Livre XXI
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ARGUMENT DU LIVRE XXI.

Pénélope décidée à mettre fin aux désordres que ses Amans causoient dans le palais, leur annonce qu'elle, prendra pour Époux celui qui d'entr'eux pourra tendre l'arc d'Ulysse & lancer une flèche qui traverse douze anneaux alignés sur une même file. Ils essayent cet arc, & ne sauroient le plier. Ulysse alors, tirant à part Eumée à Philœtius, se fait connaître à ces deux Serviteurs fidèles ; il revient & propose à ses ennemis de lui confier cet arc, & de permettre qu'il puise, à son tour, essayer de le tendre. Ils le lui refusent ; mais Pénélope & Télémaque le lui sont apporter : il le tend aussitôt, & traverse les anneaux que Télémaque avoit arrangés. Jupiter sait gronder sa foudre, Ulysse entend ce présage, & fait signe à Télémaque, qui vient se placer près de lui.

 

  
       Dans un lieu séparé, mais voisin du banquet,

La Reine, abandonnée à son tourment secret,

S'indignoit des discours qui frappoient son oreille

A la voix de Pallas son courage s'éveille ;

 
5

Elle va proposer à ses Amans surpris,

Un combat glorieux dont l'hymen est le prix (1),

Et remettre en leurs mains un arc, long-temps célébre,

Qui va changer ces jeux en un combat funèbre.

 

   Au faîte du palais, dans un riche trésor,  

 
10

Sont de vastes amas d'argent, d'airain & d'or,

Et tout ce que jadis, pour son fils Télémaque,

Ulysse plus heureux amassa dans Ithaque.

Là reposoit son arc auprès de son carquois,

Cet arc que d'Iphitus il reçut autrefois,

 
15

Lorsqu'à peine sorti des liens de l'enfance,

Député par son Père, embrassant sa défense,

Il courut à Messène, au gré de ses transports,

Réclamer des troupeaux enlevés sur ses bords (2).

Ce présent d'Iphitus flatta son ame altière ;

 
20

Il ne le portoit point dans les champs de la guerre,

Mais aux soins de la Reine il l'avoit confié,

Comme un gage sacré d'une antique amitié.

 

    Vers ce réduit secret, de Femmes entourée,

S'avance lentement Pénélope éplorée :

 
25

Elle approche du seuil, & sa main, avec bruit (3)

Fait tourner sur ses gonds la porte qui mugit

A l'égal d'un taureau dans un vallon tranquille.

La Reine en frémissant pénètre en cet asyle,

Et, jetant autour d'elle un regard éperdu,

 
30

Détache enfin cet arc aux lambris suspendu ;

Doux & cruel objet pour sa douleur mortelle !

Sa force l'abandonne, elle tremble, chancelle,

S'assied en soupirant, pose sur ses genoux

Cet arc si précieux, si cher à son Époux (4).

 

 
35

    Mais, lorsqu'enfin, donnant un cours libre à ses larmes,

Elle eut de la douleur assez goûté les charmes,

Elle se lève, & va porter à ses Amans

Cet arc & son carquois, funestes instrumens

Qui, trompant leurs desirs, dévoient trancher leur vie.

 
40

Pénélope descend, de deux Femmes suivie,

Et, couvrant d'un long voile & son front & son sein,

Avance, l'œil en pleurs, vers le lieu du festin.

 

    Fiers & cruels Amans, dont l'audace importune,

Dit-elle, de mon Fils consume la fortune,

 
45

Vous qui, vous prévalant de l'absence du Roi,

En dévorant mes biens, sollicitez ma foi,

Recevez de ma main l'arc du vaillant Ulysse :

S'il faut que, malgré moi, mon hymen s'accomplisse,

Celui qui d'entre vous saura, d'un bras nerveux,

 
50

Faire obéir, plier, tendre cet arc fameux,  

A travers douze anneaux lancer sa flèche ailée,

Je consens de le suivre ; à ses vœux immolée

J'abandonne ces lieux si chers à mes beaux jours,

Et dont le souvenir me poursuivra toujours.

 
55

    Elle parle, & soudain à la troupe charmée

Fait présenter cet arc par le fidèle Eumée,

Qui le reçoit, le baise & l'arrose de pleurs.

Philœtius aussi partageant ses douleurs,

Sur ce cher monument laisse tomber des larmes.

