fils qu'il fit naître,

Il n'interpréta bien ; les immolant tous deux,

Diomède puissant dépouille chacun d'eux,

Puis assaille Xanthus, Thoon, fils d'un vieux père,

De Phénops qui s'usant de tristesse, n'espère

D'autres fils héritiers ; il les tue et ravit

Leur cher cœur, ne laissant au père (qui ne vit

Ses fils rentrer vivants), que les pleurs, le triste âge,

Et les collatéraux ont ses biens en partage.

     Puis Diodème immole Echemnon, Chromius,

Tous deux fils de Priam issu de Dardanus ;

Ils sont sur un seul char ; tel qu'un lion se rue

Dans un troupeau de bœufs où la bête accourue

Égorge une génisse, un bœuf paissant au bois,

Tel le fils de Tydée, abattant à la fois

Les deux frères du char, malgré leur résistance,

De terrible façon leur ravit l'existence,

Pille leurs armes, donne ordre que leurs coursiers

Soient conduits aux vaisseaux par ses propres guerriers.

      Or, Énée aperçoit les rangs qu'il extermine,

Par le fracas des traits, des combats, s'achemine,

Cherche, voit quelque part Pandarus tel qu'un dieu,

Grand fils de Lycaon, va lui dire en ce lieu :

     « Pandarus, où sont l'arc, les prompts traits et la gloire

Par qui nul de nous tous n'a l'orgueil de se croire,

Pas plus là qu'en Lycie, être au-dessus de toi ?

Allons, ta main levée à Jupiter dieu roi,

Lance un dard à ce Grec aux triomphes si graves,

Déliant les genoux de beaucoup de nos braves ;

Si contre les Troyens pour sacrifice ou vœu

S'irrite un dieu, terrible est le courroux d'un dieu. »

     Alors le brillant fils de Lycaon réplique :

     « Conseiller des Troyens à guerrière tunique,

Énée, à voir son char, son bouclier, et mieux,

Son casque à triple cône, à trous en guise d'yeux,

Je le croirais le fils du belliqueux Tydée,

Et je ne me fais pas clairement cette idée

Qu'il soit un dieu ; s'il est Diomède, il n'est point.

Sans l'aide d'un dieu même, en fureur à ce point ;

L'épaule en un nuage, un dieu qui suit sa trace,

A détourné mon trait, déjà dans sa cuirasse

Sur son épaule droite ayant plongé mon fer,

En prétendant l'avoir envoyé dans l'enfer ;

C'est un dieu courroucé, car je n'ai pu l'abattre ;

Que n'ai-je ici mon char, mes coursiers, pour combattre !

Aux palais de mon père étaient, à mon départ,

Onze beaux chars tout neufs, mis sous voiles à part,

Près des coursiers qui sont nourris, chacun par paire,

D'épeautre et d'orge blanche ; or Lycaon mon père

Me donnant maints conseils dans ses riches palais,

Me recommandait bien, lorsque je m'en allais

Venant ici, d'avoir le soin de m'y produire

Monté sur des coursiers et des chars pour conduire

Aux terribles combats les rangs troyens, avis

(De beaucoup les meilleurs) qu'alors je ne suivis ;

Je voulus ménager mes coursiers, dans la crainte

Que nos hommes restant dans une étroite enceinte,

Et qu'eux accoutumés aux aliments nombreux,

Je ne manquasse ici de fourrages pour eux ;

Les ayant donc laissés, je vins à pied à Troie,

Confiant dans mon arc, mais c'est pour que je voie

Rester sans résultats l'emploi que j'en ai fait,

Car déjà sur deux chefs j'ai tiré sans effet,

Sur les fils de Tydée et d'Atrée, et j'assure

Qu'un vrai sang sous mes traits jaillit de leur blessure,

Mais j'accrus leur ardeur ; par sort fatal je pris

Mon flexible arc au clou le jour où j'entrepris

De guider les Troyens vers Ilion aimable

Pour plaire à cet Hector divin, inestimable.

Si je rentre et revois de mes yeux mon toit haut,

Ma femme et mon pays, qu'un étranger bientôt

Là m'ait décapité si ma main ne mutile,

Ne jette au feu cet arc compagnon inutile ! »

     Chef des Troyens, Énée alors dit, le blâmant :

     « Ne parle ainsi, crois-moi, n'en doit être autrement

Tant qu'en char contre lui nous n'essayerons nos armes ;

Allons, monte mon char, afin que tu te charmes

De ces coursiers troyens pleins de rapidité,

Bons pour poursuivre en plaine ou fuir vers la cité,

S'il plaît à Jupiter que Diomède encore

Triomphe et de nouveau de gloire se décore ;

Prends le fouet et la rêne, en char je combattrai,

Ou reçois-le, du char moi je me chargerai. »

     Le brillant Pandarus s'empresse de reprendre :

     « Leur guide habituel, Énée, à toi de prendre

Les rênes des coursiers qui courront mieux plus tard

S'il faut fuir Diomède, ils iraient au hasard,

Affolés par la peur ils ne voudraient plus guère,

En regrettant ta voix, nous sortir de la guerre,

Et le fort Diomède, arrivant à pas sûrs,

Nous tuerait et prendrait nos coursiers aux pieds durs ;

Dirige donc ton char, de ma piquante lance

Moi je le recevrai, si sur nous il s'élance. »

     Il dit ; sur le beau char les deux ardents guerriers

Droit contre Diomède ont mis leurs prompts coursiers ;

