Livre XIX
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ARGUMENT DU LIVRE XIX.

LE premier soin d'Ulysse, resté seul avec son fils, est d'enlever les armes qui étoient dans le palais à la disposition des Prétendans, & de les cacher. Ulysse entretient Pénélope, & dans le récit de ses aventures imaginaires, assure la Reine qu'il a vu son Époux dans l'île de Crète, & que son retour est proche. Il va ensuite au bain, où Euryclée , en le lavant, le reconnaît à la cicatrice d'une blessure qu'il avoit reçue dans sa jeunesse à la chasse d'un sanglier. 

  
 

    Ulysse enfin tranquille & seul avec Pallas,

De ses fiers ennemis médite le trépas.

Il s'adresse à son fils : « Hâtez-vous, Télémaque (1),

D'assurer ma vengeance & la gloire d'Ithaque ;

 
5

Hâtez-vous de cacher aux yeux des Prétendans

Ces armures, ces traits, ces dards étincelans.

Si leur ame étonnée en conçoit des alarmes,

La vapeur des foyers souille & noircit ces armes,

Direz-vous : qui pourroit reconnoître en ce jour,

 
10

Ces faisceaux dont Ulysse embellit ce séjour

Un autre soin encor m'intéresse & m'anime ;

Je crains que vos plaisirs n'enfantent quelque crime,

Que le vin, la discorde & ses traits dangereux

N'ensanglantent ici votre hymen & vos jeux.

 
15

Le fer attire l'homme, il l'échauffe & l'excite (2).

 

    Télémaque, à l'instant, vole & se précipite ;

Empressé d'obéir à la voix du Héros,

A la sage Euryclée il adresse ces mots :

 

    Enfermez avec soin les Femmes de la Reine,

 
20

Ces femmes, dont je crains l'insolence & la haine,

Attendant que ma main dans un réduit secret,

Ait porté ces faisceaux que je vois à regret,

Tout couverts de fumée & blanchis de poussière,

Atteste à nos yeux l'absence de mon Père.

 
25

Affranchi de l'enfance, il est temps que du moins

Télémaque Aujourd'hui se charge de ces soins.

 

    Euryclée aussitôt : « Fasse le Ciel propice  

Que vous veilliez ainsi sur tous les biens d'Ulysse,  

O mon fils ! Mais parlez, nommez qui d'entre nous,

 
30

Pour éclairer vos pas, marchera devant vous.

 

    Ce Vieillard, dit le Prince ; il me doit cet office :

L'homme que je nourris s'engage à mon service (3).

  

    Euryclée obéit ; & marchant à grands pas,

Télémaque & son Père emportent dans leurs bras

 
35

Ces javelots, ces dards, ces boucliers antiques,

Suspendus en faisceaux aux voûtes des portiques.

Pallas qui les devance, un fanal d'or en main,

De feux étincelans éclaire leur chemin.

Télémaque s'étonne, & s'écrie : « O mon Père !

 
40

Quels rayons éclatans ! quelle vive lumière

Fait ici resplendir à mes regards surpris,

Ces colonnes, ces murs, ces superbes lambris !

Sans doute descendu de la voûte céleste,

Un Dieu, par ce prodige, ici se manifeste.

 

 
45

   Ne m'interrogez pas, répond le sage Roi,

D'un silence profond sachez garder la loi.

Souvent quittant les Cieux, & traversant la nue,

Les Dieux daignent ainsi s'offrir à notre vue.

Allez au doux sommeil abandonner vos sens ;

 
50

Je reste ici : je veux par des discours pressans

Éprouver, consoler & flatter votre Mère.

 

    Télémaque docile aux ordres de son Père,

Marche vers le séjour tout brillant de flambeaux,

Où souvent le Sommeil lui verse ses pavots.

 

 
55

   Ulysse, resté seul, médite sa vengeance.

Cependant, pour le voir, Pénélope s'avance ;

De Vénus, de Diane, elle a tous les appas.

Ses Femmes aussitôt accourant sur ses pas,

Lui préparent un siége (4), & desservent les tables

 
60

Où s'échauffa l'orgueil de ses Amans coupables ;

Leur main, pour ranimer la flamme des foyers,

D'un léger aliment entretient les brasiers.

Mélantho voit Ulysse, & sa langue cruelle

Se plaît à l'accabler d'une injure nouvelle.

 

 
65

    Étranger importun, quoi ! jusque dans la nuit

Ton regard insolent sans cesse nous poursuit !

Sors, ou crains qu'à l'instant, pour prix de ton audace,

Ce brandon allumé de ces lieux ne te chasse.

 

   Ulysse lui lançant un regard furieux :

 

 
70

    Cruelle, mon aspect offense ici vos yeux,

Dit-il, & ces lambeaux où règne la misère,

De vos sens délicats blessent l'orgueil sévère.

Hélas ! je suis la loi de la nécessité.

Comme vous, j'ai vécu dans la prospérité ;

 
75

Jadis riche & puissant, au sein de l'abondance,

J'aimois à secourir la timide indigence ;

Je voyois sur mes pas, comme au séjour des Rois,

Cent esclaves choisis accourir à ma voix.

Les Dieux m'ont tout ravi : dans mon malheur extrême,

 
80

J'honore de ces Dieux la volonté suprême (5).

Mais vous, dont la jeunesse ainsi que la beauté,

De votre cœur superbe enfle la vanité,

Craignez de voir flétrir ces brillans avantages ;

Craignez de voir sur vous retomber vos outrages ;

 
85

Redoutez votre Reine, & son juste courroux :

Le Ciel lui peut encor ramener son Époux.

Et, si ce Roi n'est plus, la main des Destinées

Déjà de Télémaque a mûri les années :

Il voit tous vos forfaits, il observe à loisir

 
90

Votre orgueil insensé, qu'il s'apprête à punir.

 

    Soudain, pour le venger, Pénélope s'écrie :

 

    Malheureuse ! crois-tu, trop long-temps impunie,

Échapper au supplice & tromper mes regards ?