 
60

Le fier Antinoüs en conçoit des alarmes,

La fureur étincelle en ses regards altiers.

 

    Vils Pâtres, leur dit-il, hommes durs & grossiers (5)

Eh ! ne voyez-vous pas que votre douleur vaine

Va redoubler ici les ennuis de la Reine ?

 
65

Allez porter ailleurs vos imprudens soupirs :

Laissez, laissez cet arc propice à mes desirs,

Offrir à mes rivaux une trompeuse amorce.

Car, qui jamais d'Ulysse eut l'adresse & la force ?

Mes yeux l'ont vu jadis dans mes plus jeunes ans,

 
70

Et son image encore est présente à mes sens.

 

    Il dit ; &, dans son cœur enivré de sa gloire,

Il croit sur ses rivaux remporter la victoire ;

Il ne sait pas qu'il doit, pour prix de son orgueil

Descendre le premier dans la nuit du cercueil.

 

 
75

    Cependant, l'œil en feu, Télémaque s'écrie :

 

    Quel pouvoir enchaînant mon ame appesantie,

Me rend donc insensible à tout ce que je vois ? 

Quand, prête à me quitter pour suivre d'autres loix,

Ma Mère du vainqueur veut être la conquête,

 
80

D'un œil indifférent je verrai cette fête !

Tranquille spectateur, je verrai préparer

Ce funeste combat qui doit m'en séparer !

Non, Princes, vous savez que Pylos & Mycène

N'offrent point de beautés que n'efface la Reine ;

 
85

Ce n'est point à ma bouche à vanter ses attraits,

Mais du moins mes efforts montreront mes regrets.

Hâtons-nous, & voyons quelle main fortunée

Doit obtenir la Reine au vainqueur destinée ;

Dans la lice aujourd'hui je descends avec vous.

 
90

Je ne souffrirai pas, sans en être jaloux,

Qu'un orgueilleux Amant me ravisse ma Mère ;

C'est à moi d'essayer les armes de mon Père.

 

    Il dit, & s'apprêtant à ce combat nouveau,

Dépose avec fierté son glaive & son manteau ;

 
95

Il forme un long sillon, & sa main empressée

Dispose les anneaux sur la ligne tracée :

On l'admire, & déjà, pour signaler son bras,

Vers le seuil du portique il revient à grands pas,

Saisit l'arc, &, brûlant d'un transport magnanime,

 
100

Il essaye aussitôt la vigueur qui l'anime.

Il l'essaya trois fois, &, trois fois abusé,

Sur cet arc vigoureux son bras s'est épuisé,

Il le plioit enfin ; mais, d'un signe de tête (6),

Ulysse qui l'observe, en ce moment l'arrête.

 

 
105

    Aux ordres paternels Télémaque obéit,

Et soudain, affectant un généreux dépit :

 

    Languirai-je toujours dans une longue enfance ?

Ou trop jeune, dit-il, & sans expérience,

Ne puis-je donc encor prétendre à me venger

 
110

D'un insolent mortel qui sauroit m'outrager ?

Vous, Princes, dont la force égale le courage,

Achevez ce combat où l'amour vous engage ;

Mes mains, mes foibles mains vous en laissent le Prix.

 

   Il dit ; & sur le seuil de ce vaste parvis,

 
115

Posant la flèche & l'arc, déplorant sa disgrâce,

A côté de son Père il va prendre sa place.

 

    Antinoüs soudain : « Hâtons-nous, commençons,

Suivons l'ordre sacré de nos libations (7),

Qu'il décide nos rangs, qu'il règle la carrière.

 

 
120

   A ces mots, enflammé d'une ardeur téméraire,

Le fils d'AEsnops se lève ; il a, dans ces festins,

Les honneurs & l'emploi des augustes Devins.

Sur un trône brillant, assis loin de la porte,

Il hait de ces tyrans l'insolente cohorte,

 
125

Il blâme leurs forfaits, gémit de leur orgueil.

Cependant, le premier, s'avançant sur le seuil,

Il relève & saisit l’arc du vaillant Ulysse ;

Mais peu sait aux travaux d'un pénible exercice,

Les efforts de son bras seconde mal ses vœux.

 

 
130

    Reprenez, reprenez cet arc trop dangereux,  

O mes amis, dit-il : si j'en crois mes alarmes,

Qu'il vous sera répandre & de sang & de larmes !

