Cependant
le divin Ulysse faisait son lit dans le vestibule : il étendit une peau de bœuf
non apprêtée ; puis il jeta par-dessus plusieurs peaux de brebis immolées par
les Achéens. Quand il se fut couché, Eurynomé lui mit un manteau sur le
corps. C'est là que reposait Ulysse tout éveillé et méditant la perte des prétendants.
De la salle s'échappèrent les femmes qui avaient coutume de s'unir à eux :
mutuellement elles s'ex-citaient au rire et à la gaîté. La colère faisait
bondir le cœur d'Ulysse dans sa poitrine ; il se demandait perplexe en son
esprit et en son âme s'il devait s'élancer et mettre à mort chacune d'elles,
ou les laisser se livrer aux prétendants superbes, une fois encore, la dernière, et tout son cœur
grondait en lui. Ainsi qu'une chienne, tournant autour de ses petits encore
faibles, gronde à la vue d'un
homme qu'elle ne connaît pas et se prépare ardemment au combat, ainsi grondait
en Ulysse son cœur indigné de cette vilaine conduite. Alors, frappant sa
poitrine, il le gourmandait en ces mots :
« Sois donc patient mon cœur
tu en as supporté de plus dures, le jour où le Cyclope fou de colère mangeait
mes braves compagnons tu sus te contenir jusqu'au moment où grâce à
ma ruse tu te trouvas hors de la caverne, après avoir pensé mourir. »
Il parla ainsi, réprimandant son cour en sa poitrine ; et son âme,
comme à l'ancre, demeurait obstinée dans la patience ; mais lui se retournait en tous sens. Tel
un homme qui sur un feu ardent tourne en tous sens un ventre rempli de graisse
et de sang, qu'il a hâte de voir bien grillé, ainsi Ulysse se tournait, puis
se retournait, se demandant perplexe comment il arriverait, seul contre tant
d'hommes, à tenir sous sa main les prétendants impudents. Mais près de lui
parut Athénè descendant du ciel : elle avait pris l'apparence d'une femme;
elle se tint au-dessus de sa tête et lui adressa ces paroles :
«
Pourquoi veilles-tu encore, ô le plus malheureux des mortels ? Cette maison est la tienne
: ta femme est dans cette maison avec ton fils, un fils tel que peut le
souhaiter un père. »
Ulysse l'avisé lui répondit :
« Oui, déesse, tout ce que tu dis là est parfaitement vrai : mais mon âme
est perplexe en mon cœur : comment pourrai-je tenir sous ma main les prétendants
impudents ? je suis seul et ils sont toujours en grand nombre ici. Et puis, une
autre idée rend mon âme encore plus inquiète : si je puis les tuer, aidé de
Zeus et de toi, où me réfugier ? Je t'invite à y penser. »
Athénè, la déesse aux yeux brillants, lui répondit : « Mais, pauvre
ami, on met sa confiance en un compagnon plus faible que je ne suis, en un
mortel qui a dans l'esprit moins de ressources ; je suis une déesse, moi, qui te
garde dans toutes tes épreuves. Je vais te parler clairement cinquante
bataillons d'hommes mortels peuvent venir nous entourer l'un et l'autre, jaloux
de nous tuer et pleins de la fureur d'Arès tu pousserais impunément devant eux
leurs bœufs et leurs grasses brebis. Maintenant, que le sommeil s'empare de toi
il est si pénible de rester soute une nuit sans dormir : tu ne tarderas pas à
sortir de ces maux qui t'assiègent . »
Elle
dit, et versa le sommeil sur ses paupières. Puis l'auguste déesse regagna
l'Olympe, au moment où le sommeil qui détend nos membres l'eut envahi,
apaisant les soucis de son cœur.
