Livre XVII
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ARGUMENT DU LIVRE XVII.

TÉLÉMAQUE retourne au palais ; il fait succinctement à Pénélope le récit de ses voyages. Ulysse, conduit par Eumée, y arrive à son tour. Un vieux chien qui l'avoit suivi autrefois à la chasse, le reconnaît & meurt. Eumée retourne à sa cabane ; Ulysse reste parmi les Prétendant. 

  
 

    Sitôt que le Soleil, sur le sommet des monts,

Eut fait briller les feux de ses premiers rayons,

Télémaque se lève, &, plein d'impatience,

Il s'apprête à partir, il prend en main sa lance (1):

 
5

Sa tendresse l'appelle au sein de ses remparts.

 

    Il approche d'Eumée : « Ami, dit-il, je pars,

Il me tarde de voir & d'embrasser ma mère,

D'adoucir ses tourmens & sa tristesse amère ;

Je sens que mon aspect peut seul tarir ses pleurs :

 
10

Pour vous, de ce Vieillard consolant les malheurs,

Conduisez-le en nos murs, où sa triste indigence

Ira du Citoyen mendier l'assistance.

Je ne puis, prodiguant ma fortune & mes soins,

De tous les Étrangers soulager les besoins.

 
15

Il en coûte à mon cœur ; mais, si le sien murmure,

Son dépit aigrira les peines qu'il endure.

La vérité que j'aime, exige ces aveux.

 

    Il suffit, dit le Roi, je pars, & j'aime mieux

Aux murs de la Cité porter mon infortune,

 
20

Que d'être pour mon Hôte une charge importune.

Allez ; quand du Soleil la bénigne chaleur     

De l'aube glaciale écartant la vapeur,             

Séchera le crystal de la rosée humide,   

Je marche vers vos murs, j'y vais suivre mon guide ;

 
25

Sous mes tristes habits, de toutes parts ouverts,

Je ne puis supporter l'inclémence des airs.

 

    Il dit ; &, s'éloignant de ce champêtre asyle,

Télémaque empressé s'avance vers la ville,

Chaque pas, chaque instant offre à son souvenir

 
30

L'orgueil de ses Tyrans qu'il brûle de punir

 

    Il arrive au palais, il approche en silence ;

Au pied d'une colonne il dépose sa lance,

Franchit le seuil de marbre, & pénètre en ces lieux.

Euryclée aussitôt se présente à ses yeux,

 
35

Occupée à ranger, non loin de ces portiques,

Des siéges d'or couverts de tapis magnifiques.

A l'aspect : de son Prince, elle hâte ses pas,

S'élance, l'œil en pleurs, & le serre en ses bras ;

Ses Compagnes aussi l'embrassent & gémissent.

 
40

La Reine entend les pleurs dont ces lieux retentissent ;

Elle vole. A son air, à son charmant souris,

On croit voir ou Diane, ou la belle Cypris.

Elle court à ce fils, objet de sa tendresse,

Dans ses bras défaillans le presse, le caresse,

 
45

Et sur ce jeune front, siége de la candeur,

Des baisers maternels imprime la douceur.

 

    O mon fils, lui dit-elle, en l'arrosant de larmes,

Combien tu m'as coûté de tourmens & d'alarmes,

Quand t'éloignant de moi, me cachant ton dessein,

 
50

Tu courus vers Pylos apprendre le destin

D'un père, digne objet d'une éternelle flamme !

Quel consolant espoir viens-tu rendre à mon ame ?

Que dit-on en ces lieux du sujet de mes pleurs ?

 

   Ah ! ma mère, épargnez mes cuisantes douleurs !

 
55

Échappé des périls constans à me poursuivre,

Je goûte dans vos bras la douceur d'y survivre.

Laissez-m'en donc jouir, &, dans un doux espoir (2),

Allez des Immortels implorer le pouvoir ;

Vouez à Jupiter une digne hécatombe,

 
60

Si de nos fiers tyrans l'orgueil enfin succombe.

Je vais voir nos Amis, soulager les destins

D'un Hôte, que le Sort a remis en mes mains,

Et que sur mon Navire, abordant la contrée,

J'ai commis à la foi du généreux Pirée.

 

 
65

   Pénélope, docile aux conseils de son fils,

Revêt avec plaisir ses plus pompeux habits,

Et, levant vers le Ciel ses mains chastes & pures,

Demande à Jupiter de venger ses injures.

 

    Télémaque aussitôt traverse le palais,

 
70

Il vole & va s'offrir aux yeux de ses Sujets.

Minerve qui le suit, échauffe son audace,

Et répand sur son corps une nouvelle grâce.

Le peuple à ses côtés accourt pour l'admirer,

Et vers lui tous les cœurs se sentent attirer.

 
75

Les Prétendans confus volent sur son passage,

Et, sous l'appât menteur d'un généreux hommage,

Recèlent le complot qui fermente en leur sein.

 

    Mais le Prince indigné, connoissant leur dessein,

Regarde avec mépris leur troupe sanguinaire,

 
80

Les quitte, & va se joindre aux Amis de son Père.

Il aborde Alytherse, Antiphus & Mentor.

De leurs doux entretiens il jouissoit encor,

Quand Pirée accourut avec Théoclymène,

Son Hôte infortuné qu'à son Prince il amène.

 

 
85

    Les présens, lui dit-il, que vous m'avez commis,

Quand vous l'ordonnerez, vont vous être remis.

 

    Hélas ! dit Télémaque, o fidèle Pirée,

Ma vie en ce séjour est trop mal assurée.

Sais-je si ces Amans, dans leurs complots cruels,

 
90

Ne s'empareront pas de mes biens paternels ?

J'aurai du moins la joie, en tombant sous leur rage,

De laisser en vos mains ce nouvel héritage.

 

    Il dit, reçoit son Hôte, & l'emmène au palais,

Il veut lui prodiguer ses généreux bienfaits.

 
95

Ses Amis le suivoient ; & la table dressée

Satisfait à l'instant leur ardeur empressée (3).