Plus heureux de mourir que de vivre abusés (8)  

Par l'espoir de ces biens qui vous sont refusés.  

 
135

Ah ! combien d'entre vous, se flattant dans leur ame

D'obtenir en ce jour l'objet qui les enflamme,  

Vont essayer cet arc & l’essayer en vain,

Qui devroient, plus épris d'un moins noble destin,

Laisser la Reine en paix, par l'amour entraînée,

 
140

Former les nouveaux nœuds d'un brillant hyménée !

 

    Il dit, & va s'asseoir. « Quel discours insensé,

Malheureux fils d'AEnops, avez-vous prononcé,

S'écrie Antinoüs ! si votre main débile

Épuisa sur cette arme un effort inutile,

 

145

Il nous en doit coûter & des pleurs & du sang !

Allez, goûtez en paix l'honneur de votre rang,

Le Ciel ne vous fit pas pour venir dans la lice

Essayer avec nous l'arc du vaillant Ulysse ;

Et cet arc, si rebelle à vos débiles bras,

 
150

A de plus dignes mains ne résistera pas.

 

    L’espoir ainsi trompant ses vœux illégitimes,

Il se fait apporter la graisse des victimes ;

On court la déposer en un trépié profond (9).

La flamme qui l'entoure, & l'échauffe & la fond.

 
155

A ces tyrans vendue, une troupe insolente

Fait couler sur cet arc la liqueur bouillonnante ;

Les Esclaves chargés du soin de l'amollir,

Essayoient, mais en vain, de le faire obéir.

 

    Tandis qu'à tous ces soins la troupe est animée (10),

 
160

Philoetius s'éloigne & sort avec Eumée.

A peine du palais ils ont franchi la cour,

Qu'Ulysse de ces lieux s'échappant à son tour,

Les suit impatient de pénétrer leur zèle.

Il s'adresse en ces mots à ce couple fidèle :

 

 
165

    Mes amis, leur dit-il, je veux vous révéler  

Un secret que long-temps il fallut vous celer.

Parlez, que seriez-vous si quelque Dieu propice  

Ici, dans ce moment, alloit vous rendre Ulysse ?

Qui défendriez-vous, des Tyrans ou du Roi ?

 
170

Parlez donc, sans détours, & fiez-vous à moi.

 

    A peine il achevoit, Philoetius s'écrie :

 

    O puissant Jupiter ! Ah ! si dans sa patrie

Les Destins ramenoient ce Héros malheureux,

Que bientôt, aux exploits de mon bras vigoureux,

 
175

Vous verriez si mon cœur sait honorer mon Maître !

 

    Grands Dieux ! qu'à nos regards il puisse enfin paroître,  

Dit Eumée  aussitôt, plein du même transport !

Rendez-le à nos desirs, vainqueur des coups du Sort !

 

    Le voici, dit Ulysse, oui, moi, qui vingt années  

 
180

Ai traîné loin de vous mes tristes destinées.

Je connois votre cœur, je sais que dans ces lieux

Vous seuls m'avez toujours consacré tous vos vœux ;

Puisse-je ici du Ciel obtenir l'assistance !

Je saurai, mes Amis, payer votre constance.

 
185

Pour vous unir à moi par de nouveaux liens,

Je vous donne à tous deux une femme, & des biens,

Qui, près de mon palais, fixant votre demeure,

Vous seront de mes soins me bénir à toute heure.

Désormais à ma Cour, compagnons de mon Fils,

 
190

Vous seuls lui tiendrez lieu de frères & d'amis.

Pour reconnoître un Roi que le Sort vous ramène,

Exigez-vous encor quelque marque certaine !

A ce signe évident, osez vous confier ;

Voyez ce coup affreux des dents du sanglier,

 
195

Dont je fus assailli, quand l'ardeur de la chasse

M'entraîna jeune encor dans les bois du Parnasse.

 

    Il dit, &, soulevant ses lambeaux rassemblés,

Découvre sa blessure à ses amis troublés.

A peine à leur regard parut la cicatrice,

 
200

Que soudain, s'élançant entre les bras d'Ulysse,

Ils s’arrosent de pleurs, ils t’embrassent tous deux,

Ils couvrent de baisers & son front & ses yeux.

Sur son sein palpitant de joie & de tendresse

Ulysse dans ses bras les reçoit & les presse.