Lorsque cet Étranger mérite tes égards,

 
95

Quand tu sais qu'en ces lieux, pleine d'un trouble extrême,

Je viens l'interroger sur un Époux que j'aime,

Tu l'insultes ! crois-tu que bientôt ton trépas,    

De cet outrage amer ne le vengera pas (6)

Venez, sage Eurynome, à mes ordres fidèle ;

 
100

Qu'un siége, enveloppé d'une toison nouvelle,

Soit à cet Étranger par vos mains présenté.

Je veux l'interroger, l'entendre en liberté.

 

    Eurynome obéit, & sa main diligente.

Couvre un siége doré d'une toison brillante,

 
105

Le présente au Vieillard ; Ulysse au même instant

S'assied près de la Reine, éperdu, palpitant,

Il frémit à la voix d'une Épouse chérie.

 

   Apprenez-moi d'abord quelle est votre patrie,

Étranger, lui dit-elle, & quels lieux, quels parens

 
110

Ont, loin de ces climats, nourri vos premiers ans.

 

    O reine » dit Ulysse, o vous, dont la sagesse

Est l'exemple du monde & l'honneur de la Grèce,

De votre auguste nom l'immortelle splendeur,

Des plus fameux Héros éclipse la grandeur.

 
115

Oui, Reine, jusqu'aux Cieux votre gloire est montée ;

Vous égalez ces Rois que la Terre enchantée

Voit gouverner en paix un Peuple courageux.

L'Équité sur le trône est assise avec eux,

Aux vœux, du Laboureur la terre complaisante

 
120

Se couvre tous ses ans d'une moisson brillante ;

L'Automne en abondance apporte ses présens ;

D'innombrables troupeaux couvrent au loin les champs ;

Les peuples sont heureux, & leur bonheur suprême

Atteste l’équité d'un maître qui les aime (7).

 
125

Reine, vous m'ordonnez de vous entretenir !

Mais daignez m'épargner un triste souvenir ;

Ne me demandez point mon nom & ma patrie ;

J'ai trop souffert de maux, & mon ame attendrie

Ne pourroit devant vous commander à mes pleurs

 
130

Hélas ! il faut savoir dévorer ses douleurs.

Sous un toit étranger sied-t-il à l'infortune

D'exhaler sans réserve une plainte importune.

Peut-être, en vous parlant, mes yeux de pleurs couverts

N'attireraient sur moi que des mépris amers.

 

 
135

   O vieillard, dont la voix rappelle à ma pensée

Le souvenir cuisant de ma splendeur passée (8),

Dit la Reine, les Dieux m'ont enlevé ces biens,

Depuis qu'il est parti pour les bords Phrygiens,

Cet Époux, qui faisoit la gloire de ma vie :

 
140

Toute félicité m'est pour jamais ravie.

En butte à des Amans dont l'insolent orgueil

Redouble sans repos mes tourmens & mon deuil,

Le cœur trop occupé de ma secrète peine,

Je ne puis plus, fidèle aux devoirs d'une Reine,

 
145

Consoler par mes soins le pauvre & l'étranger,

Écouter mes Sujets, les voir, les soulager ;

Je ne puis que pleurer, que regretter Ulysse.

En vain, par les secours d'un adroit artifice (9),

J'ai voulu différer ce jour trop odieux,

 
150

Qui d'un nouvel hymen doit voir serrer les nœuds ;

En vain trois ans entiers j'ai reculé ma perte,

Sans espoir aujourd'hui, ma ruse découverte

Me contraint à subir de rigoureuses loix.

Déjà j'entends mon  Fils qui réclame ses droits,

 
155

Et qui, dans son printemps, plein d'une noble audace,

De son Père en ces lieux veut occuper la place.

Ah ! qui que vous soyez, daignez m'apprendre enfin

Votre nom, votre rang, quel fut votre destin (10).

 

    Digne Épouse d'un Roi renommé dans la Grèce,

 
160

Dit Ulysse, pourquoi m'interroger sans cesse ?

J'obéis ; mais combien ces touchans souvenirs

Vont coûter à mon cœur de pleurs & de soupirs !

Eh ! qui pourroit, long-temps absent de la patrie,

S'occuper sans regret d'une image chérie,

 
165

Lorsqu'on a, comme moi, sur la terre & les mers

Porté le joug pesant des maux les plus amers ?

 

   Au sein de l'Océan est une île fameuse,

Que ceint de toutes parts une mer écumeuse.

Quatre-vingt-dix cités dont ses bords sont couverts (11)

 
170

Ont différentes mœurs, un langage divers.

Là commandoit Minos, ce Roi, de qui la Terre

Admira la justice & la sagesse austère,

Le confident, l'ami du Souverain des Dieux.

Là, digne rejeton de ce Roi glorieux,

 
175

Deucalion nourrit deux fruits de l'hyménée,

Le malheureux AEthon, l'illustre Idoménée.

Vous voyez devant vous ce trop fameux AEthon ;

Mon frère, avec les Grecs, voguoit vers Ilion,

Quand, pressé de se joindre à la flotte assemblée,

 
180

Ulysse fut jeté loin des rocs de Malée,

Et, des vents furieux redoutant les efforts,

Vint chercher un asyle à l'abri de nos ports.

Ce Prince descendit sur la rive fleurie

Où Lucine a placé sa demeure chérie ;

 
185

Il vola vers nos murs, réclama l'amitié

Dont mon frère autrefois avec lui fut lié.

Au nom d'un frère aimé, j'accours, & je m'empresse

D'offrir à ce Héros tendresse pour tendresse ;

Je l'amène au palais ; sur lui, sur ses Guerriers,

 
190

Je verse, à pleines mains, les dons hospitaliers.

Jaloux de satisfaire à ses vœux légitimes,

Je fis couler le sang des plus pures victimes ;

Et pendant douze jours que les Tyrans des airs

Lui fermoient à grand bruit le passage des mers,

 
195

Il me vit, par mes soins, sur cet heureux rivage,

D'un importun délai consoler son courage.

 

    Ainsi le sage Ulysse, à des discours trompeurs,

De la vérité même allioit les douleurs.   

