« Nous arrivâmes ensuite à l'île d'Éolie ; c'est là
qu'habité, dans une île flottante, le fils d'Hippotas, Éole, cher
aux dieux immortels. De toutes parts cette île est environnée d'une
forte muraille d'airain ; une roche unie règne tout autour. Près de
lui sont douze enfants, qui reçurent le jour dans ses palais : six
filles et le même nombre de fils, à la fleur de l'âge. Éole voulut
que ses filles devinssent les épouses de ses fils ; eux, sans cesse
autour de leur père chéri, de leur auguste mère, se livrent aux
festins ; devant eux sont déposés des mets en abondance. Pendant le
jour ces demeures exhalent les plus doux parfums, et dans la cour
retentissent des sons harmonieux ; pendant la nuit. Le septième jour
nous arrivons à la haute ville de Lamus, Lestrygonie aux larges
portes, où le berger, revenant du pâturage, appelle un autre berger,
qui s'empresse de sortir à la voix de son compagnon. En ces lieux un
homme vigilant gagnerait un double salaire s'il menait paître tour à
tour les bœufs et les brebis ; car les pâturages du jour et ceux de
la nuit sont près de la ville. Nous arrivons à l'embouchure d'un
port superbe, qu'entouré des deux côtés une roche escarpée, et ces
rivages élevés en face l'un de l'autre s'avancent pour en fermer
l'entrée ; mais le passage est étroit : c'est en ces lieux que mes
compagnons conduisent les larges navires. Ils les attachent dans ce
port, tous rapprochés entre eux ; car jamais les flots, ni grands ni
petits, ne sont soulevés dans cette enceinte, là règne toujours une
paisible sérénité. Moi, cependant, je demeure seul en dehors, à
l'extrémité du port, et j'attache mon navire au rocher avec des
câbles ; je monte ensuite sur une hauteur, pour connaître le pays.
Je n'aperçois aucune trace de labourage ni des travaux des hommes,
mais seulement je découvre des tourbillons de fumée qui s'élèvent du
sein de la terre. Alors, ayant résolu d'envoyer mes compagnons pour
s'informer quels étaient les hommes qui se nourrissaient de blé dans
cette contrée, j'en choisis deux des plus vaillants, et le troisième
était un héraut qui les accompagnait. Ils suivirent une route
facile, destinée aux chars qui conduisaient à la ville le bois des
montagnes élevées. Près de la ville ils rencontrent la fille du
Lestrygon Antiphate, vierge robuste, qui s'en allait puiser de
l'eau. Celle-ci se rendait donc a la limpide fontaine Artacie ; car
c'était la qu'on venait puiser l'eau pour la ville ; et mes
compagnons, s'adressant à cette jeune fille, lui demandèrent quel
était le roi de ces contrées, sur quels peuples il régnait ; elle
aussitôt leur montre les superbes demeures de son père. Ils se
rendent au palais, et trouvant la reine, qui leur apparaît comme une
haute montagne, ils en sont saisis d'horreur. A l'instant elle
appelle et fait venir de la place publique le terrible Antiphate,
son époux, qui réservait a mes compagnons une mort cruelle. D'abord
il en saisit un, et le réserve pour son repas ; les deux autres
s'enfuient en toute hâta vers la flotte. Cependant Antiphate pousse
un cri dans la ville ; aussitôt les vigoureux Lestrygons s'élancent
de toutes parts, en grand nombre, non semblables à des hommes, mais
à des géants. Ceux-ci du haut des rochers jettent d'énormes pierres
; alors du sein de la flotte s'élève un affreux tumulte et d'hommes
expirants et de navires brisés ; ils percent mes compagnons comme
des faibles poissons, et les emportent pour leurs barbares festins.
Tandis qu'ils remplissent de carnage l'intérieur du port, je tire
mon glaive, et coupe les câbles de mon navire à la proue azurée.
Soudain excitant les matelots, je leur ordonne de saisir les rames
pour éviter le malheur. Tous alors rament et se courbent avec
effort, en redoutant le trépas. Mon seul navire trouve son salut au
milieu des mers, loin de ces roches élevées ; mais tous les autres
navires périrent dans le port.