 
205

Le jour n'eût pas suffi pour essuyer leurs pleurs,

Si la voix du Héros, en effrayant leurs cœurs,

N'eût fait à leurs transports succéder les alarmes.

 

    Étouffez vos soupirs, & retenez vos larmes,

Craignez d'être exposés aux regards inquiets

 
210

Des méchans qui pourroient épier nos secrets ;

Rentrons, mais avant vous laissez-moi reparoître.

Suivez de près mes pas & servez votre Maître.

Zélés observateurs de mes commandemens,

Écoutez, je connois l'orgueil de ces Amans,

 
215

Jamais ils ne voudront, dédaignant ma misère,

Me laisser essayer cette arme meurtrière ;

Mais vous ; fidèle Eumée, accourez à ma voix,

Remettez en mes mains cet arc & ce carquois.

Que soudain du palais les Femmes rassemblées,

 
220

Au fond de leur séjour restent long-temps celées ;

Ordonnez, quelque bruit dont gémissent ces lieux,

Que nulle femme ici n'ose porter les yeux.

Et vous, Philœtius, qu'au combat préparée,

Votre main du palais aille fermer l'entrée.

 

 
225

    Il dit, & traversant l'enceinte du parvis,

Va reprendre son siége à côté de son Fils ;

Et bientôt sur ses pas, Philœtius, Eumée,

Vont occuper encor leur place accoutumée.

 

   Cependant Eurymaque essayoit, mais en vain,

 
230

De plier l'arc d'Ulysse, indocile à sa main.

Aux foyers allumés en vain il le présente,

Ses vœux sont superflus, la force est impuissante

Il s'indigne, il gémit, il s'écrie en fureur :

 

   Pour mes amis, pour moi, quel sanglant déshonneur.

 
235

Non de voir nos soupirs perdus pour une femme,

Assez d'autres viendront couronner notre flamme

Mais d'avouer ici combien le Sort jaloux 

A mis de différence entre un Héros & nous,

De prévoir notre opprobre, & quelle ignominie

 
240

Aux yeux de l'avenir souillera notre vie.

    

   Loin de nous ces soucis, répond Antinoüs ;

Rappelez, Eurymaque, à vos esprits confus,  

De quel Dieu dans ce jour on célèbre la fête (11);

Cédons au Dieu jaloux dont le bras nous arrête,

 
245

Cédons, & déposant cet arc en son honneur,

Par des libations implorons sa faveur.

Demain nous offrirons des victimes nouvelles ;

Nous supplierons ce Dieu dont les mains immortelles

Au vaste champ des airs lancent des flèches d'or,

 
250

De donner à nos traits un plus facile essor.  

 

    A ces mots applaudis par la foule enchantée,

Le vin coule à grands flots sur la terre humectée.

Mais Ulysse, attentif à ces effusions,

Se jouoit en secret de leurs illusions.

 

 
255

   Courtisans, disoit-il, d'une auguste Princesse,

Et vous, Antinoüs, dont l'utile sagesse

Par un heureux conseil a dessillé leurs yeux,

De cet arc aujourd'hui laissez le soin aux Dieux ;

Apollon, de vos cœurs exauçant la prière,

 
260

Dispensera demain le Prix de la carrière.

Mais, puisqu'enfin ce Prix attend un autre jour,

Laissez-moi sur cet arc m'essayer à mon tour,

Éprouver si mes bras, flétris par la détresse,

Seront ce qu'ils étoient au temps de ma jeunesse.

 

 
265

    Il dit ; & les tyrans en pâlissent d'horreur,

Ils craignent de le voir signaler sa vigueur.

On se tait un moment ; mais bouillant de furie,

Le fier Antinoüs le menace & s'écrie :

 

    Malheureux insensé ! n'es-tu pas satisfait

 
270

De te voir près de nous assis en ce banquet !

Quel autre Mendiant jamais eût pu s'attendre

A pouvoir en ces lieux nous voir & nous entendre ?

De quelle ambition ton cœur est-il épris !

L'excès du vin, sans doute, égara tes esprits.

 
275

Redoute ce poison qui dans ton sang s'allume ;

Eurytion jadis en connut l'amertume,  

Lorsque ce fier Centaure, échauffé de Bacchus,  

Signala sa fureur contre Pirithous,

Et, sans rien écouter qu'une indiscrète flamme,

 
280

Voulut de ce Héros déshonorer la femme ;

Les Lapithes, sur lui tombant de tous côtés,

Arrêtèrent le cours de ses indignités,

Et leurs bras, le couvrant de honteuses blessures,

Gravèrent sur son front le prix de ses injures (12).