Cependant son épouse aux sages pensées s'éveilla ;
elle pleurait assise sur sa couche moelleuse. Lorsqu'elle eut rassasié son cœur
de larmes, la noble femme invoqua d'abord Artémis :
« Artémis, vénérable
déesse, fille de Zeus, puisses-tu, ayant lancé une flèche en ma poitrine, m'ôter
la vie sur-le-champ, ou bien qu'un tourbillon se saisisse de moi, s'en aille
m'emportant par les routes de l'air et me jette dans les courants de l'Océan
dont les vagues refluent ! Ainsi des tourbillons enlevèrent les filles de Pandarée, les dieux avaient frappé leurs parents elles restaient orphelines
dans leur demeure mais l'auguste Aphrodite les nourrit de fromage, de doux miel
et de vin délicieux, et Héré plus qu'à aucune femme leur donna beauté et
sagesse ; la chaste Artémis haussa la taille de leur corps et Athénè leur
apprit à faire des ouvrages superbes. Lorsque l'auguste Aphrodite s'en vint
vers l'Olympe élevé demander pour ces jeunes filles la joie d'un hymen fortuné,
à Zeus, le dieu qui aime la foudre (car il sait toutes choses : il connaît le sort
heureux ou malheureux réservé aux mortels), pendant ce temps les Harpyes
emportèrent les jeunes filles et les donnèrent pour servantes aux affreuses Érinyes
osa. Ainsi puissent m'anéantir ceux qui habitent les demeures de l'Olympe, ou
Artémis aux belles tresses me frapper, afin que je m'en aille sous la terre
lugubre et que j'y voie Ulysse, sans jamais réjouir la pensée d'un homme qui
ne le vaut pas. Ah ! on peut encore supporter son mal quand on pleure le
jour, l'âme oppressée de douleur, et que la nuit le sommeil vous prend : car le sommeil fait
oublier tout, le bon et le mauvais, quand il couvre les paupières ; mais, moi,
un dieu m'envoie aussi des songes cruels. Car cette nuit même à mes côtés un
homme dormait qui ressemblait à Ulysse tel qu'il était lorsqu'il s'en fui avec
l'armée, et mon cœur se réjouissait ; je ne pensais pas que ce fût un rêve,
mais une réalité. »
Elle dit et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or. Le
noble Ulysse entendit la voix de Pénélope qui pleurait ; une pensée lui vint ;
il lui sembla qu'en son cœur elle l'avait reconnu et qu'elle se tenait là, près
de sa tête. Ayant rassemblé le manteau et les peaux sur lesquelles il dormait,
il alla les poser sur un fauteuil dans la salle ; puis il porta dehors la peau de
bœuf. Alors, levant les mains, il invoqua Zeus :
« Zeus souverain, si
c'est la volonté des dieux qu'après avoir erré à travers mers et terres, je
revienne enfin au sol de mon pays me reposer des maux dont ils m'ont frappé,
qu'un des hommes qui s'éveillent dans cette demeure y dise une parole prophétique
pour moi, et qu'en outre au dehors m'apparaisse un signe de Zeus. »
Il
dit, et Zeus, le dieu sage, entendit sa prière. Aussitôt il fit gronder son
tonnerre sur l'Olympe brillant, d'un point élevé et sans nuages, et le noble
Ulysse se réjouit. Cependant une femme qui broyait le grain fit entendre de la
maison une parole prophétique, non loin d'Ulysse, à l'endroit où étaient les
meules du maître, pasteur de peuples ; douze femmes réunies peinaient à les
faire tourner, préparant farine d'orge et farine de froment, vraie moelle des
hommes. Les autres dormaient, ayant broyé leur grain une seule ne cessait pas
encore son travail : c'était la plus faible. Elle arrêta enfin sa meule et dit
une parole, présage pour son maître :
« Zeus souverain qui règnes sur
les dieux et les hommes, du ciel étoilé tu as fait gronder fortement le
tonnerre : il n'y a pas de nuage cependant. C'est donc sans doute un signe que
tu envoies à quelqu'un : exauce aussi le vœu que je forme, pauvre malheureuse :
qu'en ce jour, pour la dernière, oui, pour la dernière fois les prétendants
prennent dans la maison leur doux repas, qui me brisent les genoux de fatigue épuisante,
tandis que je broie leur farine : puissent ils manger ici pour la dernière fois ! »
Elle dit. Le noble Ulysse se réjouit de cette parole prophétique et du
tonnerre de Zeus : il espérait bien maintenant punir les coupables broyeurs
d'hommes.