« Nous recommençons à voguer, le cœur consumé de
chagrin, quoique ayant évité le trépas, d'avoir perdu nos compagnons
chéris. Bientôt nous arrivons à l'île d'Éa ; c'est là qu'habité la
blonde Circé, déesse illustre, à la voix mélodieuse, et sœur du
prudent Éétès : tous deux naquirent du Soleil, qui donne la lumière
aux hommes, et de Persée, la fille de l'Océan. Portés sur notre
vaisseau, nous arrivons en silence vers ce rivage, dans un port
commode aux navires : sans doute un dieu nous conduisait. Nous
descendons à terre, et restons en ces lieux pendant deux jours et
deux nuits, le corps accablé de fatigues et l'âme navrée de douleur.
Lorsque la brillante Aurore eut ramené le troisième jour, je m'arme
d'un javelot et d'un glaive aigu ; je m'éloigne de mon navire, et
monte sur une hauteur, pour savoir si je découvrirais les ouvrages
des hommes, ou si j'entendrais leur voix. Je m'arrête quand je suis
au sommet de la montagne, et j'aperçois la fumée qui dans le palais
de Circé s'élevait de la terre, à travers les arbres touffus de la
forêt. Je délibère au fond de mon âme d'aller à la découverte, afin
de voir d'où part cette épaisse fumée ; mais le parti qui me semble
préférable, c'est de retourner au rivage pour donner le repas à mes
compagnons, et les envoyer ensuite à la découverte. J'étais près
d'arriver à mon navire, quand un dieu prend pitié de moi dans cette
solitude, et me fait rencontrer sur la route un cerf d'une immense
grosseur ; il sortait des pâturages de la forêt, et se dirigeait
vers le fleuve pour se désaltérer ; il était accabla. par la chaleur
du soleil ; à peine il s'élance, que je le frappe dans le dos, et le
javelot d'airain le traverse tout entier ; il tombe sur la poussière
en gémissant, et sa vie l'abandonne. Aussitôt, courant à lui, je
retire de la blessure l'arme d'airain, que je laisse étendue sur la
terre. Cependant je coupe des osiers flexibles, et, les ayant
tressés, j'en fais une corde longue de trois coudées, pour attacher
les pieds de ce cerf énorme. Alors, passant ma tête entre ses
jambes, je le porte jusqu'au rivage, en m'appuyant sur mon javelot,
parce que je n'aurais pu le porter sur une épaule ni d'une seule
main ; cet animal était d'une grandeur immense. Je le jetai devant
le navire ; puis réveillant mes compagnons, je leur adresse ces
douces paroles :
« Non, mes amis, malgré nos chagrins, nous ne
descendrons point dans les demeures de Pluton avant qu'arrivé le
jour du destin. Venez donc ; et puisqu'il nous reste encore dans le
navire des aliments et du breuvage, songeons à prendre quelque
nourriture, ne nous laissons point accabler par la faim. »
« Aussitôt tous se hâtent d'obéir à mes ordres ; ils
se découvrent le visage, et regardent avec étonnement le cerf sur la
plage de la mer inféconde, car cet animal était d'une grandeur
immense. Après avoir pris plaisir à le contempler, ils lavent leurs
mains, et préparent le repas. Durant tout le jour, et jusqu'au
coucher du soleil, nous savourons les chairs délicates et le vin
délectable. Quand cet astre a terminé son cours, et qu'arrivent les
ténèbres du soir, nous nous endormons sur le rivage de la mer. Dès
que l'Aurore aux doigts de rose brille dans les deux, je réunis tous
mes compagnons, et leur tiens ce discours :
« Écoutez mes paroles, quoique vous soyez accablés de
tristesse, amis ; nous ne savons point où se trouve le couchant ni
l'aurore, ni l'endroit où le soleil, flambeau des humains, passe
sous la terre, ni les lieux où cet astre se lève ; toutefois, voyons
promptement s'il est encore quelque parti salutaire. Moi, je crois
qu'il n'en existe pas ; j'ai découvert, en montant sur cette
montagne escarpée, une île qu'environnent de toutes parts les flots
de la mer. Cette île est basse, et vers le milieu j'ai vu des
tourbillons de fumée s'élever à travers les arbres touffus de la
forêt. »
« A ces mots, leur âme est frappée de crainte ; car
ils rappellent à leur souvenir et les funestes exploits du Lestrygon
Antiphate et les cruautés du terrible Cyclope l'anthropophage. Ils
pleurent avec amertume, laissent couler un torrent de larmes ; mais
les larmes ne sont point une ressource aux infortunés.