 
285

Apprends par cet exemple à régler tes transports.

Crains d'essayer cet arc, crains que loin de ces bords

Le barbare Échetus, chargé de ton supplice,

Ne te fasse expier ton insolent caprice.

Demeure & bois en paix, sans oser imiter

 
290

De jeunes Concurrens que tu dois respecter.

 

    Superbe Antinoüs, lui répondit la Reine,

Vous sied-t-il d'accabler de votre injuste haine,

Des Hôtes que mon Fils se plaît à protéger !

Pensez-vous, quand le bras de ce fier Étranger

 
295

Seconderoit les vœux & l'espoir de son ame,        

Qu'il emporte l'honneur de m'obtenir pour femme

Lui-même, dans son cœur, est loin de s'en flatter.

Bannissez donc l'effroi qui vous semble agiter,

Et qui me déshonore autant qu'il vous outrage.

 

 
300

    Eurymaque soudain : « Princesse auguste & sage,

Qui de nous oseroit, sans rougir devant vous,

Penser qu'un tel rival pût être votre Époux !

Mais notre orgueil s'indigne & craint la Renommée,

Si des méchans un jour la langue envenimée

 
305

Disoit impunément que d'indignes rivaux

Ont osé convoiter l'Épouse d'un Héros,

Et que leur foible bras, trahissant leur tendresse

Vainement de son arc essaya la souplesse ;

Tandis qu'un Mendiant, vil rebut des humains,

 
310

Sut le faire obéir à ses robustes mains ;

De ce sanglant affront sauvons notre mémoire.

 

    Prince, répond la Reine, est-il donc quelque gloire

Où votre vain orgueil ose encore aspirer,

Lorsqu'employoit vos jours à vous déshonorer,

 
315

Vous osez d'un Héros dévaster l'héritage ?

Voyez cet Étranger, son maintien, son courage,

Cette noble fierté qui brille sur son front ;

Et pourquoi l'accabler d'un si cruel affront ?

Il dit que d'un sang noble il reçut la naissance ;

 
320

Honorons ses malheurs par quelque complaisance ;

Remettez-lui cet arc, & si son bras nerveux

Peut le faire obéir, peut répondre à ses vœux,

Comblé de mes présens, je le prends sous ma garde,

Et c'est moi désormais que son destin regarde.

 

 
325

    Reine, dit Télémaque, & quel autre que moi

Doit remettre en ses mains les armes de mon Roi ?

Et quels rivaux sortis ou d'Élide ou d'Ithaque

Oseroient disputer les droits de Télémaque ?

Allez donc, reprenez vos paisibles travaux,

 
330

Ranimez dans vos mains la toile & les fuseaux ;

Laissez-moi, de cet arc sage dépositaire,

Disposer à mon gré des armes de mon père.

 

   Il se tait, & la Reine en admirant son Fils,

Dans son réduit secret va cacher ses ennuis (13).

 
335

La voix de Télémaque & sa noble assurance

Font briller dans son cœur un rayon d'espérance.

Pallas la suit de près, & ses soins bienfaisans,

D'un paisible sommeil lui portent les présens.

 

    Cependant au milieu de la troupe étonnée,

 
340

Eumée osa saisir cette arme abandonnée.

Les tyrans indignés poussèrent des clameurs ;

Et l'un d'eux, aussitôt, exhalant ses fureurs :

 

   Où portes-tu cet arc, dit-il ? arrête, arrête,  

Demeure, malheureux, ou tremble pour ta tête ;

 
345

Crains, si le Dieu du jour entend nos justes cris.

Qu'on ne te livre aux chiens que ta main a nourris.

 

    Eumée alors s'arrête, & glacé d'épouvante,

Il va déposer l'arc, quand d'une voix tonnante

Télémaque s'écrie : « Achève, obéis-moi ;  

 
350

De cent maîtres ici peux-tu suivre la loi ?

C'est moi qui te commande, oui, moi, dont la puissance

Peut punir sur le champ ta désobéissance.

Heureux, si je pouvois d'un coup aussi certain

Punir tous ces Amans qu'accusé mon destin !

