Cependant Ulysse va reposer dans le vestibule du palais
; il étend à terre une peau de bœuf non préparée, et par-dessus
beaucoup de toisons de brebis, que les Grecs avaient immolées ;
Eurynome, quand il est couché, le couvre d'un manteau. C'est là
qu'Ulysse, restant éveillé, réfléchit en lui-même sur le trépas de
ses ennemis ; les femmes de la reine, qui jusqu'à ce jour avaient
coutume de s'abandonner aux prétendants, sortaient du palais en
laissant éclater entre elles une joie et des ris immodérés. Alors la
colère s'allume dans l'âme du héros ; il délibère en son esprit s'il
doit à l'instant leur donner la mort, ou permettre qu'elles
s'unissent à ces hommes criminels pour la dernière fois ; il rugit
dans le fond de son cœur. De même une lice autour de ses petits
encore faibles grondant contre un homme inconnu, désire combattre ;
tel Ulysse rugit en son âme, indigné de ces forfaits odieux ; mais,
se frappant la poitrine, il réprimande son propre cœur en ces mots :
« Modère-toi, mon cœur ; tu supportas bien pire en ce
jour où le cruel Cyclope dévora tes braves compagnons ; tu l'enduras
jusqu'à ce que la prudence t'éloignât de cet antre, où je pensai
mourir. »
Il dit, et comprime ainsi les mouvements de son cœur ;
mais il persiste inébranlablement dans sa résolution ; cependant il
se roule dans tous les sens. Ainsi sur le brasier ardent un homme
tourne de tous côtés un ventre d'animal rempli de graisse et de
sang, qu'il se hâte de faire rôtir ; de même Ulysse s'agitait en
réfléchissant comment il accablerait de son bras les audacieux
prétendants, lui seul contre plusieurs. En ce moment arrive près de
lui Minerve, qui descend des cieux ; elle a les traits d'une
mortelle ; se penchant vers la tête du héros, elle lui fait entendre
ces paroles :
« Pourquoi veiller sans cesse, ô le plus infortuné de
tous les hommes ? Songe que c'est ici ta maison, que dans ce palais
est ton épouse, ton enfant, et que chacun désirerait avoir un tel
fils. »
Ulysse lui répond en ces mots :
« Oui, sans doute, ô déesse, toutes choses sont ainsi,
vous parlez avec équité ; mais je réfléchis comment j'accablerai de
mon bras les audacieux prétendants, moi seul ; tandis qu'eux
remplissent en foule l'intérieur de ce palais. D'ailleurs un plus
grand obstacle tourmente encore ma pensée ; lors même que je les
tuerais par votre secours et celui de Jupiter, comment
échapperais-je a tous les dangers ? C'est là, je vous en supplie, ce
qu'il faut considérer. »
« Insensé, s'écrie Minerve, chacun se laisse persuader
par son inférieur, qui n'est qu'un simple mortel, et qui ne sait que
peu de choses ; tandis que moi je suis une divinité, qui sans cesse
t'ai secouru dans tous tes travaux. Je te le dirai donc ouvertement
: quand même cinquante bataillons de guerriers nous envelopperaient
de toutes parts, impatients de frapper avec le glaive, tu ravirais à
l'instant et leurs bœufs et leurs grasses brebis. Que le sommeil
donc s'empare de tes sens ; il est affreux de rester ainsi toute la
nuit éveillé. Bientôt tu verras la fin de tes maux. »
En achevant ces mots, elle répand le sommeil sur les
yeux d'Ulysse ; la déesse auguste était déjà retournée dans
l'Olympe, quand le sommeil, qui chasse les soucis de l'âme, en
affaissant nos membres, s'empare du héros. Cependant sa chaste
épouse était éveillée ; elle pleurait assise sur sa couche
moelleuse. Après s'être longtemps rassasiée de larmes, la plus noble
des femmes adresse à Diane cette prière :
« Diane, déesse vénérable, fille de Jupiter, plût au
ciel que, me frappant dans le sein avec une flèche, vous m'arrachiez
il l'instant la vie ! ou puisse la tempête me saisir, me transporter
