Livre XII
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ARGUMENT DU LIVRE XII.

ULYSSE continue le récit de ses aventures. Il raconte son retour chez Circé, les dangers qu'il eut à courir en quittant cette Déesse, lorsqu’il passa près de la côte des Sirènes, & entre Scylla & Charybde ; la manière dont il sut échapper à tous ces périls ; son arrivée & ses malheurs dans l'isle de Trinacia, où ses Compagnons, pressés par la faim, égorgèrent les troupeaux du Soleil ; la punition dont ce crime fut suivie ; le naufrage de ses Compagnons ; enfin son arrivée dans l'île de Calypso. 

  
 

    A peine le Vaisseau, qu'un heureux vent conduit,

Du rapide Océan avoit quitté le lit (1)

Que, portés sur les flots de la liquide plaine,

Aux rivages d'AEa le Zéphyr nous ramène,

 
5

A cette île exposée aux premiers feux du jour,

Lieux charmans habités par l'Aurore & sa Cour.

J'y descends, & sitôt que l'Aube diligente

Eut embelli les Cieux de sa clarté naissante,

Je chargeai mes Amis, qui reposoient encor,

 
10

D'aller chez Circé même enlever Elpénor.

Nous consumons son corps sur un bûcher funèbre ;

Nous lui dressons, en pleurs, un monument célèbre,

Sur un riche coteau des rivages voisins :

La rame qui jadis avoit armé ses mains,

 
15

Attachée avec soin au haut d'une colonne,

Couronne ce tombeau, que le deuil environne.

 

    Cependant, avec art composant ses attraits,

Circé, pour nous revoir, sortit de son palais ;

Elle accourt à grands pas, & ses Nymphes légères

 
20

Nous portent d'un festin les apprêts nécessaires.

 

    Malheureux, nous dit-elle ! o vous, qu'un sort fatal

A conduits, tout vivans, au séjour infernal,

Vous, qui seuls, distingués de la race mortelle,

Verrez deux fois des Morts la demeure éternelle,

 
25

Dans un joyeux banquet oubliez vos ennuis.

Guidés par mes leçons, & par ma voix instruits,

Vous pourrez désormais, sans craindre l'infortune,

Parcourir & la terre & les champs de Neptune.

 

    Mes Amis, à sa voix, empressés d'obéir,

 
30

Aux plaisirs du festin consacrent leur loisir.

La nuit vint, & tandis que, sur la molle arène,

De ses liens puissans le Sommeil les enchaîne,

Circé, me conduisant vers un bois écarté,

Me presse de m'asseoir, se place à mon côté,

 
35

M'interroge, m'écoute, & sur ma destinée

Ouvre ainsi l'avenir à mon ame étonnée :

 

    Ulysse, écoutez-moi, je vais vous découvrir

La route périlleuse où vous devez courir.

Gardez de mes discours un souvenir fidèle,

 
40

Et qu'un Dieu vigilant toujours vous les rappelle.

Les Sirènes d'abord vont, sur votre chemin,

Effrayer le pouvoir de leur charme inhumain.

Malheur à tout Mortel, qui, sans expérience,

Ose les aborder, éprouver leur puissance,

 
45

Écouter à loisir leurs perfides accens,

Subtils poisons du cœur & délices des sens !

Enivré des plaisirs qui subjuguent son ame,

Il ne reverra plus ses enfans ni sa femme.

Assises dans des prés toujours semés de fleurs,

 
50

Elles remplirent l'air de leurs sons séducteurs,

Tandis que le trépas que leur bouche respire,

D'ossemens & de morts couvre tout leur empire (2).

Ne vous arrêtez point, fuyez loin de ces lieux,

Éloignez vos Guerriers de ces bords dangereux ;

 
55

Que la cire, en vos mains amollie & liquide,

Ferme de vos Amis l'oreille trop avide.

Et vous, si vous voulez connoître en sûreté

Le pouvoir ravissant de cette volupté,

Entendre sans périls les accens des Sirènes ;

 
60

Debout au pied du mât, qu'on vous charge de chaînes ;

Et si, pour mieux jouir de leurs doux entretiens,

Vous vouliez relâcher ou briser vos liens,

Que de vos Compagnons le zèle plus sévère,

Loin d'en rompre les nœuds, de nouveau les resserre (3).

 
65

Ce péril évité, dans un nouveau danger

Le Destin vous conduit & va vous engager.

Je ne vous dirai point la route qu'il faut prendre ;

Consultez-vous vous-même, il suffit de m'entendre.

Devant vous s'offriront deux rochers, où les mers,

 
70

Avec un bruit affreux, brisent leurs flots amers ;

Deux rochers, que jamais, dans leurs courses rapides (4),

N'ont franchis sans péril ces colombes timides

Qui portent l'ambroisie au Souverain des Dieux.

Une d'elles toujours vient périr en ces lieux,

 
75

Et toujours Jupiter, pour conserver leur race,

Par une autre colombe aussitôt la remplace.

Jamais aucun Navire, entraîné vers ce bord,

N'évita ces écueils où triomphe la Mort.