 

 
355

    Il dit ; & chacun d'eux, dédaignant sa menace,

Par un sourire amer répond à son audace

Eumée en l'écoutant obéit à sa voix,

Et met aux mains d'Ulysse & l'arc & le carquois,

Le quitte, &, s'éloignant des yeux de l'assemblée,

 
360

Va des ordres du Prince informer Euryclée.

 

    Télémaque, dit-il, à votre soin prudent  

Commet, chère Euryclée, un devoir important.

Hâtez-vous d'enfermer les Femmes de la Reine.

Empêchez qu'aucun trouble, ou qu'une crainte vaine,

 
365

Au bruit dont ce palais peut soudain retentir,

De leur appartement ne les fasse sortir.

A ces ordres nouveaux Euryclée inquiète,

Va fermer les abords de leur vaste retraite.

Tout occupé du soin à son zèle commis,

 
370

Philoetius s'échappe & ferme le parvis,

Et, d'un câble pesant que le Sort lui présente (14),

Enchaîne sur ses gonds la porte mugissante.

Il rentre, & voit son Roi, toujours industrieux,

Qui d'un bras diligent, d'un regard curieux,

 
375

Parcourt son arc entier, considère en silence

Si cet arc négligé, pendant vingt ans d'absence,

Par le temps ou les vers ne fut point offensé ;

Tandis que l'insultant par un rire insensé,

Ces Prétendans jaloux, que son aspect indigne,

 
380

Lui décochent les traits de leur langue maligne (15).

 

    Ulysse cependant, poursuivant son dessein,

Vit d'un œil satisfait son arc entier & sain.

Ainsi qu'un Chantre habile, alors qu'un Dieu l'inspire,

Fait monter sans effort les cordes de sa lyre,

 
385

Le Héros tend son arc, il l'essaye, & soudain

La corde avec grand bruit résonne sous sa main.

Troublés, glacés d'effroi, les Prétendans pâlirent ;

Les éclats du tonnerre à l'instant retentirent.

Ulysse avec plaisir, en ce moment fatal,

 
390

Comme un heureux augure, entendit ce signal.

 

    Aussitôt il saisit une flèche acérée,

Qui seule à ses côtés demeuroit préparée.

(Dans le carquois encor reposent tous ses traits

Destinés à punir les odieux forfaits

 
395

De ces lâches rivaux, qu'aveugle leur audace).

Il ajuste son arc, &, sans quitter sa place,

Il fait au trait ailé qu'a dirigé sa main,

Des anneaux alignés franchir l'étroit chemin.

 

    Il s'adresse à son Fils : « Généreux fils d'Ulysse,

 
400

Un Hôte tel que moi n'a rien dont on rougisse ;

Vous voyez que mon bras qu'outrageoient ces Amans

Garde encor la vigueur qu'il eut dans mon printemps.

Mais cessons ces débats, la nuit ramène l'heure

Qui doit voir les Plaisirs remplir cette demeure,

 
405

Et la lyre & les chants, délices des banquets,

D'un somptueux festin embellir les apprêts.

 

    Il dit ; & d'un coup d'œil qu'entendit Télémaque,

Il lui donne en secret le signal de l'attaque ;

Plein de joie & d'ardeur, Télémaque aussitôt,

 
410

Ceint son glaive, saisit son brillant javelot,

Et court, étincelant d'une fureur guerrière,

Se placer près du siége où reposoit son Père

 

 

 
 

 

Notes, explications et commentaires

 

 

(1) Le Poëme avance vers le dénouement : c'est ici que com­mence l'incident qui doit amener la catastrophe. Cet incident est tel qu'il convient pour laisser le Lecteur dans une certaine perplexité, & pour augmenter, par la surprise, l'intérêt qu'il doit éprouver. On pourroit peut-être aujourd'hui trouver extraordinaire & bizarre, le moyen dont Pénélope se sert pour éprouver ses Amans ; mais ce reproche n'eût pas été sait par les Anciens, à qui l'habitude de l'exercice de l'arc & le mérite qu'on attachoit à s'y distinguer, rendoit sans doute la proposition de Pénélope beaucoup plus naturelle qu'elle ne nous le paroit. On sait que lorsque Cambyse se préparoit à faire la guerre en Éthiopie, le Roi de ce pays se fit apporter son arc, en présence des Ambassadeurs que Cambyse lui avoit envoyés ; & l'ayant tendu avec deux doigts, il les renvoya, en leur disant : « Rapportez à votre Maître, que lorsque les Perses en pourront faire autant, ils y pourront espérer de conquérir mon pays. » Voyez Hérodote, Liv. III.