Les voyant, Sthénélus à Diomède crie :

     « Je vois des hommes forts, pleins d'ardente furie

Pour te combattre toi qui plais bien à mon cœur,

Fils de Tydée, ils sont d'excessive vigueur,

L'un d'eux est Pandarus, archer à main savante

Et fils de Lycaon dont lui-même se vante,

Le second est Énée, orgueilleux d'être issu

Du très-illustre Anchise, et Vénus l'a conçu ;

Fuyons sur nos coursiers, dans ta fureur redoute

De perdre ton cher cœur aux premiers rangs sans doute. »

     Le puissant Diomède en courroux lui repart :

     « Ne me parle en peureux, ce ne sied de ta part ;

Fuir, trembler au combat n'est certe de ma race ;

Ma force est ferme encore et je ne m'embarrasse

De coursiers sans lesquels j'irai vers ces guerriers,

Minerve me défend de trembler ; leurs coursiers

N'iront loin, que m'échappe un seul, n'est guère à croire,

Mais toi souviens-t'en bien : si Pallas veut ma gloire,

Si je les tue, arrête ici ton char, étends

La rêne à l'avant-cercle, en hâte cours, n'attends,

Hors des rangs des Troyens mets les coursiers d'Énée,

Conduis-les dans nos rangs, c'est la race donnée

Pour Tros par Jupiter ainsi l'indemnisant.

De son fils Ganymède, en effet, ce présent,

Ces coursiers de beaucoup sont les meilleurs encore

Qui soient sous le soleil et la brillante aurore ;

Sans que Laomédon en ait pu rien savoir,

Anchise déroba, par larcin put avoir

De leur race en mettant sous ceux-ci des cavales

Dont il eut six produits de races sans rivales,

Il en nourrit bien quatre, Énée en ayant deux;

Pour nous quel grand honneur de nous emparer d'eux ! »

     Ils parlent ; eux sont près et Pandarus se vante :

     «Fils du noble Tydée au cœur sans épouvante,

Ne t'a dompté ma flèche, à ma lance à présent. »

Il dit, au bouclier plonge un long trait rasant

Le bord de la cuirasse, et fier, Pandarus crie :

     « Je t'ai percé le flanc et tu vas, je parie,

Peu de temps résister à ce coup de ma part. »

     Sans peur, l'œil en dessous, Diomède repart :

     « Erreur, tu n'as atteint, mais un de vous à terre

Abreuvera de sang Mars que la guerre altère. »

     Il dit, projette un trait que Minerve conduit

Au nez le long de l'œil où ce trait s'introduit

Entre les blanches dents qu'infatigable rase

L'arme qui va couper la langue vers sa base,

Le bout près du menton s'élançant au dehors ;

Pandarus du char tombe et l'airain sur son corps

Résonne étincelant, l'attelage rapide

Tremble, et Pandarus perd force et cœur intrépide.

     Redoutant que les Grecs n'aient le mort, à son tour,

Bouclier, lance au bras, Énée avance autour,

Marchant comme un lion qui se fie à sa force ;

Son bouclier, sa lance en avant de son torse,

Il veut tuer quiconque irait sur son chemin,

Il pousse d'affreux cris ; Diomède à sa main

Prend un roc à lancer, très-gros roc que deux hommes

N'eussent porté, du moins de ceux tels que nous sommes,

Et seul il le brandit sans peine, à l'ischion

Frappe Énée où la cuisse a sa rotation

Dans cet ischion même aussi nommé cotyle ;

Ce cotyle est brisé du coup du projectile

Qui brise en même temps les deux nerfs, l'âpre roc

Repoussant au dehors la peau qui cède au choc ;

Tombé sur les genoux, Énée alors s'affaisse,

Sa main forte appuyée à terre, une ombre épaisse

Enveloppant ses yeux; si ne l'eût aperçu

Fille de Jupiter Vénus l'ayant conçu

D'Anchise le pasteur, certe eût péri sur place

Le roi d'hommes Énée ; or la déesse enlace

Son fils de ses bras blancs comme un rempart de trait,

Le pli d'un brillant voile en avant le couvrait,

De peur que l'un des Grecs sur son char n'eût l'envie

De lui lancer au sein un fer privant de vie.

     Vénus soustrayait donc son cher fils au trépas ;

Le fils de Capanée alors n'oubliant pas

Ce dont est convenu le vaillant Diomède,

Retire du fracas les coursiers qu'il possède,

Tend les rênes au cercle en haut du char qu'il met

Aux mains de Déipyle, (un des siens qu'il aimait

Le comprenant le mieux entre ses égaux d'âge,)

Pour qu'il aille aux vaisseaux, puis sur son attelage,

La belle rêne en main, Sthénélus ne tardant

A pousser ses coursiers à pieds forts, vole ardent

Vers Diomède qui court loin, suivant sans cesse

Avec l'airain cruel Vénus qu'il voit déesse

Faible et non pas par qui les rangs sont excités,

Ni Pallas ni Bellone abattant les cités.

     Quand dans l'épaisse foule il vole à sa poursuite,

Le grand fils de Tydée atteint Vénus, de suite

Tendant sa lance aiguë, il la blesse en chemin,

Au-dessus du poignet perce sa blanche main,

L'arme entamant la peau qui conserve ses traces

Sous le voile divin, chef-d'œuvre que les Grâces

Pour Vénus elle-même avec soin avaient fait ;

Et son divin sang coule, ichor tel qu'en effet.