Pénélope l'écoute, & son âme attentive

 
200

Se livre toute entière à sa douleur plaintive.

Ses yeux sondent en pleurs, comme au sommet des monts,

Les neiges que l'Hiver entassoit en glaçons,

Fondent à la chaleur de la féconde haleine

Du Zéphyre léger que le Printemps ramène (12).

 
205

Les fleuves débordés en ont grossi leur cours.

Ainsi, pleurant l'objet de ses tendres amours,

Cet objet qui présent cause encor ses alarmes,

La Reine, en gémissant, verse un torrent de larmes.

Ulysse, à cet aspect, de douleur éperdu,

 
210

Sent un trouble nouveau dans ses sens répandu ;

Ses pleurs vouloient couler, mais son ame plus ferme,

Craignant de se trahir, avec soin les renferme.

Ses yeux froids & muets, démentis par son cœur,

De l'ivoire & du fer ont toute la roideur.

 

 
215

    Cependant, quand la Reine, en ses larmes noyée,

De ses gémissemens se fut rassasiée :

 

    Étranger, s'il est vrai que dans des temps plus doux,  

Dit-elle, vous ayez recueilli mon Époux ;  

S'il est vrai qu'il vous dut ce généreux service ;

 
220

Parlez : Quels vêtemens portoit alors Ulysse ?

Quels étoient les Guerriers qui marchoient près de lui ?

 

O reine, après vingt ans de douleurs & d'ennui,  

Depuis que ce Héros a quitté mon rivage,

Comment vous en tracer une fidèle image ?  

 
225

Mon esprit cependant se représente encor

Son long manteau fermé par une agraffe d'or,

Ce manteau coloré d'une pourpre éclatante,

Où cent dessins, tracés par une main savante,

Brilloient de toutes parts à mon œil confondu.

 
230

Là, s'élançoit un chien sur un faon éperdu :

Le jeune hôte des bois paroissoit se débattre

Sous le fier ennemi qui venoit de l'abattre.

Et tout ensanglanté ranimoit ses efforts,

Pour éviter la dent qui déchiroit son corps,

 
235

Souvent je contemplai ce travail magnifique.

Mais combien j'admirois & légère tunique,

Dont le tissu brillant comme l'astre du jour,

Attachoit tous les yeux des femmes de ma Cour !

Devoit-il ces présens aux soins d'une main chère !

 
240

Les avoit-il reçus d'une main étrangère ?

Je ne sais ; car Ulysse avoit beaucoup d'amis,

A ce fameux Héros moi-même je remis

Un vêtement de pourpre, une épée acérée,

Précieux monumens d'une union sacrée.       

 
245

Si ma mémoire est sûre & ne m'abuse pas.

Le fidèle Eurybate accompagnoit ses pas :

Plus âgé que son Roi, la vieillesse pesante

Avoit déjà courbé sa stature imposante.

L'aimable sympathie avoit formé les nœuds

 
250

Qui dans ces heureux jours les unissoient tous deux.

 

    Pénélope l'écoute, & ses larmes redoublent.

Mais enfin, surmontant les douleurs qui la troublent :

 

    Ah ! dit-elle, Étranger, objet de ma pitié,

Devenez pour mon cœur un objet d'amitié !

 
255

C'est moi qui lui remis, pour gages de ma flamme,

Ces habits dont mes mains avoient tissu la trame ;

C'est moi qui me plaisois moi-même à le parer.

Hélas ! l'affreux Destin qui vint nous séparer,

Emporta sans retour mon bonheur & ma joie

 
260

Sur les bords malheureux de la coupable Troie !

 

    O reine, c'est assez prolonger vos regrets,

Et dans de longs ennuis consumer vos attraits,

Dit Ulysse ; cessez de répandre des larmes

Pour cet Époux chéri qui causa vos alarmes ;

 
265

Non que j'ose blâmer des pleurs si précieux,

Verses pour un Mortel qu'on dit égal aux Dieux.

Quelle femme jamais, heureuse Épouse & Mère,

A d'un plus digne Époux pleuré la perte amère (13)!

Mais calmez vos douleurs, il voit encor le jour ;

 
270

Daignez m'en croire, il vit, il presse son retour ;

Je le sais, je l'appris aux rives de l'Épire,

Où le Sort rigoureux se plut à me conduire :

Je sais que sur ces bords il parut avant moi,

Qu'il y vécut comblé de la faveur du Roi ;

 
275

Que du peuple en ses mains les richesses offertes,

Consoloient ses ennuis & réparoient ses pertes.

Non loin de Trinacie, il avoit dans les flots

Perdu tout-à-la-fois Navire & Matelots.

Voilà de son destin ce que je puis vous dire.

 
280

Phœdon, Roi de ces bords, a daigné m'en instruire (14)

Il me montra lui-même, avec soin entassés,

L'argent, l'or & l'airain par Ulysse amassés.

Long-temps, dit-il, absent de sa chère patrie,

Ce Héros, renommé par sa rare industrie,

 
285

Est allé de Dodone interroger les bois,

Ces bois où Jupiter sait entendre sa voix,

Leur demander du Dieu la volonté sacrée,

Apprendre enfin s'il doit, rendu dans sa contrée,

Marcher à découvert ou déguiser ses pas.

 
290

Croyez, & cet espoir ne vous trompera pas,

Que bientôt, par les Dieux ramené dans Ithaque,

Il reverra & femme & son fils Télémaque.

S'il faut par des sermens mériter votre foi,

J'atteste ici des Dieux & le Père & le Roi,

 
295

Et les sacres foyers du généreux Ulysse,

Qu'il faudra qu'avant peu ce retour s'accomplisse :

Oui, cette année, au temps où l'astre dont le cours...

Suit inégalement & les mois & les jours,

Commencera d'un mois la carrière nouvelle,

 
300

Ulysse reverra son Épouse fidèle.

 

    Ainsi partait Ulysse, & la Reine à l'instant :

 

   Puisse-je voir éclore un jour si consolant,

Lui dit-elle, Étranger ! mon cœur sauroit vous rendre

Le prix de ce bonheur que vous daignez m'apprendre.

