Livre XXIII
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ARGUMENT DU LIVRE XXIII.

EURYCLÉE court apprendre à Pénélope le retour d'Ulysse & la mort des Prétendans. Pénélope ne peut ajouter soi à ce quelle entend, & descend pour s'en édaircir. Sa première entrevue avec son Époux la laisse encore dans l'inquiétude. Minerve rend à Ulysse ses traits & son âge ; la Reine persiste dans sa méfiance, & ne cède qu'à des éclaircissemens qui ne lui permettent plus aucun doute. Transports de Pénélope. Entretiens des deux Époux. Ulysse se sépare de sa Femme pour aller voir son Père.

  
      Aux ordres de son Maître, Euryclée obéit ;

Les transports de sa joie enivrent son esprit ;

Elle se hâte, & monte au séjour de la Reine ;

Ses genoux chanceloient dans sa marche incertaine (1);

 
5

Cependant elle arrive. « O Reine, levez-vous,  

Dit-elle ; suivez-moi, venez voir votre Époux,  

Ce même Époux qu'au Ciel vous demandiez sans cesse ;

Il est dans ce palais ; & sa main vengeresse

Vient d'immoler ici ces orgueilleux Amans,

 
10

Dont l'audace effrénée irritoit vos tourmens.

 

   Eh quoi ! répond la Reine avec impatience,

Que devient aujourd'hui votre antique prudence ?

Malheureuse ! ces Dieux qui tiennent dans leurs mains

La sagesse & l'erreur des trop foibles humains,

 
15

De votre esprit ainsi vous ont ravi l'usage !

Ah ! pourquoi m'abuser ? pourquoi par ce langage,

De mon cœur déchiré ranimant les douleurs,

D'un tranquille sommeil m'envier les douceurs ?

Jamais, depuis le jour qui vit naître mes larmes,

 
20

D'un si profond repos je n'ai goûté les charmes.

Allez, & laissez-moi : tout autre, en ce moment,

Eût éprouvé les traits de mon ressentiment ;

Mais votre âge, ma mère, à mes yeux vous excuse.

 

    Gardez-vous de penser que ma voix vous abuse,

 
25

Ma fille, croyez-moi ; c'est ce même Étranger.

Que contre vos Amans vous fûtes protéger ;

C'est Ulysse, c'est lui, c'est mon Prince, mon Maître,

A son Fils avant nous il s'étoit fait connoître ;  

Mais son Fils, pour tromper des ennemis cruels,

 
30

Enfermoit dans son cœur les desseins paternels.

 

    Elle achève ; à ces mots Pénélope troublée,

S'élance de son lit dans les bras d'Euryclée,

Et s'écrie en pleurant : Si vos récits sont vrais,

S'il est vrai que ses yeux ont revu son palais,

 
35

Ma mère y apprenez-moi comment seul, sans défense,

Son bras de tant d'Amans terrassa l'insolence.

 

    Ma fille, je l'ignore, & des cris redoublés

M'ont seuls appris le sort des Tyrans immolés.

Au fond de la retraite où j'étois enfermée,

 
40

Je demeurai long-temps incertaine, alarmée,

Quand Télémaque enfin à mes yeux vint s'offrir.

Sur ses pas aussitôt m'efforçant d'accourir,

J'arrive ; (pour mon cœur quelle frappante image !)

Je le vois ce Héros tout souillé de carnage ;

 
45

Ulysse étoit debout au milieu des mourans,

Sur le marbre entassés, l'un sur l'autre expirans,  

Tel qu'un lion sanglant triomphant sur sa proie.  

Combien son noble aspect vous eût donné de joie !

Mais tandis qu'il demeure & veut purifier

 
50

Ces lieux que dans le sang son bras vient de noyer,

Il vous mande, venez ; il est temps que votre ame

Se livre au doux penchant qui tous deux vous enflamme.

Unie à votre Époux, après tant de tourmens,

Hâtez-vous de jouir de ses embrassemens :

 
55

Il retrouve son Fils, son Épouse chérie,

Et là main aux Tyrans vient d'arracher la vie.

 

    La Reine cependant tremble encor dans son cœur :

 

    Réprimez, disoit-elle, un transport trop flatteur,

Ma mère ; vous savez avec quelle tendresse

 
60

Je recevrois l'Époux que je pleure sans cesse :

Son fils même, ce fils, gage de son amour,

Ne sauroit plus que moi souhaiter son retour.