 

    Pénélope descend vers le lieu du festin,

Tenant ses fuseaux d'or en son auguste main,

S'assied près de son fils, & demeure en silence.

 
100

Mais enfin son dépit forçant sa résistance :

 

    Télémaque, dit-elle, en mon lit de douleurs,

En ce lit si souvent arrosé de mes pleurs,

Irai-je encor, cherchant un repos qui m'évite,

Déplorer du destin la barbare poursuite

 
105

Contre un Époux chéri, de mes  bras arraché ?

Et ne voulez-vous point, de mes larmes touché,

Avant que nos tyrans en ces lieux reparoissent,

Alléger, s'il se peut, les ennuis qui m'oppressent ?

 

    Ma Mère, répondit Télémaque attendri,

 
110

Sur le sort de ce Roi, de ce Père chéri,

Sans espoir de calmer votre douleur extrême,

Je vais vous dévoiler ce que j'appris moi-même (4).

 

   Aux rives de Pylos, conduit par mon devoir,

Nestor avec bonté daigna me recevoir,

 
115

Ainsi qu'un père tendre, au déclin de son âge,

Reçoit un jeune fils après un long voyage.

Mais sur le sort d'Ulysse il n'avoit rien appris ;

Et, plaignant ma douleur, partageant mes ennuis,

Sur un superbe char ce Roi me fit  conduire

 
120

Aux murs où Ménélas établit son empire.

J'y vis cette beauté pour qui Grecs & Troyens

Versèrent tant de sang dans les champs Phrygiens.

Informé par ma voix du sujet qui m'amène,

Ménélas me répond pour soulager ma peine :

 

 
125

  Qu’entends-je ? Dieux puissans ! quels odieux complots (5)

Des lâches conspirer pour le lit d'un Héros !

Vous tromperez, grands Dieux, leur criminelle attente !

Comme au sein des forêts une biche imprudente,

Dans l'antre d'un lion porte deux jeunes faons

 
130

Que son lait a nourris au sortir de ses flancs,

Et pour leur préparer leur douce nourriture,

Dans les prés verdoyans va chercher sa pâture :

En son repaire affreux le lion de retour,

Vient rougir de leur sang cet horrible séjour ;

 
135

Tel est le juste sort que leur prépare Ulysse.

Ah ! plût aux Dieux puissans, vengeurs de l'injustice,

Qu'il parût à leurs yeux tel qu'il fut autrefois,

Lorsque dans un combat qui charma tous nos Rois,

Lesbos le vit, brûlant d'illustrer sa vaillance,

 
140

Du fier Philomélide abattre l'insolence !

A ces lâches Amans, son redoutable bras,

Bientôt au lieu d'hymen offriroit le trépas.

Pour satisfaire enfin l'intérêt qui vous touche,

L'austère vérité va parler par ma bouche ;

 
145

Vous saurez les secrets que l'Oracle des mers,

Protée, à mes desirs jadis a découverts.

Ulysse, me dit-il, consumé de tristesse,

Habite le palais d'une belle Déesse.

Calypso de ses fers a su l'envelopper :

 
150

Vainement de ses ports il voudroit s'échapper,

Vainement ses soupirs demandent sa patrie ;

Une loi souveraine & l'arrête & le lie.

Sans amis, sans secours, l'île de Calypso

Ne présente à ses vœux ni Rameurs, ni Vaisseau.

 

 
155

Sur le sort malheureux d'une tête si chère,

Voilà ce que j'ai su. Plein de ma peine amère,

Je partis ; & les Dieux, sur mon sort attendris,

Ont daigné dans vos bras ramener votre fils.

 

    Il dit, & la douleur faisoit pâlir la Reine ;

 
160

Ses pleurs alloient couler, lorsque Théoclymène

Se lève, & dit : « O Reine, o Prince, écoutez-moi.

J'atteste ici des Cieux le redoutable Roi ;

J'atteste cette table & les foyers d'Ulysse,  

Où son fils a daigné m'offrir un doux hospice ;

 
165

Je vais parler : je vais interprète sacré,

Découvrir à vos yeux un secret ignoré.

Ulysse est dans ces lieux, il est dans sa patrie ;

Il fait tout, & déjà sa valeur aguerrie

Prépare à vos Amans le prix qui leur est dû.

 
170

Voilà sur ce Héros ce que j'avois prévu,

Lorsque prêt à partir pour les rives d'Ithaque,

Un épervier parut aux yeux de Télémaque. (6).

 

    Ah ! répond Pénélope, ah ! puisse s'accomplir

Ce présage flatteur que vous daignez m'offrir !

 
175

Par combien de présens, de soins dignes d'envie,

Je saurois embellir le cours de votre vie !

 

    Cependant, rassemblés aux portes du palais,

Les Prétendans lançoient des disques & des traits ;

Dans ces lieux où long-temps triompha leur caprice,

 
180

Ils poursuivoient les jeux d'un frivole exercice.

Mais, à l'heure prescrite où les agneaux bêlans

Étoient près d'expirer sous les couteaux sanglans,

Médon, l'Ordonnateur, le Héraut de la fête,

Les prévient qu'il est temps que leur banquet s'apprête :

 

 
185

    Jeunes Princes, dit-il, ces jeux & ces plaisirs  

Ont exercé vos sens, ont rempli vos loisirs ;

Un festin solennel maintenant vous demande,

Entrez : souffrirez-vous qu'un festin vous attende (7)?

 

   Il dit, & chacun d'eux obéit à sa voix.

 
190

Dans ce brillant palais, où tout cède à leurs loix,

Ils vont insolemment hâter les sacrifices

Des chèvres, des agneaux, des boucs & des génisses.

Tandis que, reposant sur des siéges dorés,

Chacun d'eux s'assouvit de ces mets préparés,

 
195

Ulysse alloit d'Eumée abandonner l'asyle ;

Son cœur impatient l'entraînoit vers la ville.

Eumée, en lui parlant, accompagne ses pas.

 

   Vous me voulez quitter, je ne vous retiens pas,

Étranger, malgré moi j'obéis à mon Maître.