 
305

Comblé de mes présens & de mon amitié,

Des plus heureux Mortels vous seriez envié.

Mais hélas ! croyez-en mes trop justes alarmes,

Non, jamais mon Époux ne tarira mes larmes,

Il ne reviendra point ; & vous, infortuné,

 
310

Vous vivrez en ces lieux, errant, abandonné.

Eh ! qui dans ce séjour, respectant la justice,

Consolant l'étranger, remplaceroit Ulysse,

Lui qui, sur l'indigent venu dans son palais,

Répandit tant de sois ses généreux bienfaits !

 

 
315

   Vous, poursuivit la Reine, en appelant ses Femmes,

Attisez ces foyers, ranimez-en les flammes ;

Préparez l'eau des bains, dressez un lit pompeux

Où puisse reposer ce Vieillard malheureux.

Et demain, que vos soins, au lever de l'Aurore,

 
320

Pour ce digne Étranger recommencent encore ;  

Qu'il vienne ici, baigné, parfumé par vos mains,

Convive de mon Fils, s'asseoir à ses festins.

Malheur au cœur méchant de qui l'aveugle audace

Oseroit dédaigner, outrager sa disgrâce !

 

 
325

   Eh ! comment, Étranger, soutiendrois-je à vos yeux

Cet éclat si flatteur d'un renom glorieux !

Que deviendroit ici cette haute sagesse

Qui m'avoit, disiez-vous, sait un nom dans la Grèce,

Si d'informes lambeaux dont vous êtes vêtu,

 
330

M'empêchoient aujourd'hui d'honorer la vertu ?

Hélas ! nos tristes jours sont de peu de durée

La vertu donne seule une gloire assurée.

L'homme injuste, pour fruit de ses desseins cruels,

Recueille, tant qu'il vit la haine des mortels ;

 
335

Ses richesses, son rang, ne peuvent l'en défendre.

Est-il mort, on l'outrage, on insulte sa cendre,

Et cet homme, jadis si fier de sa grandeur,

Laisse un nom poursuivi de la publique horreur.

L'homme juste, au contraire, aimé durant sa vie,

 
340

Surmonte la malice & les traits de l'envie ;

Les bénédictions accompagnent ses pas,

Et son nom respecté survit à son trépas.

 

Ulysse lui répond : « Auguste Souveraine,

De ces pompeux apprêts épargnez-vous la peine ;

 
345

Cet appareil ne sied qu'à la prospérité.

Depuis que le Destin, qui m'a persécuté,     

M'a fait abandonner les rivages de Crète,

Combien de fois, au fond de quelque humble retraite,

Et sur un lit grossier appelant le sommeil,

 
350

Ai-je en paix attendu le retour du Soleil !

Si le charme du bain peut me flatter encore,

Pénétré des bontés dont votre soin m'honore,

Permettez qu'en ces lieux je ne l'accepte pas

De ces jeunes Beautés qui marchent sur vos pas.

 
355

Mais, s'il est près de vous une femme dont l'âge

De l'aimable prudence ait connu l'avantage,

Qui, comme moi, long-temps ait appris à souffrir,

J'en recevrai les soins que vous daignez m'offrir.

 

    Respectable Vieillard, lui répondit la Reine,

 
360

Parmi les Étrangers que le Sort nous amène,

Jamais mes yeux n'ont vu de mortel dont la voix,

De l'aimable Sagesse, ait mieux connu les loix.

Il est dans ma maison une femme fidèle,

Dont cent sois j'éprouvai la prudence & le zèle,

 
365

Qui reçut dans ses bras & nourrit de son lait,

Ce Héros malheureux que je pleure en secret :

C'est elle, dont la main, par les ans affoiblie,

Viendra plonger vos pieds dans une onde attiédie,

 

    Euryclée, en vos mains je remets ce mortel ;

 
370

Tout parle en sa saveur, son destin trop cruel,

Les rides de son front, sa misère, son âge,

Qui du Roi mon Époux me retracent l'image.

Tel est peut-être Ulysse. Hélas ! dans les malheurs,

L'homme vieillit bientôt sous le poids des douleurs.

 

 
375

    Euryclée, à ces mots, presse sa marche lente,

Et, sur son front courbé portant sa main tremblante,

S'écrie : « O sort funeste ! o désespoir amer !

O mon fils ! eh ! comment le bras de Jupiter,

Indifférent aux soins de ta piété vaine,

 
380

Fit-il tomber sur toi tout le poids de sa haine ?

Eh ! qui dans l'Univers, entre tous les mortels,

Jamais de plus de sang honora ses autels ?

Combien tu prodiguois de pompeux sacrifices,

Pour rendre à tes desseins les Dieux toujours propices,

 
385

Pour obtenir du Ciel qu'au déclin de tes ans,

Ton fils devînt l'appui de tes pas chancelans !

Et le Ciel pour jamais t'enlève à ta patrie !

Et peut-être il t'expose à la langue hardie

De femmes, dont l'orgueil sans frein & sans pudeur,

 
390

Du timide Étranger outrage le malheur !

Trop semblables, sans doute, à ces femmes altières

Dont vous avez senti les insultes amères,

O Vieillard ! vous craignez, vous livrant à leur main,  

D'animer contre vous leur dépit inhumain. 

 
395

Vous refusez leurs soins, vous acceptez mon zèle ;

La sage Pénélope auprès de vous m'appelle ;

J'obéis à sa voix, ses ordres me sont doux.

Que j'aime à les remplir, & pour elle, & pour vous !

Oui, pour vous, o Vieillard, car il saut vous apprendre

 
400

Quel trouble en vous voyant est venu me surprendre.

Jamais nul Étranger reçu dans ce palais,

Ne m'offrit mieux d'Ulysse & la voix & les traits.

 

    Le Roi, sans se troubler, répond en assurance :

 

    Vous ne vous trompez point, & cette ressemblance

 
405

A qui je dois ici vos soins officieux,

De ceux qui nous voyoient, étonnoit tous les yeux.

