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ARGUMENT DU LIVRE XX.
ULYSSE couché sous le vestibule du palais, y voit la licence des Femmes
de la suite de Pénélope ; il veut les punir, la prudence le retient, &
Minerve l'endort. A son réveil, causé par les gémissemens de Pénélope,
il demande au Ciel quelques signes favorables qui confirment ses
espérances. Les Prétendans rentrent dans le palais, & sont préparer le
festin. Télémaque leur parle avec un ton menaçant qui les étonne : le
Devin Théoclymène s'effraie des prodiges qu'il voit & qu'il leur
annonce. On lui répond par des ris, & le festin continue.
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Ulysse
cependant vers le fond du portique,
Dédaignant
l'appareil d'un lit trop magnifique,
Étendoit sur la
terre en forme de tapis,
De simples peaux de
bœufs, des toisons de brebis ;
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5
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Il s'y couche,
occupé des pleurs de Pénélope.
Eurynome aussitôt
s'approche, & l'enveloppe
Des plis d'un long
manteau qui bravoit les hivers.
Là, dans son âme en
proie à mille soins divers,
Vainqueur du doux
sommeil, le fils du vieux Laërte
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10
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Retrace ses rivaux &
médite leur perte.
Soudain, avec grand bruit, les Femmes du palais
S'empressent d'en
sortir, fières de leurs attraits ;
Aux lits des
Prétendans la volupté les guide,
Et leur rire
effronté montre leur cœur perfide.
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15
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Ulysse les écoute, &
de rage en frémit ;
Dans son sein
palpitant qu'enflamme le dépit,
Il consulte s'il
doit, sur ces lâches victimes,
Faire tomber soudain
la peine de leurs crimes,
Ou s'il doit les
laisser, au dernier de leurs jours,
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20
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Jouir paisiblement
de leurs folles amours.
Son cœur murmure &
gronde, on sa fureur secrète
Est celle d'une lice
au fond de sa retraite,
Qui, poussant de
grands cris & bravant les combats.
Menace l'étranger
qu'elle ne connoît pas (1).
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25
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Mais il réprime
encor le courroux qui l'enflamme,
Il se frappe le sein
& gourmande son ame :
Tais-toi, tais-toi, mon cœur ; quels maux plus rigoureux(2)
N'as-tu pas
supportés en ce jour désastreux,
Où le Cyclope, au
fond de son antre sauvage,
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30
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Du sang de mes
Guerriers assouvissoit sa rage !
Tu sus avec courage
& le voir & souffrir,
Et sortir de cet
antre où tu devois périr.
Il enchaîne en ces mots la fureur qui l'irrite ;
Mais sur son lit
encore il se tourne & s'agite,
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35
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Comme un homme
affamé tourne sur un brasier
Les apprêts tout
sanglans de son repas grossier (3)
Dans son cœur
déchiré par son impatience,
Il cherchoit les
moyens d'assurer sa vengeance,
Quand Pallas,
s'élançant de la voûte des Cieux,
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40
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Sous les traits
d'une femme apparut à ses yeux.
O
de tous les Mortels le plus infatigable,
Quel loin t'arrache
encore au sommeil qui t'accable ?
N'est-tu pas, lui
dit-elle, en tes foyers chéris ?
N'as-tu pas retrouvé
ton Épouse & ton Fils,
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45
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Ce Fils digne de
toi, ce Fils de qui l'audace
Va remplir tes
souhaits & marcher sur ta trace
Secourable Pallas, répondit le Héros,
Je médite en mon
sein par quels heureux complots
Seul ici, je
pourrai, sur une foule impie,
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50
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Voir avec vos
secours ma vengeance assouvie ;
Et comment, si ma
main punit leurs attentats,
Des dangers
renaissans ne m'accableront pas.
Malheureux, répliqua la sévère Déesse !
Un mortel, d'un ami
consulte la sagesse,
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55
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Se confie à ses
soins, & se fait un appui
D'un homme plus
timide & plus foible que lui !
Et moi, Fille des
Cieux, ma divine puissance
Ne pourra donc
jamais vaincre ta défiance !
Crois-moi, quand tu
verrois de fureur enflammés
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60
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Cinquante bataillons
contre toi seul armés,
Par Minerve assisté,
ton bras pourroit sans peine
Confondre les
efforts de leur troupe inhumaine.
Repose, infortuné,
repose, & goûte en paix
Ce que pour les
humains le sommeil a d'attraits :
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65
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Sans ce bien, qui
des maux corrige l'amertume,
Un mortel malheureux
succombe & se consume.