dans les plaines de l'air, et me précipiter dans les abîmes du
rapide Océan. Ainsi les tempêtes autrefois enlevèrent les filles de
Pandarus ; les dieux firent périr leurs parents. Elles furent
laissées orphelines dans leur palais ; la belle Vénus les nourrit de
lait, de miel et de vin ; Junon leur accorda de l'emporter sur
toutes les femmes par la prudence et la beauté, la chaste Diane leur
donna la taille, et Minerve leur apprit à faire de magnifiques
ouvrages. Puis quand Vénus alla dans le vaste Olympe demander que
ces jeunes filles connussent les douceurs du mariage, en implorant
Jupiter, maître de la foudre (divinité qui connaît toute chose, et
qui règle à son gré le bonheur ou le malheur des mortels), alors les
Harpyes enlevèrent les jeunes filles et les livrèrent aux Furies
terribles pour les servir ; qu'ainsi m'anéantissent les habitants de
l'Olympe, ou que Diane à la belle chevelure me frappe, afin que
voyant encore Ulysse, même au sein de la terre, je ne charme point
la pensée d'un époux inférieur à ce héros. Le malheur est encore
supportable lorsqu'on pleure tout le jour, le cœur accablé de
tristesse, et que pendant la nuit on goûte le sommeil, car il fait
tout oublier, les biens et les maux, quand il enveloppe nos
paupières ; mais pour moi, jusque dans mes songes, une divinité
funeste me poursuit. Cette nuit encore près de moi je voyais un
homme tout semblable à mon époux, tel qu'il était lorsqu'il partit
avec son armée ; et mon cœur s'abandonnait à la joie, parce que je
ne croyais pas que ce fût un songe, mais la réalité. »
Elle dit ; bientôt parut l'Aurore sur son trône d'or.
Cependant Ulysse entendit la voix de son épouse gémissante ; il
réfléchit aussitôt, car il lui sembla dans son âme qu'elle avait
reconnu sa présence. Alors, prenant la couverture et les peaux de
brebis qui lui servirent de couche, il les place sur un siège dans
l'intérieur de la salle ; mais il entraîne la peau de bœuf, et la
jette hors du palais ; puis il implore Jupiter en élevant les mains
:
« Grand Jupiter, puisque à travers la terre et la mer
vous avez voulu me conduire dans ma patrie, après m'avoir accablé de
maux, faites que l'un des hommes, éveillé dans ce palais, dise un
bon présage, et que du haut des cieux brille un autre signe de
Jupiter. »
Tels furent ses vœux ; le dieu bienveillant l'exauça ;
soudain il fait gronder son tonnerre au sommet de l'Olympe
étincelant et du haut des nuages ; le noble Ulysse s'en réjouit.
Dans l'intérieur une femme, occupée à broyer le grain, envoie un bon
présage de la chambre voisine, où se trouvaient les meules d'Ulysse,
pasteur des peuples ; autour de ces meules douze femmes
travaillaient à moudre la farine d'orge et celle de froment, la
moelle de l'homme. Toutes les autres dormaient après avoir moulu le
froment ; une seule n'avait pas fini son travail ; elle était
très-faible : alors, s'arrêtant près de sa meule, elle dit cette
parole, présage pour son maître :
« Puissant Jupiter, qui régnez sur les dieux et sur
les hommes, sans doute qu'en faisant gronder ce tonnerre du haut des
cieux étoiles, où n'apparaît aucun nuage, vous signalez un prodige à
quelque mortel. Accomplissez maintenant pour moi, malheureuse, le
vœu que je vais prononcer ; puissent en ce jour les prétendants
goûter pour la seule et dernière fois dans le palais d'Ulysse les
charmes du festin. Ils brisent mes membres par de pénibles travaux
pour leur moudre la farine ; qu'ils prennent aujourd'hui le dernier
repas ! »
Elle dit ; le noble Ulysse se réjouit de ce présage et
de la foudre de Jupiter ; car enfin il espère punir ses ennemis.