 
200

J'eusse bien mieux aimé, dans ce réduit champêtre,

Prévenir les besoins qui vont vous tourmenter ;

Mais mon cœur le révère, & craint de l'irriter.

La colère des Rois tôt ou tard est funeste.

Allons, le jour s'avance, employons-en le reste.

 

 
205

    Je vous entends, ami, lui répondit le Roi,

J'approuve tous vos soins, marchez, conduisez-moi ;

Et puisque le chemin est, dit-on, peu facile,

D'un vieux rameau de chêne armez ma main débile (8).

 

    Il dit, &, rajustant ses informes lambeaux,

 
210

D'une antique besace il ombrage son dos,

Prend en main le bâton que lui remet Eumée,

Et suit de la cité la route accoutumée,

Eumée à ses côtés s'avance, le conduit  

Et laisse à ses Bergers le soin de son réduit.

 

 
215

   Déja, du haut des monts, descendus dans la plaine,

Ils approchoient des bords d'une claire fontaine,

Où le peuple, non loin des murs de la cité,

Va puiser en tout temps un crystal argenté :

Plusieurs Rois à l'envi, signalant leur puissance (9),

 
220

L'embellirent des dons de leur munificence ;

Un bois de peupliers s'élevant à l'entour,

Y présente un asyle impénétrable au jour.

Là, du haut d'un rocher creusé par la Nature,

Coule en nappes d'argent une eau limpide & pure ;

 
225

Là, s'élève un autel d'offrandes entouré :

Aux Nymphes de ces lieux les Rois l'ont consacré ;

Souvent, cherchant l'appui de ces Nymphes propices

Le Voyageur y vient offrir des sacrifices.

Ce fut là que Mélanthe allant, à pas pressés,

 
230

Conduire aux Prétendans ses chevreaux engraissés,

Vit le fidèle Eumée, & d'une voix hautaine

Fit éclater soudain son insolence vaine,

Contre ce sage guide & le Roi qui le suit :

 

    Ainsi, par un méchant, un méchant est conduit ;

 
235

Ainsi chaque mortel s'attache à son semblable.

Vil pâtre, où mènes-tu, délaissant ton étable,

Ce vieillard affamé, ce rebut des Destins,

Cet importun fléau des somptueux festins,

Qui va, de nos maisons assiégeant le portique,

 
240

S'offrir incessamment à la haine publique,

Demander, non de l'or, des vases, des trépiés,

Mais quelques alimens que l'on jette à ses pieds (10)!

Que je corrigerois sa paresse ordinaire,

S'il vouloit, de ma main attendant son salaire,

 
245

Nettoyer mon étable, y porter les rameaux

Dont je nourris les chefs de mes nombreux troupeaux ?

Mais le lâche aime mieux, dans un loisir coupable,

S'efforcer d'assouvir sa faim insatiable,

Et seulement habile en l'art de mendier,

 
250

Poursuivre sans travail son infâme métier.

Qu'il craigne cependant, trop digne du supplice,

D'entrer dans le palais du glorieux Ulysse,

Ou bientôt il verra, malgré ton noble appui,

Les escabeaux lancés voler autour de lui (11).

 

 
255

    Il dit, & de son pied, transporté par la rage,

Il frappe le Vieillard, redouble son outrage ;

Il ne peut l'ébranler, ni le faire pâlir.

Le cœur seul du Héros a paru tressaillir.

Ulysse consultoit si, saisissant Mélanthe,

 
260

Il puniroit soudain son audace insolente.

Il crut devoir encore & se taire & souffrir.

Mais Eumée indigné poussant un long soupir,

Lève les mains au Ciel : « Nymphes de la fontaine,

Filles de Jupiter, venez venger ma peine,

 
265

Disoit-il : si jamais du sang de ses agneaux

Ulysse colora le crystal de vos eaux,

Faites qu'un Dieu puissant le rende à nos prières ;

Qu'il vienne humilier tes bravades altières,  

Homme vil & cruel, toi, qui dans la cité

 
270

Promènes sans pudeur ta lâche oisiveté.

Que je plains les troupeaux qui suivent un tel maître !

 

    Juste Ciel, dit Mélanthe ! eh ! que prétend ce traître ?

Il faut, pour le punir de ses discours hautains,

Que je le fasse vendre en des pays lointains (12).

 
275

Car Ulysse n'est plus, il est mort loin d'Ithaque ;

Puisse ainsi dans ce jour expirer Télémaque  

Puisse couler ici tout son sang odieux,

Sous le bras des Amans, ou sous celui des Dieux !

 

    Il le quitte à ces mots, s'avance, &, plein d'audace,

 
280

Au milieu des Tyrans il va prendre sa place ;

Il s'assied à leur table, & partage leurs mets.

 

    Ulysse cependant approchoit du palais :

Frappé des sons brillans dont ces lieux retentissent,

Il s'arrête, il écoute, & tous ses sens frémissent.

 
285

Phoemius de sa lyre essayoit les accords.

Le Héros, en son sein étouffant ses transports,

Saisit la main d'Eumée : « On ne peut méconnoître

Le superbe palais de votre auguste Maître,

Dit-il ; & ces crénaux, ces portes, cette cour,

 
290

Tout ici d'un Monarque annonce le séjour ;

Et, si j'en crois encor la vapeur qu'on respire,

Ces sons harmonieux, ces accens d'une lyre,

Délices de la table, & doux présent des Dieux,

Des Convives en joie habitent ces beaux lieux.

 

 
295

    Vous ne vous trompez pas, votre cœur est sincère,

Dit Eumée, & toujours la raison vous éclaire.

Parlez, à vos conseils je veux me confier ;

Qui des deux au palais entrera le premier ?

Faut-il que je vous suive, ou que je vous devance.

 
300

Si vous restez, Ami, consultez la prudence,

Et pour vous dérober aux discours insultans,

Gardez-vous en ce lieu de demeurer long-temps.

 

    Entrez, devancez-moi, répond le sage Ulysse ;

Mon cœur fut si souvent en butte à l'injustice,

 
305

Sur la terre & sur l’onde endurci par les maux,

Ce cœur peut bien encore en souffrir de nouveaux.