 

(2) Homère est bien plus long dans le récit de l'histoire de cet arc ; mais j'ai cru que ces circonstances pouvoient & dévoient être abrégées. Voici ce que dit le Poëte : « Il tenoit  ces présens de la main d'Iphitus, qu'il rencontra à Messène dans la maison d'Orsiloque. Ulysse y étoit venu réclamer un troupeau  considérable que des Messéniens avoient enlevé sur les rives d'Ithaque. Quoique sort jeune encore, son père & les anciens du pays l'avoient chargé de cette commission. Iphitus y étoit venu chercher douze jumens qu'on lui avoir enlevées, & qui surent dans la suite la cause de sa mort ; car, ayant poussé ses recherches jusque dans les États d'Hercule, ce cruel fils de Jupiter le reçut chez lui, mais sans égard pour les loix de l'hospitalité, sans respect pour les Dieux, le fit indignement périr, & garda ses jumens. Ce fut au milieu de ses recherches qu'il rencontra Ulysse. Il lui donna son arc, que son père Eurytus portoit tou­jours, & qu'il lui avoit laissé en mourant. Ulysse lui donna une épée & une lance pour gages des nœuds hospitaliers qui dévoient un jour les unir : mais la mort ne permit point à Iphitus de jouir de cette faveur que lui avoit  promise Ulysse. »

 

(3) Le Poëte dit que Pénélope détacha la courroie de l'anneau, qu'elle introduisit la clés, & ouvrit les verroux de la porte, ou le pêne de la serrure, comme Eustathe l'entend. Pour moi, j'avoue que je ne saurois me faire aucune idée distincte de la ma­nière de se servir de ces sortes de clefs recourbées, telles qu'on en trouve encore dans les cabinets des Curieux ; & je ne vois pas que ceux qui ont entrepris de l'expliquer, aient rien dit de bien satisfaisant.

 

(4) Quelqu'étranger que cet incident soit à nos mœurs, les larmes de Pénélope sont de tous les temps & appartiennent à toutes les ames sensibles. Voilà cet arc devenu pour nous tout aussi intéressant qu'il pouvoit l'être pour les Grecs.

 

(5) Je ne puis m'empêcher de citer le vers grec qui répond au vers françois :

νήπιοι ἀγροιῶται, ἐφημέρια φρονέοντες

(vers 85)

 Hommes rustiques & insensés, qui ne songez qu'aux soins de la journée.

 Ce défaut de prévoyance, qui caractérise si bien les gens de la campagne, les pauvres artisans, est ce qui fait souvent envier leur bonheur à ceux même qui les méprisent. Quel est l'homme prétendu heureux qui n'ait dit souvent, en regardant ces hommes simples : O fortunatos nimiùm, sua si bona norint !

 

(6) Il n'est point de Lecteur attentif qui ne s'aperçoive de la convenance admirable qu'il y a dans ce tableau des efforts de Télémaque, & de la sagesse de ce Prince, qu'un coup-d'œil de son père arrête au milieu de son succès. Par sa force & par sa prudence le voilà déjà presque égal à Ulysse. Nous n'avions jusqu'ici connu que son amour pour son père ; il étoit temps de faire voir qu'il pouvoit marcher sur ses traces, & qu'il étoit capable de le seconder dans la défaite des Prétendans. Observez ainsi Homère, & vous ne trouverez rien qui ne soit annoncé & préparé avec un art qui ne se hisse presque pas aper­cevoir.

 

(7) Les Commentateurs nous disent, d'après Athénée, que cette cérémonie commençoit par la droite, en prenant par la place qui étoit au haut bout de la table. Ainsi c'est à Leiodes à commencer.

 

(8) Cette espèce d'Oracle a quelque chose d'obscur & d'effrayant dans le texte, mais je ne crois pas qu'il y ait rien de galant, quoiqu'en dise Madame Dacier.

 

(9) Il s'agit ici d'une sorte de vaisseau à trois pieds, propre à faire chausser de i'eau, & dont l'usage a même subsisté jusqu'à nous. Les Commentateurs qui, comme Spondanus, ont cru que la graisse chauffée dans ce bassin, étoit employée à rendre plus forts & plus souples, les bras de ceux qui vouloient essayer l'arc, se sont grossièrement trompés. Voyez Eustathe.