La puissante Pallas, en achevant ces mots,
Du sommeil sur ses
yeux redouble les pavots,
Remonte vers les
Cieux, disparoît, & le laisse
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70
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D'un repos
enchanteur éprouver la mollesse ;
Tandis que son
Épouse, arrachée au sommeil,
Se plaint en
gémissant d'un importun réveil.
Assise sur son lit,
qu'elle arrose de larmes,
Elle invoque la Mort
pour finir ses alarmes :
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75
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Diane, entends ma voix, & d'un trait aiguisé
Viens déchirer ce
cœur par les maux épuisé,
Dit-elle ; ou plût
aux Dieux qu'un ouragan rapide,
M'emportant au
milieu de l'empire liquide,
M'engloutît à jamais
dans ses flots écumans,
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80
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Et mît fin à ma vie,
ainsi qu'à mes tourmens,
Comme on dit
qu'autrefois les filles de Pandore (4)
Échappèrent aux
traits de leur destin barbare !
Le Ciel, qui leur
ravit les auteurs de leurs jours,
En ce triste
abandon, leur prêta ses secours ;
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85
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De la Fille des mers
la tendre complaisance,
Et de miel & de lait
nourrit leur foible enfance ;
Diane leur donna sa
taille & sa fierté,
Minerve son adresse,
& Junon sa beauté.
Mais lorsque dans
les Cieux Vénus alla pour elles
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90
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Solliciter encor
quelques saveurs nouvelles,
Et, du Dieu
souverain embrassant les genoux,
Demander de l'hymen
les liens les plus doux ;
Ce Dieu puissant,
qui sait que nos recherches vaines
Trop souvent ont
accru le fardeau de nos peines,
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95
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Des desirs de Vénus
prévit les fruits amers,
Et livra ces trois
soeurs aux filles des Enfers (5).
Puissé-je ainsi
périr ! Venez, chaste Diane,
Rompre un funeste
hymen que mon amour condamne,
Et, me précipitant
dans le séjour des morts,
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100
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M'offrir à mon Époux
sans tache & sans remords,
M'épargner la
douleur de voir, pour mon supplice,
Un trop indigne
Amant souiller le lit d'Ulysse.
Heureux, trois fois
heureux celui qui, dans ses maux
Peut encor du
sommeil éprouver le repos !
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105
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Du moins la sombre
nuit, en suspendant ses larmes,
D'un oubli
bienfaisant lui fait goûter les charmes ;
Mais pour moi,
vainement le jour cède à la nuit,
Dans des songes
cruels ma douleur me poursuit.
Cette nuit même
encor l'Époux que je regrette,
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110
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Vient de s'offrir en
songe à mon ame inquiète,
Jeune, fier,
enflammé des plus nobles transports,
Tel que l'ont vu mes
yeux lorsqu'il quitta ces bords ;
Je croyois le
revoir, & cette erreur nouvelle
N'a fait
qu'aiguillonner ma douleur trop cruelle.
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115
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C'est
ainsi que la Reine, exprimant ses regrets,
De ses tristes
accens remplissoit le palais.
Ulysse les entend, &
l'Aurore naissante
Déployoit sur les
deux sa robe jaunissante,
Il croit de son
Épouse entendre aussi les pas
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120
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Il croit déjà la
voir s'élancer dans ses bras,
Il lève vers le Ciel
ses mains mal assurées.
Roi tout-puissant, dit-il, des voûtes éthérées,
Si vous avez voulu
que, traversant les mers,
Je trouve ici le
prix des maux que j'ai soufferts,
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125
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Parlez,
dévoilez-vous, & qu'un heureux présage,
Aux Cieux, & sur la
Terre, en soit le témoignage !
Jupiter l'entendit, & fit au même instant
Retentir son
tonnerre au sein du Firmament.
Ce prodige imprévu
flatta le cœur d'Ulysse,
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130
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Et, du fond du
palais, un augure propice
Vint encor de sa
joie accroître le transport.
Une Esclave veilloit, &, déplorant son sort,
S'occupoit à broyer
sous la meule polie,
Le grain qui des
mortels fait la force & la vie.
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135
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Ses compagnes
dormoient, & livroient au repos
Leurs membres
fatigués, épuisés de travaux.
Elle seule, au
matin, ne s'est point reposée,
Elle poursuit la
tâche à ses bras imposée.
Elle s'arrête, &
crie : « O Souverain des Dieux,
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140
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Aucun nuage encor ne
paroît dans les Cieux,
Et ton tonnerre
éclate ! Ah ! mon cœur avec joie
Entend ce signe
heureux que ta main nous envoie.