En cet instant les autres femmes esclaves, accourant
de toutes parts dans les superbes palais d'Ulysse, allument une vive
flamme au sein des foyers. Télémaque sort de sa couche, semblable
aux dieux, et se revêt de ses habits ; il suspend un glaive à ses
épaules ; il attache à ses pieds une chaussure brillante, et saisit
une forte lance terminée par une pointe d'airain. Il s'arrête sur le
seuil, et, rencontrant Euryclée :
« Chère nourrice, dit-il, pour honorer l'étranger,
avez-vous préparé sa couche et sa nourriture ? Ou bien serait-il
resté dans ce palais sans recevoir aucuns soins ? Car telle est ma
mère, malgré sa prudence ; elle accueille inconsidérément le plus
obscur des hommes, et renvoie le plus brave sans honneur. »
« Mon fils, reprend la sage Euryclée, ne l'accusez
point maintenant, elle est innocente. L'étranger, assis dans cette
demeure, a bu le vin au gré de ses désirs ; il a dit n'avoir pas
besoin de nourriture ; ce fut Pénélope qui l'interrogea. Lorsqu'il
se ressouvint du sommeil et du repos, elle donna l'ordre à ses
femmes de dresser un lit ; mais lui, comme un homme triste et dévoré
de chagrins, ne voulut point reposer dans une couche et sur des
tapis, mais il s'est étendu vers le portique, sur une peau da boeuf
; nous l'avons recouvert d'une couverture. »
Elle dit ; Télémaque s'éloigne du palais en tenant sa
lance ; des chiens rapides suivent ses pas. Le héros s'avance pour
se rendre à l'assemblée des valeureux Grecs. Cependant la vénérable
Euryclée, fille d'Ops, issu lui-même de Pisénor, commandait aux
servantes :
« Hâtez-vous, disait-elle, d'arroser, de nettoyer
cette demeure, et sur les sièges élégants étendez des tapis de
pourpre ; vous laverez toutes les tables avec des éponges, rincez
les urnes et les coupes arrondies ; vous, allez puiser l'eau dans la
fontaine, et hâtez-vous de l'apporter ici. Les prétendants ne seront
pas longtemps loin de ce palais, mais certainement ils arriveront
dès le matin ; car c'est pour tous un jour de fête. »
Elle dit, et chacune obéit à cet ordre. Vingt d'entre
elles vont puiser l'eau dans la fontaine profonde ; les autres
s'empressent de tout préparer dans l'intérieur du palais.
Ensuite arrivent les serviteurs des Grecs ; ils
fendent le bois avec soin ; les femmes reviennent de la fontaine ;
après elles vient aussi le pasteur Eumée, conduisant trois porcs,
les plus beaux de la bergerie ; il les laisse paître en liberté dans
la vaste enceinte des cours, et lui-même adresse au noble Ulysse ces
douces paroles :
« Étranger, les Grecs vous considèrent-ils davantage,
ou vous méprisent-ils dans ce palais comme auparavant ?
« Eumée, répond le patient Ulysse, puissent les dieux
punir les injures dont ces hommes superbes m'ont accablé dans une
maison étrangère ! ils n'ont pas l'ombre de pudeur. »
C'est ainsi qu'ils s'entretenaient ensemble. Auprès
d'eux arrive Mélanthius, gardien des chèvres, conduisant les plus
belles de ses troupeaux pour le repas des prétendants ; deux bergers
le suivaient. Ils les attachent sous le portique retentissant ;
alors Mélanthius adresse au vaillant Ulysse ces reproches amers :
« Étranger, te voilà donc encore revenu dans ce palais
pour importuner les princes ? Ne quitteras-tu jamais cette porte ?
Certes, je ne pense pas que nous nous séparions avant d'avoir
éprouvé nos mains, puisque tu veux toujours mendier insolemment ;
cependant il est assez d'autres repas parmi les Grecs. »
Ainsi parlait Mélanthius ; Ulysse ne répondit point,
mais il secoua la tête en méditant une affreuse vengeance.
Le troisième qui vient après eux est Philétius, chef
des bergers, amenant aux prétendants une génisse stérile et des
chèvres superbes. Philétius et sa suite furent transportés par des
nautoniers qui conduisaient les autres passagers quand l'un d'eux
venait dans Ithaque. Il attacha ses troupeaux sous le portique
retentissant ; puis, s'approchant d'Eumée :
« Pasteur, lui dit-il, quel est cet étranger
nouvellement arrivé dans notre maison ? De quels peuples
s'honore-t-il d'être issu ? Quelle est sa famille et sa patrie ?
L'infortuné, comme il est semblable au roi notre maître ! Oui, sans
doute les dieux doivent accabler les simples mortels, puisqu'aux
rois eux-mêmes ils réservent tant d'infortunes !