 

    Euryclée aussitôt, d'une main diligente,

En un brillant bassin épanche une eau fumante,

Et mêle une onde froide à l'onde qui frémit.

 
410

Ulysse, que toujours la Sagesse conduit,  

Tournant le dos au jour que répandoit la flamme,

S'assied près des foyers ; il rappelle en son âme 

La blessure qu'il porte, & qu'au milieu des bois,

D'un sanglier énorme il reçut autrefois.

 
415

Il craint que de ce coup la large cicatrice,

Aux regards d'Euryclée enfin ne le trahisse.

Elle approche, & déjà sur les pieds du Héros,

Du liquide crystal elle épanche les flots.

Mais à peine occupée à verser l'onde pure,

 
420

Elle s'arrête, sent, reconnoît la blessure (15).

Le pied qu'elle baignoit, échappe de sa main,

Il fuit, &, retombant dans le vase d'airain,

Le renverse avec bruit sur la terre humectée.

De joie & de douleur à la fois agitée,

 
425

Elle tremble, & les pleurs obscurcissent ses yeux.

 

    Mon cher fils, lui dit-elle, objet de tous mes vœux !

Ah ! vous êtes Ulysse. Eh ! comment, o mon Maître,

Mon amour si long-temps put-il vous méconnoître !

 

    A ces mots, ses regards vers la Reine adressés,

 
430

Expriment les transports de ses sens oppressés ;  

Sa voix, parmi les pleurs se faisant violence,

Lui veut de son Époux annoncer la présence.

 Mais Pallas, qui conduit tous ces évènemens,

Porte ailleurs de la Reine & l'esprit & les sens.

 
435

D'une main, le Héros industrieux & sage,

A la voix d'Euryclée interdit le passage,

Et de l'autre à l'instant l'attirant près de lui :

 

    Voulez-vous me trahir & me perdre aujourd'hui

O vous par qui j'ai vu mon enfance nourrie,

 
440

Dit-il. Après vingt ans, je revois ma patrie :

Taisez-vous, arrêtez, & ne m'exposez pas

Aux regards dangereux attachés à mes pas ;

Ou, de mes ennemis consommant la défaite,

Je saurai bien punir votre langue indiscrète.

 

 
445

   Euryclée aussitôt : « Ah ! mon fils, ah ! mon Roi,

Laissez cette menace, & comptez sur ma foi.

Vous savez que mon cœur est ferme, inébranlable,

Que le marbre ou l'acier est moins impénétrable (16)

Écoutez, quand les Dieux couronnant vos travaux,

 
450

Livreront à vos coups vos insolens rivaux,

Des Femmes du palais vous apprenant les crimes,

Je vous puis aisément désigner vos victimes.

 

    Épargnez-vous ces soins : lorsqu'il en sera temps,

Je saurai, dit le Roi, par des traits éclatans,

 
455

Distinguer les objets de ma juste vengeance.

Confiez-vous aux Dieux, & gardez le silence.

 

    Euryclée obéit ; elle sort, & soudain  

Portant une onde pure au fond d'un grand bassin,

Du liquide crystal vient réparer la perte.

 
460

Ce nouveau bain s'achève, & le fils de Laërte,

Par les mains d'Euryclée avec soin parfumé,

Se sèche à la chaleur du foyer allumé,

Et de lambeaux épais couvre sa cicatrice.

 

    La Reine en ce moment s'adresse au sage Ulysse :

 

 
465

    La douceur que je goûte à vous entretenir,

Ne doit plus en ces lieux long-temps vous retenir,

Et déjà du sommeil la nuit amène l'heure.

Un seul moment encor près de vous je demeure ;

Écoutez-moi. Bientôt vos sens en liberté

 
470

Pourront d'un doux repos goûter la volupté.

Pour moi, le désespoir où mon ame est livrée,

Au sommeil en mes yeux ne laisse plus d'entrée.

Tant que brille le jour, entière à mes chagrins,

J'occupe ma douleur du travail de mes mains ;

 
475

Quand la nuit dans les airs tend ses voiles funèbres,

Mon douloureux tourment s'accroît dans les ténèbres ;

Et mon lit, où je cherche un repos qui me fuit,

Redouble dans mon cœur l'horreur qui me poursuit.

Je pleure, je gérais ainsi que Philomèle,

 
480

Lorsqu'au sein des vergers le Printemps la rappelle ;

Sous l'ombrage fleuri des rameaux renaissans,

Philomèle voltige, &, par de doux accens,

Fait redire aux échos ses soupirs & ses plaintes (17);

D'une vive douleur elle sent les atteintes,

 
485

En songeant à ce fils dont sa funeste main,

Dans une affreuse erreur, a déchiré le sein.

C'est ainsi que je pleure & soupire sans cesse,

Consultant dans mon cœur si ma juste tendresse

Doit, respectant ma gloire & le lit nuptial,

 
490

Fuir d'un nouvel hymen l'engagement fatal,

M'attacher à mon fils, & suivre sa fortune ;

Ou si, le délivrant d'une foule importune,

Et le laissant régner où régnoient ses aïeux,

Je dois d'un autre hymen former les tristes nœuds.  

 
495

Daignez donc m'écouter, & m'expliquer un songe  

Qui redouble la peine où mon âme se plonge.  

 

    Au sein de mon palais vingt cygnes orgueilleux

Sont sur des flots d'azur le plaisir de mes yeux.

J'ai cru voir cette nuit un aigle, au vol rapide,

 
500

Fondre du haut des monts sur la troupe timide,

L'égorger & s'enfuir dans les plaines de l'air.

Cet aspect pour mon cœur est un tourment amer,

Je gémis éperdue, & mes Femmes troublées,

En pleurs, autour de moi, demeuroient assemblées,

 
505

Quand l'aigle s'arrêta sur le toit du palais,

Prit une voix humaine, & calma mes regrets :

 

    Pénélope, dit-il, rassurez-vous ; ce songe  

N'est point une ombre vaine, un frivole mensonge.

