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ARGUMENT DU
LIVRE XXIII.
EURYCLÉE
court apprendre à Pénélope le retour d'Ulysse & la mort des Prétendans. Pénélope ne peut ajouter soi à ce quelle
entend, & descend pour s'en édaircir. Sa première
entrevue avec son Époux la laisse encore dans l'inquiétude.
Minerve rend à Ulysse ses traits & son âge ; la Reine persiste dans
sa méfiance, & ne cède qu'à des éclaircissemens
qui ne lui permettent plus aucun doute. Transports de
Pénélope. Entretiens des deux Époux. Ulysse se sépare de sa
Femme pour aller voir son Père.
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Aux ordres de son
Maître, Euryclée obéit ;
Les transports de sa
joie enivrent son esprit ;
Elle se hâte, &
monte au séjour de la Reine ;
Ses genoux
chanceloient dans sa marche incertaine (1);
|
5
|
Cependant elle
arrive. « O Reine, levez-vous,
Dit-elle ;
suivez-moi, venez voir votre Époux,
Ce même Époux qu'au
Ciel vous demandiez sans cesse ;
Il est dans ce
palais ; & sa main vengeresse
Vient d'immoler ici
ces orgueilleux Amans,
|
10
|
Dont l'audace
effrénée irritoit vos tourmens.
Eh quoi ! répond
la Reine avec impatience,
Que devient
aujourd'hui votre antique prudence ?
Malheureuse ! ces
Dieux qui tiennent dans leurs mains
La sagesse &
l'erreur des trop foibles humains,
|
15
|
De votre esprit
ainsi vous ont ravi l'usage !
Ah ! pourquoi
m'abuser ? pourquoi par ce langage,
De mon cœur déchiré
ranimant les douleurs,
D'un tranquille
sommeil m'envier les douceurs ?
Jamais, depuis le
jour qui vit naître mes larmes,
|
20
|
D'un si profond
repos je n'ai goûté les charmes.
Allez, & laissez-moi
: tout autre, en ce moment,
Eût éprouvé les
traits de mon ressentiment ;
Mais votre âge, ma
mère, à mes yeux vous excuse.
Gardez-vous de
penser que ma voix vous abuse,
|
25
|
Ma fille, croyez-moi
; c'est ce même Étranger.
Que contre vos Amans
vous fûtes protéger ;
C'est Ulysse, c'est
lui, c'est mon Prince, mon Maître,
A son Fils avant
nous il s'étoit fait connoître ;
Mais son Fils, pour
tromper des ennemis cruels,
|
30
|
Enfermoit dans son
cœur les desseins paternels.
Elle achève ; à
ces mots Pénélope troublée,
S'élance de son lit
dans les bras d'Euryclée,
Et s'écrie en
pleurant : Si vos récits sont vrais,
S'il est vrai que
ses yeux ont revu son palais,
|
35
|
Ma mère y
apprenez-moi comment seul, sans défense,
Son bras de tant
d'Amans terrassa l'insolence.
Ma fille, je
l'ignore, & des cris redoublés
M'ont seuls appris
le sort des Tyrans immolés.
Au fond de la
retraite où j'étois enfermée,
|
40
|
Je demeurai
long-temps incertaine, alarmée,
Quand Télémaque
enfin à mes yeux vint s'offrir.
Sur ses pas aussitôt
m'efforçant d'accourir,
J'arrive ; (pour mon
cœur quelle frappante image !)
Je le vois ce Héros
tout souillé de carnage ;
|
45
|
Ulysse étoit debout
au milieu des mourans,
Sur le marbre
entassés, l'un sur l'autre expirans,
Tel qu'un lion
sanglant triomphant sur sa proie.
Combien son noble
aspect vous eût donné de joie !
Mais tandis qu'il
demeure & veut purifier
|
50
|
Ces lieux que dans
le sang son bras vient de noyer,
Il vous mande, venez
; il est temps que votre ame
Se livre au doux
penchant qui tous deux vous enflamme.
