Livre XIV
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ARGUMENT DU LIVRE XIV.

ULYSSE déguisé arrive chez Eumée, qui le reçoit avec toutes sortes d'égards ; pour éviter d'être connu, il lui dit qu'il est de Crète, & lui raconte des aventures qu’il invente pour le tromper & l'intéresser en sa faveur.  

  
 

   Ulysse cependant, de son sort occupé (1),

Suit, à travers les bois, un sentier escarpé,

S'éloigne du rivage, & lentement arrive

Sur un mont élevé qui domine la rive.

 
5

C'étoit-là qu'habitoit ce Mortel vertueux,       

Dont Pallas lui vanta le zèle généreux.

Dans un lieu découvert, bientôt il voit paroître

De ce sage Mortel la retraite champêtre.

Sous un toit spacieux, couvert d'un chaume épais, 

 
10

S'élevoit à l'égal du faîte d'un palais,

Une cabane simple, étendue, isolée (2),

Construite de ses mains, de ses troupeaux peuplée.

De rocs & de cailloux il avoit façonné

Le mur dont cet asyle étoit environné ;

 
15

Dans les bois d'alentour, seuls témoins de ses peines,

Il avoit abattu les plus énormes chênes

Et, de leurs troncs coupés, formé la vaste cour

Qui de ce lieu rustique embrassoit le contour.

 

    Là reposoient au sein des étables profondes,

 
20

De ses porcs engraisses les femelles fécondes ;

Là, chassés par la nuit des bois accoutumés,

Les mâles demeuroient dans l'enceinte enfermés.

Ces bois, qui tous les jours les gardoient sous leur ombre,

Tous les jours avoient vu diminuer leur nombre ;

 
25

Tous les jours il falloit, pour d'indignes rivaux,

Envoyer au palais l'élite des troupeaux.

Pareils à des lions, quatre chiens redoutables

Veilloient incessamment autour de ses étables ;

Lui-même de sa main il les avoit nourris.

 

 
30

    Eumée, en ce moment, à sa porte est assis,

Et de la peau d'un bœuf, qu'il façonné & mesure,

Compose artistement sa grossière chaussure.

Errans parmi les bois, trois de ses Compagnons

Promenoient ses troupeaux au milieu des vallons ;

 
35

Un autre vers la ville avoit, pour la journée,

Conduit aux Prétendans la victime ordonnée.

 

    Dès qu'Ulysse parut, les chiens, avec grand bruit,

S'élancent vers ses pas du fond de ce réduit ;

L'œil pétillant de feux, & la gueule entr'ouverte,

 
40

Ils courent ; mais le fils du valeureux Laërte,

Conservant ses esprits, s'assied, & loin de lui

Rejette le bâton qui lui servoit d'appui (3).

Cependant leur fureur n'étoit pas ralentie ;       

Un péril trop certain eût menacé sa vie,

 
45

Si leur Maître effrayé n'eût accouru soudain.

Le cuir qu'il façonnoit, échappe de sa main,

Il s'arme de cailloux, il menace, il rappelle

Ses gardiens hérissés dont la rage étincelle.

Et s'adressant au Roi : « Vieillard trop malheureux,

 
50

A quels maux veniez-vous nous exposer tous deux !

Mes chiens alloient sur vous assouvir leur furie ;

Et moi, quel désespoir empoisonnoit ma vie !

Hélas ! assez d'ennuis sont assemblés sur moi (4)

Sans cesse déplorant les destins de mon Roi,

 
55

Qui, peut-être égaré sur des rives lointaines,

Éprouve de la faim les rigoureuses peines  

(S'il est vrai que la mort n'ait pas fini ses maux)

Pour d'autres que pour lui je nourris ses troupeaux.

Venez donc sous ce toit témoin de ma détresse,

 
60

Partager les trésors que le Destin me laisse.

 

     Il achève, & soudain au fond de son réduit

Il conduit le Héros, & lui prépare un lit ;

Des osiers & des joncs étendus sur la terre,

 Sont couverts avec soin d'une toison légère

 
65

Le Monarque sourit à ses soins complaisans.

 

   Cher Hôte, lui dit-il, que les Dieux tout-puissans,

De leurs prodigues mains, vous payent le salaire

Du favorable accueil que vous daignez me faire !

 

       Ami, répond Eumée, il n'est point d'Étranger

 
70

Que l'hospitalité ne doive protéger.

Quel qu'il soit, Jupiter le conduit & l'envoie (5),

Il le faut consoler, l'accueillir avec joie ;

C'est-là notre devoir, & tout ce que je puis

Me permettre à moi-même en l’état où je suis.

 
75

Sous de jeunes tyrans, il nous faut toujours craindre (6),

Soupirer en secret, gémir & nous contraindre ;

Tel est mon sort, depuis que les Destins cruels     

Enchaînent le retour du plus grand des Mortels.

Il m'auroit accordé ce que, dans sa justice,

 
80

Nous dispense un bon Roi pour prix d'un long service,

Pour prix de nos travaux à lui seul destines,

Et dont un Dieu conduit les succès fortunés,

Une femme estimable, un tranquille héritage ;

Tout mon bonheur enfin eût été son ouvrage.

 
85

Mais il n'est plus, hélas ! puisse Hélène & son nom,

Fatal à tant de Rois armés contre Ilion,

Disparoître à jamais du séjour de la terre !

Puisse-t-elle expier tous les maux de la guerre !

 

    Il dit, met sa ceinture, & court, le fer en main,

 
90

Préparer pour sa table un modeste festin ;

Il présente aussitôt aux flammes pétillantes

Les membres dépecés des victimes sanglantes.

Dans un vase grossier il verse un vin exquis.