« Cependant je les divise en deux troupes, et je donne
un chef à chacune d'elles ; je commande les uns, le divin Euryloque
les autres ; puis aussitôt j'agite les sorts dans un casque
d'airain. Le premier qui paraît est celui du magnanime Euryloque :
il s'éloigne, et vingt-deux de mes compagnons le suivent en pleurant
; ils nous laissent sur le rivage, livrés à de tristes gémissements.
Ils découvrent bientôt, au sein d'un vallon, les solides demeures de
Circé, bâties en pierres polies sur un tertre élevé. Tout autour de
cette habitation étaient des loups sauvages, et des lions que la
déesse avait charmés, après leur avoir donné des breuvages funestes.
Ces animaux ne se précipitèrent point sur nos compagnons, mais ils
se dressèrent, en agitant leurs queues d'un air caressant. Ainsi des
chiens fidèles flattent leur maître quand il sort da table, car
celui-ci toujours apporte quelques restes pour apaiser leur faim ;
de même les lions et les loups aux ongles vigoureux flattent mes
compagnons. Cependant ceux-ci sont effrayés à la vue de ces monstres
terribles ; ils s'arrêtent sous les portiques de la déesse à la
belle chevelure ; eux cependant écoutaient Circé, qui dans
l'intérieur chantait d'une voix mélodieuse en tissant une toile
immense et divine : tels sont les ouvrages superbes, délicats et
gracieux des déesses. Alors Politès leur adresse ces paroles,
Politès, chef des héros, celui de tous mes compagnons que j'honorais
le plus et qui m'était le plus cher.
« 0 mes amis, celle qui dans l'intérieur tisse une
longue toile, déesse ou mortelle, chante délicieusement : tout le
palais en retentit ; mais hâtons-nous d'élever la voix. »
« Il dit ; mes compagnons l'appellent à haute voix.
Elle accourt aussitôt, franchit les portes brillantes, et les invite
; eux tous ensemble la suivent imprudemment, mais Euryloque resta,
soupçonnant quelque embûche. Circé les introduit, et les fait
asseoir sur des trônes et sur des sièges ; elle leur prépare du
fromage, de la farine d'orge et du miel nouveau dans le vin de
Pramne ; puis elle mêle des charmes funestes, pour qu'ils perdent
entière ment le souvenir de la patrie. Après qu'elle leur a donné ce
breuvage, et qu'ils ont bu, soudain, les frappant de sa baguette,
elle les enferme dans l'étable des pourceaux. Ils en ont la tête, la
voix, les poils, tout le corps, et pourtant leur esprit conserve sa
force comme auparavant. Ainsi gémissants, ils sont renfermés dans
une étable ; Circé leur jette des glands, des faînes et le fruit du
cornouiller pour toute nourriture, seuls mets que mangent les porcs
qui couchent sur la terre.
« Aussitôt Euryloque accourt vers le navire nous
annonce ! le funeste destin de nos compagnons. Malgré son désir, il
ne peut proférer une parole, tant son âme est troublée par une
grande douleur. Ses yeux sont noyés de larmes, et son âme plongée
dans la tristesse. Mais enfin, après que tous nous l'eûmes pressé de
questions, il nous raconte ainsi le malheur de nos autres compagnons
:
« Nous traversions la forêt, dit-il, comme tu l'avais
ordonné, noble Ulysse ; bientôt nous découvrons au sein d'un vallon
de belles demeures bâties en pierres polies sur un tertre élevé.