Ces cygnes à vos yeux retracent vos Amans ;

 
510

Et moi, rapide oiseau qui trouble ici vos sens,

Je suis l'Époux chéri que le Sort vous ramène,

Et j'apporte leur mort à la troupe inhumaine.

 

    Du sommeil aussitôt dégageant mes esprits,  

Inquiète, je vole à mes cygnes chéris ;

 
515

Je les revois encor, sur des bords de verdure,

Consommant à loisir leur liquide pâture.

 

    Ah ! répondit le Roi, ce songe merveilleux

Peut-il à votre esprit offrir un sens douteux

Ulysse va bientôt vous l'expliquer lui-même,

 
520

Vos Amans périront ; la Justice suprême

Les va tous entraîner dans la nuit du trépas.

 

    D’un si doux avenir je ne me flatte pas,

Étranger, dit la Reine ; & ces divers fantômes

Que la nuit sait sortir des ténébreux royaumes,

 
525

Obscurs, embarrasses, & toujours incertains,

Trompent souvent l'espoir & les vœux des humains.

 

    Il est, vous le savez, deux portes pour les songes ;

L'une, faite d'ivoire est ouverte aux Mensonges ;

Par-là sortent toujours ces fantômes trompeurs,

 
530

Qui des mortels séduits enfantent les erreurs ;

L'autre, où l'on voit briller la corne transparente,

Est de la Vérité la porte consolante ;

Et les songes sacrés qu'elle envoie aux humains,

Leur sont de l'avenir des messages certains (18).

 
535

Mais celui dont l'aspect ; cette nuit m'a déçue,

Hélas ! n'est point sorti par cette heureuse issue ;

Il ne peut consoler mon déplorable amour,

Puisque je touche enfin à ce funeste jour

Qui me verra quitter ma profonde retraite,

 
540

Ce palais où je vis l'Époux que je regrette.

Ma voix va préparer à mes Amans surpris,

Un combat odieux dont ma main est le Prix,

Un combat où jadis l'objet de ma tendresse,

Mon Époux malheureux, signala son adresse,

 
545

Quand, saisissant son arc, son infaillible main

A travers douze anneaux lançoit un trait certain.

Celui de mes Amans qui pourra dans la lice

 Plier d'un bras nerveux l'arc du vaillant Ulysse,

Et saura, sans faillir, ainsi que ce Héros,

 
550

Faire au trait empenné franchir ces douze anneaux,

Je lui donne ma foi, je consens de le suivre (19);

J'abandonne ces lieux où je ne saurois vivre,

Ces lieux, jadis si chers à mon fidèle amour,

Et dont l'image encor, jusqu'à mon dernier jour,

 
555

Même au sein du sommeil, assiégeant ma pensée,

Par des songes cruels me sera retracée.

 

    Reine, dit le Héros, allez, & sans délais

De ce nouveau combat occupez ce palais.

Ulysse reviendra, même avant qu'il commence

 
560

Avant que ces Amans, enivrés d'espérance,

Puissent tendre cet arc qui n'est pas fait pour eux.

 

    Généreux Étranger, que vous flattez mes vœux

Répondit à ces mots Pénélope charmée !

Que votre voix est douce à mon âme alarmée  

 
565

Qu'aisément les plaisirs d'un entretien pareil

Seroient fuir de mes yeux les charmes du Sommeil

Mais ce Dieu, qui tient tout sous sa main souveraine,

Nous dompte dans la joie ainsi que dans la peine :

Tout mortel doit payer, soumis aux loix du Sort,

 
570

Une part de là vie au frère de la Mort.

Je vous quitte ; je vais, Épouse infortunée,

Arroser de mes pleurs ma couche abandonnée ;

Et vous, pour reposer, dans ce lieu séparé,

Choisissez, ou la terre, ou ce lit préparé.

 

 
575

   En son appartement la Reine se retire,

Ses Femmes l'ont suivie ; elle pleure & soupire,

Attendant que Pallas, sensible à ses douleurs,

Par un profond sommeil ait suspendu ses pleurs.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Les anciens Critiques ont eu raison de marquer de l'astérisme seul, en signe d'approbation, ces mêmes vers qu'on a vus mal-à-propos interpolés au XVI° Livre, M. Clarke s'est conformé à l'opinion des Anciens ; mais Madame Dacier, qui ne veut jamais rien perdre de ce qui porte le nom d'Homère, a rejeté ce sentiment.

 

(2) Cette pensée, si déshonorante & si triste pour l'humanité, n'en est pas moins vraie généralement. Aussi les Peuples polis de l'antiquité ne portoient jamais d'armes que lorsqu'ils marchoient contre l'ennemi. Les Scythes & les Germains étoient toujours armés.

 

(3) Le grec dit : celui qui touche à mon boisseau. Un des préceptes de Pythagore étoit, qu'il ne fallait pas s'asseoir sur le boisseau : c'étoit une expression allégorique dont il se servoit suivant son usage, pour faire entendre que l'homme ne devoit pas prétendre à être nourri sans travailler. C'étoit conformément à ce principe, qu'un ancien Poëte disoit, que l'homme oisif vit de larcins.

 

(4) Le texte dit, que ce siége dit travaillé en argent & en ivoire, & que c'étoit l'ouvrage d'un fameux Artiste nommé Icmalius, qui y avoit joint un marche-pied. C'étoit la forme de ces sièges antiques.

 

(5) Tout le commencement de la réponse d'Ulysse est une répétition de ce qu'il a déjà dit à Antinoüs au XVII° Livre. La réflexion qu'il fait sur son bonheur passe, n'a pas plus d'étendue ici qu'elle ne doit en avoir, & c'est ce qui me confirme encore que tout ce qui se trouve de plus au XVII° Livre a  été interpolé, comme je l'ai déjà observé.

 

(6) J'ai suivi le sentiment de Clarke, qui interprète l'expression du texte par une expression analogue du XII° Livre, σῶ δ άυτὅ κράατι τίσεις, tuo capite lues.