Eh ! que ne souffre point la faim inexorable (13),

Ce fléau des humains, ce tyran redoutable,

Pour qui tant de Vaisseaux, conduits au gré du Sort,

 
310

Vont porter & braver les dangers & la mort !

 

   Tandis qu'il rappeloit ses tristes destinées,

Il voit un chien chargé de misère & d'années (14).

C'étoit son cher Argus qu'il nourrit autrefois,

Pour déclarer la guerre aux habitans des bois,

 
315

Il ne fit pas long-temps le plaisir de son maître ;

Sans peine cependant il l'a su reconnoître :

Languissant, éperdu, privé de tout secours,

Ce n'est plus cet Argus qu'on vit dans ses beaux jours,

Sur les pas des Chasseurs, plein d'ardeur & d'audace,

 
320

De la biche ou du daim suivre aisément la trace.

Dédaigné maintenant, triste objet de pitié,

Couché près de la porte, il demeure oublié.

Les ans, la maladie, ont épuisé sa force.

Mais à l'aspect ; d'Ulysse, il s'essaye, il s'efforce,

 
325

Il ne peut se lever, & son corps impuissant

Donne au moins à son maître un signe caressant.

Ulysse l'aperçoit, &, détournant la vue,

Il cache la douleur dont son ame est émue (15);

Il essuie en secret ses yeux de pleurs trempés.

 

 
330

    De quel saisissement tous mes sens sont frappés !

De ce chien, disoit-il, que je plains la vieillesse

Autant que sa beauté, son destin m'intéresse.

Vécut-il pour la chasse, ou fut-il, loin des bois,

Nourri dans ce palais pour le plaisir des Rois

 

 
335

   Hélas ! répond Eumée, il fut cher à mon Maître

Si dans tes premiers ans vous l'aviez pu connoître,

Qu'il vous eût étonné ! combien dans les forêts

Il savoit éventer, chercher, suivre de près

Des plus fiers animaux les traces odorantes !

 
340

Languissant aujourd'hui, ses forces expirantes

Aux Esclaves en vain demandent quelques soins ;

Nul d'eux ne daigne plus pourvoir à ses besoins,

De ces hommes ainsi l'ingrate négligence,

D'un Maître infortuné met à profit l'absence ;

 
345

Car l'opprobre des fers dont l'esclave est lié,

Bientôt de sa vertu lui ravit la moitié (16).

 

    En achevant ces mots, il franchit le portique,

Il va voir des Amans le festin magnifique ;

Et le fidèle Argus, éperdu, palpitant,

 
350

Tombe aux pieds de son maître, & meurt au même instant.

 

    Du milieu de la foule aux plaisirs animée,

Télémaque bientôt, apercevant Eumée,

L'appelle d'un coup-d'oeil, l'assied à ses côtés

Et lui fait part des mets devant lui présentés.

 

 
355

    Ulysse cependant suivit de près ses traces,

Sous l'aspect d'un Vieillard accablé de disgrâces,

Dont les rides, les traits, & les lambeaux flottans

Accusoient à l'envi les outrages du temps.

Il entre, & sur le seuil se repose en silence.

 
360

Télémaque le voit, il se fait violence,

S'adresse au sage Eumée, & remet dans sa main

Une honorable part des restes du festin.

 

    Portez à ce Vieillard, d'une main complaisante,

Dit-il, ces simples dons que mon cœur lui présente.

 
365

Qu'il se lève, & qu'il vienne à chaque Convié  

Demander les secours qu'exige la pitié.

La honte convient mal au sein de l'indigence.

 

   Soudain à l'Étranger, Eumée en diligence

Porte les voeux du Prince, & remet ses présens

 
370

Ulysse les reçoit, & maître de ses sens :

 

  Grands Dieux, daignez, dit-il, dans les remparts d'Ithaque, 

Enchaîner le bonheur aux pas de Télémaque !

D'un succès fortuné couronnez ses projets.

 

    A ses pieds aussitôt il arrange les mets

 
375

Qu'a remis dans ses mains le généreux Eumée

Il contente sa faim ; & la Troupe charmée,

Du Chantre harmonieux écoutoit les accens.

Mais sitôt que Bacchus eut enivré leurs sens,

Phœmius fatigué, fait reposer sa lyre.

 
380

Ulysse alors se lève, & Minerve l'inspire ;

Il va, d'un mendiant affectant le maintien,

Autour de ce banquet chercher quelque soutien,

Tendre une main tremblante, &, par cet artifice,

De ses nombreux rivaux démêler l'injustice.

 
385

Ceux de qui la pitié pouvoit toucher le cœur,

Lui donnoient les secours que l'on doit au malheur,

Et, d'un œil étonné le fixant en silence,

Se demandoient entre eux son nom & sa naissance.

Quand Mélanthe aussitôt : « Son sort m'est inconnu,

 
390

Mais non loin du palais, Princes, mes yeux l'ont vu,

Il marchoit à pas lents sur les traces d'Eumée.

 

    Antinoüs se lève, & son ame enflammée

Fait éclater ainsi son insolent dépit :

 

   Vil Pâtre, dans ces lieux pourquoi l'as-tu conduit ?

 
395

Qui t'a chargé du soin de remplir nos asyles,

De lâches vagabonds, de mortels inutiles !

N'en est-il pas assez dont l'importunité

Assiége ce palais, fatigue la cité !    

Falloit-il donc encor que cet objet funeste,

 
400

Des biens d'un puissant Roi vînt engloutir le reste ?

 

   Ce discours, dit Eumée, est indigne de vous,

Antinoüs ; pourquoi cet injuste courroux ,

Pourquoi, si vers ces lieux on me l'a vu conduire,

Supposer sans raison que c'est moi qui l'attire ?

 
405

On n'appela jamais d'un pays étranger

L'indigent qui nous pèse & qu'il faut soulager,

Mais des hommes formés à des travaux utiles,

Des Augures fameux, des Médecins habiles,

Des Chantres renommés, dont les accens flatteurs

 
410

Sont les charmes des sens, les délices des cœurs.