Il dit, et lui présente la main droite ; puis,
s'adressant au héros, il fait entendre ces paroles :
« Salut, vénérable étranger ; puisse la prospérité
vous venir dans la suite ! car vous êtes en proie maintenant à bien
des maux. Grand Jupiter, nulle divinité n'est aussi terrible que
vous : vous êtes sans pitié pour les mortels, après leur avoir donné
la naissance ; leur vie n'est mêlée que de troubles et de douleurs.
En vous voyant, la sueur m'a saisi, mes yeux se sont remplis de
larmes, au souvenir d'Ulysse ; peut-être lui-même, vêtu comme vous
de méchants habits, erre parmi les hommes, si toutefois il respire,
s'il jouit encore de la lumière du soleil. Mais s'il est déjà mort,
et descendu dans les demeures de Pluton, malheur à moi de la perte
d'Ulysse, qui, lorsque je n'étais qu'un enfant, me donna le soin de
ses génisses dans le pays des Céphaléniens. Elles sont innombrables
maintenant, et jamais pour nul homme ne fut si féconde la race des
bœufs au large front ; cependant des étrangers m'obligent à conduire
ici ces troupeaux pour leurs repas ; ils méprisent dans son palais
le fils d'Ulysse, et ne redoutent point la vengeance des dieux ;
tous brûlent de se partager les richesses de leur maître absent.
Cependant, je roule en ma pensée mille projets divers ; il serait
mal sans doute, tant que le fils d'Ulysse existe, d'aller chez un
autre peuple, et de conduire ces bœufs à des hommes étrangers ; mais
il est affreux, en veillant sur les troupeaux d'autrui, de souffrir
tant d'outrages. Depuis longtemps j'aurais fui chez quelqu'un de nos
rois les plus puissants, car tant d'excès ne se peuvent supporter ;
mais je pense encore à mon malheureux maître, qui reviendra
peut-être pour disperser dans son palais la foule des prétendants. »
« Pasteur, lui répondit Ulysse, vous ne me paraissez
point un homme vulgaire ni sans intelligence, et moi-même je
reconnus que votre esprit est doué de sagesse ; je vous le dirai
donc, et je l'atteste par un grand serment : je jure par Jupiter, le
premier des dieux, par cette table hospitalière, et par le foyer de
l'irréprochable Ulysse où je viens d'arriver, que vous étant encore
en ces lieux Ulysse reviendra dans sa maison ; et si tel est votre
désir, vous verrez de vos propres yeux tous les prétendants immolés,
eux qui règnent en maîtres dans ce palais. »
Le chef des pasteurs de bœufs lui répond à l'instant :
« Plût au ciel, cher étranger, que Jupiter accomplît
cette parole ! vous connaîtriez alors quel est mon courage et la
forci de mon bras. »
Eumée implorait de même tous les dieux pour que le
sage Ulysse revînt enfin dans sa patrie.
C'est ainsi que tous les trois s'entretenaient
ensemble. Cependant les prétendants méditaient la perte et la mort
de Télémaque ; mais en ce moment à leur gauche s'élève un aigle au
vol superbe, qui tenait une faible colombe. Aussitôt Amphinome leur
parle en ces mots :
« Mes amis, ce dessein du trépas de Télémaque ne
s'accomplira pas pour nous ; mais songeons au repas. »
Ainsi parle Amphinome ; son discours plaît à tous ces
princes. Ils entrent dans le palais d'Ulysse, et jettent leurs
manteaux sur des sièges ; ils sacrifient ensuite les brebis et les
grasses chèvres et sacrifient aussi les jeunes porcs et la génisse
qui n'a point porté le joug ; ils distribuent les viandes rôties ;
puis ils mêlent le vin dans les urnes ; le pasteur des porcs
présente les coupes. Philétus, chef des bergers, leur apporte le
pain dans de riches corbeilles, et Mélanthius verse le vin. Tous
alors étendent les mains vers les mets qu'on leur a préparés.