Mais je ne puis vous croire, & quelque Dieu, sans doute,  

Descendu dans ces lieux de la céleste voûte, 

 
65

A frappé ces Amans, dont les forfaits cruels

Outrageoient à la fois les Dieux & les mortels,  

Un Dieu les a punis ; mais loin de sa patrie,

Le malheureux Ulysse a terminé sa vie.

 

   Ah ! répond Euryclée, ah ! ma fille, pourquoi  

 
70

Au bonheur qui vous luit refuser votre foi 

Cessez de vous livrer à des alarmes vaines ; 

Cet Époux n'est point mort sur des rives lointaines,

Il est ici. Faut-il, par des signes certains,

Rassurer votre cœur qui chérit ses chagrins !

 
75

Quand mes tremblantes mains baignoient les pieds d'Ulysse,

Des dents du sanglier j'ai vu la cicatrice,

Je l'ai vue ; à vos yeux je l'allois dévoiler,

Mais le Roi m'arrêta, m'empêcha de parler,  

Et, scellant de sa main mes lèvres indiscrètes,

 
80

Fit céder mes transports à ses craintes secrètes. 

Venez, &, si ma voix abuse vos esprits,

Qu'un supplice cruel en soit le juste prix.

 

    La volonté des Dieux, répondit Pénélope,

Souvent d'un voile obscur à nos yeux s'enveloppe.

 
85

Malgré votre sagesse, ils ont pu vous tromper.

Mais voyons ces Tyrans qu'un Dieu vient de frapper.

A quelqu'heureux Vengeur que j'en doive la gloire,

Allons avec mon Fils jouir de la victoire,

 

    Tremblante, elle descend, & son cœur agité

 
90

Ne sait s'il doit, fidèle à sa sévérité,

Interroger l'Époux, objet de ses tendresses,  

Ou sans réserve enfin lui porter ses caresses.

Elle entre & va s'asseoir sur un siége opposé

Au mur, où près du feu le Roi s'est reposé.

 
95

Ulysse à son aspect, l'œil fixé vers la terre,

Attend que son Épouse éclate la première,

Et rompe un froid silence importun à tous deux.

La Reine, incessamment fixant sur lui les yeux,

Hésite, craint, espère, & son ame éperdue

 
100

Tantôt le reconnoît, tantôt se croit déçue.

 

    Quand Télémaque enfin : « Ma Mère, en est-ce assez ?

Vos premiers sentimens sont-ils donc effacés ?

Que veulent ces regards, ce silence sévère ?

Que ne volez-vous donc dans les bras de mon Père ?

 
105

Est-ce là cet accueil qu'un malheureux Époux,

Absent depuis vingt ans, dut attendre de vous ?

Le marbre & les rochers seroient moins insensibles.

 

    Si mes sens, o mon Fils, vous paroissent paisibles,  

Dit la Reine, apprenez le trouble de mon cœur.

 
110

Ce trouble, ces combats d'espoir & de douleur,  

De la voix & des yeux m'interdisent l'usage.

Enfin, si j'en dois croire une flatteuse image,

Si c'est Ulysse, il est, entre un Époux & moi,

Des signes plus puissans pour lui gagner ma foi.

 

115

Le Monarque l'écoute avec un doux sourire :

 

    Laissez-la m'éprouver, si son cœur le desire,

Mon Fils ; sous ces lambeaux, objets de ses dégoûts,

Ses yeux n'osent encor reconnoître un Époux.

Laissez-la revenir du trouble qui l'agite ;

 
120

Et, de notre entreprise achevant la poursuite,

Méritons nos succès par quelque heureux dessein.

Si souvent dans l'exil un tremblant assassin,

Qui sur un Citoyen porta la main coupable,

Fuit des vengeurs armés la fureur implacable,

 
125

Si l'effroi qui le suit l'arrache à ses foyers,

Quel sera notre sort, quand nos bras meurtriers

Ont immolé les Chefs & les Princes d'Ithaque (2)!

 

    Mon Père, éclairez-nous, répondit Télémaque,

Vous de qui la sagesse étonna les humains,  

 
130

Ouvrez à notre ardeur les généreux chemins  

Où, combattant pour vous, & marchant sur vos traces,

Nous pourrons mettre fin à vos longues disgrâces.

 

    Mon Fils, répond Ulysse, écoutez mes avis.