Unie à votre Époux,
après tant de tourmens,
Hâtez-vous de jouir
de ses embrassemens :
|
55
|
Il retrouve son
Fils, son Épouse chérie,
Et là main aux
Tyrans vient d'arracher la vie.
La Reine
cependant tremble encor dans son cœur :
Réprimez,
disoit-elle, un transport trop flatteur,
Ma mère ; vous savez avec quelle tendresse
|
60
|
Je recevrois l'Époux que je pleure sans cesse :
Son fils même, ce fils, gage de son amour,
Ne sauroit plus que moi souhaiter son retour.
Mais je ne puis vous
croire, & quelque Dieu, sans doute,
Descendu dans ces
lieux de la céleste voûte,
|
65
|
A frappé ces Amans,
dont les forfaits cruels
Outrageoient à la
fois les Dieux & les mortels,
Un Dieu les a punis
; mais loin de sa patrie,
Le malheureux Ulysse
a terminé sa vie.
Ah ! répond
Euryclée, ah ! ma fille, pourquoi
|
70
|
Au bonheur qui vous
luit refuser votre foi
Cessez de vous
livrer à des alarmes vaines ;
Cet Époux n'est
point mort sur des rives lointaines,
Il est ici. Faut-il,
par des signes certains,
Rassurer votre cœur
qui chérit ses chagrins !
|
75
|
Quand mes
tremblantes mains baignoient les pieds d'Ulysse,
Des dents du
sanglier j'ai vu la cicatrice,
Je l'ai vue ; à vos
yeux je l'allois dévoiler,
Mais le Roi
m'arrêta, m'empêcha de parler,
Et, scellant de sa
main mes lèvres indiscrètes,
|
80
|
Fit céder mes
transports à ses craintes secrètes.
Venez, &, si ma voix
abuse vos esprits,
Qu'un supplice cruel
en soit le juste prix.
La volonté des
Dieux, répondit Pénélope,
Souvent d'un voile
obscur à nos yeux s'enveloppe.
|
85
|
Malgré votre
sagesse, ils ont pu vous tromper.
Mais voyons ces
Tyrans qu'un Dieu vient de frapper.
A quelqu'heureux
Vengeur que j'en doive la gloire,
Allons avec mon Fils
jouir de la victoire,
Tremblante, elle
descend, & son cœur agité
|
90
|
Ne sait s'il doit,
fidèle à sa sévérité,
Interroger l'Époux,
objet de ses tendresses,
Ou sans réserve
enfin lui porter ses caresses.
Elle entre & va
s'asseoir sur un siége opposé
Au mur, où près du
feu le Roi s'est reposé.
|
95
|
Ulysse à son aspect,
l'œil fixé vers la terre,
Attend que son
Épouse éclate la première,
Et rompe un froid
silence importun à tous deux.
La Reine,
incessamment fixant sur lui les yeux,
Hésite, craint,
espère, & son ame éperdue
|
100
|
Tantôt le reconnoît,
tantôt se croit déçue.
Quand Télémaque
enfin : « Ma Mère, en est-ce assez ?
Vos premiers
sentimens sont-ils donc effacés ?
Que veulent ces
regards, ce silence sévère ?
Que ne volez-vous
donc dans les bras de mon Père ?
|
105
|
Est-ce là cet
accueil qu'un malheureux Époux,
Absent depuis vingt
ans, dut attendre de vous ?
Le marbre & les
rochers seroient moins insensibles.
Si mes sens, o mon
Fils, vous paroissent paisibles,
Dit la Reine,
apprenez le trouble de mon cœur.
|
110
|
Ce trouble, ces
combats d'espoir & de douleur,
De la voix & des
yeux m'interdisent l'usage.