Ennemi déclaré des serviteurs d'Ulysse,

Vous déchaînez sur moi toute votre injustice ;

Mais mon cœur saura bien affronter vos mépris,

Tant que mes yeux verront Pénélope & son Fils.

 

 
415

   Cessez, dit Télémaque, & gardez le silence ;

Ami, ne faut-il pas qu'enivré d'arrogance,

Se livrant sans réserve à d'indignes discours,

Il suive le penchant qui l'entraîna toujours !

Et vous, Antinoüs, qui, prudent & sincère,

 
420

Avez pour moi l'amour & le zèle d'un père (17)

Vous de mes intérêts généreux défenseur,

Déposez un moment cette austère rigueur,

Donnez à ce Mortel ce qu'il faut qu'on lui donne :

Loin d'en être jaloux, moi-même je l'ordonne....

 
425

Ah ! cruel, mes regards ont su vous pénétrer ;

Vous conservez mes biens, mais pour les dévorer.

 

    Jeune présomptueux, qu'osez-vous dire encore,

Répond Antinoüs ! plût au Ciel que j'implore,

Que chaque Prétendant assis à ce festin,

 
430

Pût lui donner le prix que lui garde ma main !

 

   Il dit, & dans ses yeux sa colère étincelle.

Soudain armant son bras d'une lourde escabelle, 

Il attend le Vieillard, qui, marchant à pas lents,

Venoit de recueillir les dons des Prétendans.

 

 
435

   Secourez, dit Ulysse, un Vieillard misérable,

Vous qui, parmi les Grands assis à cette table,

Semblez parier en maître & leur donner la loi ;

D'une main libérale, ami, secourez-moi,

J'irai de vos bienfaits publier la mémoire.

 
440

Tel que vous autrefois, riche, comblé de gloire,

Je vécus dans l'éclat de la prospérité ;

Le pauvre par mes mains fut souvent assisté.

D'esclaves attentifs une foule empressée

Flattoit tous mes desirs, prévenoit ma pensée ;

 
445

Mes jours coûtaient sans soins, on me disoit heureux ;

Les Dieux m'ont tout ravi, cédons, cédons aux Dieux (18).

 

    Loin de moi cet objet d'horreur & de misère,

Répond Antinoüs enflammé de colère ! 

Prends garde qu'en Égypte ou dans Cypre vendu (19)

 
450

Tu n'y trouves bientôt le destin qui t'est dû.

Lâche, de qui l'aspect ; & l'orgueil me fatiguent,  

Reçois de ces Amans les dons qu'ils te prodiguent

Pitié vaine & commode, & qui rend aujourd'hui

L'avare libéral des richesses d'autrui !

 

 
455

     Ulysse se retire, & le dépit l'enflamme.

 

   Que ces discours, dit-il, sont peu faits pour votre ame !

Le pauvre ici n'a rien à recevoir de vous.

Mais vous, des biens d'un autre économe jaloux,

Combien dans vos foyers seriez-vous plus avare (20)

 

 
460

    Antinoüs l'écoute, & sa fureur l'égare ;

Il jette sur Ulysse un regard plein d'horreur,

Soulève l'escabeau, le lance avec roideur.

Mais, ainsi qu'un rocher qui brave la tempête,

Le Roi résiste au coup, &, balançant la tête,

 
465

Il jure dans son cœur de punir ces forfaits,

Se retire & s'assied sur le seuil du palais.

 

    Injurieux Amans d'une superbe Reine,

Écoutez-moi, dit-il, & jugez de ma peine.

On peut voir sans douleur repousser les assauts (21)

 
470

D'un brigand qui saisit nos biens & nos troupeaux ;

Mais frapper un mortel, dont l'extrême misère

Demande de ses jours le soutien nécessaire,  

Voilà ce qui m'irrite & déchire mon cœur.

Grands Dieux ! si pour le pauvre il est un Dieu vengeur,

 
475

Puisse cet orgueilleux, trompé dans son attente,

Trouver au lieu d'hymen une mort effrayante !

 

    Il dit ; Antinoüs, rendu plus furieux.

L'insulte, le menace & du geste & des yeux.

La troupe s'en indigne, & contre cette injure

 
480

Un de ses fiers rivaux se soulève & murmure.

 

    Malheureux, disoit-il ! s'il est des Dieux au Ciel,

Craignez de voir punir cet outrage cruel !

Souvent les Dieux, quittant le séjour du tonnerre,

Viennent en étrangers voyager sur la terre,

 
485

Et visitant nos murs, parcourant nos cités,

Jugent notre innocence & nos iniquités (22),

 

    Tandis qu'Antinoüs répond par un sourire,

Télémaque frémit, & son cœur se déchire

A l’aspect : des affronts où son père est livré.

 
490

Mais il retient ses pleurs, son cœur s'est rassuré ;

Il demeure en silence, &, secouant la tête,

Il songe avec plaisir que sa vengeance est prête.

 

   Cependant Pénélope en son secret réduit.

Entendit des Amans les fureurs & le bruit,

 
495

En apprit le sujet, & son ame attendrie

Plaignoit cet Étranger, objet de leur furie.

 

   Puisse Apollon, dit-elle, armé d'un trait sanglant,

Antinoüs, punir ton orgueil insolent !

 

    Grand Dieu, dit Eurynome, exauce nos prières,

 
500

Et lance sur eux tous tes flèches meurtrières !

 

    Combien, poursuit la Reine, ils me sont odieux !

Mais combien plus encore est horrible à mes yeux

Ce lâche Antinoüs, dont l'orgueil intraitable

Insulte un Étranger que la misère accable,

 
505

Un Vieillard qui, chargé de malheurs & de jours,

Vient mendier ici quelques foibles secours !

 

    Enfin dans sa douleur la Reine appelle Eumée :

 

   Ami, prenez pitié de mon ame alarmée ;

Amenez devant moi ce Vieillard étranger,

 
510

Sur un Époux chéri je veux l'interroger ;

Il l'a pu rencontrer, ou des avis fidèles

Auront pu de son sort lui donner des nouvelles.