 

(7) Si l'on demandoit à quelques discoureurs politiques quel est le principe fondamental du bonheur des États, peut-être verroit-on à l'incertitude & à la variété de leurs réponses, que la maxime d'Homère n'est pas aussi triviale qu'elle le paroît. Cependant on auroit peut-être encore lieu d'observer que, sous des noms divers, ce seroit la justice seule que les plus sensés Moralistes reconnoîtroient pour l'unique source de la félicité du peuple ; celle qui allure les propriétés, qui met chacun à sa place, qui console le pauvre, en lui faisant espérer secours & protection, & qui tient les Grands en bride, en leur faisant craindre les peines infligées à l'abus du pouvoir. Ce sont ces considérations qui ont fait dire avec raison, que la justice est la bienfaisance des Rois.

 

(8) On trouve ici dans l'original, les mêmes vers qu'on a vus Pénélope adresser à ses Amans dans le Livre qui précède celui-ci. Ils paroissent beaucoup moins bien placés ici, puisqu'Ulysse, en comparant Pénélope aux plus grands Rois, elle lui parle que des qualités de son ame, & que Pénélope ne peut pas répondre  comme dans l'original, que les Dieux ont détruit la beauté. J'ai donc cru devoir changer un peu le commencement de la réponse de Pénélope, pour la rendre plus convenable au discours d'Ulysse.

 

(9) J’ai supprimé tout le récit de cet artifice, que l'on trouve déjà détaillé dans le II° Livre, & qui m'a paru un peu trop long ici.

 

(10) Et le grec ajoute : car vous n'êtes point né d'un chêne ou d'une pierre. Cette expression, qui tient absolument au génie de la langue, & qui n'est qu'une manière d'affirmer cette proposition, car vous avez eu un père & une mère qui vous ont donné le jour, a fait faire des conjectures plaisantes aux Scholiastes. Ils ont imaginé que, comme d'anciennes traditions portoient que les hommes étoient sortis du creux des rochers & des arbres, c'étoit à ces traditions qu'Homère faisoit allusion. Mais lorsque Platon dit, au VIII° Livre de la République: « Pensez-vous que l'art de gouverner soit sorti des pierres & des rochers ! » n'est-il pas évident que c'est une manière d'affirmer positivement que cet art a eu des inventeurs, & n'est pas, comme nous disons, tombé des nues. Que cette expression françoise vienne à se perdre un jour, & que des Commentateurs entreprennent de l'expliquer, on verra de plaisantes imaginations. La langue grecque est remplie de ces sortes de locutions, où, par la négation d'une proposition absurde, on affirme la proposition contraire. C'est ainsi qu'on trouve dans Homère : Vous n'êtes point venu a pied sur les eaux, pour dire, vous êtes venu sur un vaisseau. Mme Dacier admet le sentiment des Scholiastes, & croit que ces hommes nés d'un chêne ou d'un rocher, étoient ce que nous appelons des enfans trouvés.

Plus on étudie Homère, & plus on voit que les efforts des Commentateurs ressemblent à ceux de la mer sur son rivage : ils ont découvert un côté pour en couvrir un autre.

 

(11) L'île dont il est ici question est l'île de Crète, fameuse par ses cent villes. Centum urbes habitant magnas. Énéide, livre III. Les Scholiastes & les Géographes se sont exerces sur la difficulté que présente cette différence de quatre-vingt-dix villes que lui donne ici Homère, au nombre de cent, qu'il lui donne au II° Livre de l'Iliade. La véritable raison de cette différence tient encore au génie de la langue, où le seul mot cent n'est souvent qu'un nombre indéfini pour désigner une grande quantité. C'est ainsi que Thèbes en Égypte étoit nommée la ville aux cent portes. Au reste, le texte original fait mention des différens peuples qui habitoint cette île ; c'étoient les Achéens, les Crétois Autochtones, les Pélasges, & les Doriens, dont la nation s'étoit divisée en trois parties, & habitoit trois pays différens, savoir, le Péloponèse, l'Eubée & la Crète : Homère ajoute que leur langue étoit mêlée. Il ne faut pas croire que leur langue fût entièrement différente ; au contraire, il est vraisemblable qu'elle étoit la même pour le fond, & qu'il n'y avoit de différence que par certains mots étrangers qui les distinguoient, & qu'on a nommés γλῶσσαυ.

 

(12) On ne sauroit mieux saisir le véritable esprit de cette comparaison, que dans ces vers attribués à Ovide :

Liquitur,  ut quondam Zephyris & Solibus ictoe

Solvuntur teneroe, vere tepente, nives.

Consol. ad. Liv. Augusl. Vers 101

J'ai substitué le mot Zéphyre à celui d'Eurus qui est dans l'original, pour me conformer à nos idées, & j'ai suivi l'exemple de l'Auteur Latin que j'ai cité.

Je ne puis m'empêcher de rapporter ici une observation judicieuse de Foster, dans son ex­cellent Ouvrage intitulé : Essai sur l'Accent & la Quantité, pour venger Homère de l'ignorante critique d'un de ses plus fameux détracteurs. Dans les cinq vers d'Homère qui peignent la douleur de Pénélope, le mot τήκω, revient cinq fois, & cependant par la variété de ses terminaisons, (il auroit pu ajouter, & de la position de l'accent), il n'a rien de desagréable... Perraut a traduit littéralement ce passage, & a affecté de répéter quatre fois le mot liquéfie, pour le rendre ridi­cule ; & par-là il n'a montré que son ignorance, en ne distinguant point la différence prodigieuse des inflexions de la langue grecque & de la sienne.

 

(13) L'original ajoute au mot d'époux une circonstance infini­ment tendre, & qui est rendue avec une douceur & une grace qu'on ne trouvèrent dans aucune langue. Je ne puis m'empêcher de la citer ici pour ceux qui lisent l'original :

κουρίδιον, τῶι τέκνα τέκηι φιλότητι μιγεῖσα

(vers 266)

Ce vers, dicte par le sentiment le plus délicat, répond à celui-ci du XXIV° Livre de l'Iliade :

Παις δ ἔτι, νηπίος ἄυτως

ῆν τέκομεν σύ, έγώτε δυσάμμορος

On reconnoît dans ces expressions, combien le langage du sentiment, le véritable langage de la Nature, si difficile à trouver aujourd'hui, étoit familier à Homère. Peut-être dût-il en partie ce bonheur à celui de vivre chez un Peuple extrêmement sensible, que les vices de la société n'avoient point encore dépravé.