C'est là qu'en tissant une longue toile chantait, d'une voix
mélodieuse, soit une déesse, soit une femme. Mes compagnons
l'appellent à haute voix ; elle accourt aussitôt, franchit les
portes brillantes, et les invite. Eux tous ensemble la suivent
imprudemment : moi, cependant, je restai, soupçonnant quelque
embûche. Alors tous sont devenus invisibles, aucun d'eux n'a reparu
; pourtant je suis resté longtemps à les attendre. »
« A ces mots, je suspends à mes épaules un long glaive
d'airain enrichi de clous d'argent, et je saisis mon arc ; puis je
presse Euryloque de me conduire par le même chemin. Alors il se
jette à mes genoux, qu'il embrasse, et laisse, à travers des
sanglots, échapper ces paroles :
« Ne m'entraîne point malgré moi dans ce palais, noble
enfant de Jupiter, mais laisse-moi sur ce rivage, car je sais que
tu n'en reviendras jamais, ni même aucun autre dos compagnons que tu
veux y conduire ; fuyons donc promptement avec eux, puisqu'il nous
est encore permis d'échapper au jour funeste. »
« Euryloque, lui dis-je aussitôt, tu peux rester en
ces lieux, boire et manger dans l'intérieur du navire ; quant à moi,
je pars, une dure nécessité m'y contraint. »
« En achevant ces mots, je m'éloigne du navire et de
la mer. J'étais près, en traversant ces vallons sacrés, d'arriver au
vaste palais de l'enchanteresse Circé, lorsque Mercure au sceptre
d'or, comme j'approchais de la maison, se présente à moi sous les
traits d'un jeune homme à la fleur de l'âge, brillant de grâce et de
fraîcheur ; alors ce dieu me prend la main, et me tient ce discours:
« Ah, malheureux ! pourquoi t'engager seul dans ces
routes dangereuses, sans connaître ce séjour ? Tous tes compagnons,
retenus auprès de Circé, sont, comme de vils troupeaux, renfermés au
fond d'une étable obscure. Viens-tu pour les délivrer ? Mais je ne
pense pas que tu puisses retourner, et tu resteras où sont les
autres. Toutefois, écoute, je t'affranchirai de ces maux, je te
sauverai ; tiens, et muni de cette plante salutaire, va dans le
palais de Circé : ce charme écartera de toi le jour funeste. Je
t'apprendrai tous les pernicieux desseins de Circé. Cette déesse
veut te préparer un breuvage, et jeter dans ce mélange des charmes
funestes ; mais elle ne pourra te charmer, car la plante salutaire
que je te donnerai ne le lui permettra pas. Je vais t'instruire de
tout. Lorsque Circé t'aura touché de sa baguette, toi, saisissant
soudain le glaive que tu portes a ton côté, fonds sur elle, comme
impatient de la frapper ; alors, toute tremblante, elle voudra
s'unir à toi. Tu ne refuseras point de partager la couche d'une
déesse, afin qu'elle délivre tes amis et qu'elle te soit favorable ;
mais fais-lui jurer par le grand serment des dieux qu'elle n'ourdira
contre toi-même aucun autre mauvais dessein, de peur que t'ayant
désarmé, cette enchanteresse ne te rende faible et sans courage. »
« Comme il finissait déparier, Mercure me donne cette
plante, qu'il arrache du sein de la terre, et m'en fait connaître la
nature. Elle était noire par sa racine, mais sa fleur était blanche
comme le lait ; les dieux la nomment moly. Sans doute il est
difficile aux hommes de l'arracher, mais tout est possible aux
immortels.
« Mercure alors abandonne cette île ombragée de
forêts, et remonte dans le vaste Olympe ; moi, je me rends aux
demeures de Circé ; mon cœur durant ce trajet roule mille pensées.