Achève, des tyrans
précipite la fin,
Fais éclore le jour
de leur dernier festin !
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145
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Pour prix de mes
travaux, au milieu de leurs fêtes,
Amène enfin la mort
sur leurs coupables têtes !
A
ce bruit du tonnerre, à ces douloureux cris,
Ulysse sent la joie
animer ses esprits,
Il sent naître en
son cœur une ferme espérance,
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150
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Il triomphe, & déjà
jouit de sa vengeance.
Les Femmes cependant, s'approchant des foyers,
Alloient y rallumer
la flamme des brasiers ;
Télémaque se lève,
&, reprenant ses armes,
Il vole vers son
Père, objet de ses alarmes.
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155
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Il accourt, & déjà,
franchisant le parvis,
Il y trouve Euryclée
: « O vous que je chéris,
De ce Vieillard,
dit-il, votre main attentive
A-t-elle soulage
l'infortune plaintive ?
Car ma Mère, livrée
à ses ennuis affreux,
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160
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N'est plus, comme
autrefois, l'appui des malheureux ;
Et souvent son
esprit, que la tristesse accable,
Rejette un homme
sage, & protège un coupable.
Mon
fils, dit Euryclée, il n'est rien aujourd'hui
Qu'on doive
reprocher à son fatal ennui ;
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165
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Ce Vieillard a reçu,
des soins de votre Mère,
Les généreux secours
qu'exigeoit sa misère ;
Et, sitôt que la
Nuit faisant fuir le Soleil
A paru sur ses yeux
rappeler le sommeil,
Elle a fait par nos
mains dresser sous ces portiques
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170
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Un lit pompeux,
couvert de tapis magnifiques.
Mais, comme un homme
en proie à des tourmens secrets,
Ce Vieillard,
rejetant ces fastueux apprêts,
N'a voulu pour son
lit qu'une toison grossière
Dont sa tremblante
main a tapissé la terre.
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175
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Télémaque, à ces mots, s'éloignant du palais ?
Va s'offrir aux
regards des Peuples satisfaits.
Cependant Euryclée anime ainsi le zèle
Des Femmes que sa
voix rassembloit autour d'elle :
Hâtez-vous, préparez, nettoyez ces parvis ;
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180
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Faites briller ici
les plus riches tapis ;
Et que l'éponge
humide, entre vos mains pressée,
Redonne un nouveau
lustre à la table dressée :
Que les vases
souillés par le festin du soir,
Reprennent cet éclat
que l'œil se plaît à voir.
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185
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Courez à la
fontaine, allez, d'un pas rapide,
Puiser le pur
crytsal de sa source limpide :
Bientôt, avec
l'aurore, en ces lieux de retour.
Les Prétendans
viendront solenniser ce jour,
Ce jour qui pour
l'État est un grand jour de fête (6)
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190
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Allez, de leur
festin que la pompe s'apprête.
Elle dit : on l'écoute, & soumise à ses loix,
La foule partagée
obéit à sa voix.
Les Prétendant
rentraient dans le palais d'Ulysse :
Déjà se préparoit le
pompeux sacrifice ;
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195
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Vingt femmes à la
fois portoient, d'un pas égal,
Des vases inondés du
liquide crytsal.
Menant vers le
palais l'offrande accoutumée,
Après elles bientôt
on vît paroître Eumée.
Il conduit à regret,
pour ce festin nouveau,
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200
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Trois pourceaux
engraissés, choisis dans son troupeau ;
Et, tandis qu'à la
porte, étendus sur la terre,
Ils dévoroient en
paix leur pâture dernière,
Eumée aborde Ulysse
: « Ami, ces Prétendans
Ont-ils cessé,
dit-il, leurs mépris insultans ?
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205
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Ont-ils à vos vertus
rendu quelque justice ?
Que le Ciel, dit le Roi, me venge & les punisse,
Ces orgueilleux
mortels, qui sans frein, sans pudeur,
Dans la maison
d'autrui signalent leur fureur !
Tandis qu'il rappeloit leur fureur insolente,
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210
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Des chèvres que
nourrit l'audacieux Mélanthe,
Pour servir en ce
jour à leurs pompeux repas,
Vers la cour du
palais arrivent sur ses pas.
Sous ce vaste
portique où Mélanthe les lie,
Il aperçoit Ulysse,
& bouillant de furie :
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215
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Te verra-t-on sans cesse, Étranger odieux,
De ton horrible
aspect ; importuner nos yeux
Faut-il, pour
délivrer ces lieux de ta présence,
Que mon bras sur ton
dos signale sa puissance ?