 

(14) Tout ce qu'Ulysse va dire ici, n'est qu'une répétition de ce qu'il a déjà dit à Eumée au XIV° Livre. Il y a une observation à faire à l'occasion du naufrage dont il est question, c'est qu'ici il en parle comme d'un événement arrivé à une autre personne que lui, au lieu que dans le XIV° Livre il en parle comme d'un événement arrivé à lui-même. Mais ce naufrage est censé regarder toujours la personne d'Ulysse ; c'est après ce naufrage qu'il aborde sur les terres d'Épire. Je ne conçois donc pas comment, par les vers qui sont ajoutés ici dans le texte, Ulysse est censé avoir été chez les Phaeaciens avant d'arriver en Épire, d'autant mieux qu'Ulysse, par ce récit tel qu'il est, ne dit pas comment il passa de chez les Phaeaciens aux bords où régnoit Phœdon. On peut remarquer encore que, suivant les vers du texte que j'ai supprimés, Ulysse dit, que les Phœaciens l'avoient comblé de présens, & vouloient le ramener à Ithaque sain & sauf ; mais qu'il avoit mieux aimé aller encore dans d'autres pays amasser de nouvelles richesses. Cela ne paroît nullement vraisemblable ; & je ne serois point étonné qu'il y eût encore ici quelque imagination de Rapsode, & que les neuf vers qui suivent le 277 eussent été interpolés.

  

(15) J'ai supprimé ici l'histoire de la blessure d'Ulysse, que j'ai regardée comme interpolée par les Rapsodes. Voyez à la fin de l'Ouvrage cette histoire, telle qu'elle est dans l'original, & les raisons qui m'ont à peu-près persuadé que c'est une interpolation.

 

(16) Le grand âge d'Euryclée l'autorise à parler ainsi d'elle-même, & nous avons vu par la conduite qu'elle a tenue à l'égard de Pénélope au commencement du Poëme, qu'elle mérite bien un pareil éloge. C'est ainsi que l'on voit avec étonnement dans Homère, l'observation fidèle de ce grand précepte de poëtique, recommandé par Horace : Primo ne medium, medio ne discrepet imum. Qu'on suive tous les caractères tracés par Homère, & l'on sera surpris, au milieu d'une si grande variété de n'y trouver jamais la moindre discordance, de voir tous les personnages agir conformément à leurs mœurs, & de les voir tous si bien liés à la fable, qu'ils y sont absolument nécessaires avec les modifications que le Poëte leur a données.

 

(17) Il paroît assez singulier que des accens aussi variés, aussi agréables, aussi mélodieux que ceux du rossignol, aient passé chez les Anciens pour des accens de tristesse. Seroit-ce que les ames les plus sensibles, & par conséquent les plus portées à la mélancolie, sont les plus disposées à écouter ces chants, & que les Poëtes qui ont inventé la fable de Philomèle, ainsi que les peuples chez qui elle s'est d'abord répan­due, avoient cette organisation délicate qui les portoit à s'affecter jusqu'aux larmes de ce qui ne sait que nous émouvoir légèrement ? Au reste, la fable qu'Homère a suivie touchant Philomèle, ne paroît pas la même que celle que les Poëtes postérieurs ont adoptée ; il n'est question dans Homère ni de Térée, ni de l'outrage qu'il fit à la soeur de Philomèle, ni de langue coupée, ni de toutes les horreurs tragiques dont cet événement a été chargé dans la suite. Homère dit seulement qu'Aédon ou Philomèle étoit fille de Pandarus, & qu'elle tua, sans le vouloir, son fils Ityle. Qu'on suive ainsi toutes les histoires mythologiques de l'antiquité, & l'on verra qu'il en est de ces histoires comme des opinions anciennes, & que sur un fond souvent assez simple, les Ecrivains postérieurs n'ont cesse d'entasser une foule d'idées ridicules, absurdes & barbares.

 

(18) Cette imagination d'Homère a été consacrée chez les Poëtes Grecs & Latins, mais elle n'en est pas moins obscure pour ceux qui voudroient connoître ce qui a pu y donner lieu, Madame Dacier, parmi toutes les explications qui ont été imaginées de ces deux portes, en admet une qui lui semble fort raisonnable. Elle suppose que la corne représente l'air, à cause de la transparence, & que l'ivoire représente la terre, à cause de son opacité ; & il lui paroît évident que les songes qui passent par l'air ou par la corne, sont des songes envoyés du Ciel, & qu'ils ne trompent point. Le Traducteur Anglois a imaginé que cette invention venoit d'Égypte. Diodore de Sicile, dit qu'il y avoit à Memphis, la porte de la vérité, la porte de l'oubli, &c. & qu'Homère, qui avoit emprunté des usages Égyptiens tout ce qu'il dit des enfers, pouvoit bien aussi en avoir emprunté tout ce qu'il dit sur les songes. Mais, peut-être, sans aller chercher si loin l'origine de cette singulière imagination, ceux qui lisent l'original, pourroient la trouver dans la signification des verbes  Ελεφαίρονται &  κραινοσι qui, comme on voit, ont une certaine analogie avec les mots έλέφας & κεράως. Ce ne seroit pas la première fable uniquement fondée sur l'abus des mots. Voyez-en une foule d'exemples dans la Géographie sacrée de Bochart.

 

(19) L'expédient dont Pénélope se sert pour éprouver ses Amans & décider son choix, est dans la classe des possibles ; mais comme il n'etoit pas absolument nécessaire, il faut convenir que ce moyen que le Poëte emploie pour amener le dénouement, n'est pas infiniment heureux. Ce n'est pas ainsi que l'Iliade marche au dénouement. Tout y est nécessaire, tout y tient aux passions des personnages. Mais nous avons déjà dit, dans le Discours préliminaire, quelle différence il y avoit dans la construction de ces deux Poëmes.