Je m'arrête sous les portiques de la déesse à la belle chevelure ;
là, debout, je l'appelle, et la déesse entend ma voix. Elle accourt
aussitôt, franchit les portes brillantes, et m'invite ; je la suis,
le cœur accablé de tristesse. Elle m'introduit, et me fait asseoir
sur on trône magnifique, orné de clous d'argent, puis elle place une
escabelle sous mes pieds. Alors elle prépare le breuvage dans une
coupe d'or, afin que je boive ; elle y mêle ses charmes funestes, en
méditant au fond de son âme d'affreux desseins. Circé me donna la
coupe ; je bus, mais elle ne me charma point. Alors, me frappant de
sa baguette, elle me dit ces mots :
« Va dans l'étable des pourceaux languir avec tes
autres compagnons. »
« Aussitôt, tirant le glaive aigu que je porte à mon
côté, je fonds sur la déesse, comme impatient de la frapper. Soudain
Circé, poussant un cri, s'élance, prend mes genoux, et gémissante
elle m'adresse aussitôt ces paroles :
« Qui donc êtes-vous ? Quels peuples venez-vous de
quitter ? Quels sont et votre patrie et vos parents ? L'étonnement
me saisit de ce que vous avez bu ces philtres sans en être charmé.
Nul autre homme jusqu'à ce jour n'a supporté ces charmes, soit qu'il
les ait bus ou même approchés de ses lèvres. Vous portez en votre
sein un cœur indomptable. Seriez-vous cet ingénieux Ulysse que
Mercure m'a de tout temps prédit devoir, sur son léger navire,
aborder en cette île à son retour d'Ilion ? Mais venez, remettez le
glaive dans le fourreau, partageons la même couche, et tous les deux
réunis par le sommeil et l'amour, confions-nous l'un à l'autre. »
« Quand elle eut cessé de parler, je lui réponds en
ces mots :
« 0 Circé, comment pouvez-vous m'ordonner de calmer ma
colère ? Vous avez changé mes compagnons en pourceaux, et maintenant
que vous me retenez, perfide, m'engageriez-vous à me rendre dans
votre demeure, à partager votre couche, afin de me rendre faible et
sans courage, après m'avoir désarmé ? Non, je ne veux point partager
votre couche, si vous ne jurez, ô déesse, par un serment
irrévocable, que vous ne méditerez point contre moi quelque mauvais
dessein. »
« A ces mots, elle jure comme je l'avais demandé.
Quand elle a juré, que le serment est accompli, je consens à
partager la couche magnifique de Circé.
« Cependant quatre nymphes étaient dans ce palais, et
la servaient avec zèle. Elles étaient filles des fontaines, des
forêts, et des fleuves sacrés qui se précipitent dans la mer. L'une
d'elles étend sur des sièges de riches tapis de pourpre, et les
recouvre encore d'un tissu de lin ; une autre devant les sièges
dresse des tables d'argent, sur lesquelles elle place des corbeilles
d'or ; la troisième remplit une urne d'argent d'un vin aussi doux
que le miel, et distribue les coupes d'or ; la quatrième apporte
l'eau, puis elle allume un grand feu sous le large trépied ; l'eau
s'échauffait. Lorsque cette onde a frémi dans l'airain sonore, la
nymphe ma place dans la baignoire, puise l'eau chaude dans le
trépied, qu'elle mélange agréablement avec la froide, et la répand
sur ma tête et sur mes épaules pour délasser mon corps de la fatigue
qui l'accablait. Après m'avoir lavé, m'avoir parfumé d'essences,
elle me revêt d'une tunique et d'un manteau, me présente un siège,
enrichi de clous d'argent, et pose une escabelle sous mes pieds.
Cependant une servante apporte une aiguière d'or, verse l'eau dans
un bassin d'argent pour laver mes mains ; puis devant moi plaçant
une table polie, l'intendante du palais y dépose le pain et les mets
nombreux qu'elle tient sous sa garde. La déesse alors m'invite à
manger ; mais je n'y trouvais aucun plaisir : je restais assis,
occupé d'autres soins, et mon esprit prévoyait des malheurs.
« Circé, me voyant immobile, et refusant de porter les
mains vers les mets qu'on m'avait servis, parce que j'étais saisi
d'une douleur profonde, s'approche aussitôt, et me dit ces paroles :
« Ulysse, pourquoi donc ainsi rester en silence, et,
vous rongeant le cœur, refuser ces aliments et ce breuvage ?
