Chant III

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 SERMENTS.  VUE DU HAUT DES REMPARTS. COMBAT SINGULIER DE PÂRIS ET DE MÉNÉLAS.

 

 Les Troyens sous leurs chefs, quand tous leurs rangs sont pris,

Vont comme des oiseaux, avec clameurs et cris

Tels que devant le ciel s'entend le cri des grues

Lorsqu'ayant fui l'hiver et les averses drues,

Planant sur l'Océan, ces oiseaux vont en bas

Avec grands cris porter dans de fatals combats

Le carnage et la Parque au peuple des Pygmées.

     Respirant la fureur, les Grecs dans leurs armées

S'avancent en silence, ardemment désireux

Dans leurs coeurs de pouvoir se secourir entre eux.

    Comme aux sommets d'un mont Notus verse un air sombre

Qui ne plaît au berger, plus que la nuit cette ombre

Est propice au voleur, et l'on n'aperçoit pas

Plus loin que porte un jet de pierre, ainsi leurs pas

Soulèvent la poussière en masse qui ressemble

Aux tourbillons d'orage, eux tous marchant ensemble.

    On s'aborde ; en avant va Pâris aux beaux traits,

Glaive, arc, peau de panthère à l'épaule, et deux traits

Brandis entre ses mains, là pour des combats graves

Il ose provoquer tous les Grecs les plus braves.

Ménélas cher à Mars l’a soudain reconnu

Marchant fier ; qu'un lion rencontre un cerf cornu,

Une chèvre, un grand corps, il a faim, avec joie

Il mange presque tout, bien que là même il voie

S'élancer les chasseurs et les rapides chiens ;

Tel lui-même joyeux de voir devant les siens

Pâris aux divins traits, Ménélas armé saute

Du char à terre et compte alors punir sa faute.

Beau comme un dieu, Pâris le reconnaît placé

Devant les rangs, recule, a son cher cœur glacé,

Veut fuir la Parque, et tel qu'un homme s'enfuit vite

En voyant un serpent, en reculant l'évite

Dans les halliers d'un mont, tremble sur ses jarrets,

A le teint pâle, tel Pâris aux divins traits

Fuit vers les fiers Troyens par peur du fils d'Atrée ;

Hector en mots honteux l'insulte à sa rentrée :

     « Misérable Pâris, toi le plus beau mortel,

Fou de femmes, trompeur, qu'il t'eût fallu, toi tel,

Trépasser sans hymen, t'eût fallu ne pas naître,

Mon vœu bien préférable à te voir pour nous n'être

Que honte et que soupçons ; les Grecs aux longs cheveux

Doivent rire aux éclats en pensant que tu veux

Être un champion brave avec un si beau torse,

Quand dans l'âme tu n'as de vigueur ni de force ;

Et sur tes prompts vaisseaux en mer tel tu te mis

Et voguas escorté de fidèles amis,

Allas au loin ravir leur jeune et belle femme

A des hommes vaillants, et par cet acte infâme

Ton père, ta cité, tout un peuple nombreux

Perdus dans le malheur, nos ennemis heureux !

Et ne devais-tu pas ici toi-même attendre

Ménélas cher à Mars, ne devais-tu prétendre

Connaître ce mortel dont toi-même as ravi

La jeune et belle épouse, et ne t'eussent servi

Les présents de Vénus, ta belle chevelure,

Ta lyre, ton aspect d'une superbe allure,

Lorsque dans la poussière il t'eût vite abattu !

Trop timides Troyens qui ne t'ont revêtu

D'une tunique en pierre, après nos maux sans termes ! »

     Pâris aux divins traits lui répond en ces termes :

     « Tes reproches, Hector, sont justes, mais trop fier,

Indomptable est ton cœur tel qu'une hache au fer

Qui droit pénètre un bois qu'un homme adroit prépare

Et que pour un navire avec art il sépare,

Elle accroît son ardeur, seconde son dessein ;

Un intrépide esprit est ainsi dans ton sein.

Mais toi des doux présents que donne Vénus blonde

Ne me fais un reproche, et par personne au inonde

Les nobles dons des dieux ne sont à dédaigner,

Ces dons que les dieux seuls ont pouvoir de donner

Et que nul ne pourrait à sa volonté prendre.

Veux-tu que de nouveau j'aille au combat me rendre ?