Enfin, si j'en dois
croire une flatteuse image,
Si c'est Ulysse, il
est, entre un Époux & moi,
Des signes plus
puissans pour lui gagner ma foi.
|
115
|
Le Monarque l'écoute
avec un doux sourire :
Laissez-la
m'éprouver, si son cœur le desire,
Mon Fils ; sous ces
lambeaux, objets de ses dégoûts,
Ses yeux n'osent
encor reconnoître un Époux.
Laissez-la revenir
du trouble qui l'agite ;
|
120
|
Et, de notre
entreprise achevant la poursuite,
Méritons nos succès
par quelque heureux dessein.
Si souvent dans
l'exil un tremblant assassin,
Qui sur un Citoyen
porta la main coupable,
Fuit des vengeurs
armés la fureur implacable,
|
125
|
Si l'effroi qui le
suit l'arrache à ses foyers,
Quel sera notre
sort, quand nos bras meurtriers
Ont immolé les Chefs
& les Princes d'Ithaque (2)!
Mon Père,
éclairez-nous, répondit Télémaque,
Vous de qui la
sagesse étonna les humains,
|
130
|
Ouvrez à notre
ardeur les généreux chemins
Où, combattant pour
vous, & marchant sur vos traces,
Nous pourrons mettre
fin à vos longues disgrâces.
Mon Fils, répond
Ulysse, écoutez mes avis.
Il faut dans ce
Palais, sous ces vastes parvis,
|
135
|
Disposer les apprêts
d'une brillante fête ;
Qu'à la voix des
plaisirs chacun ici s'apprête,
Que les plus doux
parfums s'exhalent dans les airs ;
De la lyre & des
chants que les accens divers,
De nos pas mesurés
animent la cadence ;
|
140
|
Que tout de
l'hymenée annonce la présence,
Et, du peuple
crédule abusant les esprits,
Serve à cacher la
mort de ses Princes chéris,
Jusqu'au moment
heureux de leur faire connoître
La gloire dont
l'Olympe a couronné leur Maître.
|
145
|
Il parle, on
obéit. Un brillant appareil
Des plaisirs & des
jeux annonce le réveil.
On chante, & le
palais au loin résonne & tremble
Sous les pieds des
danseurs que la lyre rassemble.
Le bruit franchit
les murs de ce vaste séjour.
|
150
|
la Reine,
disoit-on, cède enfin à l'Amour ;
Et, lasse de garder
la soi qu'elle a donnée,
L'infidèle va suivre
un nouvel hymenée (3).
Ainsi par
l'apparence un vain peuple trompé,
Se confie à l'erreur
dont il est occupé,
|
155
|
Tandis que, retiré
dans un lieu solitaire,
Le Roi goûtoit du
bain la fraîcheur salutaire (4),
Eurynome le sert, &
sa main à grands flots
Répand de doux
parfums sur le corps du Héros.
Déjà, tout rayonnant
de jeunesse & de grâce,
|
160
|
Dans le lieu du
festin il a repris la place,
S'assied devant la
Reine, &, l'observant toujours,
A son dépit enfin
permet un libre cours.
Quelle Femme,
dit-il, insensible, inhumaine,
Reçut jamais du Ciel
une ame si hautaine !
|
165
|
Quelle Femme jamais,
en de pareils instans,
Pourroit à ses
transports commander si long-temps,
A l'aspect ; d'un
Époux que, durant vingt années,
Ravirent à les vœux
les tristes Destinées ?
Hâtez-vous,
Euryclée, & puisque de son cœur
|
170
|
Rien ne peut
ébranler l'inflexible rigueur,
Allez dresser mon
lit, où j'irai seul, sans elle,
Oublier ses dédains
& là fierté cruelle.
Connoissez mes
transports, & calmez vos esprits,
Mon cœur ne sent
pour vous ni dédains, ni mépris (5),
|
175
|
Dit la Reine, mes
yeux ont su vous reconnoître.
A mes regards
charmés tel je vous vois paraître,
Tel vous étiez
jadis, quand l'ardeur des combats
Vers les champs
Phrygiens vous fit tourner vos pas.