Il coule aux dieux heureux, eux qui ne se nourrissent

De blé ni de vin rouge, (et, dit-on, ne périssent,

Parce qu'ils n'ont de sang) ; poussant un cri, Vénus

Jette au loin son cher fils que recueille Phébus

En nuage azuré, de crainte que de l'âme

Un brave Grec ne l'ait privé d'un coup de lame

Lui perçant la poitrine, et tout fier, aussitôt

Le vaillant Diomède à Vénus cria haut :

     « N'est-ce assez d'abuser de faibles femmes ?

Cesse, Crains la guerre et crains donc d'y revenir, déesse,

Te la dirait-on même engagée autre part. »

     Il dit ; Vénus émue, en d'affreux tourments part ;

Iris aux pieds légers hors du fracas la tire ;

Et sa superbe peau noircissant, la martyre

Voit l'impétueux Mars à gauche des combats,

Ses coursiers dans la nue où sa lance est à bas ;

Vénus tombe aux genoux du cher frère et demande

Les coursiers à freins d'or auxquels ce dieu commande :

     « Donne-moi tes coursiers, cher frère, à mon secours !

Chez les dieux immortels vers l'Olympe je cours,

Souffrant bien! Diomède, un mortel, m'a blessée !

Il combattrait dieu père, en aurait la pensée ! »

     Sur le char à freins d'or que Mars cède en chemin

Vénus monte, Iris suit et fouette, rêne en main,

Les deux coursiers volant et qui volontiers viennent

Au sommet de l'Olympe où tous les dieux se tiennent ;

Iris s'arrête alors, dételle vivement

Et jette aux deux coursiers leur divin aliment.

     L'auguste Vénus tombe aux genoux de sa mère,

Dans ses bras Dionée a pris sa fille chère,

De ses mains la caresse en lui disant ces mots :

     « Ma fille, quel dieu t'a fait sans raison ces maux ? »

     Vénus aimant les ris répond à Dionée :

     « Diomède en fureur : j'aidais mon cher Énée,

Mon fils, dans la guerre où ne s'agit à présent

De Grecs ni de Troyens, déjà les Grecs osant

Contre les immortels même faire la guerre ! »

     Sainte et divine, alors répond ainsi sa mère :

     « Souffre ! pour les mortels nous dieux souffrîmes bien !

Par Éphialte, Otus, fils d'Aloë, combien,

Treize mois en prison d'airain, Mars dut s'abattre !

Là, ce guerrier s'usant, fût mort, si leur marâtre

Éribée aux beaux traits n'en eût d'avance instruit  

Mercure par qui Mars fut dérobé sans bruit ;

Junon souffrit beaucoup quand ce mortel robuste,

Le fils d'Amphitryon, l'ayant frappée au buste,

Lui perça le sein droit d'une flèche à trois fers !

Et que souffrit Pluton puissant roi des enfers,

Quand ce fils qu'engendra Jupiter à l'Égide,

Ce même homme eut frappé ce dieu d'un dard rapide

Chez les morts sur son seuil d'où Pluton s'en alla

Où Jupiter réside, au vaste Olympe et là

Triste, souffrant, percé d'un mal d'horrible sorte,

(La flèche pénétrait dans son épaule forte,)

Péon lui saupoudrant un baume le guérit,

Pluton n'ayant en soi rien de ce qui périt.

Misérable est l'auteur d'un acte aussi coupable,

Sans souci d'œuvre impie, audacieux capable

De faire avec son arc quelque souffrance aux dieux

Les hôtes de l'Olympe, et déesse aux bleus yeux,

Minerve à Diomède inspira cette idée,

L'excita contre toi, mais ce fils de Tydée,

L'insensé, ne sait pas que ne vit vieux celui

Qui fait la guerre aux dieux, et que rentré chez lui

De ces cruels combats, il ne faut qu'il espère

D'asseoir sur ses genoux des enfants disant : Père !

Que Diomède y songe, il doit, bien que vaillant,

Redouter qu'un plus fort à son tour l'assaillant,

Pendant un temps bien long la noble Égialée,

Sage fille d'Adraste, épouse désolée,

N'arrache à leur sommeil ses esclaves chéris,

Pleurant son jeune époux, gémissant à grands cris

Sur le plus vaillant Grec, ce héros Diomède. »

     Disant, à ses lourds maux elle apporte un remède,

Elle étanche à deux mains l'ichor de son poignet ;

Junon et Minerve ont vu qu'elle la soignait,

Au dieu fils de Saturne elles en font un blâme

En termes pleins d'aigreur et qui vont mordre l'âme ;

La déesse aux yeux bleus Minerve parle ainsi :

     « Jupiter contre moi te fâcheras-tu si

Je te dis que Vénus pressant quelque Achéenne

De suivre les Troyens qu'elle n'a pas en haine,

A blessé sa main tendre à quelque agrafe d'or

D'une Grecque à beau voile en la flattant encor ? »

     Or le père immortel roi des dieux et du monde

En souriant s'adresse et dit à Vénus blonde :

     « La guerre n'est ton œuvre, enfant, et si tu veux,

Occupe-toi d'hymens et d'œuvres aux doux vœux ;

Minerve elle prompt Mars s'occuperont de guerre. »

     Ils se parlent ainsi ; bien que n'ignorant guère

Qu'Apollon sur Énée a son bras étendu,

Diomède vaillant contre Énée a fondu ;

Sans respect du grand dieu, sans éprouver d'alarmes,

Il veut tuer Énée, avoir ses belles armes ;