Il faut dans ce Palais, sous ces vastes parvis,

 
135

Disposer les apprêts d'une brillante fête ;

Qu'à la voix des plaisirs chacun ici s'apprête,

Que les plus doux parfums s'exhalent dans les airs ;

De la lyre & des chants que les accens divers,

De nos pas mesurés animent la cadence ;

 
140

Que tout de l'hymenée annonce la présence,

Et, du peuple crédule abusant les esprits,

Serve à cacher la mort de ses Princes chéris,

Jusqu'au moment heureux de leur faire connoître

La gloire dont l'Olympe a couronné leur Maître.

 

 
145

    Il parle, on obéit. Un brillant appareil

Des plaisirs & des jeux annonce le réveil.

On chante, & le palais au loin résonne & tremble

Sous les pieds des danseurs que la lyre rassemble.

Le bruit franchit les murs de ce vaste séjour.

 

 
150

    la Reine, disoit-on, cède enfin à l'Amour ;

Et, lasse de garder la soi qu'elle a donnée,

L'infidèle va suivre un nouvel hymenée (3).

 

    Ainsi par l'apparence un vain peuple trompé,

Se confie à l'erreur dont il est occupé,

 
155

Tandis que, retiré dans un lieu solitaire,

Le Roi goûtoit du bain la fraîcheur salutaire (4),

Eurynome le sert, & sa main à grands flots

Répand de doux parfums sur le corps du Héros.

Déjà, tout rayonnant de jeunesse & de grâce,

 
160

Dans le lieu du festin il a repris la place,

S'assied devant la Reine, &, l'observant toujours,

A son dépit enfin permet un libre cours.

 

    Quelle Femme, dit-il, insensible, inhumaine,

Reçut jamais du Ciel une ame si hautaine !

 
165

Quelle Femme jamais, en de pareils instans,

Pourroit à ses transports commander si long-temps,  

A l'aspect ; d'un Époux que, durant vingt années,  

Ravirent à les vœux les tristes Destinées ?

Hâtez-vous, Euryclée, & puisque de son cœur

 
170

Rien ne peut ébranler l'inflexible rigueur,  

Allez dresser mon lit, où j'irai seul, sans elle,

Oublier ses dédains & là fierté cruelle.

 

    Connoissez mes transports, & calmez vos esprits,

Mon cœur ne sent pour vous ni dédains, ni mépris (5),

 
175

Dit la Reine, mes yeux ont su vous reconnoître.

A mes regards charmés tel je vous vois paraître,

Tel vous étiez jadis, quand l'ardeur des combats

Vers les champs Phrygiens vous fit tourner vos pas.

Euryclée, allez donc, pour ce Héros que j'aime,

 
180

Hors du réduit secret qu'il construisit lui-même,

Dresser le lit d'hymen, & sur ce lit pompeux

Étalez avec soin des tapis précieux.

 

    Ainsi par ces discours elle éprouvoit Ulysse (6).

Mais le Roi, s'indignant d'un si long artifice :

 

 
185

   O Reine ! que mon cœur illustre à vous écouter !

Qui, sans l'aide d'un Dieu, le pourroit transporter

Ce lit, ce monument de ma vive tendresse,

Où ma main autrefois signala son adresse ?

Au milieu du palais un superbe olivier,

 
190

Tout chargé de rameaux, levoit son front altier.

De portes & de murs d'abord je l'environne,  

Je le ceins d'un rempart qu'un large toit couronne,

Je dépouille sa tête, & mon bras vigoureux  

Abat, non loin du pied, son tronc majestueux,

 
195

Et sur ce fondement ma secrette industrie

Fait régner l'élégance avec la symmétrie ;

J'en forme enfin l'appui de ce lit immortel,

D'un malheureux amour monument éternel.  

Voilà ce qu'il étoit, voilà ce qu'il doit être.

 
200

Princesse, c'est à vous de me faire connoître

Si quelque heureux mortel ou quelque Dieu jaloux

Sappa les fondemens du lit de votre Époux (7).

 

    A ce signe certain que reconnoît la Reine,

Ses genoux chancelans la soutiennent à peine.

 
205

Elle pleure, pâlit, enfin levant les bras,

Vers un Époux chéri précipite ses pas,

Et par mille baisers, par de vives caresses,

Fait éclater long-temps la joie & ses tendresses.

 

    Ah ! cher Époux, dit elle, Ulysse, pardonnez

 
210

La timide froideur de mes sens étonnés,

Vous, dont tous les mortels admirent la prudence.