 

    A peine du festin les apprêts sont finis,

 
95

Qu'il s'avance & s'assied auprès du sage Ulysse.

 

       Partagez, lui dit-il, ce simple sacrifice,

Qu'un Esclave fidèle, en ses obscurs foyers,

Peut présenter pour vous aux Dieux hospitaliers.

L'élite des troupeaux, avec soin conservée,

 
100

Aux Amans de la Reine est ici réservée,

Ces Princes, dont l'orgueil insensible aux remords,

De leur coupable amour échauffe les transports,

Ignorent que les Dieux protègent la justice,

Qu'il n'est point d'attentat que leur main ne punisse ;

 
105

Plus endurcis au crime, & plus cruels cent fois

Que ces brigands des mers, qui, sans frein & sans loix

Errans au gré des vents sur la liquide plaine,

Vont dévaster la rive où le Sort les amène ;

Assouvis de pillage, ils écoutent la peur,

 
110

Et le remords enfin s'élève dans leur cœur ;

On les voit, renonçant à leur sanglant ravage,

Regagner leurs Vaisseaux & quitter le rivage (7).

Il n'en est pas ainsi de ces Amans cruels,

Dont rien n'a pu lasser les complots criminels ;

 
115

Du sort de notre Maître instruits par quelque Oracle,

Ils pensent à leurs vœux ne plus trouver d'obstacle,

Pouvoir impunément, sans pudeur & sans soi,

Dévorer à loisir les trésors de mon Roi.

Quel jour, ou quelle nuit, témoin de tous leurs crimes,

 
120

Ne vit pas pour leur table égorger des victimes

Avant ce temps, hélas ! vingt riches Citoyens

N'auroient point égalé sa fortune & ses biens ;

Les campagnes d'Ithaque & celles de l'Épire

Fécondoient les trésors de son heureux empire ;

 
125

Mais de tous ces troupeaux, dans Ithaque nourris,

Ou que l'Épire a vus en ses vallons fleuris,

L'élite, chaque jour au palais amenée,

Au banquet des Amans sans cesse est destinée :

Chacun de nous, contraint par la nécessité,

 
130

Leur paye en gémissant ce tribut détesté.

 

    Il se tait, & son Roi garde un profond silence  

Déguisé son dépit, médite & vengeance ;

Occupé du projet qui fermente en son sein ?

L'œil fixé vers la terre, il assouvit sa faim.

 
135

Ce champêtre repas ne s'achevoît qu’à peine,

Quand Eumée à son Hôte offrit sa coupe pleine ;

Ulysse la reçoit, son cœur en est flatté.

 

    Par quel Mortel heureux fûtes-vous acheté,

Dit-il. quel fut ce Roi, dont la vaste opulence

 
140

En ces lieux fortunés consacroit sa puissance !

S'il a cherché la gloire au camp d'Agamemnon,

J'ai pu le rencontrer, apprenez-moi son nom ;

J'ai voyagé long-temps, & les Destins peut-être

Ont offert à mes yeux ce respectable Maître.

 

 
145

    Vieillard, le temps n'est plus où sa femme & son fils

Pouvoient des Voyageurs écouter les récits,

Dit Eumée ; avant vous l'indigence empressée

Fit trop entendre ici sa voix intéressée ;

Trop d'Étrangers errans ont, par leurs vains discours,

 
150

De la Reine éplorée acheté les secours.

Voulez-vous, imitant leur lâche complaisance

De ses faciles mains mendier l'assistance

Supprimez, o Vieillard, des discours superflus :

Celui que nous pleurons sans doute ne vit plus,

 
155

Et peut-être son corps, privé de sépulture,

Aux oiseaux dévorans a servi de pâture ;

Ou, vil rebut des eaux, sur la rive des mers,

Son corps n'est qu'un amas d'ossemens découverts

Que le flot vient laver & rouler sur l'arène.

 
160

Il est mort, & nous laisse une éternelle peine,

A moi surtout, à moi qui possédois en lui

Un Maître généreux, un favorable appui,

Un ami précieux, tel que dans ma misère

Je n'en trouverois point au séjour de mon père.

 
165

De quelque ardeur aussi que mon sincère amour  

Désire de revoir ceux dont je tiens le jour,

Quels que soient les regrets dont cet amour gémisse,

Mon cœur plus vivement regrette encore Ulysse,

Ce Héros qui jamais ne cessa de m'aimer,

 
170

Que ma plainte respecte & tremble de nommer (8)

Et que seul, loin de lui, dans ma douleur amère,

J'appelle en gémissant du tendre nom de frère.

 

     Ami, si votre esprit, sur le retour du Roi,

A de légers discours tremble d'ajouter foi,

 
175

Dit Ulysse, éloignez le souci qui vous presse,

Je vais par un serment confirmer ma promesse.

Ulysse reviendra, j'ose vous l'annoncer ;

Et, si votre amitié m'en doit récompenser,

S'il est quelque saveur que je doive en attendre,

 
180

Ce n'est qu'à son retour que je veux y prétendre ;

Vainement le malheur m'accable de ses traits,

Mon cœur jusqu'à ce jour refuse vos bienfaits.

Je hais l'homme indigent qui, né pour l'injustice,

Dissimule par crainte ou ment par avarice.

 
185

J'atteste Jupiter & vos sacrés foyers,

Et de cet humble toit les dons hospitaliers,

Et cette île où les Dieux m'ont permis de descendre,

Qu'ils sont près d'accomplir ce qu'il faut vous apprendre ;

 Que cette année, au temps où l'astre de la nuit,

 
190

Nous ramenant son char par les Heures conduit,

Commencera d'un mois la nouvelle carrière (9)

Ulysse ici viendra d'une main meurtrière

Frapper tous ces Amans, dont les lâches mépris

Déshonorent sans crainte & sa femme & son fils.