 

    Princesse, dit Eumée, à ses touchans récits,

Un espoir consolant flatteroit vos esprits.

 
515

Ah ! que ne pouvez-vous & le voir & l'entendre !

D'un doux enchantement je n'ai pu me défendre,

Lorsque dans mes foyers il m'a, durant trois jours.

Tracé de ses malheurs le déplorable cours.

Je l'écoutois, ainsi qu'on entend les merveilles

 
520

Dont un Chantre célèbre occupe nos oreilles,  

Quand les Dieux de l'Olympe animant ses accords,

Dans nos cœurs enchantés sont passer ses transports.

Il jure qu'il naquit sur les rives de Crète,

Qu'il a connu l'Époux que votre amour regrette,  

 
525

Et que ce Roi, chargé d'innombrables trésors,

Doit bientôt de l'Épire arriver sur ces bords.

 

    Courez donc, dit la Reine, amenez-le vous-même ;

Qu'il vienne soulager mon desespoir extrême ;

Qu'il laisse dans l'ivresse où leur cœur eu plongé,

 
530

Ces Mortels insolens qui l'ont tant outragé,

Ces Amans inhumains de qui l'aveugle joie

Se nourrit chaque jour des pleurs où je me noie.

Qu'Ulysse reparoisse, & bientôt sa valeur,

Se joignant à son fils, punira leur fureur (23)

 

 
535

    Eumée au même instant, à ses ordres fidèle,

Aborde Ulysse : « Ami, la Reine vous appelle,  

Lui dit-il, & son cœur se confiant en vous,

Veut vous interroger sur son illustre Époux.

Si le Sort moins cruel répond à vos promesses,

 
540

S'il revient, elle veut vous combler de richesses,

Et joindre aux soins touchans d'une juste pitié,

Les présens généreux d'une tendre amitié.

 

    Sans peine, dit le Roi, sur tout ce qui la touche,

Ami, la vérité parleroit par ma bouche ;

 
545

Des destins de ce Roi je connois la rigueur,

Et les miens ne sont pas plus présens à mon cœur.

Mais je crains ces Amans dont l'audace suprême

Oserait, sans remords, attaquer le Ciel même,

De l'hospitalité ne connoît plus la loi,

 
550

Et jusque dans ces lieux brave le fils du Roi.

Quand l'un d'eux m'a frappé, voyez si Télémaque

Opposa son courage à leur cruelle attaque

Allez, & que la Reine, en ses foyers secrets,

Attende que la nuit m'en permette l'accès ;

 
555

J'irai l'entretenir & consoler sa peine.

 

    Eumée, à pas pressés, revole vers la Reine ;

Pénélope inquiète, épioit son retour.

A peine il franchissoit le seuil de son séjour,

Elle le voit & tremble : « Ah ! cher & sage Eumée,  

 
560

Vous ne l'amenez pas mon ame est alarmée

Qui peut le retenir ! est-ce crainte, ou respect

Malheur à l'étranger à qui tout est suspect !

 

    Pouvez-vous, dit Eumée, accuser sa prudence.

Il craint de vos Amans la coupable insolence ;

 
565

Il voudroit, pour tromper leurs regards indiscrets,

Que la nuit en ces lieux eût ramené la paix :

Vous l'entendrez alors en votre solitude

Avec plus de loisirs & moins d'inquiétude.

 

   Quel qu'il soit, dit la Reine, il est sage & sensé,

 
570

Mon cœur de ses délais ne peut être offensé.

Des Mortels, en effet, quelle race parjure

Poussa jamais plus loin l'insolence & l'injure !

 

    Eumée au même instant la quitte, & va revoir

Les Princes assemblés pour le banquet du soir.

 
575

Il vole à Télémaque, & sa sage réserve

Redoute avec raison la foule qui l'observe ;

Il craint d'être entendu. « Prince, dit-il, je pars,

Votre intérêt m'oblige à quitter ces remparts :

Veillez, défendez-vous de cette troupe impie,

 
580

Et que les justes Dieux préviennent sa furie !

 

   Bannissez tout souci, répond le fils du Roi,

Ami, reposez-vous sur les Dieux & sur moi.

Demain, quand le Soleil nous rendra la lumière,

Amenez en ces lieux le tribut ordinaire (24);

 
585

Mais, avant de partir pour remplir ce devoir,

A ma table un moment vous pouvez vous asseoir.

 

   Il dit ; le sage Eumée obéit en silence ;

Mais bientôt il se lève, & plein d'impatience,

Il quitte ce palais où la danse & les chants,

 
590

Des Convives nombreux enchantoient tous les sens.

 

 

  

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Pope admire ici la conduite du Poëte. Il faut qu'Ulysse aille au palais, qu'il y entre sans être reconnu, ni même soupçonné. Télémaque, impatient d'aller revoir sa mère, laisse à Eumée le soin de conduire Ulysse à Ithaque. Son impatience sert de motif à son départ précipité. Ulysse, conduit par le seul Eumée, est moins exposé à être reconnu, & en même-temps laisse plus aisément éclater en liberté l'insolence des Prétendans. Mais ce n'est pas seulement cette conduite qui mérite d'être observée ; il faudroit s'arrêter sur tous les incidens qui forment les différentes scènes dont ce Livre, ainsi que le précédent & ceux qui suivent, sont composés ; faire remarquer comme tout y est naturellement amené ; comme les passions, ou l'intérêt de chaque acteur, sont toujours la cause immédiate de toutes ses actions ; comme le Poète sait introduire sur la scène ses personnages, sans les embarrasser les uns avec les autres ; sait les faire paroître & disparoître à propos ; comme les parties épisodiques servent à enrichir la scène, sans arrêter l'action. Ces observations serviroient à montrer qu'il n'est peut-être point d'Ouvrage dramatique conduit avec autant d'art que cette dernière partie de l'Odyssée, & que ceux qui voudraient se former dans cet art, tireraient peut-être plus de profit de la lecture de l'Odyssée que de celle de l'Iliade, où l'intrigue, comme je l'ai déjà dit, et en quelque sorte une inspiration du génie que l'esprit ne sauroit imiter.