Il s'élance trois fois par un fougueux effort,

Et trois fois le dieu heurte à son bouclier fort ;

La quatrième fois quand tel qu'un dieu tenace

Il fond, d'un ton terrible Apollon le menace :

     « Réfléchis, Diomède, et ne t'égale aux dieux,

Les hommes n'en sont pas, va-t'en donc de ces lieux. »

     Apollon dit ces mots ; en arrière au plus vite

Diomède recule un peu pour qu'il évite

Le courroux de Phébus Apollon frappant loin,

Qui met dans Troie Énée en son temple où le soin

De Latone et Diane a guéri tout symptôme,

Elles deux l'honorant ; Phébus forme un fantôme

Bien tel qu'Énée armé, Troyens, Grecs généreux

Tous autour le heurtant des écussons sur eux,

Des boucliers de cuir à forme circulaire ;

A l'impétueux Mars Phébus dit en colère :

     « Mars fléau des mortels, va chasser des combats

Ce mortel Diomède, il combattrait là-bas

Jupiter même, aux mains il blessa de sa lance

Vénus et tel qu'un dieu sur moi-même il s'élance. »

     Il a dit et s'assied sur Pergame, au sommet ;

Mars pousse les Troyens, entre leurs rangs se met

Sous les traits d'Acamas rapide chef des Thraces,

Dit aux fils de Priam, issus de nobles races :

     « Fils de Priam divin, jusqu'à quand voudrez-vous

Que sous les coups des Grecs nos rangs périssent tous ?

Faut-il qu'à nos beaux seuils la guerre arrive, en somme ?

Autant qu'Hector divin nous honorions un homme,

Le fils du noble Anchise, Énée est défaillant,

Allons, du bruit sauvons ce compagnon vaillant ! »

     Il dit, inspire à tous un élan intrépide ;

Sarpédon près d'Hector vient, dit ce mot rapide :

     « Hector, où va l'ardeur que toi jadis avais ?

Sans tes frères, amis, peuples, seul tu devais

Sauver Troie où ne reste aucun de ceux qu'on vante ;

Comme autour du lion la meute s'épouvante,

Tous sont blottis, quand nous comme alliés ici

Nous combattons, et moi venu de loin ainsi,

Du Xanthe tournoyant de Lycie où moi-même

Laissai ma chère épouse, un jeune enfant que j'aime,

De grands biens convoités par tous les indigents,

J'excite, même ainsi, les efforts diligents

Des guerriers Lyciens, ardemment je désire

D'affronter ce héros, et sans qu'on puisse dire

Que j'aie ici nul bien, rien que les Grecs voudraient,

Nulle possession que pour eux ils prendraient.

Sans ordre à tes guerriers, sans que tu les enflammes

Pour qu'ils soient de pied ferme à défendre leurs femmes,

Tu restes sans bouger ; crains que pris par hasard

Comme dans le réseau d'un grand filet, plus tard

Vous ne deveniez tous le butin et la proie

D'ennemis saccageant les beaux remparts de Troie ;

Songes-y jours et nuits, et supplie avec soin

Les chefs des alliés tous appelés de loin,

Qu'ils tiennent sans relâche et qu'ils veuillent se taire. »

     Il dit, mordant au cœur Hector qui saute à terre

De son char, tout armé brandit un trait, s'abat

Dans ses rangs qu'il excite au violent combat ;

Ils vont aux Grecs sans peur tous en lignes serrées.

Comme le vent emporte au fond d'aires sacrées

Les paillettes du grain, les vanneurs font grand bruit,

Et la blonde Gérés sépare balle et fruit ;

Sous les vents vifs l'endroit où la balle s'amasse

Devient tout blanc ; ainsi sous la poussière en masse

Que les pieds des coursiers tous reculant entre eux,

Soulèvent jusqu'au ciel à l'airain très-nombreux,

Les Grecs blanchissent tous, et ceux qui les dirigent

Forcent à retourner ces coursiers qu'ils corrigent ;

Les Grecs de leurs bras forts se forment un rempart.

Secondant les Troyens, l'impétueux Mars part,

Court partout ; d'une nuit entourant la bataille,

Phébus au glaive d'or commande à Mars qu'il aille

Exciter les Troyens dès qu'il a vu partir

Minerve aide des Grecs, et Phébus fait sortir

De son gras temple Énée, en inspirant dans l'âme

De ce pasteur de peuple une ardeur qui l'enflamme ;

Énée entre les siens aussitôt arrivant,

Les rend heureux de voir qu'il reste intact, vivant,

Rempli de vive ardeur, ils ne le questionnent,

Tout aux autres travaux qu'en ce moment leur donnent

Phébus à l'arc d'argent, Mars fléau des mortels,

La Discorde en transports comme on n'en voit de tels.

     Les deux Ajax, Ulysse et le fils de Tydée

Excitent au combat les Grecs qui n'ont idée

De craindre ni l'effort des Troyens, ni leurs cris ;

Fermes, ils restent là comme un nuage gris

Que le fils de Saturne immobilise, arrête

Sur les sommets des monts, à leur extrême crête,

En l'absence du vent et quand vient à dormir

La fureur de Borée, ou qu'on n'entend gémir

Aucun souffle bruyant chassant la sombre nue ;

C'est ainsi que les Grecs dans leur ferme tenue,

Ne s'enfuyant par peur, attendent les Troyens.