A part mets les Troyens, les Grecs vis-à-vis d'eux,

Le guerrier Ménélas et moi, nous seuls tous deux

Aux prises et placés au milieu de la plaine,

Combattrons pour avoir ses biens avec Hélène,

La femme et ses trésors au vainqueur resteront,

Il les prendra chez lui, les autres se feront

Un traité d'amitié par un gage solide,

Nous retournant à Troie, eux dans leur Argolide

Nourrice de coursiers, ce pays plein d'attraits,

Cette Achaïe où sont les femmes aux beaux traits. »

     Alexandre ayant dit, Hector vole avec joie

Faire au centre arrêter les phalanges de Troie,

Ayant par le milieu pris sa lance à la main,

Et les Troyens alors ont fait halte en chemin ;

Mais pendant qu'il ordonne aux Troyens qu'ils s'asseyent,

Les Grecs aux longs cheveux lançant leurs traits, essayent

D'atteindre Hector, de dards et de rocs le visant ;

     Le prince Agamemnon crie entre eux, leur disant ;

     « Pour parler vient Hector dont le casque scintille,

Argiens fils des Grecs, cessez tout projectile. »

     Il dit ; Hector leur parle, eux cessant les combats :

« Écoutez, Troyens, Grecs, l'auteur de nos débats,

Alexandre lui-même en ce moment propose

Que chacun, Troyen, Grec, sur le fécond sol pose

Le bel airain, et là Ménélas brave et lui

Combattront pour Hélène et ses biens qu'aujourd'hui

Le vainqueur pourra prendre, ainsi qu'il s'en empare,

Qu'un sûr traité de paix entre nous se prépare. »

     Il dit, et tous muets, Ménélas dit ces mots :

«Qu'on m'écoute aussi moi dont le cœur pour vos maux

Ressent plus que vous tous de souffrance cruelle

Par le tort de Pâris et ma propre querelle ;

Grecs et Troyens déjà deviez vous séparer ;

Que meure ici celui dont vont se préparer.

Le destin et la mort, séparez-vous, vous autres,

Pour Jupiter prenons un agneau chez les nôtres ;

Troyens, donnez-en deux, un blanc pour le Soleil,

L'autre noir pour la Terre, et qu'en notre Conseil

Vienne le roi Priam afin qu'il sacrifie,

Ses fils ayant un cœur trop vain pour qu'on s'y fie,

Afin aussi que nul ne viole un serment

Au nom de Jupiter ; des guerriers constamment

Ont un esprit qui flotte incertain et mobile,

Mais un vieillard entre eux voit tout en juge habile,

Le passé, l'avenir et les meilleurs moyens. »

    Il dit, et tous joyeux, les Grecs et les Troyens

Espèrent voir finir la triste guerre, ils sautent

Des chars mis dans les rangs, et leurs armes qu'ils s'ôtent

Sont à terre en faisceaux, un petit champ entre eux.

     Hector envoie alors des hérauts qui vont deux

Chercher dans la cité les agneaux qui conviennent

Et convoquer Priam chez ce roi qu'ils préviennent.

Le prince Agamemnon envoie aux creux vaisseaux

Talthyhius chargé d'y prendre deux agneaux,

Le héraut obéit au divin fils d'Atrée.

     Vers Hélène aux bras blancs alors était entrée

La messagère fris semblant sa belle-sœur

Laodice qu'elle aime et dont est possesseur

Hélicaon roi fils d'Anténor ; la plus belle

Des filles de Priam, Laodice chez elle

Rencontre alors Hélène ouvrant du haut en bas

Un voile en double pourpre, y semant les combats

Des fiers Troyens et Grecs à guerrière tunique,

Tous souffrant bien par Mars et pour sa cause unique ;

Iris aux pieds légers va lui dire en ces lieux :

     « Chère Nymphe, viens voir des faits dignes des dieux,

Faits des Grecs et Troyens que Mars fécond en larmes

Engageait dans la plaine aux cruels jeux des armes ;

Là tous sont en repos, mis sur leurs boucliers,

Leurs traits fichés près d'eux, (les combats oubliés);

Ménélas et Pâris combattront pour toi-même,

Le vainqueur te dira son épouse qu'il aime. »

     Par ces mots Iris jette en elle un désir doux

Pour ses parents, sa ville et son premier époux ;

Elle verse un doux pleur, met un blanc voile, emmène,

S'élançant de sa chambre, et la belle Clymène

Et, fille de Pilthée, Ethra, suivant ses pas,

Ses deux servantes qui vont ne la quittant pas,

En prenant le chemin menant aux portes Scées

Où toutes trois se sont promptement avancées.