Combien de fois le Ciel trompa notre espérance !

Par combien de malheurs il a frustré nos jours

Des Liens dont nous flattoient les plus tendres amours !

 
215

Ma défiance, hélas, étoit trop légitime !

Daignez donc, cher Époux, ne pas en faire un crime

A ce cœur malheureux, qui, plein d'un juste effroi,

Craignoit qu'on n'abusât de sa crédule foi.

La race des mortels respire l'imposture.

 
220

Hélas ! la Belle Hélène, à son Époux parjure,

Pour suivre un Étranger n'eût pas brisé ses nœuds,

Si son cœur eût prévu de quels maux douloureux

Elle seroit payer à la Grèce assemblée,

Le perfide abandon de sa foi violée !

 
225

Mais un Dieu, l'abusant par un coupable espoir,   

Mit dans son cœur séduit l'oubli de son devoir.

Cet exemple présent à mon ame alarmée,

Effrayoit ma tendresse en mon sein renfermée ;

Mais, au signe certain de ce lit précieux,

 
230

Où nul homme, après vous, n'avoit porté les yeux,

Je me rends, & mon cœur, que votre voix éclaire,

Aux vœux de mon Époux me livre toute entière.

 

    Transporté de plaisir, Ulysse, à ces discours,

Au torrent de ses pleurs donnoit un libre cours.

 
235

Tel  on voit des Rameurs, au milieu d'un naufrage,

Loin du vaisseau brisé nager vers le rivage,

Contre les flots bruyans lutter avec effort,

Et de la molle arène atteindre enfin le bord ;

Ils embrassent la terre en leurs transports de joie :

 
240

Telle au ravissement Pénélope est en proie,

Embrasse son Époux, & ne peut s'arracher

De ce sein où l'amour se plaît à l'attacher.

L'un & l'autre, éprouvant d'inexprimables charmes,

S'enlacent de leurs bras, s'inondent de leurs larmes.

 
245

L'Aurore en cet état les eût trouvés encor,

Si, retenant son char brillant d'azur & d'or,

Pallas de l'Orient n'eût fermé la barrière,

Et de l'obscure nuit prolongé la carrière.

 

    Chère Épouse, les Dieux de mon bonheur jaloux,

 
250

Ont voulu mettre un terme à des transports si doux,

Dit Ulysse ; il faudra qu'à leurs ordres fidèle,

J'embrasse de la gloire une route nouvelle,

Que de Tirésias exécutant les loix,

J'immole mon repos à de nouveaux exploits.

 
255

Allons, &, dans ce lit témoin de ma tendresse,

D'un sommeil bienfaisant goûtons la douce ivresse.

 

    Cher Époux, quand le Ciel nous réunit tous deux,

Dit-elle, mon bonheur est de remplir vos vœux ;

Mon cœur à vos desirs n'oppose aucun obstacle.

 
260

Mais daignez m'éclaircir ce trop funeste oracle,

M'apprendre quels travaux vont troubler vos loisirs,

Et me livrer encore à de nouveaux soupirs.

 

    Que me demandez-vous, répond le sage Ulysse

A vos desirs enfin s'il faut que j'obéisse,

 
265

Combien vous maudirez cet oracle inhumain !

Il faudra, loin de vous, une rame à la main,

Qu'en de nouveaux climats je cherche une contrée

Où Thétis & son onde est encore ignorée ;

Où le sel bienfaisant n'assaisonna jamais

 
270

Des habitans grossiers les insipides mets ;

Où jamais les Vaisseaux, à la rame dociles,   

N'apprirent à voler sur les ondes mobiles.

Et quand, devant mes pas un autre Voyageur

Portera dans sa main l'instrument du Vanneur,

 
275

Je dois quitter ma rame, & l'enfonçant en terre,

Offrir au Dieu puissant que l'Océan révère,

Un sanglant sacrifice & de boucs & d'agneaux.

Dans ma patrie alors cherchant un doux repos,

Il faut qu'à tous les Dieux j'immole une hécatombe.

 
280

Enfin, lorsque le Sort voudra que je succombe,

Un trépas fortuné sorti du sein des mers,

Terminera mes jours fameux dans l'Univers,

Et mes Sujets heureux béniront ma mémoire.

 

    Puisse, répond la Reine, une éternelle gloire

 
285

Couronner vos vieux ans épuisés de travaux !

Mon cœur dans cet espoir chérira tous ses maux.