     Le prince Atride va sans cesse entre les siens,

Sans cesse leur ordonne et leur parle en ces termes :

     « Soyez hommes, amis, ici tous restant fermes,

Ayez le cœur vaillant, les uns les autres tous

Dans les cruels combats aussi respectez-vous ;

Entre eux se respectant, des combattants demeurent

Sains et saufs plus nombreux eux-mêmes qu'ils ne meurent,

Mais de fuyards on n'a ni gloire ni secours. »

Atride Agamemnon ayant fait ce discours,

Projette tout à coup une lance assénée

Sur Déicoon prince ami du noble Énée,

Et qui fils de Pergase est à Troie en honneur

Comme un fils de Priam, vu sa vaillante ardeur ;

Le trait d'Atride frappe au bouclier, traverse

Baudrier et bas-ventre, avec bruit le renverse,

L'airain retentissant. Alors Énée abat

Orsiloque et Créthon, tous deux bons au combat

Et fils de Dioclès qui riche, habitant Phère,

Descend du fleuve Alphée au grand cours sur la terre

Du peuple pylien ; roi d'un peuple nombreux,

Fils du Fleuve, Orsiloque eut un fils généreux,

Dioclès dont deux fils frères jumeaux naquirent,

Orsiloque et Créthon qui l'un et l'autre acquirent

Tout jeunes le savoir des guerres, des assauts,

Et suivirent les Grecs sur leurs sombres vaisseaux

A Troie aux prompts coursiers, pour l'honneur des monarques

Atride Agamemnon et Ménélas ; les Parques

Aux termes de la mort tous deux là les ont pris ;

De même deux lions que leur mère a nourris

Dans un bois noir des monts, deviennent redoutables,

Prennent brebis, gras bœufs, dévastent les étables,

Enfin l'airain aigu lancé par des humains

Les tue ; Énée ainsi les abat de ses mains

Comme des sapins hauts ; leur chute émeut, alarme

Le vaillant Mélénas qui vole en tête, s'arme

D'un airain que sa main brandit resplendissant ;

Mars accroît son ardeur, ce dieu même ourdissant

Qu'il tombe aux coups d'Énée et dans ce but l'anime ;

Mais Antiloque fils de Nestor magnanime

L'a vu, s'élance en tête, en redoutant beaucoup

Pour le pasteur d'humains, craint pour lui quelque coup

Les frustrant des travaux ; déjà levant la lance,

Plein d'ardeur, chacun d'eux contre l'autre s'élance,

Quand près de Ménélas Antiloque survient,

Mais bien que brave, Énée en le voyant ne tient;

Eux deux tirent les morts, dans les rangs des Grecs jettent

Les deux infortunés, puis en tête se mettent.

Chef Paphlagonien, Pylémène vaillant

Est immolé par eux : de son trait l'assaillant,

Le guerrier Ménélas frappe à la clavicule

Pylémène qui droit là soudain se recule,

Et Mydon, le fier fils d'Atymnius, en main

Prend les rênes du char (qu'il change de chemin),

Quand survenant soudain Antiloque le frappe

D'une pierre en plein coude, et de la main s'échappe

La rêne dont l'ivoire est à terre traîné ;

Antiloque accouru, son glaive dégainé,

L'en atteint à la tempe et dans le sable jette

Mydon, épaules, tête en bas où lui halète,

Meurt, reste ainsi longtemps (dans le sable profond),

Quand enfin les coursiers l'ayant heurté, le font

S'étendre sur le sol, puis fouettant l'attelage,

Antiloque le pousse aux rangs grecs sur la plage ;

Hector qui l'aperçoit crie en fondant contre eux,

Suivi par les Troyens en phalanges, nombreux,

Mars, l'auguste Bellone avançant à leur tête,

Elle avec le Tumulte aimant sang et tempête,

Et lui, Mars, brandissant sa grande lance en main,

Toujours devance Hector ou le suit en chemin.

Le vaillant Diomède à son aspect frissonne,

Et comme un homme en plaine immense où n'est personne,

S'arrête au bord d'un fleuve à rapide courant

Qui vers la mer s'écoule écumeux, murmurant,

A sa vue il remonte en hâte et pris d'alarmes,

Tel Diomède fuit, dit à ses frères d'armes :

     « Combien nous admirions, amis, et non en vain,

Ce guerrier plein d'audace, Hector, être divin !

Sans cesse un dieu le suit, empêche qu'il ne meure,

Sous l'aspect d'un mortel Mars près de lui demeure ;

Toujours face aux Troyens, reculez en ces lieux,

N'allez pas en fureur vous attaquer aux dieux. »

     Il dit et les Troyens franchissent l'intervalle ;

Hector immole alors Ménesthée, Anchiale,

Deux habiles guerriers sur un seul char tous deux ;

Grand fils de Télamon Ajax a pitié d'eux

Qui tombent, il s'approche et darde un trait splendide,

Frappe un fils de Sélage, Amphius qui réside

A Pesos où ses biens et ses champs sont très-grands ;

Afin d'aider Priam et ses fils, dans leurs rangs

La Parque l'a conduit : au milieu du bas-ventre

L'immense trait d'Ajax fils de Télamon entre

Auprès du baudrier, l'abat avec fracas ;

Pour prendre au mort l'airain accourt l'illustre Ajax,

Les Troyens lui versant leurs brillants traits en nombre

S'amassant au milieu de son bouclier sombre,

Et le pied sur le mort gisant sur le terrain,

Ajax en l'arrachant prend sa lance d'airain,

Mais laisse au dos du mort ses autres belles armes,

Car pressé par les traits, bien que fier, sans alarmes,

Il craint d'être tourné par des Troyens vaillants,

Nombreux, la lance en main et tous fiers assaillants ,

Repoussant ce héros qui par force recule.