N'est-il pas dans
Ithaque assez d'autres festins ?
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220
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Sors d'ici ; porte
ailleurs tes sinistres destins.
Ulysse, à ce discours, qui l'irrite & l'enflamme,
Impose encor silence
aux transports de son ame ;
Et secouant la tête,
il enferme en son cœur
Son dépit, sa
vengeance, & toute sa fureur.
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225
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Philœtius enfin, des bords de Céphalène,
Arrive, & lentement
vers ce palais amène
Un taureau vigoureux
au festin destiné.
Tandis que, du lien
dont il est enchaîné
Philœtius l'attache
au pied d'une colonne,
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230
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Il aperçoit Ulysse,
& son aspect l'étonné.
Il approche d'Eumée
: » Ami, répondez-moi,
Quel est cet
Étranger qu'en ces lieux j'aperçois ?
Instruisez-moi,
dit-il. Vous a-t-il fait connoître
De quel sang il est
né, quels climats l'ont vu naître !
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235
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Tout abattu qu'il
est sous le poids du malheur,
Son maintien & son
air respirent la grandeur.
Hélas ! souvent les
Dieux laissent les mains des Parques
Filer de tristes
jours aux plus grands des Monarques,
Et leur sont, sans
pitié, subir des maux cruels,
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240
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Pour l'exemple &
l'effroi du reste des mortels !
Il dit, & dans
sa main prenant la main d'Ulysse :
Mon Père, lui dit-il, que le Ciel plus propice,
Vous délivrant des
maux qui chargent vos vieux ans,
Vous rende les beaux
jours de votre heureux printemps !
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245
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O Souverain des
d'eux ! o Maître du tonnerre !
Quelle est de tes
décrets la justice sévère,
Lorsqu'à tant de
douleurs tu livres les humains,
Ces mortels que
toi-même as formés de tes mains (7)!
Hélas ! que ce
Vieillard, quand je l'ai vu paroître (8),
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250
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M'a rappelé le sort
de mon malheureux Maître !
Je n'ai pu lui
parler sans répandre des pleurs.
Tel est peut-être
Ulysse ; accablé de malheurs,
Sous de pareils
lambeaux il traîne sa misère,
S'il vit, s'il voit
encor le jour qui nous éclaire.
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255
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Et s'il n'est plus,
grands Dieux ! si j'ai perdu ce Roi,
Ce Maître si chéri,
qui voulut à ma foi
Confier ses
troupeaux nourris dans Céphalène,
De quoi me serviront
& mes soins & ma peine !
Je n'aurai donc
enfin su, par de longs travaux,
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260
|
Accroître sur ces
bords l'honneur de mes troupeaux,
Que pour conduire
ici de pompeuses victimes !
Pour nourrir des
tyrans, qui, tout fiers de leurs crimes,
Osent braver les
Dieux ; &, sans loix & sans frein,
Vont entre eux
partager les biens de l'orphelin !
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265
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Combien de fois mon
cœur, détestant leur malice,
Leur voulut dérober
ces richesses d'Ulysse ;
Et, lassé des
horreur dont mes yeux sont témoins,
Porter en d'autres
lieux mes troupeaux & mes soins !
Mais c'étoit de son
fils démembrer l'héritage !
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270
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Je contraignis mon
cœur à souffrir leur outrage,
Dans l'espoir que ce
Maître, attendu si long-temps,
Pourroit venir un
jour immoler nos tyrans.
Ami, répond le Roi, vous, qui d'un homme sage
Semblez avoir le
cœur ainsi que le langage,
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275
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Écoutez, à ma voix
daignez vous confier.
J'atteste Jupiter &
ce sacré foyer,
Qu'avant que vous
sortiez Ulysse va paraître ;
Qu'ici même, en ce
jour, vous verrez votre Maître
D'un bras victorieux
écrasant à la fois
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280
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Tous ces
persécuteurs qui vous parloient en rois.
Ah ! dit Philœtius, qu'il vienne, qu'il se montre !
Vous me verrez
bientôt voler à sa rencontre,
L'aider à recouvrer
son Trône & ses États,
Et signaler pour lui
la vigueur de mon bras,
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285
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Eumée à
ce discours, brûlant du même zèle,
Adresse à Jupiter
les vœux d'un cœur fidèle
Et de son Maître
aussi demande le retour.
Cependant, de la Reine abordant le séjour,
Ses Amans criminels
concertoient leur attaque,
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290
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Et méditoient en
paix la mort de Télémaque.