Euryclée, allez
donc, pour ce Héros que j'aime,
|
180
|
Hors du réduit
secret qu'il construisit lui-même,
Dresser le lit
d'hymen, & sur ce lit pompeux
Étalez avec soin des
tapis précieux.
Ainsi par ces
discours elle éprouvoit Ulysse (6).
Mais le Roi,
s'indignant d'un si long artifice :
|
185
|
O Reine
! que mon cœur illustre à vous écouter !
Qui, sans l'aide
d'un Dieu, le pourroit transporter
Ce lit, ce monument
de ma vive tendresse,
Où ma main autrefois
signala son adresse ?
Au milieu du palais
un superbe olivier,
|
190
|
Tout chargé de
rameaux, levoit son front altier.
De portes & de murs
d'abord je l'environne,
Je le ceins d'un
rempart qu'un large toit couronne,
Je dépouille sa
tête, & mon bras vigoureux
Abat, non loin du
pied, son tronc majestueux,
|
195
|
Et sur ce fondement
ma secrette industrie
Fait régner
l'élégance avec la symmétrie ;
J'en forme enfin
l'appui de ce lit immortel,
D'un malheureux
amour monument éternel.
Voilà ce qu'il
étoit, voilà ce qu'il doit être.
|
200
|
Princesse, c'est à
vous de me faire connoître
Si quelque heureux
mortel ou quelque Dieu jaloux
Sappa les fondemens
du lit de votre Époux (7).
A ce signe certain
que reconnoît la Reine,
Ses genoux
chancelans la soutiennent à peine.
|
205
|
Elle pleure, pâlit,
enfin levant les bras,
Vers un Époux chéri
précipite ses pas,
Et par mille
baisers, par de vives caresses,
Fait éclater
long-temps la joie & ses tendresses.
Ah ! cher Époux,
dit elle, Ulysse, pardonnez
|
210
|
La timide froideur
de mes sens étonnés,
Vous, dont tous les
mortels admirent la prudence.
Combien de fois le
Ciel trompa notre espérance !
Par combien de
malheurs il a frustré nos jours
Des Liens dont nous
flattoient les plus tendres amours !
|
215
|
Ma défiance, hélas,
étoit trop légitime !
Daignez donc, cher
Époux, ne pas en faire un crime
A ce cœur
malheureux, qui, plein d'un juste effroi,
Craignoit qu'on
n'abusât de sa crédule foi.
La race des mortels
respire l'imposture.
|
220
|
Hélas ! la Belle
Hélène, à son Époux parjure,
Pour suivre un
Étranger n'eût pas brisé ses nœuds,
Si son cœur eût
prévu de quels maux douloureux
Elle seroit payer à
la Grèce assemblée,
Le perfide abandon
de sa foi violée !
|
225
|
Mais un Dieu,
l'abusant par un coupable espoir,
Mit dans son cœur
séduit l'oubli de son devoir.
Cet exemple présent
à mon ame alarmée,
Effrayoit ma
tendresse en mon sein renfermée ;
Mais, au signe
certain de ce lit précieux,
|
230
|
Où nul homme, après
vous, n'avoit porté les yeux,
Je me rends, & mon
cœur, que votre voix éclaire,
Aux vœux de mon
Époux me livre toute entière.
Transporté de
plaisir, Ulysse, à ces discours,
Au torrent de ses
pleurs donnoit un libre cours.
|
235
|
Tel on voit des
Rameurs, au milieu d'un naufrage,
Loin du vaisseau
brisé nager vers le rivage,
Contre les flots
bruyans lutter avec effort,
Et de la molle arène
atteindre enfin le bord ;
Ils embrassent la
terre en leurs transports de joie :
|
240
|
Telle au ravissement
Pénélope est en proie,
Embrasse son Époux,
& ne peut s'arracher
De ce sein où
l'amour se plaît à l'attacher.