 

 
195

    Non, jamais je n'aurai, dans l'ardeur de mon zèle

Le plaisir de payer cette heureuse nouvelle,

O Vieillard, dit Eumée ; hélas ! en son palais,

Ce Prince infortuné ne reviendra jamais.

Laissons-là ces discours, dont la douceur amère

 
200

Ne fait qu'accroître encor ma profonde misère ;

Laissons-là ces sermens & puisse un si bon Roi

Revenir assez tôt pour sa femme, pour moi,

Pour Laërte son père, & son fils Télémaque,

Ce fils, long-temps l'amour & tout l'espoir d'Ithaque ;

 
205

Ce fils, que les Dieux même ont pris soin de nourrir,

Comme un jeune olivier que l'été fait fleurir ;

Ce fils, dont la beauté, les grâces, le courage,

De son père chéri me retraçoient l'image !

Je ne sais quel conseil, quel dangereux avis,

 
210

Ou quel Dieu, pour le perdre, égara ses esprits :

Il est allé, brûlant d'une ardeur téméraire,

S'informer à Pylos des destins de son père.

Déjà les Prétendans, épiant son retour,  

Conspirent en secret pour lui ravir le jour,

 
215

Et détruire en lui seul, par une lâche audace

Du grand Arcisius la déplorable race.

Mais, sans nous affliger pour des maux incertains,

Laissons les Dieux puissans veiller sur ses destins :

De vos propres malheurs, Vieillard, daignez m'instruire.

 
220

De quel lieu sortez-vous ! comment, & quel Navire,

Quels Nautonniers vous ont amené sur les eaux

Vers ces bords que partout environnent les flots.

 

    Que me demandez-vous, répond le sage Ulysse

Hélas ! des Immortels la sévère justice,  

 
225

De tant de maux affreux remplit mes tristes jours,  

Que pour vous en tracer le déplorable cours,  

A peine je pourrois, en cette solitude,

Délivré de tout soin, de toute inquiétude,

Par de longs entretiens attachant votre esprit,

 
230

Dans une année entière achever mon récit.

 

    Mais, autant qu'il le faut, vous allez me connoître (10).

 Dans la prospérité la Crète me vit naître ;

Mon père, que le Sort avoit comblé de biens,

Révéré comme un Dieu parmi nos Citoyens,

 
235

Au sein de sa famille éleva mon enfance.

D'une Esclave, il est vrai, je reçus la naissance,

Mais son cœur me chérit à l'égal des enfans

Dont un heureux hymen honora ses beaux ans,

 

    A peine ce Héros subit la loi commune,

 
240

Que mes frères, entr'eux divisant sa fortune,

Par un partage égal, soumis aux loix du Sort,

Me laissèrent en vain me plaindre de sa mort.

Mais le peu que j'obtins de son riche héritage

S'accrut par les vertus qui paroient mon jeune âge.

 
245

L'hymen en fut le fruit ; une illustre Maison

Voulut bien à sa gloire associer mon nom.

Chacun alors vantoit ma force & mon audace ;

Elles ont disparu, l'âge à présent me glace :

Cependant vous pouvez, maigre mes cheveux blancs,

 
250

Juger par mon hiver quel étoit mon printemps (11).

De mes esprits bouillans la chaleur singulière

N'aimoit que l'appareil d'une pompe guerrière,

Les armes, les vaisseaux, les flèches & les dards,

Tout ce qui des Mortels effraye les regards.

 
255

Je ne pouvois goûter les trop paisibles charmes

D'une vie étrangère au tumulte des armes,

Consacrée à nourrir de vertueux enfans.

C'est ainsi que les Dieux partagent leurs présens.

Mais tel j'étois enfin ; mon superbe courage,

 
260

Neuf fois s'abandonnant à l'amour du pillage,

Équipant des Vaisseaux chargés de mes Soldats,

Sur des bords étrangers avoit conduit mes pas.

Neuf fois j'y moissonnai la plus brillante proie,

Avant que l'Achaïe eût armé contre Troie,

 
265

Et, dans la Crète enfin heureux & respecté,

Je goûtois les douceurs de la prospérité ;

Quand le Maître des Dieux amena la journée

Qui devoit pour jamais changer ma destinée,

Et préparer la mort à tant de Citoyens.

 
270

Les Grecs marchaient en foule aux rivages Troyens,

Il me fallut les suivre, &, pour cette entreprise,

Armer la flotte entière à mes ordres soumise.

On me vit gémissant du fardeau de mon nom,

Conduire Idoménée aux rives d'Ilion.

 
275

Pendant neuf ans entiers une effroyable guerre,

Près des murs de Priam ensanglanta la terre ;

Enfin les Grecs, vainqueurs de ces remparts brisés,

Partirent, & bientôt leurs Vaisseaux divisés

Devinrent le jouet des fureurs de Neptune.

 
280

Alors je commençai d'éprouver l'infortune ;

Car à peine échappé des combats meurtriers

Je goûtois le plaisir de revoir mes foyers,

D'embrasser mes amis, mes enfans & ma femme,

Qu'un caprice nouveau s'empara de mon ame :

 
285

Je voulus voir l'Égypte, & soudain neuf Vaisseaux

S'apprêtent, à ma voix, à voler sur les eaux.

Mes Amis assemblés offrent des sacrifices,

Nous supplions les Dieux de nous être propices ;

Nous partons, & Borée, au gré des Matelots,

 
290

Aplanit devant nous le sein brillant des flots,

Nous mena dans cinq jours vers la rive féconde

Que le fleuve Égyptus enrichit de son onde.