     Là Priam, Thymétès, Clytius, Panthoüs,

Un rejeton de Mars, Hicétaon, Lampus,

Avec eux Anlénor, Ucalégon, deux sages,

Et tous anciens du peuple, empêchés par leurs âges

De marcher aux combats, siègent sur les hauteurs

De ces portes où tous habiles orateurs,

Ensemble par les sons de leurs voix y ressemblent

A ces cigales qui sur un arbre s'assemblent

Et font dans la forêt retentir tour à tour

Leurs chants doux comme lys ; tels siègent sur la tour

Ces princes des Troyens qui lorsqu'Hélène passe

Sous leurs yeux vers la tour, se disent à voix basse :

     « Il ne faut s'indigner si les Troyens entre eux

Et si les brillants Grecs souffrent des maux nombreux

Pour une femme ayant des traits, des formes telles

Et tant de ressemblance avec les immortelles ;

Même ainsi, qu'elle parte et s'embarque sur mer,

Nos fils et nous plus tard n'ayons un sort amer. »

Ils disent, et Priam soudain appelle Hélène :

     «Chère enfant, viens t'asseoir devant moi, dans la plaine

Voir ton premier époux, tes parents, tes amis ;

(Mon mal ne vient de toi, mais des dieux m'ayant mis

En guerre avec les Grecs, une guerre implacable) ;

Nomme cet Achéen d'un port si remarquable,

Il en est de plus hauts de tète assurément,

Mais je n'ai jamais vu d'homme aussi beau, vraiment

Par son auguste aspect il est d'un roi l'image. »

     Hélène lui répond, noble et digne d'hommage :

     « Cher beau-père à mes yeux présentant un aspect

Qui m'inspire à la fois la crainte et le respect,

Le jour que je laissai mon lit nuptial même,

Mes compagnes, ma fille et mes frères que j'aime,

Pour suivre ici ton fils, qu'un horrible trépas

Eût dû plutôt me plaire, et cela ne fut pas,

Aussi je fonds en pleurs ; mais je réponds : Cet homme

Est Atride, un héros, roi bon et brave, en somme,

Mon beau-frère, est-ce vrai ? quelle honte pour moi ! »

     Elle dit, et Priam reprend avec émoi :

     « Bienheureux fils d'Atrée, à destinée heureuse,

Fortuné roi des Grecs en foule aussi nombreuse !

Moi jadis en Phrygie au sol fertile en vin

Vis les peuples d'Otrée et de Mygdon divin,

Les Phrygiens nombreux à brillants attelages

Près de Sangarius et campés sur ses plages.

J'étais comme allié, les Amazones là

Venant virilement ; leur nombre n'égala

Celui de tous ces Grecs aux yeux vifs dans la plaine. »

Voyant Ulysse, encore il questionne Hélène :

« A présent, chère fille, indique-moi le nom

De cet autre moins haut qu'Atride Agamemnon,

Mais plus large d'épaule. A terre sont ses armes,

Il va dans ses rangs tel qu'un bélier sans alarmes

Vers ses blanches brebis dont le grand troupeau part.»

    Fille de Jupiter, Hélène lui repart :

     « C'est le fils de Laërte Ulysse, esprit fertile ;

Bien que de l'âpre Ithaque, il est d'avis utile.»

     Anténor inspiré lui répond cette fois :

     «Femme, oui, le noble Ulysse ici vint autrefois

Avec Ménélas brave, à ton sujet; leur hôte,

Moi j'appris leur nature et leur sagesse haute ;

Quand au Conseil troyen chacun d'eux se levait,

Ménélas paraissant plus large, Ulysse avait

L'apparence plus noble, et s'ils faisaient entendre

Un discours, un avis, Ménélas, sans attendre,

Parlait bref mais très-clair, n'errait dans ses discours,

Non prolixe ou plus jeune, usait de mots plus courts ;

Mais quand debout, Ulysse au sage caractère

Parlait, les yeux baissés, attachés sur la terre,

Ne dirigeant son sceptre en arrière, en avant,

L'ayant fixe, on l'eût dit, non un mortel savant,

Mais furieux, fou même ; ensuite à sa voix ferme,

Aux mots que de son sein il émettait sans terme,

Commes neiges d'hiver, aucun autre mortel

N'eût lutté contre Ulysse, et nous, l'ayant vu tel,

Ne nous étonnions plus de lui voir cette forme. »