L'un & l'autre,
éprouvant d'inexprimables charmes,
S'enlacent de leurs
bras, s'inondent de leurs larmes.
|
245
|
L'Aurore en cet état
les eût trouvés encor,
Si, retenant son
char brillant d'azur & d'or,
Pallas de l'Orient
n'eût fermé la barrière,
Et de l'obscure nuit
prolongé la carrière.
Chère Épouse, les Dieux de mon bonheur jaloux,
|
250
|
Ont voulu mettre un
terme à des transports si doux,
Dit Ulysse ; il
faudra qu'à leurs ordres fidèle,
J'embrasse de la
gloire une route nouvelle,
Que de Tirésias
exécutant les loix,
J'immole mon repos à
de nouveaux exploits.
|
255
|
Allons, &, dans ce
lit témoin de ma tendresse,
D'un sommeil
bienfaisant goûtons la douce ivresse.
Cher Époux, quand le Ciel nous réunit tous deux,
Dit-elle, mon
bonheur est de remplir vos vœux ;
Mon cœur à vos
desirs n'oppose aucun obstacle.
|
260
|
Mais daignez
m'éclaircir ce trop funeste oracle,
M'apprendre quels
travaux vont troubler vos loisirs,
Et me livrer encore
à de nouveaux soupirs.
Que me demandez-vous, répond le sage Ulysse
A vos desirs enfin
s'il faut que j'obéisse,
|
265
|
Combien vous
maudirez cet oracle inhumain !
Il faudra, loin de
vous, une rame à la main,
Qu'en de nouveaux
climats je cherche une contrée
Où Thétis & son onde
est encore ignorée ;
Où le sel
bienfaisant n'assaisonna jamais
|
270
|
Des habitans
grossiers les insipides mets ;
Où jamais les
Vaisseaux, à la rame dociles,
N'apprirent à voler
sur les ondes mobiles.
Et quand, devant mes
pas un autre Voyageur
Portera dans sa main
l'instrument du Vanneur,
|
275
|
Je dois quitter ma
rame, & l'enfonçant en terre,
Offrir au Dieu
puissant que l'Océan révère,
Un sanglant
sacrifice & de boucs & d'agneaux.
Dans ma patrie alors
cherchant un doux repos,
Il faut qu'à tous
les Dieux j'immole une hécatombe.
|
280
|
Enfin, lorsque le
Sort voudra que je succombe,
Un trépas fortuné
sorti du sein des mers,
Terminera mes jours
fameux dans l'Univers,
Et mes Sujets
heureux béniront ma mémoire.
Puisse, répond la Reine, une éternelle gloire
|
285
|
Couronner vos vieux
ans épuisés de travaux !
Mon cœur dans cet
espoir chérira tous ses maux.
Tels étoient leurs
discours, & du tendre Hyménée
On préparoit pour
eux la couche fortunée ;
Les flambeaux
allumés éclairent le réduit
|
290
|
Où la sage Eurynome
aussitôt les conduit ;
Ils y vont,
épanchant leur mutuelle flamme,
Des douceurs de
l'hymen rassasier leur ame (8).
Télémaque
aussitôt, parcourant le palais,
Ramène en ce séjour
le silence & la paix,
|
295
|
Interrompt & la
danse & les chants d'allégresse.
Mais lorsqu'à
ces Époux une égale tendresse
Eut assez de l'Amour
fait goûter tous les biens,
Leurs transports
firent place à de doux entretiens.
Pénélope lui dit
à quel affreux ravage
|
300
|
Les Tyrans ont livré son
antique héritage.
Ulysse lui raconte à
quels cruels revers
Il s'est vu condamné
sur la terre & les mers.
Elle écoute, elle
tremble, & son âme éperdue,
De mille sentimens
tour-à-tour est émue (9).
|
305
|
Le Sommeil est
long-temps sans puissance auprès d'eux ;
Mais enfin il
triomphe, & vient fermer leurs yeux.