Je descends, je commande à mes nombreux Amis

De garder les Vaisseaux à leur zèle commis ;

 
295

Mais sourds à mes conseils, pleins d'une aveugle rage,

Dans les champs d'alentour ils portent le ravage,

Dévastent les troupeaux, frappent les habitans,  

Emmènent dans les sers les femmes, les enfans.

Le cri des malheureux que leur bras assassine,

 
300

Se fait soudain entendre à la cité voisine ;

Soudain, pour les punir de leurs noirs attentats,

Les champs, de toutes parts, se couvrent de Soldats :

Le Ciel répand sur eux la terreur & la fuite.

L'Égyptien vainqueur s'attache à leur poursuite,

 
305

Les accable de traits, ou, les chargeant de fers,

Les condamne à languir dans des travaux divers.

Que n'ai-je alors péri ! du moins mon infortune

Eût réuni ma perte à la perte commune ;        

Je n'aurois pas ailleurs, sur des bords étrangers,

 
310

Trouvé d'autres ennuis & de nouveaux dangers.

Mais enfin Jupiter, qui m'inspiroit lui-même,

Me força de survivre à mon malheur extrême.

Je dépose mon casque & désarme mon bras,  

Et soudain vers le Roi précipitant mes pas,

 
315

Je tombe à ses genoux : ma bouche, qui les presse,

Par des gémissemens exprime ma détresse.

 

    Ce Prince avec bonté daigne me recevoir ;

Lui-même sur son char il m'invite à m'asseoir,

M'emmène en son palais, m'arrache à la furie

 
320

De ses Guerriers cruels armés contre ma vie.

Il respectoit le Dieu puissant & redouté,

Qui venge les mépris de l'hospitalité.

Il me garda sept ans ; ses nombreuses largesses

Réparoient mes malheurs, me combloient de richesses ;

 
325

Et ses Sujets heureux, dont je gagnai la foi,

Suivoient avec plaisir l'exemple de leur Roi ;

Quand un homme, sorti des champs de Phœnicie,

Un cruel imposteur me vanta sa patrie.

J'allai, trop imprudent, habiter sa maison.

 
330

Mais un an écoulé, sa noire trahison,

Pour les bords Lybiens équipant un Navire,

Par un mensonge adroit sut en cor me séduire.

Par un pressentiment mon esprit agité,

Me dit qu'il y vouloit vendre ma liberté.

 
335

Je cédai cependant ; nous partons, & Borée

Guida notre Vaisseau sur la plaine azurée.

Mais la haine des Dieux voloit autour de nous.

Un nuage, grossi des traits de leur courroux (12),

Vint fondre sur la Nef, & la foudre enflammée

 
340

La remplit à l'instant de soufre & de fumée,

La renverse, la brise, & fait au sein des flots

Tomber de toute part Pilote & Matelots.

Jupiter me sauva ; ce Dieu, pour me conduire,

Dans mes robustes mains mit le mât d'un Navire,

 
345

Qui, suivant des Autans le cours impétueux,

Me fit errer neuf jours sur les flots orageux ;

Et, la dixième nuit, prêt à perdre la vie,

Me porta sur l'arène aux bords de Thessalie.

Phédon régnoit alors ; les secours de son fils

 
350

Rappelèrent au jour mes sens évanouis :

Ce fils guida mes pas au palais de son père.

Le Roi vit en pitié ma peine & ma misère,

Me combla de saveurs, me chargea de présens,

Daigna me prodiguer de pompeux vêtemens.

 

 
355

    Ce Monarque m'apprit que sa main fortunée

Avoit d'Ulysse aussi changé la destinée ;

Il me montra lui-même, avec soin entassés,

L'argent, l'airain & l'or par Ulysse amassés :

Long-temps, dit-il, absent de sa chère patrie,

 
360

Ce Héros, renommé par sa rare industrie,

Est allé de Dodone interroger les bois (13)

Ces bois où Jupiter sait entendre sa voix,

Leur demander du Dieu la volonté sacrée,

Apprendre enfin s'il doit, rendu dans sa contrée,

 
365

Marcher à découvert, ou déguiser ses pas.

Ses Vaisseaux l'attendoient pour revoir ses États.

Je partis avant lui, je montai le Navire

Qui vers Dulichium s'offrit à me conduire.

Phédon m'avoit commis au soin des Matelots ;

 
370

Mais les cruels sur moi tramoient de noirs complots.

Sitôt que ces brigands, que tentoit ma fortune,

N'eurent plus de témoins que les Cieux & Neptune,

Ils se jettent sur moi, m'arrachent sans pitié

Les habits que je dûs aux soins de l'amitié,

 
375

Me donnent ces lambeaux, m'insultent, & leur rage

Me condamne à porter les fers de l'esclavage.

Ils approchoient d'Ithaque, & l'ombre de la nuit

Leur fait chercher ces bords où le vent les conduit.

Je les vois triomphans s'élancer sur l'arène.

 
380

Un Dieu puissant alors daigna briser ma chaîne ;

Le front enveloppé de mes tristes lambeaux,

Je descends du Navire & m'abandonne aux flots ;

Je nage, & sous mon sein la vague fugitive

Me fit en peu d'instans aborder cette rive.

 
385

Mes ennemis trompés poussèrent un grand cri.

L'ombre d'un bois voisin me prêta son abri ;

Je m'y cachai tremblant, ne respirant qu'à peine ;

Mais bientôt fatigués d'une recherche vaine,

Ces brigands furieux ont fui loin de ce bord.