 

    Tels étoient leurs discours, & du tendre Hyménée

On préparoit pour eux la couche fortunée ;

Les flambeaux allumés éclairent le réduit

 
290

Où la sage Eurynome aussitôt les conduit ;

Ils y vont, épanchant leur mutuelle flamme,

Des douceurs de l'hymen rassasier leur ame (8).

 

   Télémaque aussitôt, parcourant le palais,

Ramène en ce séjour le silence & la paix,

 
295

Interrompt & la danse & les chants d'allégresse.

 

    Mais lorsqu'à ces Époux une égale tendresse

Eut assez de l'Amour fait goûter tous les biens,

Leurs transports firent place à de doux entretiens.

 

    Pénélope lui dit à quel affreux ravage

 
300

Les Tyrans ont livré son antique héritage.

 

    Ulysse lui raconte à quels cruels revers

Il s'est vu condamné sur la terre & les mers.

Elle écoute, elle tremble, & son âme éperdue,

De mille sentimens tour-à-tour est émue (9).

 
305

Le Sommeil est long-temps sans puissance auprès d'eux ;

Mais enfin il triomphe, & vient fermer leurs yeux.

 

    Quand Pallas eut assez, à leurs vœux attentive,

Arrêté de la Nuit la course fugitive,

Elle alla du Matin ouvrir les portes d'or ;

 
310

Et, sur un char brillant soudain prenant l'essor,

L'Aurore impatiente apporte la lumière,

Et recommence enfin sa brillante carrière.

 

    Le diligent Monarque, aux premiers feux du jour,

Immole à son devoir les douceurs de l'Amour,

 
315

Se lève, & dans ses bras pressant sa tendre Épouse :

 

    De mon bonheur, dit-il, la Fortune jalouse

M'a long-temps envié ces fortunés momens ;

 Et, lorsqu'elle me rend à vos embrassemens,

Le souvenir rempli de la douleur d'un père,

 
320

Il faut voler vers lui, consoler sa misère.

Chère Épouse, je pars, demeurez en ces lieux,

Évitez les regards des mortels curieux,

Fuyez les vains discours. Bientôt la Renommée

Remplissant de terreur cette ville alarmée,

 
325

Ira des Prétendans lui raconter la mort,

Et soulever mon Peuple effrayé de leur sort.

 

    Il se lève aussitôt, & revêt sa cuirasse,

Appelle Télémaque, éveille son audace,

Et marche impatient aux portes du parvis.

 
330

Philoetius, Eumée & son généreux Fils

S'avancent sur les pas du Héros intrépide.

Le jour brille ; Pallas les précède & les guide,

Et, les enveloppant sous des voiles obscurs,

Bientôt de la cité leur fait franchir les murs.   

 

 
 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

 

(1) γούνατα δ᾽ ἐρρώσαντο. (vers 3) J'ai suivi le sens d'Aristarque, qui m'a paru meilleur que celui du Scholiaste, auquel Madame Dacier paroît s'être attachée. Cette Savante dit dans sa traduction : Elle marche d'un pas ferme & assuré. Ce n'est guère-là l'effet d'une joie aussi inespérée que celle dont Euryclée étoit alors transportée. Les grandes émotions, excepté peut-être celle de la colère, sont plus sujettes à ôter les forces qu'à en donner.

 

(2) Le prudent Ulysse ne se dément pas un seul instant. Au milieu des émotions les plus vives, il songe aux précautions que demande la position où il se trouve ; & le Poëte profite adroitement du trouble même de Pénélope, pour suspendre la scène de sa reconnoissance, par ce dernier trait de sagesse qui achève le caractère d'Ulysse.

 

(3) Voilà bien la nature des bruits populaires. Que de bruits aussi injurieux sur des fondemens aussi faux !

 

(4) Clarke s'est aperçu que le vers 156 de l'original étoit mal placé dans cet endroit, & qu'il ne se lioit pas au reste ; mais je crois qu'on pourroit dire, avec autant de raison, que les six vers suivans ont été mal-à-propos interpolés, & ne sont qu'une répétition maladroite d'un passage du VI° Livre, où Minerve ayant dessein d'intéresser Nausicaa en saveur d'Ulysse, répand sur toute sa personne des grâces extraordinaires. Une pareille métamorphose serviroit plus à embarrasser la sage Pénélope qu'à l'éclairer.