Cependant Télémaque, songeant à ses ruses, fait
asseoir Ulysse dans la salle magnifique, près du seuil de pierre,
après avoir apporté lui-même un humble siège devant une chétive
table ; c'est là qu'il place la part des viandes, et versant le vin
dans une coupe d'or, il adresse au héros ces paroles :
« Asseyez-vous maintenant au milieu des convives, en
bu vaut ce vin ; je réprimerai les insultes et les attaques de tous
les prétendants ; cette maison n'est point une demeure publique,
mais le palais d'Ulysse, qui l'acquit pour moi. Pour vous,
prétendants, abstenez-vous de toute violence et de tout outrage ;
craignez que quelque dispute ou quelque querelle ne s'élève entre
nous. »
Tous, à ces mots, compriment leurs lèvres de dépit, et
s'étonnent que Télémaque parler avec tant d'assurance. Alors le fils
d'Eupithée, Antinoüs, leur parle en ces mots :
« Quoique dure, acceptons, Achéens, cette parole de
Télémaque ; certes il nous parle avec menace. Jupiter n'a pas permis
l'accomplissement de nos desseins ; sans cela nous l'eussions déjà
réprimé dans son palais, bien qu'il soit un orateur éloquent. »
Ainsi parle Antinoüs ; mais Télémaque ne s'inquiète
point de ces paroles. Bientôt après les hérauts conduisent par la
ville l'hécatombe sacrée des dieux ; les Grecs à la longue chevelure
se réunissent dans le bois touffu d'Apollon, qui lance au loin ses
traits.
Ceux-ci font rôtir les viandes, les retirent du foyer,
et les parts étant distribuées, ils se livrent à la joie des
festins. Les serviteurs placèrent devant Ulysse une part égale à
celle qu'ont obtenue les autres, comme l'ordonna Télémaque, son fils
bien aimé.
Cependant Minerve ne permet pas que ces jeunes
audacieux cessent leurs outrages, afin qu'une plus grande ardeur de
vengeance pénètre dans l'âme du fils de Laërte. Parmi les
prétendants était un homme nourri dans l'iniquité ; Ctésippe était
son nom, il habitait un palais dans Samé ; se confiant en ses
immenses richesses, lui surtout désirait vivement obtenir l'épouse
d'Ulysse absent. Maintenant il adresse ces mots à ses audacieux
compagnons :
« Écoutez-moi, valeureux prétendants, afin que je vous
parle ; l'étranger avec raison vient de recevoir une part égale à la
nôtre : il ne serait ni juste ni convenable de mépriser les hôtes de
Télémaque, quand l'un d'eux arrive dans cette demeure. Mais je veux
aussi lui donner le présent de l'hospitalité, pour qu'il l'offre
soit à celui qui le baignera, soit à quelque autre des serviteurs
qui sont dans le palais du divin Ulysse. »
Il dit, et saisissant le pied d'un bœuf au fond d'une
corbeille, il le lance d'une main vigoureuse ; mais Ulysse l'évite
en inclinant la tête. Alors, du fond de son âme, il laisse échapper
un rire amer ; le pied va frapper la muraille élevée. Aussitôt
Télémaque menace Ctésippe en ces mots :
« Ctésippe, rien de plus heureux pour toi : tu n'as
pas atteint l'étranger, lui-même échappe à tes coups. Autrement, je
t'aurais percé le sein de ma lance aiguë, et ton père, au lieu de
ton mariage, aurait ici construit ta tombe. Que nul dans cette
demeure ne me montre son insolence ; maintenant je connais chaque
chose, le bien et le mal ; tandis que jusqu'à ce jour je n'étais
qu'un enfant. Ainsi j'ai supporté de voir mes troupeaux égorgés, mon
vin, mes blés livrés au pillage ; car il est difficile qu'un seul
homme en réprime un grand nombre. Mais allez, dans votre haine vous
ne commettrez plus ces crimes ; si vous désirez m'immoler avec le
fer, je le voudrais aussi, puisqu'il vaut mieux mourir que de voir
sans cesse ces forfaits odieux, les hôtes outragés, et les servantes
honteusement violées dans ces riches demeures. »
Il dit ; tous à ces mots gardent un profond silence.