 
390

Ah ! sans doute, le Ciel a pris soin de mon sort,

Puisqu'il guida mes pas, pour finir ma misère,

Au séjour d'un Mortel que la Sagesse éclaire.

 

    O malheureux Vieillard, par vos tristes récits

Vous avez, dit Eumée, assiégé mes esprits !

 
395

Le Sort a bien sur vous exercé sa malice !

Mais pourquoi me tromper en me parlant d'Ulysse,

Et flatter vainement mes desirs les plus doux

Par un mensonge vil, trop indigne de vous !

Ah ! combien ces pensers accroissent ma misère !

 
400

Que la haine des Dieux m'eût paru moins sévère,

Si ce Roi, moissonné par un noble trépas,

Eût aux champs Phrygiens péri dans les combats !

Tous les Grecs, à l'envi, révérant sa mémoire,

Eussent dresse, sans doute, une tombe à sa gloire ;

 

405

Il eût, en remportant un immortel renom,

De son malheureux fils éternisé le nom.

Mais hélas ! sans honneur, les cruelles Harpies

Ont dispersé ses chairs que la mort a flétries (14).

Cependant je respire, &, parmi mes troupeaux,

 
410

Je vis seul, je languis sous le poids de mes maux ;

Ou, si vers la cité mon devoir me ramène,

A regret j'obéis aux ordres de la Reine,

Qui, lorsqu'un bruit nouveau flatte son souvenir,

Se fait une douceur de m'en entretenir.

 

415

Dans le palais alors on accourt, on s'assemble ;

Suivant ses intérêts chacun se flatte ou tremble :

On se parle, on s'agite ; & moi, dans ma douleur,

Je ferme à ces récits mon oreille & mon cœur,

Depuis qu'en ce séjour, témoin de ma tristesse,

 
420
Un homme m'abusa d'une vaine promesse.  

Il étoit d'AEtolie ; &, loin de ses foyers,  

Proscrit, il subissoit la loi des meurtriers ;  

Errant & fugitifs, il vint dans ma retraite,  

Me jura que ses yeux sur les rives de Crète

 

425

A voient vu ce Héros, objet de mes regrets,

Qui, réparant sa flotte, & hâtant ses apprêts,

Devoit bientôt, chargé d'une richesse immense,

Rendre à ces lieux déserts son heureuse présence.

 

    O vieillard, s'il est vrai que le Ciel vous conduit,

 
430

Laissez-donc ces discours, ces mensonges sans fruit.

Pour me faire honorer votre misère extrême,

Les Dieux parlent pour vous beaucoup plus que vous-même.

 

    Qui pourroit se flatter, répond le sage Roi,

De convaincre aisément votre indocile foi,

 
435

Quand, malgré des serment que tout homme respecte,

La voix du malheureux vous est encor suspecte !

Saisons donc un traité, dont les nœuds solennels

Nous obligent l'un l'autre aux yeux des Immortels,

Si votre Roi paroît, jurez que votre zèle

 
440

Saura par ses secours m'en payer la nouvelle ;

Et s'il ne revient point, chargez vos Compagnons

De me précipiter du sommet de ces monts,

Pour instruire à jamais ceux à qui l'indigence

D'une lâche imposture enseigne sa science.

 

 
445

    Ah ! répondit Eumée, infortuné Vieillard,

Pourrois-je des mortels soutenir le regard,

Pourrois-je désormais, sans vertus & sans gloire,

D'un opprobre éternel affranchir ma mémoire,

Si, lorsqu'en ma retraite, en mes sacrés foyers,

 
450

Je vous ai présenté les dons hospitaliers,

J'osois lever sur vous une main meurtrière,

Et vers les Dieux ensuite adresser ma prière !

 

    Il dit ; &, ramenés par l'ombre de la nuit,

Ses troupeaux retournoient au champêtre réduit ;

 
455

Dociles aux Bergers, dont ils suivent la trace,

Dans l'étable, à grand bruit, ils vont prendre leur place.

 

    0 vous qui partagez mes pénibles travaux,

Compagnons, dit Eumée, allez, dans ces troupeaux,

Pour ce digne Étranger que l'infortune opprime,

 
460

Choisir & préparer la meilleure victime.

Pour prix de tous nos soins il nous sera permis

De nous nourrir d'un bien entre nos mains remis,

Lorsque des Prétendans la troupe altière & vaine,

Dévorant nos labeurs, se rit de notre peine (15).

 

 
465

    Il dit ; & d'un bois sec par la hache éclaté,

Il va de son foyer ranimer la clarté ;

Par la main des Bergers que son ardeur excite

La pesante vidime à ses pieds est conduite.

Eumée en ce moment n'oublia point les Dieux ;

 
470

La piété régnoit dans son cœur vertueux :

 

    Dieux immortels, dit-il, que votre main propice,

A nos vœux empresses rende le sage Ulysse !

 

     Il dit, arme son bras d'un éclat de sapin,

Il frappe la victime ; elle tombe soudain ;

 
475

Son sang coule à grands flots ; les Bergers la préparent,

Ils présentent au feu ses membres qu'ils séparent,

Et laissent le Berger qui leur donne des loix,

De ces diverses parts disposer à son choix.

Les Nymphes & Mercure obtinrent les premières,

 
480

Qu'Eumée accompagna de ferventes prières.

Chacun reçut la sienne : Ulysse avec plaisir

Saisit celle qu'Eumée eut soin de lui servir,

Une honorable part, le dos de la victime.

 

     Ami, dit-il, o vous dont la main me ranime,

 
485

Puisse le Roi des Cieux vous en payer le prix !

Puisse-t-il vous aimer comme je vous chéris !