Quand, soudain
démentant leur homicide espoir,
Un augure sinistre à
leurs yeux se fit voir ;
Un aigle, déployant
ses ailes étendues,
Tenoit une colombe &
voloit vers les nues.
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295
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Amphinome aussitôt : « Nos projets seront vains.
Oublions Télémaque &
nos sanglans desseins.
Amis, qu'un prompt
repas aujourd'hui nous console.
Il parle, on applaudit à ce conseil frivole ;
Et ces Amans en
foule inondant le palais,
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300
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De leur dernier
festin vont hâter les apprêts.
Déjà ces insensés,
jouisant de leurs crimes,
Osent offrir aux
Dieux la graisse des victimes ;
Déjà la main d'Eumée
a préparé les vins,
Déjà Philoetius leur
partage les pains.
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305
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Mélanine vient
enfin, dans leur coupe brillante,
Épancher de Bacchus
la liqueur pétillante.
Le repas commençoit,
quand, pour les éprouver,
Télémaque en ces
lieux vient encor les trouver,
S'arrête près du
seuil, &, bravant leur malice,
|
310
|
Sur un humble
escabeau fait reposer Ulysse.
Il lui dresse une
table, &, de sa propre main,
Lui présente des
mets, prémices du festin,
Lui porte un vase
d'or que la liqueur inonde.
Reposez-vous, dit-il ; dans une paix profonde,
|
315
|
Partagez nos
plaisirs aux yeux de ces Amans,
Je saurai mettre un
frein à leurs emportemens.
Ce palais est à moi,
c'est le bien de mon Père ;
J'y suis le maître.
Et vous, calmez votre colère,
Tyrans ; que vos
fureurs respectent l'Étranger,
|
320
|
Ou, c'est moi qu'on
outrage & qui vais le venger.
A
ces mots, le dépit de leur âme farouche,
Jusque dans leur
silence, éclate sur leur bouche.
Antinoüs s'écrie: « Amis, souffrons encor
Qu'à sa langue
imprudente il donne ici l'essor.
|
325
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Si le Ciel l'eût
voulu, déjà notre vengeance
Eût prévenu
l'orgueil de sa vaine éloquence.
Télémaque écoutoit & bravoit leurs discours.
Du Peuple cependant
un immense concours
Amenoit l'hécatombe
au sombre & vert bocage.
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330
|
Dont Apollon se
plaît à visiter l'ombrage.
Tandis que cette
fête occupoit les esprits,
Pallas voulut encor,
par de nouveaux mépris,
Aiguillonner
l'ardeur du valeureux Ulysse.
Entre tous ces tyrans vendus à l'injustice,
|
335
|
Un homme, que Samé
vit naître sur ses bords,
Avoit fait éclater
ses amoureux transports.
Ctésippe étoit son
nom ; tout fier de sa richesse,
Il osa de la Reine
espérer la tendresse.
Il se lève &
s'écrie: « Amis, écoutez-moi,
|
340
|
Suivons dans ce
festin une plus douce loi ;
Laissons cet
Étranger, traité comme un convive,
Jouir paisiblement
des biens dont il nous prive.
Du sage Télémaque il
est l'hôte & l'ami.
Voyez donc si je
veux l'honorer à demi :
|
345
|
Voyez, par les
présens que ma main lui va faire,
Si mon cœur généreux
est jaloux de lui plaire (9).
Sur la table, à ces mots, par la rage poussé,
Il saisit un des
pieds du taureau dépecé,
Le fait voler dans
l'air ; mais Ulysse s'incline,
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350
|
Il se dérobe au coup
que son bras lui destine,
Et, par un rire amer
où se peint la fureur (10),
Annonce, en
frémissant, les transports de son cœur.
Cependant Télémaque, outré de cette injure,
Laisse enfin de ses
sens éclater le murmure.
|
355
|
Ctésippe, lui dit-il, rends grâce à ton destin,
Qui, trompant ta
furie, a fait errer ta main.
Si ton coup eût
porté, sois sur que cette lance
T'eût bientôt sait
sentir le poids de ma vengeance,
Et pour toi, de
l'hymen éteignant les flambeaux,
|
360
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Ton père eût allumé
les torches des tombeaux.
A vos iniquités,
tyrans, mettez un terme ;
Connoissez-moi,
tremblez : ce cœur confiant & ferme
Sait du mal & du
bien juger les traits divers.