     Priam, voyant Ajax, troisièmement s'informe :

      « Et quel est donc aussi cet autre Grec, beau, grand,

En tête et large épaule ayant le premier rang ? »

Divine femme, Hélène au long voile le nomme :

« C'est le rempart des Grecs, Ajax, un prodige homme,

Puis vois Idoménée entre les chefs crétois,

Que souvent Ménélas a reçu sous nos toits ;

Et je vois, reconnais, peux nommer tous les autres

Chefs des Grecs aux yeux vifs, mais ne vois deux des nôtres,

Chefs de peuples, Castor le dompteur de coursiers,

Et Pollux fort au ceste, est-ce que ces guerriers,

Mes deux frères germains de mère, ne quittèrent

Lacédémone aimable ? En vaisseaux s'ils montèrent,

Ne veulent-ils combattre, eux redoutant l'affront,

Les opprobres nombreux déshonorant mon front ? »

     Elle dit, et déjà la terre paternelle,

Lacédémone aimée, alors les garde en elle.

     Les hérauts par la ville ont pour gage divin,

Transporté deux agneaux et dans une outre un vin

Qui réjouissant l'âme, est le fruit de la terre ;

Le héraut Idéus porte un brillant cratère,

Des coupes d'or, et vient exciter le vieux roi :

     « Fils de Laomédon, en hâte lève-toi,

Les chefs troyens el grecs t'appellent dans la plaine

Pour faire une paix sûre, et tous deux pour Hélène,

Ménélas et Pâris, lance en main, combattront,

La femme et tous ses biens au vainqueur resteront ;

Ayant fait un traité d'une amitié solide,

Nous rentrerons dans Troie, eux dans leur Argolide. »

     Il dit ; Priam frissonne, ordonne d'atteler ;

Obéi vite, il monte en char, fait s'installer

Anténor près de lui qui tire à soi la rêne,

Et par la porte Scée un prompt char les entraîne

En plaine où vers les Grecs et les Troyens eux deux

Vont, sur le sol fécond du char sautent près d'eux,

Marchant entre Troyens et Grecs sur leur passage ;

Agamemnon se lève, ainsi qu'Ulysse sage,

Les illustres hérauts ont les gages divins

Et font dans le cratère un mélange des vins,

Versent l'eau sur les mains des rois : Atride lève

Le couteau suspendu toujours vers son grand glaive,

Coupe la laine aux fronts des agneaux, les hérauts

Grecs et Troyens vont la partager aux héros,

Et la main haute, Atride ainsi fait la prière :

     « Grand Jupiter d'Ida, vous tous Fleuves et Terre,

Soleil qui vois, sais tout, dieux des souterrains lieux,

Punissant les mortels parjures, vous tous dieux,

Gardez notre foi sûre, et si c'est Alexandre

Qui dompte Ménélas, lui-même pourra prendre

Hélène et tous ses biens, nous Grecs, d'une autre part,

Remontant nos vaisseaux ferons notre départ ;

Si le blond Ménélas fait que Pâris succombe,

Nous prendrons femme et biens, et qu'aux Troyens incombe

De nous payer un prix qui doive convenir,

Dont la postérité garde le souvenir ;

Si Priam et ses fils refusent ma demande,

Je dois jusqu'à la fin guerroyer pour l'amende. »

     Agamemnon a dit, puis il coupe le col

Des agneaux déposés palpitants sur le sol,

Morts sous le fer cruel, gisants sans force à terre ;

Les coupes répandaient le vin pris du cratère,

Les Grecs et les Troyens priant les dieux ainsi :

     « Très-haut, grand Jupiter, tous autres dieux aussi,

Que comme ce vin, coule à terre la cervelle

Des parjures, la leur en même temps que celle

De leurs petits enfants au milieu des dangers,

Que leurs épouses soient sous le joug d'étrangers ! »

     Pour exaucer ces vœux, Jupiter veut attendre ;

Le fils de Dardanus Priant se fait entendre :

     « Troyens et Grecs brillants, je rentre à Troie, hélas !

Je ne souffrirai voir le guerrier Ménélas

Combattre mon cher fils, Jupiter, les dieux certe

Savent quelle est la mort que le Destin concerte. »

     Il dit, prend les agneaux, monte en char tel qu'un dieu,

Anténor l'accompagne, et leur rentrée a lieu.