Cependant
les autres servantes se rassemblant dans la belle maison d'Ulysse allumaient sur
le foyer la flamme vivante. Télémaque se leva de sa couche, tel un dieu, mit
ses habits, passa son épée aiguë autour de son épaule il attacha sous ses
pieds luisants de belles sandales, prit une forte lance à la pointe acérée,
et du seuil où il s'arrêta il dit à Euryclée :
« Bonne mère, avez-vous eu
des égards pour l'étranger, hôte de notre maison ? A-t-il eu le lit, la
nourriture, ou bien l'a-t-on laissé sans soin ? Car telle est ma mère : elle
est sage, et il lui arrive cependant de combler de prévenances tel mortel méprisable
et de renvoyer, dédaigneuse, tel autre qui vaut bien mieux. »
La
prudente Euryclée lui répondit :
« Mon enfant, tu aurais tort aujourd'hui de
te plaindre de sa négligence. Car, assis au foyer, il a bu du vin tant qu'il en
a voulu, et il dit à Pénélope qui lui offrait du pain qu'il n'en avait plus
besoin. Puis, quand il songea à se coucher et dormir, elle dit aux servantes de
lui faire un lit : mais lui n'a pas voulu, le pauvre misérable, dormir dans une
couche et sur des tapis ; il s'est gîté pour la nuit dans le vestibule sur une
peau de bœuf non apprêtée et des peaux de brebis, et c'est nous qui avons étendu
un manteau sur lui. »
Elle dit ;
Télémaque s'en alla à travers la maison, la lance à la main : ses chiens
agiles le suivaient. Il se rendit à l'agora parmi les Achéens aux belles jambières,
tandis que l'excellente femme, Euryclée, fille d'Ops, le fils de Pisénor,
donnait ses ordres aux servantes :
« Allons, du cœur à l'ouvrage ! que
les unes balaient la maison et l'arrosent, qu'elles mettent sur les fauteuils
ouvragés de beaux tapis brillants ; que les autres essuient toutes les tables
avec des éponges, nettoient les cratères et les coupes à double anse, bien travaillées : d'autres iront à la source
chercher de l'eau et l'apporteront bien vite. Les prétendants seront bientôt
ici : ils arriveront de bon matin; car c'est jour de fête pour tous. »
Elle
dit : les femmes obéirent à ses ordres sans
tarder. Vingt s'en allèrent à la fontaine aux eaux noires : les autres, restant à la maison, s'empressèrent de
tout bien préparer. A leur tour entrèrent des serviteurs à l'air important ;
ceux-ci fendirent le bois avec grand soin, pendant que les femmes revenaient de
la fontaine ; puis vint le porcher, amenant trois porcs, les plus gras de ses
troupeaux. Il les laissa paître dans la belle enceinte, et dit à
Ulysse ces douces paroles :
« Étranger, les Achéens ont-ils pour toi plus d'égards,
ou bien te traitent-ils en cette maison avec mépris, comme auparavant ? »
Ulysse l'avisé lui répondit :
« Eumée, puissent les dieux punir l'insolence
de ces hommes, qui dans la maison d'autrui se conduisent avec une iniquité révoltante
et n'ont pas même l'ombre de la pudeur ! »
C'est
ainsi qu'ils s'entretenaient ensemble. A ce moment s'avança Mélanthios, le
chevrier, poussant devant lui des chèvres, les plus belles de ses étables,
pour le repas des prétendants; deux bergers le suivaient. Il attacha ses bêtes
sous le portique sonore, puis adressa à Ulysse ces paroles outrageantes :
« Étranger, vas-tu encore nous
importuner en mendiant ici ? Quand t'en iras-tu dehors ? Décidément, je crois
que nous ne nous séparerons pas sans avoir joué des poings ; car tu mendies de
façon scandaleuse ; il y a encore d'autres maisons d'Achéens où l'on mange !