J'étois enfant, mes
yeux se sont enfin ouverts.
|
365
|
Assez, & trop
long-temps, aux jours de ma jeunesse
Vous avez opprimé ma
timide foiblesse ;
Trop long-temps,
sous mes yeux, vos insolens festins
Ont ici consommé mes
troupeaux & mes vins.
Cessez donc vos
fureurs, songez à vous contraindre,
|
370
|
Et, moins fiers
désormais, commencez à me craindre (11).
Il dit ; chacun se tait: le seul Agélaus
Ose se faire
entendre à ses rivaux confus :
Terminons ces débats ; laissons le fils d'Ulysse
A ce triste
Vieillard tendre une main propice ;
|
375
|
Laissons cet
Étranger, admis dans ce palais,
S'asseoir à nos
côtés, & reposer en paix.
Mais puissé-je,
éclairant Télémaque & sa mère,
Pénétrer leur esprit
d'un avis salutaire !
Tant qu'ici, sur la
foi de son fidèle amour,
|
380
|
La Reine osoit
d'Ulysse espérer le retour,
Elle dut, lui
gardant une longue confiance,
Opposer à nos vœux
sa sage résistance.
Quand cet espoir
n'est plus, il convient qu'entre nous
Pénélope s'empresse
à choisir un Époux,
|
385
|
Et que, d'un autre
hymen éprouvant l'avantage,
Elle rende à son
fils son antique héritage.
Oui, reprît Télémaque, oui, j'atteste à vos yeux
Mon Père, ses
malheurs, sa fortune & les Dieux,
Que moi-même, en ce
jour, j'inviterai ma Mère,
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390
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A prononcer un choix
qu'elle ne peut plus taire,
A déclarer l'Amant
qui recevra sa foi.
Mais je la chéris
trop pour lui donner sa loi,
Et déchirant le cœur
d'une Mère si tendre,
Lui demander les
biens où j'ai droit de prétendre.
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395
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Il dit
: de ce discours les tyrans étonnés,
Répondent à sa voix
par des ris effrénés.
Pallas d'un vain
délire a frappé leur pensée ;
L'égarement éclate
en leur joie insensée ;
Le rire est sur leur
bouche, & la mort sur leur front (12);
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400
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Leur cœur est
pénétré d'un désespoir profond ;
Leurs yeux versent
des pleurs, & leurs lèvres tremblantes
Mangent des mets
sanglans & des chairs pantelantes.
Ah ! s'écria soudain le Prophète étranger (13),
Malheureux ! dans
quels maux vous allez vous plonger !
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405
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Quel nuage
effrayant, messager des tempêtes,
Vous ceint de toutes
parts & s'étend sur vos têtes !
Quels cris ai-je
entendus ? quels hurlemens affreux !
Des larmes en
torrens s'échappent de vos yeux !
Ces murs sont teints
de sang ! Que vois-je ! quels fantômes
|
410
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Descendent du
portique aux ténébreux Royaumes !
D'une effroyable
nuit ces lambris sont couverts,
Et le flambeau du
jour s'est éteint dans les airs (14).
Il parle ; à ces accens dont les voûtes frémirent,
Ces Amans insensés
de nouveau lui sourirent.
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415
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Et soudain Eurymaque
enflammé de dépit :
Amis un Dieu, dit-il, a troublé son esprit (15)
Qui voudra, loin
d'ici guidant sa foible vue,
Le sauver de la nuit
en ces lieux répandue !
Laissez, dit le Devin, ces soins officieux ;
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420
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Je saurai bien sans
vous m'échapper de ces lieux ;
Et mes yeux & mes
pieds me servent bien encore.
Je connois des
sentiers que votre orgueil ignore ;
Cet esprit pénétrant
que je porte en mon sein,
M'avertit en secret
de hâter mon chemin,
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425
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De vous abandonner
aux menaçans orages
Qui vont tomber sur
vous pour punir vos outrages.
Il se tait, & sortant d'un pas précipité,
Va revoir le séjour
par Pirée habité,
Tandis que ces
Amans, qu'aveugloit leur démence,
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430
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Exhaloient à l'envi
leur brutale insolence,
Se regardoient l'un
l'autre, & par des ris moqueurs
Osoient de Télémaque
échauffer les fureurs.
Prince, disoit l'un d'eux, en sa rage insensée,
Votre pitié facile
est mal récompensée,
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435
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Quels Hôtes en ces
lieux avez-vous recueillis !
Celui-ci, tout
couvert d'opprobre & de mépris,
Mendiant importun,
vil fardeau de la terre,
Ne fait que recevoir
les dons qu'on veut lui faire.
L'autre, affectant
ici les talens des Devins,
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440 |
Pense nous effrayer
par des présages vains.