     Tous aux combats sanglants, brave et grand fils d'Hercule,

Tlépolème attaqua Sarpédon tel qu'un dieu,

Car la cruelle Parque amène au même lieu

Ces fils et petit-fils de Jupiter suprême ;

Le premier en ces mots s'exprime Tlépolème :

     « Conseiller lycien, Sarpédon, te blottir !

Homme ignorant la guerre, as-tu peur ! pour mentir

On dit que t'engendra Jupiter à l'Égide,

Toi bien inférieur à sa race intrépide !

On sait quel héros fut mon père, Hercule fort,

Homme au cœur de lion et bravant tout effort,

Hercule qui jadis en ces lieux où nous sommes,

Avec six vaisseaux seuls vint, menant bien moins d'hommes,

Au sujet des coursiers du roi Laomédon,

Dévasta Troie et fit laisser à l'abandon,

Déserter ses remparts ; mais toi, tu n'es qu'un lâche,

Ton peuple dépérit, en vain là sans relâche

Tu tentes de donner aux Troyens ton secours,

Toi venu de Lycie apporter ton concours ;

Mais là, dompté par moi, ta vigueur ne m'importe,

Et bientôt chez Pluton tu franchiras sa porte. »

     Le chef des Lyciens Sarpédon répondit :

     « Tlépolème, en effet, cet Hercule perdit

Troie aux sacrés remparts, mais ce fut par la faute

Du grand Laomédon qui d'une injure haute

Lui paya ses bienfaits, ne voulant lui céder

Les coursiers que de loin il vint lui demander.

Mais je t'annonce ici la mort, la Parque noire ;

Là, dompté par ma lance, à moi donne la gloire,

Et ton âme à Pluton aux illustres coursiers. »

     Il dit ; prenant leurs traits, dardent les deux guerriers :

Sarpédon a percé la gorge dans le centre

Où l'affligeante pointe, allant d'outre en outre entre,

Et d'une sombre nuit Tlépolème est couvert ;

Son trait sur Sarpédon avait d'ailleurs ouvert

La cuisse gauche où l'arme entrait jusqu'à l'os même ;

Son père écarte encor la mort du fils qu'il aime :

Sarpédon, tel qu'un dieu, hors des traits est placé

Par ses nobles amis, le trait qui l'a percé

Le fatigue en traînant, nul ne songe à l'extraire

Du membre du blessé que tous veulent soustraire.

     Les Grecs à belle armure aussi hors des combats

Emportent Tlépolème, et le voyant à bas,

Le noble Ulysse au cœur d'ordinaire impassible,

Ressent dans sa chère âme un courroux indicible ;

Dans l'esprit il ne sait s'il doit incontinent

Ou poursuivre le fils de Jupiter tonnant,

Ou tuer plus nombreux Lyciens ; mais qu'il tue

Le fils de Jupiter sous sa lance pointue

N'est pas dans le destin d'Ulysse glorieux,

Et Minerve tournant son élan furieux

Contre les Lyciens, Ulysse immole Alcandre,

Alastor, Prytanis, Chromius, puis court prendre

Halius, Noémon, Cranus ; il eut encor

Tué maints Lyciens, si le brillant Hector

Ne l'eût vu ; ce héros, armé d'airain splendide,

Frappant d'effroi les Grecs, en tête fond rapide ;

Réjoui de le voir venir à son secours,

Le divin Sarpédon tient ce triste discours :

     « A moi ! fils de Priam, qu'ici je ne demeure

Gisant aux mains des Grecs, puis qu'en vos murs je meure,

Ne devant plus chez moi retourner triomphant,

Au cher sol rendre heureux ma femme et mon enfant. »

     Il dit ; le noble Hector se tait, plein d'ardeur vole

Pour repousser les Grecs qu'en grand nombre il immole.

Ses amis déposant Sarpédon noble et fier

Sous le hêtre très-beau du puissant Jupiter,

Le brave Pélagon extrait l'arme de suite ;

La nuit voile ses yeux et son âme le quitte ;

Au souffle de Borée il se ranime encor.

     Or sous les coups de Mars et du vaillant Hector,

Les combattants des Grecs aux vaisseaux ne reculent,

Ils n'attaquent non plus au combat, ils calculent,

Savent que Mars alors est parmi les Troyens.

Qui là périt premier, dernier des Argiens

Par le fils de Priam Hector et Mars funeste ?

Teuthras l'égal d'un dieu, puis l'intrépide Oreste,

L'Étolien Tréchus, OEnomaus vaillant,

Hélénus fils d'Enos, Oresbius brillant

Qui près du lac Céphise avait sa résidence,

Dans la cité d'Hyla vivant dans l'abondance

Et fort occupé d'or auprès d'autres nombreux

Béotiens formant un riche peuple heureux.