Quand Pallas eut
assez, à leurs vœux attentive,
Arrêté de la Nuit la
course fugitive,
Elle alla du Matin
ouvrir les portes d'or ;
|
310
|
Et, sur un char
brillant soudain prenant l'essor,
L'Aurore impatiente
apporte la lumière,
Et recommence enfin
sa brillante carrière.
Le diligent
Monarque, aux premiers feux du jour,
Immole à son devoir
les douceurs de l'Amour,
|
315
|
Se lève, & dans ses
bras pressant sa tendre Épouse :
De mon bonheur,
dit-il, la Fortune jalouse
M'a long-temps envié
ces fortunés momens ;
Et, lorsqu'elle me
rend à vos embrassemens,
Le souvenir rempli
de la douleur d'un père,
|
320
|
Il faut voler vers
lui, consoler sa misère.
Chère Épouse, je
pars, demeurez en ces lieux,
Évitez les regards
des mortels curieux,
Fuyez les vains
discours. Bientôt la Renommée
Remplissant de
terreur cette ville alarmée,
|
325
|
Ira des Prétendans
lui raconter la mort,
Et soulever mon
Peuple effrayé de leur sort.
Il se lève
aussitôt, & revêt sa cuirasse,
Appelle Télémaque,
éveille son audace,
Et marche impatient
aux portes du parvis.
|
330
|
Philoetius, Eumée & son
généreux Fils
S'avancent sur les
pas du Héros intrépide.
Le jour brille ;
Pallas les précède & les guide,
Et, les enveloppant
sous des voiles obscurs,
Bientôt de la cité
leur fait franchir les murs.
|
Notes, explications et commentaires
(1)
γούνατα δ᾽ ἐρρώσαντο. (vers 3) J'ai suivi
le sens d'Aristarque, qui m'a paru meilleur que
celui du Scholiaste, auquel Madame Dacier paroît
s'être attachée. Cette Savante dit dans sa
traduction : Elle marche d'un pas ferme & assuré.
Ce n'est guère-là l'effet d'une joie aussi inespérée
que celle dont Euryclée étoit alors transportée. Les
grandes émotions, excepté peut-être celle de la
colère, sont plus sujettes à ôter les forces qu'à en
donner.
(2) Le prudent Ulysse ne se
dément pas un seul instant. Au milieu des émotions
les plus vives, il songe aux précautions que demande
la position où il se trouve ; & le Poëte profite
adroitement du trouble même de Pénélope, pour
suspendre la scène de sa reconnoissance, par ce
dernier trait de sagesse qui achève le caractère
d'Ulysse.
(3) Voilà bien la nature des
bruits populaires. Que de bruits aussi injurieux sur
des fondemens aussi faux !
(4) Clarke s'est aperçu que
le vers 156 de l'original étoit mal placé dans cet
endroit, & qu'il ne se lioit pas au reste ; mais je
crois qu'on pourroit dire, avec autant de raison,
que les six vers suivans ont été mal-à-propos
interpolés, & ne sont qu'une répétition maladroite
d'un passage du VI° Livre, où Minerve ayant dessein
d'intéresser Nausicaa en saveur d'Ulysse, répand sur
toute sa personne des grâces extraordinaires. Une
pareille métamorphose serviroit plus à embarrasser
la sage Pénélope qu'à l'éclairer.
(5) Madame Dacier ajoute :
Mais je ne me fie pas encore assez à mes yeux ; &
la fidélité que je dois à mon mari, & ce que je me
dois à moi-même, demandent les plus exactes
précautions, & les suretés les plus grandes.
Cette addition change absolument l'intention
d'Homère, Pénélope feint de se rendre, & n'annonce
plus aucune méfiance ; elle ordonne de préparer le
lit d'Ulysse, & c'est en ce moment même qu'elle
achève de l'éprouver. Ce qui eu remarquable dans ce
combat de prudence & d'adresse entre deux Époux,
dont le caractère est si bien assorti, c'est
qu'Ulysse lui-même se trouve vaincu, & que Pénélope
le force enfin à s'expliquer.