 

(2) Télémaque, à peine remis du plaisir imprévu qu'il vient d'avoir en revoyant son père, se trouve fort embarrassé par sa demande de Pénélope ; sa réponse, convenable à la position où il se trouve, & à la joie secrette qu'il goûte dans son cœur, sert à éloigner des détails qui ne seroient que retarder l'action.

 

(3) J'ai supprimé ici plusieurs vers qui se trouvent répétés en dix endroits de l'Odyssée, pour peindre les préparatifs d'un repas. Plusieurs de ces répétitions, sans contredit, sont du fait d'Homère ; mais il y en a aussi beaucoup qui sont du fait des Rapsodes : malheureusement il n'est pas toujours fort aisé de les reconnoître.


 

(4) Les circonstances sont différentes ; les Prétendans sont absens, rien ne gêne plus Télémaque, & il peut en toute liberté satisfaire la juste curiosité de sa mère.

 

(5) Nous avons ici une répétition des mêmes vers qu'on trouve au IV° Livre ; mais cette répétition est une des plus excusables qu'il y ait dans Homère. La réponse de Ménélas étoit si intéressante pour Télémaque, qu'il n'est pas étonnant qu'elle se soit fidèlement gravée dans sa mémoire. Au reste, cette répétition n'enferme guère que la comparaison du lion, propre à frapper l'imagination d'un jeune homme, & le trait d'histoire qui la suit, & qui n'étoit pas moins intéressant pour le fils d'Ulysse.

 

(6) Ce Théoclymène reçu par Télémaque, n'est pas, comme on voit, un personnage inutile. Il sert, comme dit le Traducteur Anglois, à ranimer le courage de Pénélope, qui va se voir plus que jamais exposée aux importunes sollicitations de ses Amans.

 

(7) Si au lieu de festin, il y avoit dîner, qui est le terme propre, puisque c'est du dîner qu'il s'agit, le vers deviendrait du genre comique, & ne seroit plus du style de l'original, qui n'a rien de bas ni de plaisant. Boileau paroît avoir parodié ce vers dans cet endroit du Lutrin, où le Sacristain dit au Trésorier :

Et souvenez-vous bien,

Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien.

 

(8)  Homère n'a pas  oublié qu'Ulysse  avoit  jeté  son bâton quand il vit les  chiens d'Eumée fondre sur lui. Les plus petits détails ne lui échappent pas.

 

(9) Le texte nomme Ithacus, Nérite & Polyctor ; & le Scholiaste nous apprend que c'étoient trois frères, fils de Ptérélaüs. Ils quittèrent l'île de Céphalène pour s'établir dans celle d'Ithaque, qui prit son nom de l'un d'eux.

 

(10) Je dois observer ici, avec le Traducteur Anglois, que Madame Dacier s'est trompée en interprétant ainsi ce passage : Crois-tu qu'il remportera le Prix dans nos jeux, & qu'on lui donnera de belle  femmes, ou des trépiés ? Il sera trop heureux d'avoir quelques vieux restes.  Il n'appartenoit pas à tout le monde de demander de ces présens qui étoient le partage des gens d'un certain état ; & dans ces temps-là, comme dans celui-ci, on jugeoit presque du mérite d’un homme par l'importance de sa demande. Plutarque (de auditione) observe qu'on regardoit comme une chose propre aux grandes ames, de savoir donner & demander plus que le commun des hommes. Cette façon de penser n'a pas manqué d'être favorable aux gens peu timides.

 

(11) Autant toutes ces idées sont grossières & dignes du personnage que le Poète fait parler, autant les expressions de l'original sont harmonieuses & dignes d'Homère. C'est-là le grand art du Poëte de savoir peindre la Nature, & l'embellir sans la changer. C'est au Lecteur à juger si, malgré l'ingratitude de notre langue, j'ai un peu racheté, par le coloris, la grossièreté de ces images.

 

(12) Clarke desaprouve avec raison la traduction de ce passage par Madame Dacier : Je l’enverrai bientôt sur un vaisseau, loin d’Ithaque, trafiquer pour moi. L’expression grecque, interprétée par d'autres expressions semblables d'Homère, ne sauroit avoir d'autre signification que celle que je lui ai donnée.

 

(13) Madame Dacier dit tout naïvement : Ventre affamé n'a point d'oreilles. Il faut remarquer cependant que le grec n'indique rien
de semblable à cette expression basse & proverbiale ; au contraire, le ton de l'original est noble, & a une certaine vigueur qui se ressent de la vérité qu'elle exprime ; car le plus grand principe d'action parmi les hommes, qui leur fait supporter tant de peines, braver tant de périls, n'eu dans le fond qu'une faim déguisée qui prend cent formes différentes.

 

(14) Dans cet endroit, où tout est image & sentiment, & où il est bien difficile de se défendre d'un attendrissement pareil à celui d'Ulysse, on se sent naturellement porté à une certaine réflexion philosophique sur cette sorte d'instinct d'attachement & de reconnoissance que la Nature donne aux animaux, tandis que les hommes semblent moins bien partagés à cet égard. Un chien reconnoît, au bout de vingt ans, un maître que ses sujets, ses domestiques & sa femme ne reconnoissent plus ! C'étoit par égard pour cette forme d’instinct que les Anciens faisoient plus d’état des animaux que nous n’en faisons

 

(15)  J'aime mieux Ulysse, dit Pope, pleurant à la vue de son chien fidèle, que répondant, l'épée à la main, une armée entière d'ennemis acharnés sur lui seul.  Le sentiment de Pope est, je crois, celui de tous les honnêtes gens. Cet incident, qui marque si bien l'extrême sensibilité d'Ulysse, n'est pas une chose indifférente pour ce qui va suivre verrons que le caractère d'Ulysse étoit un composé de sensibilité & de réserve, & que lorsqu'il diffère si long-temps de se faire reconnoître à sa femme, ce n'est pas qu'il n'ait beaucoup à combattre la tendresse de son cœur, mais c'est qu'il joint à sa tendresse toute la réserve d'un homme infiniment délicat, & peut-être un peu jaloux ; car l'un ne va guère sans l'autre. Au reste, ce trait d'Ulysse pleurant à l'aspect de son chien, a été employé sur des médailles anciennes. On le trouve sur celle de C. Manilius Limetanus. Voyez Haverc. tome I° page 258.