Croyez-moi,
commandez, & qu'un léger Navire
Aux bords Siciliens
soit prêt à les conduire (16);
Qu'ils soient
soudain vendus, & vous rendent du moins,
Par un échange
heureux, le prix de tous vos soins.
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445 |
Mais
sourd à leurs clameurs, le sage Télémaque,
En silence,
attendoit le signal de l'attaque ;
L'œil fixé sur son
Père, il hâtoit dans son sein,
Le moment de punir
leur criminel dessein,
Tandis que les
Amans, dans un repos coupable,
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450 |
Goûtoient
insolemment les plaisirs de la table,
Cette table, où leur
sang va bientôt se mêler
Au sang de ces
troupeaux qu'ils viennent d'immoler.
Funéraire banquet !
où, pour prix de leurs crimes,
Pallas va des Enfers
leur ouvrir les abymes.
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Notes, explications et commentaires
(1) Le Traducteur Anglois
observe que Madame Dacier a changé mal-à-propos
cette comparaison, & qu'elle y en a substitué une
autre, qui, si elle est plus noble, relativement à
nos idées, n'est certainement pas si exacte. Son
cœur, dit Madame Dacier, rugissoit au dedans
de lui, comme un lion rugit autour d'une bergerie où
il ne sauroit entrer.
(2) Voilà de ces traits
vigoureux qui servent mieux à peindre se caractère
d'Ulysse, que tout ce qu'on pouvoit dire pour
exalter sa prudence, sa magnanimité, sa patience,
son courage éprouvé pat les malheurs, &c. Ce sont
des coups de pinceau de main de maître, qui
semblent, par un seul trait, achever & agrandir le
personnage qu'ils nous représentent
(3) Homère dit : Le
ventre d'une génisse remplie de graisse à de sang.
Ces idées, toutes basses qu'elles sont, passent sans
peine dans des vers harmonieux tels que ceux
d'Homère. Une traduction trop exacte les rendroit
dégoûtantes & insupportables. Nous avons dans notre
langue une expression triviale, mais fort énergique,
pour exprimer l'impatience ; on dit communément :
je suis sur le gril, Supposons que cette
expression ne soit pas trop familière, qu'elle soit
animée d'une certaine cadence agréable à l'oreille,
nous la supporterons, nous l'entendrons même avec
plaisir, comme une expression extrêmement vive. Ce
sera cependant la véritable expression grecque, que
les détracteurs d'Homère ont si sort tournée en
ridicule, & que ses défenseurs n'ont peut-être pas
justifiée comme ils le dévoient.
(4) On ne sauroit s'empêcher
de voir avec peine qu'une complainte aussi
intéressante que celle de Pénélope, soit
interrompue par cette histoire, qui paroît
déplacée, ou du moins un peu trop longue.
(5) Le sens que j'ai donné
au texte pour en faire sentir l'intérêt moral, est
autorisé par le Scholiaste, qui croit que les filles
des Enfers désignent ici une maladie violente, dont
ces trois sœurs furent attaquées, & qui leur fut
envoyée par Jupiter, pour leur épargner de plus
grands maux.
(6) C'étoit la fête de la
nouvelle Lune, qui étoit consacrée à Apollon,
Homère, en désignant ainsi le jour de la défaite des
Prétendans, semble avoir eu deux motifs qui méritent
d'être remarqués ; le premier, c'est de donner à sa
fiction le caractère d'une véritable histoire, par
l'indication du jour de cet événement ; le second,
c'est de favoriser l'entreprise même d'Ulysse, en
occupant à cette solennité tous ceux qui auroient pu
empêcher l'exécution de son projet.
(7) Ces murmures de
Philoetius ont toujours été le langage de la plupart
des hommes dans l'adversité ; & il ne faudrait pas
juger de leurs principes par ces accens du
désespoir.
(8) C'est ainsi que
j'ai cru pouvoir rendre ἴδιον,
ὡς ἐνόησα
(vers 204) sic
eum proprium animadverti. L'explication
d'Eustathe me paroit trop forcée, quoiqu'elle ait
été suivie par Clarke : il prend le
mot ἴδιον
pour
ἴδρωσα,
fudavi. Celle de Madame Dacier est plus
naturelle, mais elle m'a paru un peu écartée du vrai
sens. Et l'exemple domestique que nous en avons
me revient dans l'esprit : elle auroit dû dire,
pour être plus exacte, m'est revenu dans l'esprit.