(6) Quelques personnes
pourront blâmer le sang-froid de Pénélope, & toutes
les précautions dont elle se sert pour reconnoître
son Époux ; mais si on songe à la méfiance que ses
malheurs ont dû lui donner, à ce caractère d'une
femme sage qui aime mieux douter un instant de son
bonheur, que de courir le risque de se voir abusée,
enfin au caractère même d'Ulysse, qui sembloit
exiger une pareille conduite de la part de
Pénélope, on avouera que cette reconnoissance de ces
deux Époux renferme toutes les convenances qu'elle
de voit avoir. Le Père Rapin est un des Critiques
qui ont le plus condamné les longues précautions
d'Ulysse & de Pénélope. Le Traducteur Anglois, qui
cite les observations de ce Critique, remarque
qu'elles sont bien du génie François, & que la
vivacité & l'impatience de la nation s'y décèlent
parfaitement.
(7) J'ai tâché de faire
sentir dans ma traduction l'espèce d'allégorie que
peut nous offrir ce lit bâti sur des fondemens si
solides. Ne pouvant en suivre la description avec
fidélité, j'ai tâché d'y suppléer par le fond de la
pensée. Le Traducteur Anglois convient que la
pauvreté des Langues modernes nous refuse ici des
ressources, dont abonde la Langue d'Homère.
(8) Rien de plus doux & de
plus charte en même temps que l’expression de
l'original :
ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν
ἵκοντο·
(vers 296)
Rien de si rare parmi les Poëtes que cette attention à
ménager la pudeur, en voilant les images qui
pourroient l'offenser, & cet art si bien connu
d'Homère, de gagner du côté de la délicatesse ce
qu'on sacrifie du côté de la volupté.
Eustathe nous apprend qu'Aristarque & Aristophane, les
deux plus grands Critiques de l'antiquité,
finissoient ici l'Odyssée, & pensoient que tout ce
qui suit étoit faussement attribué à Homère.
Eustathe rejette ce sentirnent, & pense avec raison
que la reconnoissance d'Ulysse & de Laërte, que nous
verrons dans le Livre suivant, doit nécessairement
faire partie du Poëme. Il est vraisemblable que les
deux Critiques dont parle Eustathe, reconnoissant
une foule d'interpolations dans la fin de ce Livre &
au commencement de l'autre, ont porté un arrêt trop
sévère ; mais ce jugement doit nous inviter à
reconnoître, autant qu'il est en nous, ce qui doit
appartenir au Poëme, ou ce qui y a été mal-à-propos
inséré.
(9) Le récit d'Ulysse,
détaillé comme il l'est dans Homère, ne paroît guère
vraisemblable, & a l'air d'une récapitulation des
voyages d’Ulysse dans l'ordre des évènemens, faite
par quelque Rapsode maladroit. Car ce faussaire
s'est décelé lui-même au vers 320 de l'original :
Ὀδυσσεὺς δ᾽ οἶος ὑπέκφυγε νηῒ μελαίνηι·
Le Poète dit qu'Ulysse raconte comment il vainquit d'abord
les Ciconiens ; qu'il alla ensuite chez les
Lotophages, &c. Mais il ne peut pas dire
qu’Ulysse raconte comme Ulysse échappa seul au
naufrage qui submergea ses Compagnons : au lieu
d’
Ὀδυσσεὺς,
il faudroit
ἀυτὸς.
Mais il faudroit changer le vers entier. C'est ainsi
que ces sortes d'interpolations observées
attentivement portent presque toujours avec elles
quelqu'absurdité ou quelque négligence qui les
décèle. Celle-ci est si frappante, qu'il me paroît
bien étonnant qu'elle n'ait été relevée par aucun
Critique.
Au reste, cette récapitulation, si propre à soulager la
mémoire de ceux qui étoient curieux de retenir les
principaux évènemens de ce Poëme, a été imitée par
Lycophron, & plus élégamment par Tibulle, dans le
panégyrique adressé à Messala.
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