     Hector fils de Priam et le divin Ulysse

Mesurèrent d'abord l'espace de la lice ;

Les sorts de tous deux mis dans un casque d'airain,

Agités pour savoir qui doit sur le terrain

Projeter le premier, là tous les peuples prient,

Levant les mains aux dieux, Grecs et Troyens s'écrient :

     «Très-grand roi de l'Ida, glorieux Jupiter,

Fais tuer et plonger chez Pluton dans l'enfer

L'auteur de tous nos maux, établis, en revanche,

Entre nous un traité de paix solide et franche. »

     Ils disent ; détournant les yeux, Hector brandit

Le casque d'où le sort d'Alexandre bondit,

Et par rangs à côté de leurs prompts attelages

Et de leurs armes, tous s'asseyent sur les plages ;

Pâris le noble époux d'Hélène s'arme alors :

Des cnémides de prix aux jambes, sur son corps

Dès qu'il s'est revêtu d'une riche cuirasse

De Lycaon son frère, ajustée avec grâce,

Il se jette à l'épaule un glaive à clous d'argent ;

D'un bouclier grand, fort, à son bras se chargeant,

Coiffant son vaillant front d'un beau casque à crinière

Dont l'aigrette se meut d'effrayante manière,

Il saisit une lance adaptée à sa main.

     Atride armé de même, ils sont vite en chemin,

L'œil terrible ; à leur vue au trouble sont en proie

Les Grecs à belle armure et les fiers rangs de Troie ;

Ils brandissent tous deux leurs traits avec entrain ;

Pâris darde d'abord, mais sans rompre l'airain

Du bouclier d'Atride où se courbe sa lance ;

Ménélas en second avec son trait s'élance,

Après avoir prié Jupiter le dieu roi :

     « Jupiter, fais punir Pâris dompté par moi,

Il m'a nui le premier, fais craindre qu'on ne veuille

Encore nuire à l'hôte ami qui nous accueille. »

     Il dit, puis il brandit, lance un trait traversant

Le brillant bouclier du Troyen, et perçant

La superbe cuirasse, au flanc la javeline

Déchirant la tunique ; Alexandre s'incline,

Fuit la mort ; Ménélas prend son beau glaive en main,

Frappe au cimier du casque, et là, sur le chemin,

En trois et quatre éclats des mains tombe le glaive ;

Il se plaint au ciel vaste où son regard s'élève :

« Grand Jupiter, nul dieu n'est plus méchant que toi !

J'avais tant espéré, tant redit qu'ici moi

J'allais punir Pâris et châtier sa faute,

Et mon glaive en mes mains se brise, en éclats saute,

Et ma main lance un trait qui ne l'immole pas ! »

     Il dit, fond, par son casque à longs crins sur ses pas

Vers les Grecs cuirassés il entraîne sa proie,

Pâris au tendre col sanglé par la courroie

Du casque à triple cône et que sous le menton

Fixe solidement ce cuir à maint feston ;

Là, quelle gloire allait par Atride être prise !

Fille de Jupiter, Vénus le voit et brise

Le cuir pris d'un taureau tué violemment ;

Le casque suit la main l'entraînant fortement,

Devant les brillants Grecs Ménélas le balance,

Pour qu'il soit pris par eux, entre les siens le lance.

De nouveau Ménélas court, fond sur le terrain,

Brûlant de l'immoler de sa lance d'airain ;

Mais Vénus en déesse aussitôt survenue,

Prend sans peine Alexandre en une épaisse nue,

Le pose dans sa chambre à parfums les plus doux,

Court appeler Hélène et la voit entre tous.

Sur la tour élevée, où soudain la déesse,

Les Troyennes en foule entourant la princesse,

La saisit par sa robe embaumée au nectar,

La secouant des mains, lui parle sans retard,

En semblant une vieille, une ouvrière en laine,

Qui dans Lacédémone où demeurait Hélène

La chérissant beaucoup, pour elle faisait choix

De la plus belle laine ; en empruntant la voix,

La divine Vénus en ces mots l'interpelle :

     « Viens bien vite, Alexandre auprès de lui t'appelle,

Rends-toi dans son palais, sur un lit fait aux tours

Dans sa chambre de noce il est brillant d'atours

Et de beauté, rentré dans cette résidence,

Il semble revenu récemment de la danse

Ou près d'aller danser, tu ne dirais là-bas

Qu'il revient d'affronter un héros aux combats. »

     Ces mots lui font bondir le cœur dans sa poitrine,

Mais ayant vu son col d'une beauté divine,

Ses brillants yeux, son sein inspirant le désir,

Pensive elle s'écrie en se sentant saisir :

     « Que m'abuser, cruelle, est-ce que tu m'emmènes

Où réside quelqu'un de ces races humaines

Où tes favoris sont en lointain beau rempart,

En Méonie aimable, en Phrygie, autre part ?