»
Il
parla ainsi, Ulysse l'avisé ne répliqua point, mais il secoua la tête en
silence, roulant en son cœur la pensée de la vengeance. En troisième lieu
arriva Philoetios, le bouvier chef, qui amenait pour les prétendants une vache
stérile et de grasses chèvres : des passeurs, au service de tous ceux qui se
présentent, les avaient transportés. Il attacha bien les bêtes sous le
portique sonore ; lui-même, s'approchant du porcher, lui fit cette question :
« Porcher, quel est cet étranger
nouvellement arrivé dans notre maison ? de qui dit-il être fils ? Où est sa
famille ? Son pays ? Infortuné qui a vraiment tout l'air d'un roi. Mais les dieux
jettent dans la misère l'homme qui erre par le monde : aux rois eux-mêmes ils
filent la souffrance ! »
Il
dit, et s'approchant d'Ulysse et lui faisant de la main un salut amical, lui
adressa ces paroles ailées :
« Salut, digne étranger, puisses-tu être heureux
à l'avenir. Car,
pour le moment bien des maux sont sur toi. Zeus puissant, il n'est pas un dieu
plus terrible que tu n'es ; tu n'as pas pitié des humains : tu les fais naître,
et puis tu les accables de malheurs et de souffrances cruelles. Une lueur m'est
venue quand je t'ai vu, et mes yeux se sont remplis de larmes au souvenir
d'Ulysse : car, je pense bien que lui aussi, avec des haillons comme les tiens,
est errant parmi les hommes, si toutefois il vit encore et voit la lumière du
soleil. S'il est mort et aux demeures d'Hadès, hélas ! je le pleure, cet
irréprochable Ulysse qui me prit tout jeune encore pour garder ses bœufs chez
les Céphalléniens ! Maintenant ses bêtes sont innombrables et jamais
homme ne pourrait voir se multiplier ainsi pour lui la race des bœufs au large
front : mais ce sont d'autres qui m'ordonnent de les amener pour leur repas, et
cela sans se soucier du fils qui est ici dans la maison, et sans craindre le châtiment
des dieux : car ils n'ont plus qu'une idée se partager les biens du maître,
parti depuis si longtemps ! Et moi dans ma poitrine j'ai le cœur troublé
: une pensée me tourmente. Il serait bien pénible, tant que le fils est là,
d'aller chez un autre peuple, de partir avec mes bœufs chez des étrangers :
mais ce serait plus triste encore de rester ici, souffrant mille maux à
surveiller les bœufs d'autrui. Certes depuis longtemps je me serais réfugié auprès
d'un autre roi magnanime ; car mon sort n'est pas supportable ; mais j'espère
encore qu'il reviendra, l'infortuné, je ne sais d'où, et que, maître chez
lui, il mettra tous les prétendants dehors. »
Ulysse l'avisé lui répondit :
« Bouvier, tu ne sembles pas un homme de sentiments
bas ou sans esprit ; je vois bien, moi, que la sagesse est venue en ton âme : aussi je te
dirai une chose, et je ferai à ce sujet un serment solennel j'invoque
maintenant parmi les dieux Zeus et la table hospitalière et le foyer de l'irréprochable
Ulysse, où je suis reçu aujourd'hui ; oui, tu seras encore ici
qu'Ulysse reviendra en sa demeure ; de tes yeux tu pourras le voir massacrer les
prétendants qui commandent ici. »
Alors
le bouvier chef répondit :
« Étranger, puisse le fils de Cronos accomplir
cette prédiction ! Tu connaîtrais ma force et de quels bras je dispose.
» Eumée de la même façon pria tous les dieux pour le retour du sage Ulysse
en sa maison.
C'est ainsi qu'ils s'entretenaient. Cependant les prétendants tramaient la perte et
la mort de Télémaque ; mais à leur gauche parut un oiseau, l'aigle au vol
altier qui tenait une colombe timide. Amphinomos, prenant la parole, leur dit :
« Amis, il ne réussira pas ce projet, le meurtre de Télémaque : alors ne
songeons qu'au repos. »
Il
parla ainsi, et ce langage fut approuvé de tous. Entrant dans la salle du divin
Ulysse, ils déposèrent leurs manteaux sur des pliants et des fauteuils : puis
ils immolèrent de grands moutons et des chèvres grasses, égorgèrent de gros
porcs et une belle vache. Ayant fait griller les entrailles, ils les
partagèrent ;
dans les cratères ils préparèrent le vin, et le porcher distribuait les
coupes. Le pasteur chef Philoetios leur présentait le pain dans de belles
corbeilles et Mélanthios faisait office d'échanson, Les prétendants tendaient
les mains vers les plats qui étaient devant eux. Télémaque, qui avait son idée
en tête, fit asseoir Ulysse dans la salle bien bâtie près du seuil de pierre
où il plaça un siège misérable devant une petite table il lui servait une
part des entrailles ; lui versait du vin dans une coupe d'or, lui disant :
«
Assieds toi maintenant ici, et bois du vin parmi ces hommes moi, je te défendrai
contre les insultes et les violences de tous les prétendants. Car, elle n'est
pas à tout le monde, que je sache, cette maison ; mais à Ulysse, et c'est pour
moi qu'il l'acquise. Et vous ; prétendants, tenez-vous tranquilles : point
d'outrages, de coups, afin qu'il n'éclate pas ici de querelle et de rixe. »
Il
dit : tous de leurs dents se mordirent les lèvres, étonnés d'entendre Télémaque
parler avec cette audace. Antinoos, fils d'Eupithès, prit la parole :
« Si
rude qu'elle soit, Achéens, ne relevons pas cette déclaration de Télémaque
qui nous interpelle, la menace à la bouche. Car, Zeus ne le veut pas sans cela
nous l'aurions déjà fait taire dans cette salle, ce grand parleur. »
Ainsi
dit Antinoos ; mais Télémaque n'eut qu'indifférence pour sa réponse.