Soupçonnez-vous quelque embûche nouvelle ? Cepen-dant, il ne vous
faut plus craindre, puisque je vous ai juré le serment terrible. »
« 0 Circé, lui répondis-je alors, quel homme, s'il a
quelque sentiment équitable, supporterait de goûter les aliments et
le breuvage avant que ses compagnons soient délivrés et qu'il les
voie de ses yeux ? Si donc, bienveillante, vous m'ordonnez de boire
et de manger, délivrez-les, et que je voie de mes yeux mes
compagnons bien aimés. »
« A ces mots, Circé sort du palais, en tenant sa
baguette à la main ; elle ouvre les portes de l'étable, et fait
sortir mes compagnons, qui paraissent semblables à des porcs âgés de
neuf ans. Ils s'arrêtent devant moi ; la déesse alors s'approche
d'eux, et les oint tour à tour d'un autre philtre. Alors de leurs
membres tombent ces poils produits par le funeste charme que leur
donna cette divinité puissante ; ils redeviennent des hommes plus
jeunes qu'auparavant, et me paraissent plus beaux et plus grands que
je ne les vis jamais. Bientôt ils me reconnurent, et chacun d'eux se
jeta dans mes bras. Tous laissent échapper un cri de joie, et le
palais en retentit à grand bruit ; la déesse elle-même est touchée
de compassion. Mais, s'approchant de moi, cette divinité me parle en
ces mots :
« Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, retournez
maintenant vers le rivage de la mer ; retirez d'abord votre vaisseau
sur le sable, cachez dans les grottes vos richesses et tous vos
agrès ; puis revenez, et conduisez en ces lieux vos compagnons
chéris. »
« Elle dit, et mon cœur généreux se laisse persuader
de se rendre vers le rivage de la mer. Près de mon navire je trouvai
mes amis, qui soupiraient en versant des larmes abondantes. Lorsque
des génisses, parquées au milieu d'un champ, voient revenir dans
l'enceinte les troupeaux de vaches rassasiées d'herbages, toutes
ensemble se précipitent à leur rencontre, aucune barrière ne peut
les retenir, et nombreuses elles se pressent en bêlant autour de
leurs mères. Ainsi mes compagnons lorsqu'ils m'aperçurent fondirent
en larmes ; dans leur âme il leur semble être arrivés déjà dans leur
patrie, l'âpre Ithaque, où jadis ils reçurent le jour et passèrent
leur enfance. Alors, à travers les sanglots, ils laissent échapper
ces paroles :
« Oui, ton retour, noble Ulysse, nous cause autant de
joie que si nous abordions dans Ithaque aux terres paternelles. Mais
dis-nous le sort funeste qu'ont éprouvé nos autres compagnons. »
« C'est ainsi qu'ils parlaient, et moi je leur
répondis par ces douces paroles :
« Tirons d'abord le navire sur le sable du rivage,
cachons dans les grottes nos richesses et tous nos agrès ; puis
hâtez-vous et suivez-moi tous, afin d'aller revoir nos compagnons,
qui mangent et boivent dans les demeures sacrées de Circé, car ils
jouissent d'une heureuse abondance. »
« C'est ainsi que je parlais ; eux à l'instant
obéirent à mes ordres ; le seul Euryloque veut les retenir, et leur
tient ce discours :
« Ah ! malheureux, ou courons-nous ? A quels
nouveaux malheurs aspirez-vous en pénétrant dans les demeures de
Circé ?
Cette déesse vous changera tous en porcs, en loups, en
lions, et nous serons contraints de garder son vaste palais. Ainsi
le Cyclope vous accabla de maux lorsque nos compagnons pénétrèrent
dans son antre pour accompagner l'audacieux Ulysse c'est par son
imprudence qu'ils ont péri. »
« C'est ainsi qu'il parlait, et moi je balançais au
fond de l'âme si, saisissant mon glaive, je ne ferais pas rouler sa
tête sur la plage, bien qu'il fût mon proche parent ; mais tous mes
compagnons m'arrêtent à l'envi par ces douces paroles :
« Illustre enfant de Jupiter, laissons Euryloque, si
tu le permets ; qu'il reste en ces lieux, et qu'il garde le navire ;
toi cependant conduis-nous dans les demeures sacrées de Circé. »
« Tous, en achevant ces mots, s'éloignent du navire et
de la mer. Euryloque lui-même ne resta point, mais il nous suivit ;
car il fut effrayé de mes menaces terribles.