Enfin Agélaüs, fils de Damastor, fait entendre ces paroles
« 0 mes amis, que nul ne s'indigne ni ne réponde par
d'aigres discours à ces justes reproches; n'outragez donc plus
l'étranger et nul autre des serviteurs qui sont dans la maison du
divin Ulysse. Mais je veux donner un sage conseil à Télémaque, ainsi
qu'à sa mère, et puisse-t-il leur être agréable à tous deux ! Tant
qu'au fond de l'âme vous avez conservé l'espoir que le prudent
Ulysse reviendrait chez lui, ce n'était pas sans raison que les
prétendants attendaient et restaient dans cette demeure : c'était en
effet le parti le meilleur, si jamais, revenant en ces lieux, Ulysse
de retour fût rentré dans son palais ; mais il est clair maintenant
que ce héros ne reviendra pas. Télémaque, vous devez donc
représenter à votre mère qu'elle doit épouser le plus illustre des
Grecs, celui qui donnera les plus nombreux présents ; afin que,
buvant et mangeant au gré de vos désirs, vous possédiez en paix les
biens paternels, et que Pénélope veille sur la maison d'un nouvel
époux. »
Le sage Télémaque répondit à ces mots :
« J'en atteste Jupiter, Agélaüs, et les malheurs de
mon père, qui peut-être a péri loin d'Ithaque, ou peut-être est
encore errant, je ne m'oppose point au mariage de ma mère ; je
l'exhorte à s'unir à celui que son cœur désire, et j'offre en outre
des présents nombreux. Mais je crains, par une parole rigoureuse, de
l'éloigner, malgré ses vœux, de cette demeure ; qu'un dieu ne le
permette jamais. »
Ainsi parle Télémaque ; Minerve alors excite un rire
immodéré parmi les prétendants, et trouble leur raison. Ils riaient
d'un rire étrange ; ils dévoraient les viandes encore sanglantes ;
leurs yeux se remplissaient de larmes ; leur âme prévoyait le
malheur. En ce moment le devin Théoclymène s'écrie dans l'assemblée
:
« Malheureux ! à quels maux êtes-vous donc en proie ?
La nuit couvre votre tète, votre visage et vos genoux. Un
gémissement se fait entendre, et vos joues sont inondées de larmes;
le sang coule sur ces murs, sur ces superbes lambris ; le portique,
les cours sont remplis d'ombres qui se précipitent dans les ténèbres
de l'Érèbe ; le soleil a disparu des deux, un nuage affreux nous
enveloppe. »
Il dit, et tous à ce discours rient avec joie. Alors
Eurymaque, fils de Polybe, fait entendre ces paroles :
« Sans doute il a perdu la raison, cet étranger
nouvellement arrivé d'un pays lointain. Jeunes serviteurs, faites-le
sortir à l'instant du palais, et conduisez-le sur la place publique,
puisque le jour lui paraît semblable à la nuit. »
« Eurymaque, répond le devin Théoclymène, je n'ai pas
besoin de guides pour m'accompagner ; mes yeux, mes oreilles, mes
deux pieds ont encore toute leur force, et mon esprit, toujours
ferme au dedans de moi, n'est point honteusement dégradé. Je sors
volontiers, car je prévois les malheurs qui vous menacent, et
qu'aucun des prétendants ne pourra fuir, qu'aucun n'évitera, aucun
de vous qui dans le palais d'Ulysse, en insultant les étrangers,
tramez d'odieux complots. »
En achevant ces mots, Théoclymène s'éloigne de ces
superbes demeures ; il se rend auprès de Pirée, qui l'accueille avec
joie. Alors tous les prétendants, se regardant entre eux,
s'efforcent de blesser Télémaque, et se moquent en riant de ses
hôtes ; ainsi l'un de ces jeunes audacieux lui disait avec aigreur :
« Télémaque, nul n'est plus malheureux que toi dans le
choix de ses hôtes ; celui que tu protèges, misérable vagabond,
manquant de pain et de vin, incapable de travail, sans vigueur,
n'est qu'un inutile fardeau de la terre ; l'autre ne reparaît ici
que pour prophétiser. Mais cède à mes avis, c'est le parti le plus
sage : jetons ces étrangers dans un navire, envoyons-les aux
Siciliens, pour en avoir une bonne rançon. »
C'est ainsi que parlaient les prétendants ; Télémaque
ne s'inquiète point de ces paroles, mais il regarde son père en
secret, attendant toujours l'instant de porter les mains sur les
prétendants audacieux.
Cependant, assise en face sur un siège magnifique,
Pénélope, la fille d'Icare, écoutait attentivement ce que disaient
ces princes dans l'intérieur du palais. Ceux-ci préparaient en riant
un agréable et splendide festin, après avoir immolé de nombreuses
victimes ; toutefois, jamais repas plus funeste ne leur fut réservé
que celui qui leur serait bientôt offert par une déesse et par un
héros vaillant ; car 1ns premiers ils avaient machiné de honteux
complots.