Cependant des hérauts menaient dans la ville la sainte hécatombe des dieux :
les Achéens aux longs cheveux se rassemblaient sous le bois ombreux d'Apollon
qui lance au loin ses traits. Quand on eut fait rôtir les chairs de part et
d'autre et qu'on les eut retirées du feu, on fit les portions et un repas
magnifique commença. Les serviteurs mirent devant Ulysse une part égale à
celle qu'eux-mêmes avaient reçue ainsi l'avait ordonné Télémaque, le fils
chéri du divin Ulysse. Athénè se gardait bien de détourner les prétendants
superbes de l'outrage, dont la blessure est cruelle au cœur, afin que le
ressentiment pénétrât plus profondément encore dans l'âme d'Ulysse, fils de
Laërte. Or, il y avait parmi eux un homme sans vergogne. Il s'appelait Ctésippe
et habitait Samé. Confiant dans ses immenses richesses, il recherchait assidûment
la femme d'Ulysse, depuis longtemps absent. Il dit alors aux prétendants
altiers :
« Écoutez, nobles prétendants, ce que je vais vous dire. L'étranger
a depuis longtemps une part égale à celle des autres : c'est fort bien ; car il
n'est ni beau ni juste de ne rien donner aux hôtes de Télémaque, quels que
soient ceux qu'il accueille dans cette maison. Eh bien, moi, je veux lui faire
un présent d'hospitalité ; il pourra de la sorte donner à son tour une récompense
à la baigneuse, ou à tel autre des serviteurs qui sont dans la maison
d'Ulysse. »
Cela
dit, de sa grosse main il lança un pied de bœuf qui était à sa portée et
qu'il prit dans une corbeille ; mais Ulysse l'évita en baissant un peu la tête
;
il sourit, mais du sourire sardonique de l'homme ulcéré, pendant que le pied
allait frapper le mur solide.
Alors
Télémaque gourmanda Ctésippe :
« Ctésippe, c'est, ma foi, tant mieux
pour ta vie ; tu n'as pas atteint l'étranger, lui-même ayant esquivé le coup.
Car je t'aurais fait passer au milieu du corps une lance acérée et ton père,
au lieu d'un mariage, aurait préparé ici tes funérailles. Que personne donc
dans cette maison ne se conduise avec insolence ; maintenant, en effet, je réfléchis,
je connais les choses, ce qui est bien et ce qui est mal ; jusqu'à
ce jour je n'étais qu'un enfant. Et cependant, je me résigne à voir les abus qui se commettent mes moutons
égorgés, mon vin que l'on boit, mon pain que l'on mange : le moyen en effet
pour un homme seul de maîtriser tant de gens ! Allons, ne cherchez plus à me
nuire ; renoncez à cette haine, ou, si vous avez déjà pris le parti de me
percer avec le fer, tant mieux, je suis prêt il me vaudrait bien mieux mourir
qu'avoir sans cesse sous les yeux des actes révoltants, mes hôtes malmenés,
les femmes à mon service indignement traitées dans ma belle demeure. »
Il
dit tous demeuraient silencieux, muets. Enfin Agélaos, fils de Damastor, prit
la parole :
« Amis, on ne peut pour une parole juste s'emporter et répondre
par la colère et l'outrage ; ne rudoyez ni l'étranger ni aucun des serviteurs
qui sont dans la maison d'Ulysse. Mais je veux à Télémaque et à sa mère
dire une parole de conciliation peut-être aura-t-elle leur agrément. Tant que
vous gardiez au cœur l'espérance de voir le prudent Ulysse de retour dans sa
maison, nul n'avait droit de vous reprocher d'attendre, et de prolonger le séjour
des prétendants dans ce manoir : c'était le parti le plus sage : Ulysse
pouvait revenir, reparaître au foyer ; mais maintenant il est évident qu'on ne
le reverra plus. Va donc, Télémaque, t'asseoir auprès de ta mère, et dis lui
d'épouser celui qui, le plus noble, offrira les présents les plus riches :
ainsi, mangeant, buvant chez toi, tu jouiras pleinement de tout ton patrimoine,
tandis qu'elle prendra soin de la maison d'un autre. »
Le
sage Télémaque lui répondit :
« Par Zeus, Agélaos, et par les souffrances
de mon père qui sans doute loin d'Ithaque est mort ou vit errant, je ne retarde
point le mariage de ma mère au contraire, je lui conseille d'épouser celui qui
lui plaira, et suis prêt à lui faire en outre de magnifiques présents, mais
j'aurais honte de la contraindre par une parole dure à quitter cette maison
malgré elle qu'un dieu me préserve d'une pareille conduite ! »
Ainsi
dit Télémaque. A ce moment, Pallas Athénè, égarant leur esprit, secoua les
prétendants d'un rire inextinguible. Ils riaient comme avec des mâchoires
d'emprunt ; ils dévoraient des chairs d'où le sang dégouttait ; leurs yeux se
remplissaient de larmes : le cœur triste, ils voulaient sangloter.