« Pendant ce temps, Circé dans son palais lavait mes
compagnons, et les parfumait d'essences ; puis elle les revêt de
superbes manteaux et de tuniques. Nous les trouvâmes qui prenaient
le repas dans le palais. Après s'être reconnus les uns les autres,
ils se racontèrent toutes leurs aventures en versant des larmes, et
le palais était rempli de gémissements. Alors la déesse se place à
mes côtés, et fait entendre ces mots :
« Fils de Laërte, ingénieux Ulysse, mettez un terme à
votre deuil inconsolable ; je sais tous les maux que vous avez
supportés sur la mer poissonneuse, et tout ce que sur la terre vous
ont fait souffrir de cruels ennemis. Mais venez, mangez ces
aliments, buvez ce vin jusqu'à ce que dans votre âme vous ayez
recouvré le courage qui vous animait lorsque, pour la première fois,
vous abandonnâtes l'âpre Ithaque, votre patrie. Main tenant vous
êtes abattu, vous êtes sans force en songeant à vos pénibles voyages
; et votre âme ne se livre pas à la joie, parce que vous avez
beaucoup souffert. »
« Ainsi parlait la déesse, et notre cœur généreux se
laissa persuader. Nous restons en ces lieux durant une année
entière, savourant avec délices l'abondance des mets et le vin
délicieux. Mais quand l'année est achevée, que les saisons sont
révolues, et que les mois en se succédant ont terminé ces longues
journées, mes compagnons me tirant à l'écart :
« Ulysse, me disent-ils, ressouviens-toi de la
patrie, puisque les destins ont résolu de te sauver et de te ramener
dans ton superbe palais, aux champs paternels. »
« Ils parlèrent ainsi ; mon cœur généreux se laissa
persuader. Pendant tout ce jour encore, jusqu'au coucher du soleil,
nous savourons avec délices l'abondance des mets et le vin délicieux
; quand le soleil est couché, que les ténèbres descendent sur la
terre, mes compagnons s'endorment au sein du palais ombragé.
« Moi cependant, je monte dans les riches appartements
de Circé ; je la supplie à genoux, et la déesse consent à m'écouter.
Alors je lui fais entendre ces paroles rapides :
« 0 Circé, daignez accomplir la promesse que vous
m'avez faite de me renvoyer dans mes foyers ; c'est là mon seul
désir, et celui de mes compagnons, qui sans cesse affligent mon cœur
en se lamentant autour de moi lorsque vous êtes absente. »
« Noble fils de Laërte, sage Ulysse, me répond la
déesse, vous n'êtes point forcé de rester malgré vous dans mon
palais ; mais il vous faut tenter une route nouvelle, il vous faut
descendre dans les demeures de Pluton et de la terrible Proserpine,
pour consulter l'âme du Thébain Tirésias, ce devin aveugle dont
l'intelligence est dans toute sa force ; à lui seul, quoiqu'il soit
mort, Proserpine donne un esprit pour tout connaître ; les autres ne
sont que des ombres errantes. »
« A cette affreuse nouvelle, mon âme est brisée de
douleur ; étendu sur ma couche, je pleurais, je ne voulais plus
vivre ni revoir la lumière du soleil. Mais enfin, après m'être agité
longtemps et m'être rassasié de larmes, je répondis à la déesse en
ces mots :
« 0 Circé, qui m'enseignera cette route ? Nul jusqu'à
ce jour n'arriva sur un navire dans les demeures de Pluton. »
« Noble fils de Laërte, reprend la nymphe divine, ne
vous mettez pas en peine de trouver un guide pour votre vaisseau ;
dressez le mât, déployez les blanches voiles, et restez assis ; le
souffle de Borée le dirigera pour vous. Lorsque sur votre vaisseau
vous aurez traversé l'Océan, vous trouverez un port étroit, et le
bois de Proserpine, où croissent les hauts peupliers et les saules
stériles ; vous tirerez votre navire sur ce rivage, que baigna le
profond Océan, et vous pénétrerez dans les vastes royaumes de
Pluton. En ces lieux, dans l'Achéron coule le Pyriphlégéton et le
Cocyte, qui s'échappe des eaux du Styx ; un rocher s'élève à