 

(5) Madame Dacier ajoute : Mais je ne me fie pas encore assez à mes yeux ; & la fidélité que je dois à mon mari, & ce que je me dois à moi-même, demandent les plus exactes précautions, & les suretés les plus grandes. Cette addi­tion change absolument l'intention d'Homère, Pénélope feint de se rendre, & n'annonce plus aucune méfiance ; elle ordonne de préparer le lit d'Ulysse, & c'est en ce moment même qu'elle achève de l'éprouver. Ce qui eu remarquable dans ce combat de prudence & d'adresse entre deux Époux, dont le caractère est si bien assorti, c'est qu'Ulysse lui-même se trouve vaincu, & que Pénélope le force enfin à s'expliquer.

 

(6) Quelques personnes pourront blâmer le sang-froid de Pénélope, & toutes les précautions dont elle se sert pour reconnoître son Époux ; mais si on songe à la méfiance que ses malheurs ont dû lui donner, à ce caractère d'une femme sage qui aime mieux douter un instant de son bonheur, que de courir le risque de se voir abusée, enfin au caractère même d'Ulysse, qui sembloit exiger une pareille con­duite de la part de Pénélope, on avouera que cette reconnoissance de ces deux Époux renferme toutes les convenances qu'elle de voit avoir. Le Père Rapin est un des Critiques qui ont le plus condamné les longues précautions d'Ulysse & de Pénélope. Le Traducteur Anglois, qui cite les observations de ce Critique, remarque qu'elles sont bien du génie François, & que la vivacité & l'impatience de la nation s'y décèlent parfaitement.

 

(7) J'ai tâché de faire sentir dans ma traduction l'espèce d'allégorie que peut nous offrir ce lit bâti sur des fondemens si solides. Ne pouvant en suivre la description avec fidélité, j'ai tâché d'y suppléer par le fond de la pensée. Le Traducteur Anglois convient que la pauvreté des Langues modernes nous refuse ici des ressources, dont abonde la Langue d'Homère.

 

(8) Rien  de  plus doux & de plus charte en même temps que l’expression de l'original :

ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν ἵκοντο·

(vers 296)

 Rien de si rare parmi les Poëtes que cette attention à ménager la pudeur, en voilant les images qui pourroient l'offenser, & cet art si bien connu d'Homère, de gagner du côté de la délicatesse ce qu'on sacrifie du côté de la volupté.

Eustathe nous apprend qu'Aristarque & Aristophane, les deux plus grands Critiques de l'antiquité, finissoient ici l'Odyssée, & pensoient que tout ce qui suit étoit faussement attribué à Homère. Eustathe rejette ce sentirnent, & pense avec raison que la reconnoissance d'Ulysse & de Laërte, que nous verrons dans le Livre suivant, doit nécessairement faire partie du Poëme. Il est vraisemblable que les deux Critiques dont parle Eustathe, reconnoissant une foule d'interpolations dans la fin de ce Livre & au commencement de l'autre, ont porté un arrêt trop sévère ; mais ce jugement doit nous inviter à reconnoître, autant qu'il est en nous, ce qui doit appartenir au Poëme, ou ce qui y a été mal-à-propos inséré.

 

(9) Le récit d'Ulysse, détaillé comme il l'est dans Homère, ne paroît guère vraisemblable, & a l'air d'une récapitulation des voyages d’Ulysse dans l'ordre des évènemens, faite par quelque Rapsode maladroit. Car ce faussaire s'est décelé lui-même au vers 320 de l'original :

Ὀδυσσεὺς δ᾽ οἶος ὑπέκφυγε νηῒ μελαίνηι·

Le Poète dit qu'Ulysse raconte comment il vainquit d'abord les Ciconiens ; qu'il alla ensuite chez les Lotophages, &c. Mais il ne peut pas dire qu’Ulysse raconte comme Ulysse échappa seul au naufrage qui submergea ses Com­pagnons : au lieu d’ Ὀδυσσεὺς, il faudroit ἀυτὸς. Mais il faudroit changer le vers entier. C'est ainsi que ces sortes d'interpolations observées attentivement portent presque toujours avec elles quelqu'absurdité ou quelque négli­gence qui les décèle. Celle-ci est si frappante, qu'il me paroît bien étonnant qu'elle n'ait été relevée par aucun Critique.

Au reste, cette récapitulation, si propre à soulager la mémoire de ceux qui étoient curieux de retenir les principaux évènemens de ce Poëme, a été imitée par Lycophron, & plus élégamment par Tibulle, dans le panégyrique adressé à Messala.