Alors
Théoclymène à l'aspect divin leur dit :
« Ah ! malheureux, qu'est-ce
donc, ce mal dont vous souffrez ? La nuit a enveloppé vos têtes, vos visages,
vos genoux un gémissement a retenti vos joues sont baignées de larmes ; le sang
ruisselle sur ces murs, dans ces beaux entrecolonnements de fantômes on voit le
vestibule plan, et pleine aussi la cour d'ombres qui s'élancent vers les noires
profondeurs de l'Érèbe : le soleil a disparu du ciel ; un brouillard funèbre a
fondu sur nous. »
Il
dit, et tous se rirent gaîment de lui. Eurymaque, fils de Polybe, prit le
premier la parole :
« Il est fou, cet étranger nouvellement arrivé je ne
sais d'où. Allons, jeunes gens, faites-le conduire hors d'ici et qu'on le mène
sur la place, puisque pour lui il n'y a que ténèbres en ces lieux.
»
Théoclymène
à l'aspect divin lui répondit :
« Eurymaque, je ne te demande pas de me donner
des guides ; j'ai des yeux, des oreilles, mes deux pieds, et dans ma poitrine un
esprit parfaitement sain. C'est avec eux que je sortirai d'ici : car je vois
venir sur vous un malheur à qui nul ne saurait échapper, que ne peut esquiver
aucun des prétendants, aucun de vous, qui dans la demeure d'Ulysse égal aux
dieux malmenez les hommes et n'avez en tête qu'injustes machinations. »
Ayant
parlé ainsi, il quitta la spacieuse maison et s'en alla chez Piraeos qui
l'accueillit avec joie.
Tous les prétendants, se regardant l'un l'autre,
cherchaient à irriter Télémaque, en se gaussant de ses hôtes, et c'était à
qui de ces jeunes insolents lui dirait :
« Télémaque, on n'est
pas plus malheureux en hôtes que tu ne l'es : c'en est un beau modèle, ce
vagabond, ce mendiant à qui il faut du pain, du vin, un propre à rien, sans
forces, un poids inutile sur la terre ! Et cet autre qui s'est levé pour
faire le prophète. Eh bien, crois-moi : il y a un parti beaucoup plus
avantageux. Jetons ces hôtes-là dans un vaisseau aux bancs nombreux et expédions-les
chez les Siciliens : on en aurait un bon prix. »
Ainsi
parlaient les prétendants mais Télémaque n'avait cure de leurs discours ; il
regardait son père en silence, attendant patiemment l'heure où son poing
s'abattrait sur les impudents.
Cependant, ayant placé en face d'eux un très beau siège,
la fille d'Icarios, la prudente Pénélope, écoutait les propos que tenait
chacun d'eux dans la salle. Car c'était un repas agréable, délicieux que, le
rire aux lèvres, ils avaient préparé ce matin-là et pour lequel tant de
victimes avaient été immolées.
Mais
pour le soir un autre s'apprêtait, déplaisant, comme jamais ne le fut repas du
soir ; c'était celui qu'allaient bientôt leur servir une déesse et un vaillant
héros : car, les premiers, ils avaient tramé le crime.