 

(16) Ce distique, fameux dans l'antiquité, a été cité par Longin, pour montrer l'avilissement où la servitude jette les esprits, en les rendant incapables de rien produire de grand dans aucun genre. Boileau a rendu ainsi ce passage :

Le même jour qui met un homme libre aux fers,

Lui ravit la moitié de sa vertu première.  

   Long. chap. XXXV.

 

(17) Je n'ai pas besoin d'avertir le Lecteur de l'ironie qui règne dans cette réponse de Télémaque. C'est ainsi qu'il relève l'affectation de zèle qu'Antinoüs a fait paroître dans son discours à Eumée.

 

(18) Il y a ici dans le texte dix-huit vers, qui ne sont qu'une répétition d'une partie du discours d'Ulysse à Eumée au XIV° Livre. Il n'est nullement vraisemblable qu'Ulysse pût tenir un si long discours à ce bouillant Antinoüs qui, tenant déjà un marche-pied dans sa main pour le frapper, n'auroit pas eu la patience de l'entendre, & ne l'auroit pas laisse achever. Ces vers sont tout-à-fait inutiles, & ont tout l'air d'une interpolation. Cette conjecture me paroît d'autant mieux fondée, que les six vers qui précèdent sont répétés mot pour mot au XIX° Livre, vers 75, & qu'ils finissent où j'ai fait finir ceux-ci, à ces mots, ἤθελε γάρ πο. Le vers qui suit dans l'original, serviroit seul pour déceler la maladresse du Rapsode qui a interpolé ce morceau :

ὅς μ᾽ ἅμα ληϊστῆρσι πολυπλάγκτοισιν ἀνῆκεν Αἴγυπτόνδ᾽ ἰέναι.......

(vers 425/426)

Où a-t-il pris ces Pirates qu'il donne pour Com­pagnons à Ulysse.

 

(19) Madame Dacier a cru que ce vers se lioit nécessairement avec cette partie du discours d'Ulysse que j'ai retranchée, dans laquelle il est question de ses malheurs en Égypte, & a traduit ainsi cet endroit : Prends garde que je ne te fasse revoir cette triste terre d'Égypte ou Cypre. Mais il n'y à point dans le texte la co-relation que Madame Dacier y a mise, & on peut retrancher les dix-huit vers dont j'ai parlé dans la note précédente, & laisser subsister celui-ci, sans faire aucun tort au sens.

 

(20) Le texte dit : Vous ne donnerier pas seulement du sel au mal­heureux qui vous en demanderoit. C'étoit une espèce de proverbe dans l'antiquité, pour caractériser l'avarice. On trouve dans les Adages d'Érasme: Ne salem quidem dederit.

Dans la pièce charmante attribuée à Moschus, intitulée : ὀαριςὔς, la Conversation, la jeune fille dit à son amant, τάχα δίςερον ό δὔλαδοὑης. Longepierre, dans ses notes, re­marque, avec raison, que les Anciens désignoient souvent par le sel, une chose vile & commune. Cet endroit d'Homère en est une preuve.

 

(21)  Suivant  l'interprétation qu'on donne communément au texte en cet endroit, Ulysse semble dire, qu'on ne plaint point un homme qui est blessé en défendant son bien. Cette pensée ne paroît pas trop juste, & toutes les subtilités qu'on a employées pour la justifier, ne la rendent pas meilleure ; mais l'absurdité n'est, ce me semble, que dans l'interprétation, & nullement dans le texte ; elle vient de ce qu'on a pris le mot βλήεταςι au passif : au lieu de cela, je crois qu'il falloit lui donner une signification active, qui est aussi naturelle, & alors le sens est clair & raisonnable.

 

(22) Dans un temps où les paradoxes les plus étranges sont avancés sans fondement & sans preuves, & sont la pâture de la multitude, il n'est pas rare d'entendre dire que cette hospitalité si vantée chez les Anciens, n'étoit point une vertu, qu'elle est commune chez tous les peuples sauvages, & qu'elle annonce plus de misère que de bonté. Quand on est un peu familiarisé avec les temps anciens, on n'a pas le courage de combattre sérieusement de pareilles assertions. Car, comment ignorer qu'il y avoit dans l'antiquité, des peuples sauvages qui ne connoissoient point les loix de l'hospitalité, & qui étoient regardés avec horreur par les autres nations ! Et d'ailleurs il suffit d'avoir jeté les yeux sur Homère, pour savoir que ces loix de l'hospitalité n'étoient pas dictées par un instinct : grossier, mais qu'elles étoient fondées sur un système de morale & de théologie, &, comme nous se voyons ici, qu'elles tenoient à la croyance générale sur l'apparition des Dieux.

 

(23) J'ai supprimé ici quelques vers que je n'ai pu rendre. Le texte dit, que Télémaque éternua, que le bruit de cet éternuement fit retentir toute la maison, & que Pénélope avec plaisir le fit observer à Eumée, comme un signe favorable qui confirmoit le succès de ses vœux.

Nous n'avons point eu de préjugé plus ancien & plus durable que celui-là ; il faut remarquer que l'éternuement étoit regardé comme un bon augure au temps d'Homère, & même long-temps après lui. On voit dans Xénophon, que ce Général ayant harangué ces soldats, quelqu'un éternua ; & aussitôt les soldats, invités par Xénophon lui-même, adorèrent Jupiter sauveur. Voyez Livre II de l'expédition de Cyrus.

Mais, dans la suite, l'éternuement fut pris en mauvaise part, comme on le voit dans ce vers de l'Anthologie :

S'il éternue, il ne dit pas, Jupiter sauve-moi. De-là, sans doute, est venue   notre   salutation   accompagnée de souhaits favorables.

 

(24) Les victimes qui dévoient servir au festin des Prétendans.