Parce que Mendias le vainqueur d'Alexandre,

Veut que coupable j'aille en ses palais me rendre ;

Est-ce pour ce complot que tu viens en ces lieux ?

Va-t'en vers ce mortel, sors du chemin des dieux,

Ne remets plus les pieds dans l'Olympe, va, pleure

Sans cesse auprès de lui, garde-le jusqu'à l'heure

Qu'il t'ait faite sa femme ou son esclave ainsi ;

Quant à moi je n'irai, (l'on blâmerait ceci,)

Pour préparer sa couche, et les femmes de Troie

Me le reprocheraient, quand déjà l'âme en proie

A tant d'amers chagrins, je souffre tant de maux. »

     La divine Vénus en courroux dit ces mots :

     « 0 misérable ! crains d'exciter ma colère,

Je t'abandonnerai si tu vas me déplaire,

Crains ma haine égalant mon amour, j'ai moyens

D'exciter des fureurs entre Grecs et Troyens,

Et toi tu périrais de mort par violence ! »

     La noble Hélène a peur à ces mots, en silence,

Couverte d'un blanc voile, étincelant atour,

Suit Vénus à l'insu des Troyennes autour.

Arrivant toutes deux au palais d'Alexandre,

Les servantes vont vite à leurs travaux se rendre ;

La très-divine femme entrée aux hauts lambris

De la chambre de noce où se trouve Pâris,

La joyeuse Vénus, bien que déesse, porte

Un siège pour Hélène ayant franchi la porte,

En face de Pâris elle le met soudain ;

S'asseyant sur ce siège, un regard de dédain

Lancé sur son époux, l'air menaçant de haine,

Fille de Jupiter qui tient l'Égide, Hélène

Le gourmande et s'adresse en ces termes à lui :

     « Tu reviens des combats, et toi-même aujourd'hui

Certainement devais périr dompté par l'homme

Qui mon premier époux est valeureux, en somme ;

Tu te vantais jadis que tu l'emporterais

Sur le fier Ménélas, que tu le dompterais

Par ta force, ta lance et ton bras, donc défie,

Affronte-le ! Mais non, non, je te signifie

De n'aller affronter follement aux combats

Le blond Ménélas, crains que lui-même là-bas

Sous les coups de sa lance aussitôt ne te tue ! »

     Là, Pâris lui répond, dès qu'Hélène s'est tue :

     « 0 femme, veuille donc épargner à mon cœur

Tes reproches cruels, Ménélas est vainqueur

A présent par Minerve et je devrai le vaincre,

Des dieux étant pour nous, oui, laisse-toi convaincre,

Livrons-nous à l'amour sur cette couche ici,

Car jamais je ne fus, comme en ce moment-ci,

Dans l'âme enveloppé d'amour inexprimable,

Pas même quand quittant Lacédémone aimable,

Je t'enlevai, voguai sur ma flotte et quand moi

Par la couche et l'amour je m'unis avec toi

Dans l'île Cranaé, non, jamais de la sorte

En moi je ne sentis de tendresse aussi forte,

De désir aussi doux que celui qui me prend ! »

     Il dit et le premier sur sa couche il se rend,

Son épouse le suit, ils se posent ensemble

Sur les beaux lits sculptés. Or Ménélas qui semble

Une bête féroce, à travers rangs en vain

Passe cherchant partout Pâris à l'air divin ;

Aucun Troyen, aucun allié magnanime

Ne peut à Ménélas, que la fureur anime,

Montrer alors Pâris que nul ne peut avoir

Caché par amitié si quelqu'un l'eût pu voir,

Car tous le détestaient comme la noire Parque ;

Or, parle Agamemnon le très-puissant monarque :

     « Écoutez avec soin ces paroles, Troyens

Et vous tous alliés, peuples dardaniens,

Ménélas est vainqueur, c'est clair, et je demande

Hélène et tous ses biens, de plus payez l'amende

Dont le souvenir aille à la postérité. »

Atride a dit, les Grecs l'ont tous félicité.