 

     Vénérable Étranger, lui répondit Eumée,

Jupiter peut venger l'infortune opprimée,

Il peut verser sur nous quelque bien consolant,

 
490

Il peut nous en priver ; lui seul est tout-puissant.

Respectons ses décrets, & daignez à ma table

Oublier un moment l'ennui qui vous accable.

 

    Il dit, saisit la coupe & la présente aux Dieux.

Sitôt qu'il eut rempli ces soins religieux,

 
495

Eumée offrit le vase au malheureux Ulysse,

Chacun des conviés prend part au sacrifice.

Mésaulius leur sert le froment apprêté.

Par Eumée autrefois cet Esclave acheté,

Partageoit son labeur en ce séjour champêtre,

 
500

Depuis que déplorant l'absence de son Maître,

Éloigné de la Cour, uns amis & sans bien,

Il trouve en ses travaux son unique soutien.

 

    Cependant la nuit sombre a redoublé ses voiles ;

Des nuages épais ont caché les étoiles ;

 
505

Les vents faisoient entendre un long mugissement,

Et la pluie à grands flots tomboit du firmament.

Le repas s'achevoit ; déjà s'approchoit l'heure

Qui devoit au sommeil livrer cette demeure.

Pour éprouver Eumée, Ulysse voulut voir

 
510

Si, de l'humanité remplissant le devoir,

Sa main s'empresseroit d'alléger la détresse

D'un malheureux glacé de froid & de vieillesse ;

Si de ses vêtemens il voudrait le couvrir,

Ou commettre aux Bergers le soin de le vêtir.

 

 
515

     Eumée, & vous aussi ses Compagnons fidèles,

Écoutez-moi, dit-il, je sens les étincelles

Dont nous brûle Bacchus, lorsque, troublant nos cœurs,

Il fait au Sage même éprouver ses fureurs,

Lui fait aimer les ris, & les chants & la danse,

 
520

Lui dicte des discours que blâme la prudence.

Mon cœur, plein de ses feux veut vous entretenir

D'un récit que mon sein ne peut plus contenir.

 

    Pourquoi ne sont-ils plus ces jours de mon jeune âge,

Ces jours, où, tout bouillant d'un superbe courage,

 
525

J'allois, accompagnant Ulysse & Ménélas,

Chercher l'occasion de signaler mon bras,

Et, dans une embuscade attendant notre proie,

Pénétrer avec eux au pied des murs de Troie !

Dans des marais fangeux & de roseaux jonchés,

 
530

Nous restames long-temps sous nos armes couchés,

Quelle fut la rigueur de cette nuit obscure !

Borée alors souffloit sa piquante froidure,

Et la neige en frimats tombant sur nos Guerriers,

D'un crystal épaissi couvroit leurs boucliers.

 
535

Ils dormoient cependant, & sembloient insensibles.

Les plis de leurs manteaux au froid inaccessibles,

Et les longs boucliers dont ils étoient couverts,

Les défendoient encor de l'âpreté des airs.

Seul je ne dormois point, un froid insupportable

 
540

Me faisoit payer cher un oubli condamnable.

Imprudent que j'étois, je n'avois apporté

Qu'un vêtement léger, propre aux jours de l'été

Las de souffrir enfin, quand l'étoile de l'Ourse

Eut à peine fini les deux tiers de sa course,

 
545

Près d'Ulysse couché, je poussai ce Héros,

J'écartai de ses yeux les charmes du repos :

 

    Voyez mon sort, lui dis-je, & plaignez ma disgrâce,

Je vais périr ; mon sang dans mes veines se glace.

Ce foible vêtement ne m'en défendra pas.

 
550

Il m'entend, & soudain appuyé sur son bras :

 

    Arrêtez, me dit-il, gardez qu'on vous écoute.

Je me tais ; il s'écrie : « Amis, un Dieu sans doute  

Vient de m'offrir en songe un important avis.

Trop peu de Combattans ici nous ont suivis.

 

555

Quel Guerrier oseroit aller, dans la nuit sombre,

Demander des Soldats pour en grossir le nombre !

 

    A peine il achevoit, que le fils d'Andrémon,

Thoas, prêt à voler au camp d'Agamemnon,

Se lève, & pour hâter sa marche impatiente,  

 

560

Quitte de son manteau la charge trop pesante.

Soudain je le saisis, j'enveloppai mon sein,

Et j'attendis en paix le retour du matin (16).

 

    Vieillard, lui dit Eumée, approuvant son adresse,

Ce récit dit assez le desir qui vous presse :

 
565

Vous serez satisfait ; on va vous accorder

Tout ce qu'un suppliant a droit de demander.

Nous ne possédons point, dans ce champêtre asyle,

De vêtemens divers une pompe inutile ;

Demain il vous faudra, reprenant vos lambeaux,

 
570

Remettre dans nos mains & tunique & manteaux,

Attendant que le fils du Roi que je regrette,

Vienne adoucir vos maux en cette humble retraite.

 

    Il dit ; &, se livrant à son zèle empressé,

Eumée arrange un lit près des foyers dressé ;

 
575

Il y pose avec soin les dépouilles blanchies

Des chèvres, des agneaux nourris dans ses prairies ;

Il y conduit Ulysse, &, de & propre main,

Le revêt d'un manteau dont il couvroit son sein,

Quand le noir Aquilon descendant des montagnes,

 
580

Répandoit ses frimats sur les vastes campagnes.

Ulysse s'y repose, &, non loin de son lit,

Les Bergers vont goûter le repos de la nuit.

Mais leur Chef, inquiet pour les biens de son Maître,

Dédaigne de dormir sous cet abri champêtre ;

 
585

Il saisit son épée & deux longs javelots,

D'une molle toison enveloppe son dos,

Se couvre d'un manteau, dont la trame serrée

Peut braver en tout temps les assauts de Borée.