l'endroit qui réunit ces fleuves retentissants. Alors, noble héros,
quand vous aurez atteint ces bords, comme je vous l'indique, vous
creuserez un fossé d'une coudée dans tous les sens ; autour de ce
fossé vous ferez des libations à tous les morts, la première avec le
lait et le miel, la seconde avec le vin réjouissant, la troisième,
enfin, avec de l'eau, puis vous répandrez au-dessus la blanche fleur
de farine. Vous implorerez les ombres légères des morts, en leur
promettant, quand vous serez dans Ithaque, de leur immoler une
génisse stérile, la plus belle que vous posséderez en votre maison,
et de remplir un bûcher d'offrandes précieuses ; vous sacrifierez en
outre au seul Tirésias un bélier entièrement noir, qui l'emportera
sur tous ceux de vos troupeaux. Après avoir adressé vos prières à la
troupe nombreuse des morts, immolez en ces lieux mêmes un agneau
mâle avec une brebis noire, en les tournant du côté de l'Érèbe, mais
vous-même détournez vos regards, et considérez les courants du
fleuve ; c'est là que les âmes des morts arriveront en foule. Alors
commandez à vos compagnons d'ouvrir et de brûler les victimes
immolées par le fer cruel, en implorant tous les dieux, le
redoutable Pluton, et la terrible Proserpine ; cependant, vous
alors, tirant le glaive aigu que vous portez à votre côté, restez
debout et ne permettez pas que les ombres légères des morts
s'approchent du sang avant que Tirésias vous ait instruit. Dès que
ce devin sera venu, chef des peuples, il vous dira votre route, la
longueur du voyage, et comment vous accomplirez votre retour, à
travers la mer poissonneuse. »
« A peine la déesse a-t-elle achevé de parler, que
paraît l'Aurore sur son trône d'or. Circé me donne de riches
vêtements, une tunique, un manteau ; cette nymphe prend à son tour
une robe blanche, parure élégante, du tissu le plus délicat, entoure
ses reins d'une belle ceinture d'or, et place un voile sur sa tête.
Cependant je parcourais en grande hâte tout le palais, excitant mes
compagnons, et, m'adressant à chacun d'eux, je les engage par ces
douces paroles :
« Il n'est plus temps, en se livrant au repos, de
savourer le doux sommeil ; partons, c'est l'auguste Circé qui me le
conseille elle-même. »
« Aussitôt ils s'empressent d'obéir à mes ordres.
Cependant je ne ramenai point tous mes compagnons. Elphénor, le plus
jeune d'entre eux, guerrier qui n'était point vaillant a la guerre,
et doué de peu de prudence, s'était éloigné de ses amis dans les
demeures sacrées de la déesse, et désirant respirer la fraîcheur, il
s'endormit, la tête appesantie par le vin ; dès qu'il entend le
bruit et le tumulte de ses compagnons, il se réveille en sursaut, et
dans le trouble de son esprit, au lieu de retourner pour prendre le
chemin de l'escalier, il se précipite du toit ; par cette chute les
vertèbres du cou sont rompues, et son âme s'envole dans les demeures
de Pluton. Quand les autres sont réunis, je leur tiens ce discours :
« Vous pensez peut-être maintenant rentrer au sein de
vos foyers dans les champs paternels ; mais Circé nous indique une
autre route, car nous devons nous rendre dans les royaumes de Pluton
et de la terrible Proserpine pour consulter l'âme du Thébain
Tirésias. »
« A ces mots, leur âme est brisée de douleur, ils
s'asseyent à terre en gémissant, et s'arrachent les cheveux ; mais
tout cela n'était d'aucun secours à ces infortunés.
« Nous retournons alors près de notre vaisseau, sur
les bords de la mer, tristes et versant des larmes, tandis que
Circé, qui nous accompagne jusque auprès du navire, attache un
agneau mâle avec une brebis noire, et puis se dérobe aisément à nos
regards. Qui pourrait des yeux suivre un dieu malgré lui, quelque
part qu'il se dirige ? »