En effet, on voit, par la réflexion mélancolique qui
termine le discours de Philoetius à Eumée, qu'il n'a
pu voir ce Vieillard sans songer à Ulysse, & aux
malheurs où ce Roi devoit être plongé.
(9) J'ai supprimé les deux
derniers vers du discours de Ctésippe, qui cependant
méritent d'être remarqués, puisqu'ils expriment une
coutume ancienne qui s'est conservée jusqu'à nos
jours, & qui est devenue quelquefois abusive. Elle
consiste à payer aux Domestiques une sorte de
rétribution pour les attentions du Maître. Ctésippe
dit, que ce présent qu'il va faire à Ulysse,
pourra lui servir à donner une gratification à celui
qui a soin des bains, ou à tout autre Esclave du
palais.
(10) Le grec dit, un rire
Sardanien. On a cherché l'origine de ce mot, & on a
imaginé qu'elle tenoit à un usage barbare pratiqué
chez tes habitans de !a Sardaigne. Ils égorgeoient,
dit-on, des victimes humaines dans certains jours
de fête, & il falloit que ces malheureux parussent
rire au milieu des apprêts de leur mort. Cet usage,
qui n'est rapporté que par le Scholiaste, paroît
avoir été inconnu au temps d'Homère ; & il faudroit
d'autres autorités que celles-là, pour ajouter soi à
cette explication, que Madame Dacier a suivie.
Pausanias parle d'une plante qui croissoit en
Sardaigne, & dont la propriété étoit de donner à
ceux qui en mangeoient, des accès de rire si violens,
qu'ils en mouroient. Cet Écrivain pense qu'Homère, &
tous ceux qui, après lui, ont employé cette
expression, ont fait allusion aux effets de cette
plante, & que le rire Sardamen, signifioit un rire
qui devoit être funeste à celui qui s'y livroit.
Cette explication de Pausanias paroît infiniment
préférable à la première : c'est le sentiment du
Traducteur Anglois, qui cite à l'appui de cette
opinion, ce vers de Virgile, Eglog. 7.
Imo ego Sardois videor tibi amarior herbis.
(11) J'ai supprimé à la fin
de la réponse de Télémaque, les cinq vers de
l'original, qui m'ont paru mal placés, & qui ne sont
qu'une répétition inutile du vers 106 & suivans du
XVI Livre.
(12) Ce portrait est
terrible : on voit des malheureux plongés dans les
délices, condamnés à une mort prochaine, & rire
comme des insensés dans un délire aveugle.
L'expression grecque est singulièrement énergique ;
elle est littéralement rendue par Horace dans ce
vers :
Cûm rapies in jus, malis ridentem alienis.
Livre II Stat. III vers 72.
Mais beaucoup mieux par Valerius Flaccus, dans ce vers
heureux, Livre VIII, Argonaut. vers 164 :
Errantesque genœ, atque aliéna gaudia vultu.
Madame Dacier n'a point senti la propriété de cette
expression hardie. Suivant elle, ils riaient de
tout leur cœur, &, comme nous disons, à gorge
déployée, comme des gens qui riraient avec une
bouche d'emprunt qu'ils n'appréhendroient pas
défendre jusqu'aux oreilles. De pareilles
interprétations ne font-elles pas désolantes pour un
Lecteur, qui croit, avec raison, qu'Homère est le
plus grand peintre qu'il y ait jamais eu ?
(13) Théoclymène.
(14) Envoyant de
pareils tableaux, on conviendra sans peine que, si
l'Odyssée fut le fruit de la vieillesse d'Homère, il
est difficile d'imaginer une vieillesse plus verte,
plus vigoureuse & plus ressemblante à la force de
l'âge.
(15) Cet Etranger
extravague, il vient sans doute tout fraîchement de
l'autre monde. C'est ainsi que Madame Dacier
rend ces mots,
ξεῖνος νέον ἄλλοθεν εἰληλουθώς.
(vers 360).
Expression très-commune dans notre Poëte, & qui n'a
ici aucun sens particulier.
(16) La Sicile portoit donc
alors le même nom qu'elle porte aujourd'hui. Cette
réflexion a fait penser au Scholiaste, que la Sicile
n'avoit point été le théâtre principal des voyages
d'Ulysse. Mais ceux qui, comme Eustathe, ont voulu
soutenir le sentiment contraire, ont prétendu
qu'Homère pour dépayser les Lecteurs, avoit employé,
en parlant de cette île, les noms les moins connus.
On trouvera à la fin de cet Ouvrage quelques
réflexions qui pourront paraître assez sortes pour
faire rejeter cette opinion d'Eustathe.
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