Quand Junon aux blancs bras dans la mêlée observe

Qu'ils font périr maints Grecs, elle dit à Minerve :

     « Fille de Jupiter, invincible Pallas,

Aurons-nous donc en vain promis à Ménélas

Qu'il rentrerait ayant détruit la belle Troie,

Si nous laissons agir ce fatal Mars en proie

A toute sa fureur !... vite un puissant secours ! »

     La déesse aux bleus yeux Minerve, à ce discours,

Obéit, et Junon très-auguste immortelle,

Fille du grand Saturne, à son char vite attelle

Ses coursiers à freins d'or ; par Hébé sont placés

Les cercles d'airain courbe à huit rayons, fixés

Sur un essieu de fer, à cercle d'emboîture

D'un or inaltérable et d'une garniture

Tout en superbe airain, œuvre admirable aux yeux,

Et d'un cercle parfait, d'argent sont les moyeux ;

Un cuir d'argent et d'or suspend la double place

Du char qu'à son contour la double rampe enlace ;

Le timon d'argent porte au bout un beau joug d'or ;

Hébé fixe en dedans un beau cuir d'or encor.

Avide de débats et de combats avide,

Junon mène à son char l'attelage rapide.

     Fille de Jupiter qui tient l'Égide en main,

Sur le seuil paternel Minerve en son chemin

Laisse à ses pieds couler le voile, œuvre parfaite

De diverses couleurs et qu'elle-même a faite ;

Puis elle vêt l'airain du souverain des airs,

Ses armes de combats, source de pleurs amers,

Ceint la terrible Égide à franges qu'environné

La Peur partout autour disposée en couronne,

La Force et la Discorde au centre, y côtoyant

La glaçante Poursuite et ce monstre effrayant,

La tête de Gorgone, un horrible prodige

Du puissant Jupiter, un affreux monstre, dis-je ;

Puis elle coiffe un casque à quatre aigrettes d'or

Couvrant les fantassins de cent cités même. Or,

Dans le flamboyant char des pieds elle s'élance,

Saisit sa lance forte, immense et lourde lance

Domptant les rangs mortels des héros courrouçant

Cette fille d'un père immortel tout-puissant.

     Junon touche du fouet ses coursiers qui ne tardent ;

Soudain s'ouvre avec bruit le seuil des cieux que gardent

Les Heures surveillant l'Olympe et les cieux hauts

Qui d'un nuage épais sont ouverts ou sont clos ;

Y guidant leurs coursiers à l'aiguillon dociles,

Au sommet de l'Olympe à nombreux domiciles

Elles trouvent le fils de Saturne à l'écart,

Et Junon aux bras blancs arrêtant là son char,

Interroge le roi des dieux, ainsi s'exprime :

     « 0 grand roi Jupiter, est-ce qu'un pareil crime,

Dis, contre le dieu Mars ne t'indigne pas bien ?

Que de Grecs et quel peuple il fait périr pour rien,

Au hasard ! que j'en souffre ! en paix s'en réjouissent

Phébus à l'arc d'argent et Vénus qui jouissent,

Poussant l'insensé Mars ; laisse-moi donc là-bas

Par un coup le chasser tristement des combats. »

     Jupiter roi des cieux répond à la déesse :

     « Excite contre lui Minerve qui sans cesse

Sait lui faire éprouver le plus de cruels maux. »

La déesse aux bras blancs Junon fouette à ces mots,

Leur char entre la terre et les brillants cieux saute

D'un bond, loin comme on voit la mer, en place haute.

Lorsqu'elles sont à Troie où coulent réunis

Les courants du Scamandre et ceux du Simoïs,

Junon aux bras d'albâtre arrête puis dételle

Son char dans un brouillard que verse l'immortelle ;

Et pour que ses coursiers s'en repaissent tous deux,

Le Simoïs produit l'ambroisie autour d'eux.

     Elles vont sous l'aspect de colombes timides,

Brûlent d'aider les Grecs aux superbes cnémides ;

Mais près de Diomède où les meilleurs guerriers

Et les plus nombreux sont tels que des sangliers,

De voraces lions qu'on ne prend qu'avec peine,

La déesse aux bras blancs Junon criant en plaine

Y ressemble à Stentor au grand cœur, à la voix

D'airain qui crie autant que cinquante à la fois :

      « Honte, ô lâches beaux Grecs ! tant que le brave Achille

Fut combattre, on ne vit les Troyens hors leur ville,

Redoutant son fort glaive, arriver aux assauts,

Maintenant loin de Troie ils luttent aux vaisseaux ! »

     Junon parlant ainsi fait à chacun reprendre

Le courage et l'ardeur ; Minerve va se rendre

Auprès de Diomède et rencontre ce chef

Vers ses coursiers et chars où restant derechef,

Il est à rafraîchir sa blessure qui sèche,

Celle que Pandarus lui fit d'un coup de flèche ;

La sueur l'accablait sous les courroie et lacs

De son beau bouclier dont son bras était las ;

Il soutenait en l'air cette large courroie

Sous laquelle il était à la fatigue en proie ;

Il essuie un sang noir du bras qui s'engourdit ;

Touchant le joug du char Minerve alors lui dit :

     « Oui, Tydée eut un fils ne lui ressemblant guère,

Tydée était petit mais ardent à la guerre ;

Quand en message à Thèbe et loin des Achéens

Il parvint au milieu de nombreux Cadméens,

Je lui recommandai d'être en paix à leur table,

Sans guerroyer suivant son ardeur indomptable,

Mais lui, comme toujours, d'un intrépide cœur,

Bravant les Cadméens, en tout en fut vainqueur

(Facilement, tant là je lui venais en aide) ;

Je te garde et me tiens près de toi, Diomède,

Te disant d'affronter les Troyens au combat,

Mais maintenant ou bien la fatigue t'abat,

Tes membres épuisés d'efforts faits sans relâche,

Ou bien te retient donc quelque épouvante lâche,

Tu n'es fils de Tydée un fils d'OEnéus grand. »