 

(10) Il falloit qu'Ulysse se fit reconnoître à ses deux fidèles Ser­viteurs, pour qu'ils puissent l'aider dans son projet : voyez comme Homère a su choisir le temps le plus favorable, & comme les moindres détails sont chez lui autant de leçons de l'art des convenances.

 

(11) Plus on examinera avec attention la correspondance de toutes les parties des Poëmes d'Homère, plus on sera persuadé que personne n'a jamais connu comme lui, l'art de faire intervenir des incidens qui paroissent d'abord de peu d'importance, & qui ont ensuite une influence réelle sur le dénouement. Je ne saurois me persuader que ces réflexions, que tout Lecteur est en état de prévenir, ne contribuent pas enfin à faire rendre justice à Homère sur la belle ordonnance de ses Poëmes, malgré les critiques hasardées de quelques détracteurs qui le connoissoient mal. On doit voir que l'étonnante invention de ce Poëte ne consiste pas à enfanter de grandes pensées sans ordre, mais à les disposer de manière qu'on ne sait ce qu'on doit le plus admirer dans sa Poësie, de la féconde richesse des détails, ou de la sublime ordonnance de toutes les parties.

 

(12) Le texte grec dit : Lui coupèrent les oreilles & le nez. Ce supplice paroît avoir été le plus cruel qui fût connu dans les siècles hé­roïques ; encore n'avoit-il lieu que très-rarement. S'il y en avoit quelque exemple, on le citoit long-temps pour effrayer les cri­minels ; s'il falloit le faire subir à quelqu'un, on l'envoyoit à un tyran comme Èchetus, qui s'en chargeoit. Les Nations polies de l'Europe ont fait depuis ce temps de grands progrès dans l'art des supplices. C'est une chose bien humiliante pourra raison humaine, que rien n'ait encore pu affoiblir l'usage de ces barbares supplices chez la plupart de ces Peuples, qui se vantent de surpasser les Anciens en politesse, en philosophie, & en sentimens d'humanité. Et ce qui est encore plus étonnant, c'est qu'il existe un Peuple, chez qui cette réforme réclamée par l'humanité a eu lieu, sans qu'il en ait résulté aucun inconvénient ; & que les Peuples voisins, témoins de cette réforme, n'en ont pas moins conservé précieusement leur ancien usage, de faire mourir les criminels dans des tortures étudiées, comme s'ils craignoient de dégénérer de la férocité de leurs ancêtres.

 

 

(13) C’est encore le grand talent d’Homère, d’avoir faire paroître & disparoître ses Acteurs à propos. Je ne craindrois point d’assurer qu’il y a plus à apprendre dans Homère pour cet art difficile, que dans aucun des tragiques de l’Antiquité.

 

 

(14) Le texte grec dit :

….. ὅπλον νεὸς ἀμφιελίσσης

βύβλινον…..

(vers 390/391)

Il est vraisemblable que ce cable étoit fait de l'espèce de plante appelée biblos, qui, suivant Strabon, croissoit dans les marais d'Egypte ; mais les Anciens n'étoient pas tous d'accord sur cette plante : les uns la prenoient pour une espèce pareille au papirus d'Egypte, les autres pour le cannabinum, les autres pour le phylire. Il faudroit encore savoir quelles étoient ces sortes de plantes. Il paroît que les dénominations botaniques des Anciens n'étoient pas sort déterminées ; & je présume qu'on a souvent confondu l'espèce avec le genre, & qu'on a eu ainsi beaucoup de sortes de plantes de même nom, qui étoient peut-être bien différentes. Combien les Anciens n'ont-ils pas donné  de descriptions différentes du lotos !

 

 

(15) L'un d'eux dit à son voisin : Voyez comme ce malheureux vaga­bond examine cet arc, il feint de s'y connaître, il veut en faire un semblable, ou peut-être en a-t-il un pareil. Plaise au Ciel, dit un autre, qu'il soit aussi heureux dans tous ses desseins, comme il le sera à tendre cet arc !

Ces plaisanteries n'ont point assez de sel par elles-mêmes, pour pouvoir être lues avec plaisir dans une autre langue que celle où elles ont été composées. Mais Homère sait exprimer ces détails dans des vers aussi nobles, aussi harmonieux, que les plus beaux endroits de son Poëme.