Il sort, &, dans l'enceinte où dorment ses troupeaux,

 
590

Sous un rocher profond va chercher le repos.

 

    Ulysse avec plaisir vit que sa longue absence

N'avoit point affoibli la sage vigilance

D'un Mortel vertueux, qui, confiant dans sa soi,

Ne regrettoit, n'aimoit, ne voyoit que son Roi.

 

 

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Après que la magnificence, le luxe, les plaisirs, l'oisiveté des Phaeaciens ont assez occupé le Lecteur, le Poëte change la scène, & la transporte avec son Héros chez un homme dent la vie simple, frugale, & presque grossière, n'en est pas moins intéressante. Je n'ai rien à dire à ces faux délicats, qui seraient capables de ne trouver aucun agrément dans ces tableaux champêtres ; mais je dirois à ceux qui ont encore quelque goût pour la simple nature, qu'Homère, en passant de la Cour d'Alcinoüs à la cabane d'Eumée, a su rendre celle-ci aussi agréable que celle-là ; qu'il a mis tout en œuvre pour produire cet effet ; que comme les grands sentimens paroissent plus tiers, plus nobles, plus respectables dans la pauvreté, c'est un des moyens puissans dont le Poëte s'est servi pour relever la personne d'Eumée ; que, d'ailleurs, l'état de ce bon serviteur n'étoit pas alors ce qu'il est aujourd'hui ; qu'enfin Homère, n'ayant à employer que des termes harmonieux & nobles dans sa langue, a répandu sur ces tableaux un coloris enchanteur, qui en fait disparoître tout ce qui pourrait blesser notre fausse délicatesse. Ce dernier moyen, employé par le Poète, est celui qui est le moins à la disposition d'un Traducteur moderne. Tous les mots propres lui sont interdits, ils offenseroient trop la mollesse de nos oreilles. Cependant il saut poursuivre sa tâche, soutenir le ton propre au Poëme épique, sans s'élever au-dessus de son sujet, se faire entendre, & ne se pas faire deviner ; tout cela n'est pas aisé : la peine est sure, & le succès ne l'est pas. Mais enfin, s'il est quelque Lecteur que ce travail puisse ra­mener au vrai goût de la simple nature, en tout genre, le Traducteur se croira payé de ses efforts.

 

(2) Madame Dacier sait de cette cabane une sorte de palais entouré de portiques. Cela est beaucoup trop magnifique pour une maison couverte de chaume, ἐθρίγκωσεν ἀχέρδωι (vers10).

 

(3) L'expérience avoit apparemment persuadé que c'étoit le plus sur moyen de calmer un chien en fureur. Pline avoit adopté cette opinion, à laquelle je prétends pas qu'on doive ajouter une foi bien entière. Voici les termes : Impetus eorum & sœvitia mitigatur ab homme considente humi   Hist. Nat. lib. VIII.

 

(4) Quelle douceur pour Ulysse rentrant dans Ithaque, de s'en­tendre tenir un pareil langage ! & quel intérêt ce discours ne rejette-t-il pas sur le Roi, sur Eumée ; & sur tout ce qui les entoure !

 

(5) Je crois qu'il n'est point d'ame honnête que de pareilles maximes ne doivent réconcilier avec la morale de ces siècles héroïques, si décriés & si peu connus.

 

(6) Clarcke a bien vu qu'il étoit question ici des Prétendans, & que Madame Dacier s'étoit trompée, en croyant qu'Homère vouloit parler de Télémaque.

 

(7) Il est des préjugés pour tous les âges & pour tous les états de la vie, pour les Philosophes, pour lés Érudits, enfin pour tous, autant les sages que les foux, Il n'y en a point de plus répandu contre les mœurs des Anciens, que celui qui attribue aux siècles héroïques une grande estime pour les Pirates. Cependant, que tout homme impartial lise ce passage d'Homère ; qu'il examine cette comparaison que fait Eumée des Prétendans avec les Pirates ; qu'il considère la justice des Dieux menaçant ces derniers, & se faisant entendre à leur cœur par la voie des remords, & il conviendra que jamais préjugé ne fut plus mal sondé. J'en ai déjà parlé au IX° Livre, & je n'ai pas cru inutile d'y revenir encore ici, sans cependant me flatter de dissuader ceux qui se sont sait une habitude, ou une sorte d'intérêt, de penser autrement.

 

(8) Voilà de ces sentimens délicats qui se refusent aux com­mentaires ; il faut, pour les connoître, les avoir éprouvés ; il faut avoir regretté la perte d'un ami bien cher ; il faut avoir senti de quels ménagemens la douleur Ce sert pour se faire entendre, sans trop s'expliquer. On voit, en effet, qu'Eumée prononce ici pour la première sois le nom d'Ulysse.

 

(9) τοῦ μὲν φθίνοντος μηνός, τοῦ δ᾽ ἱσταμένοιο (vers 162) J'ai suivi l'interprétation de Plutarque, lequel prétend que Solon fut le premier, chez les Grecs, qui, observant que le cours de la Lune ne s'accorde pas avec celui du Soleil, & qu'il y a des jours où la Lune qui suivoit le Soleil, le joint & le précède, appela ces sortes de jours, la vieille & nouvelle Lune : c'est ce que nous nommons simplement la nouvelle Lune. Plutarque prétend donc que Solon sut le premier qui comprit bien ce vers d'Homère, où le Poëte paroît désigner Je commencement de la nouvelle Lune, & !a fin du dernier quartier. Voyez la Vie de Solon.

Il est, ce me semble, impossible de donner une autre interprétation à ce passage.