     Diomède à son tour de la sorte reprend :

     « Fille de Jupiter à l'Égide, ô déesse,

C'est toi, je dirai vrai : sans crainte ni faiblesse,

Je pense à ton conseil de n'affronter les dieux,

Mais de darder Vénus seule si sous mes yeux

Je vois que la déesse à la guerre se rende ;

Ayant vu le dieu Mars au combat qu'il commande,

Je rassemble les Grecs en reculant ici. »

     Minerve aux yeux d'azur lui répondit ainsi :

      « Pour cela ne crains Mars ni nul dieu, car je t'aide,

Et contre Mars d'abord, ô mon cher Diomède,

Mets ton char, sans respect frappe cet inconstant

Mars furieux fléau, qui promit un instant

A Junon puis à moi d'être aux Grecs qu'il oublie

Et contre les Troyens à qui ce dieu s'allie. »

Elle dit et du char repousse Sthénélus

Qu'elle tire en arrière et lui-même, au surplus,

Sautant du char où vite, ardente et décidée,

La déesse se met près du fils de Tydée ;

L'essieu de hêtre crie à ce poids lourd et gros

De terrible déesse et d'illustre héros.

     Pallas prend rêne et fouet, droit contre Mars dirige

Les coursiers aux pieds forts où Mars tue un prodige,

Le fils d'Ochésius Périphas haut taillé,

Robuste Étolien que Mars, de sang souillé,

Immole en ce moment où Minerve se couvre

Du casque de Pluton pour qu'il ne la découvre ;

Fléau du genre humain, le fort Mars voit venir

Le divin Diomède et veut le prévenir,

Laisse là Périphas prodigieux de taille,

Mort, sans souffle et gisant sur le champ de bataille,

Va droit à Diomède un dompteur de chevaux.

     L'un contre l'autre allant, sont près les deux rivaux,

Et Mars plein de fureur tient sa lance abattue

Sur la rêne et le joug, désireux qu'il le tue ;

Mais déesse aux yeux bleus Minerve en sa main prend,

Pousse en bas hors du char la lance qu'elle rend

Vaine ; et brave aux combats, Diomède s'élance,

A son tour, en second, tenant en main sa lance

Qu'alors Minerve appuie au bas du flanc, endroit

Que la ceinture entoure, où Minerve atteint droit,

Perce la belle peau, tirant l'arme en arrière ;

Or, autant qu'en entrant dans la lutte guerrière,

Neuf ou dix mille humains font de grands cris entre eux,

Autant Mars d'airain crie, et d'un frisson affreux

Grecs, Troyens, tremblent tous, tant Mars, de guerre avide,

Crie avec force ; et telle une vapeur livide

Apparaît d'un nuage au souffle ardent d'un grain

Qui s'élève funeste, aussi tel Mars d'airain

S'élève avec la nue et paraît dans l'espace

Aux yeux de Diomède, il monte donc et passe

Vers le séjour des dieux dans l'Olympe élevé ;

Près du fils de Saturne où Mars est arrivé,

Il s'assied, le cœur triste, et hors de sa blessure

Montrant son divin sang, Mars gémit et censure :

    « Ne t'indignes-tu, père, à de pareils forfaits ?

Pour les hommes toujours des tourments nous sont faits

Entre nous-mêmes dieux, te combattant, du reste,

Toi père d'une fille insensée et funeste,

Toujours portée au mal ; l'Olympe est sous ta loi,

Et nous tous autres dieux nous soumettons à toi

Qui ne veux par discours ni faits sévir contre elle ;

Mais ayant engendré cette fille cruelle,

Tu l'excites toi-même ; elle a mis contre nous

Diomède, oui, le fils de Tydée, en courroux ;

Et d'abord ce mortel dans sa furie extrême

Sur la main, au poignet a blessé Vénus même ;

Puis il vint tel qu'un dieu contre moi qui ne pus

Fuir que grâce à mes pieds, dans les morts corrompus

Moi-même eusse souffert ou j'eusse, encore en vie,

Sous les coups de l'airain eu ma force ravie... »

Jupiter en courroux lui répond à l'instant :

« Ne gémis près de moi qui te hais, inconstant,

Plus que tous autres dieux, toi qui toujours te charmes

A la triste discorde, aux cruels jeux des armes,


A l'indomptable ardeur de ta mère Junon

Que je soumets à peine aux ordres en mon nom ;

Tes maux sont ses conseils ; mais je ne veux que dure

Encore bien longtemps ta souffrance trop dure ;

Race que m'engendra ta mère, si toi tel,

Méchant, tu fusses né de quelque autre immortel,

Depuis longtemps je t'eusse engouffré solitaire

Plus bas que sont les fils d'Uranus sous la terre. »

     Il dit, donne à Péon l'ordre de le guérir ;

Péon saupoudre un baume empêchant de souffrir,

Guérit Mars non mortel ; comme en solide on change

Un liquide lait blanc qu'on agite en mélange

Dans du suc de figuier, aussi vite il guérit

Le fougueux Mars qu'Hébé baigna puis recouvrit

De superbes tissus ; fier de sa force extrême,

Mars s'assit près du fils de Saturne suprême.

      Junon d'Argos, Pallas d'Alalcomène enfin

Auprès de Jupiter rentrent ayant mis fin

Aux massacres affreux des hommes que naguère

Mars, fléau des mortels, immolait dans la guerre.