 

(10) Le Père Rapin,  qui n'a jamais trop ménagé Homère, avoue cependant que cette histoire qu'Ulysse raconte à Eumée, est revêtue de couleurs si vraies & si nobles, que l'Antiquité n'a rien dans ce genre qu'elle puisse comparer à ce discours. Pour moi j'avoue que, maigre l'intérêt dont cette histoire est embellie, ce long mensonge me déplaît un peu dans la bouche d'Ulysse. Si c'est une invention, pourquoi l'a-t-il ainsi fabriquée ? si c'est une histoire réelle, d'où l'a voit-il tirée ! enfin, quel en est l'intention & l'objet. Pope, ou plutôt ses coopérateurs, sont à cette occasion une remarque assez ingénieuse ; ils observent que, dans la nécessité où Ulysse étoit de ne se pas faire reconnoître, il n'avoit pas cependant altéré le fond de ses aventures, mais qu'il avoit simplement changé les noms des lieux & des personnes : les différens voyages qu'il raconte, les intervalles de chaque séjour, les tempêtes, les autres accidens, tout appartient à sa véritable histoire, & cette narration est enfin, suivant eux, conçordia discors.

 

(11) Homère emploie ici, dans un vers très-harmonieux, un proverbe qui étoit devenu fameux chez les Anciens : Ex stipulâ cognoscere. J'ai cru ne devoir en exprimer que le sens. Les proverbes dont se servoient les Anciens, avoient quelque chose de noble & de précieux pour eux, en ce qu'ils étoient le résultat des réflexions des Sages, & qu'en passant par la bouche du peuple, ils n'éprouvoient pas cette sorte d'avilissement qu'éprouvent les nôtres. Madame Dacier n'a pas fait difficulté de dire : je me flatte qu'encore le chaume vous fera juger de la moisson.

 

(12) Ulysse, dans la description de cette tempête, répète en partis ce qu'il a dit aux Phaeaciens, en leur racontant la manière dont il aborda chez Calypso. Liv. XII.

 

(13) J'ai déjà parlé de cet Oracle, au XVI° livre de l'Iliade. Hérodote remarque que c'étoit le plus ancien de tous les Oracles de la Grèce. Il n'est point étonnant que la majesté des chênes antiques de cette forêt, ait eu dans l'origine quelque chose de sort imposant pour des hommes sensibles, qui croyoient que toute la Nature étoit mue & habitée par des Dieux, & qu'ils s'imaginassent y entendre la voix de Jupiter lui-même. On a voulu expliquer cette sorte d'illusion par la fourberie des Prêtres, qui se cachoient dans les creux des arbres ; mais ceux qui ont donné cette explication, étoient bien loin de concevoir jusqu'où peuvent aller les erreurs de l'imagination exaltée par de grands objets.

 

(14) Cette expression, suivant la note de Pope, qui contredit celle de Mme Dacier, ne signifie autre chose, sinon que le corps d'Ulysse est privé des honneurs de la sépulture, & exposé, par conséquent, à l'avidité des bêtes féroces & des oiseaux de proie.

 

(15) κάματον νήποινον ἔδουσιν  (vers 417).

 

(16) J'ai supprimé les quatre vers du texte (vers 503 à 506), qui terminent le discours d'Ulysse. Ils m'ont paru absolument inutiles, & dignes d'être mis au nombre de ceux que les Rhapsodes ont mal-à-propos interpolés. Car il est certain que le conte qu'Ulysse vient de faire aux Bergers, n'est qu'un moyen dont il se sert pour éprouver Eumée, & pour en obtenir de quoi se garantir des injures de l'air. Eumée s'aperçoit de l’adresse de l'Étranger, & lui fait sentir qu'il a parfaitement compris le but &, le sens de son récit. Le mot qu'il emploie pour désigner ce récit, fait bien voir qu'il le regarde comme une espèce d'apologue, qui renferme un autre sens que celui qu'il présente. Il se sert du mot  αἶνος, qui alors vouloit dire fable. C'est le mot qu'Hésiode emploie, en parlant de la fable qu'il raconte, du rossignol de l'épervier. Or il n'y auroit plus de fable ni de sens caché, si Ulysse finissoit son discours en disant, comme le disent les quatre vers supprimés : Plût au Ciel que je fusse encore dans ma verte jeune &,  que l'un de ces Bergers, par pitié, ainsi que par respect pour un homme de bien, me donnât un manteau ! mais ils me méprisent, parce que je suis mal vêtu.(vers 503à 506).

Pope prétend que ce discours, dans lequel il est question d'une ruse qu'on ne peut entendre sans rire, ne convient point à la dignité du Poëme épique. Pope auroit ; raison, si c'étoit un Poëme dans le genre de l'Iliade ; mais dans celui-ci, qui est d'un genre moins sublime, je ne vois pas que ce récit soit déplacé. Il va bien dans la bouche d'Ulysse, toujours sin & rusé ; il ne sied pas mal à la table de ces hommes simples auxquels il est adresse ; il n'a rien enfin qui ne convienne au temps, aux lieux, aux caractères. Que lui manque-t-il donc  Pourquoi vouloir le décrier, d'après la dignité imaginaire du Poëme épique ! Un Poëme tel que l'Énéide, n'admettroit point, sans doute, de tels détails, quoique nous ayons déjà observé qu'il n'en étoit pas entièrement exempt. Mais l'Odyssée est d'un autre genre : elle semble faite pour se rapprocher de l'humanité, pour nous en représenter les différens états, pour peindre la vertu & Je vice dans toutes les conditions & dans toutes les situations de la vie. Elle semble avoir pris pour devise : Humani nil a me alienum puto.