On ne voit, à i'entour de cet affreux passage,

 
80

Que cadavres flottans, que débris de naufrage.

Des Argonautes seuls le Navire fameux

Traversa, sans danger, ce détroit malheureux ;

Encore eût-il péri, si, d'une main puissante,

Junon ne l'eut conduit sur l'onde mugissante,

 
85

Pour conserver les jours du valeureux Jason,

Qui des champs de Colchide emportoit la toison.

Vous verrez ces rochers ; l'un, de sa cime altière,

Atteint la région où gronde le tonnerre,

Et jamais sur son front des Nochers redouté,

 
90

D'un ciel pur & serein ne reçut la clarté.

Son sommet, entouré des plus sombres nuages,

Est, en toute saison, l'asile des orages,

Et ses flancs escarpés & polis par le temps,

Semblent au loin couverts de marbres éclatans (5).

 
95

Au milieu de ce roc une sombre caverne

Présente au Voyageur la porte de l'Averne (6),  

Mais si haute, qu'un trait lancé d'un bras nerveux,  

Pourroit à peine atteindre à son seuil ténébreux.  

Cet antre, de Scylla l'effroyable demeure,  

 
100

De ses glapissemens retentit à toute heure (7);

Scylla, monstre cruel, dont l'aspect  odieux

Pourroit glacer d'effroi les Mortels & les Dieux,  

Sur son corps, hérissé de douze mains fatales,  

S'élèvent dans les airs six têtes infernales,  

 
105

Dont la bouche entr'ouverte offre, de toute part,

De ses horribles dents le triple & long rempart.

La mort règne à l'entour. Mais de ce monstre énorme

On ne voit qu'à moitié la stature difforme.

Son corps, demi-plonge dans l'antre ténébreux,

 
110

En ombrage l'entrée, &, de ce bord affreux,

Élève en serpentant ses redoutables têtes,

Pour chercher sur ces mers qu'agitent les tempêtes,

Le dauphin, la baleine, & les monstres divers

Qu'Amphitrite nourrit au sein des flots amers.

 
115

Nul Vaisseau n'approcha de ce monstre sauvage,

Sans payer aussitôt un tribut à sa rage,

Sans le voir, attaquant les Rameurs aux abois,

Saisir & dévorer six hommes à la fois.

Non loin de cet écueil où le monstre rende,

 
120

Est un rocher moins haut, qui, sur son front humide,

Voit un figuier sauvage en ombrager le tour.

C'est au pied de ce roc que, trois fois chaque jour (8),

Charybde, tourmentant ses entrailles profondes,

Absorbe tour-à-tour & rejette ses ondes.

 
125

Craignez de l'approcher en ce moment fatal

Où le gouffre engloutit le liquide crystal :

Neptune ne pourroit vous en sauver lui-même.

Osez plutôt, osez, en ce péril extrême,

Effleurer de Scylla le roc ensanglanté.

 
130

Il vaut mieux, sous le joug de la nécessité,

Entre vos Compagnons, lui livrer six victimes,

Que les voir tous périr dans d'effrayans abymes.

 

    Elle parle, & soudain, interdit, confondu,

Je m'écrie : Éclairez mon esprit éperdu,

 
135

Déesse, pour les miens, pour ma gloire & leur vie,

Ne puis-je de Scylla combattre la furie ?

 

    Malheureux ! dit Circé : quoi, toujours des combats ?

Quoi ! même aux Immortels ne céderas-tu pas ?

Scylla, Scylla n'est point d'une race mortelle,

 
140

La victoire & l'effroi marchent à côté d'elle :

Implacable & terrible, on ne peut la dompter (9):

Quand tu ne peux la vaincre, il vaut mieux l'éviter,

Et ne pas t'exposer par de vaines menaces,

A voir, en ce combat, accroître tes disgrâces.

 
145

Fuis donc, & soumettant tes rebelles esprits,

Appelle à ton secours la fière Crataïs ;

Elle enfanta ce monstre, &, seule sur la Terre,

Elle en peut arrêter la rage sanguinaire.

Sur ta route déjà, pour prix de tes efforts,

 
150

L'île de Trinacie ouvre ses heureux ports.

Là tu verras, au sein des rians pâturages,

Les troupeaux du Soleil couvrir tous ses rivages,

Ces troupeaux que le Sort a daigné garantir

De la commune loi de croître & de mourir.

 
155

On les voit suivre en paix sur ce bord solitaire

Deux Nymphes, dont jadis Néaera fut la mère (10);

Deux jeunes Déïtés, gages du tendre amour

Dont s'enflamma le Dieu qui dispense le jour.

Respecte ces troupeaux, ou crains que la vengeance  

 
160

Ne suive incessamment ta fatale imprudence.

Tu pleureras trop tard mes avis négligés ;

Tu verras tes Amis & ta nef submergés,

Ton retour différé par de longues traverses,

Et des tourmens nouveaux dans tes routes diverses.

 

 
165

   Elle dit, & me laisse ; & déjà dans les Cieux

L'Aurore répandoit la splendeur de ses feux :

Je rejoins mes Amis, les éveille, & les presse

De partir, d'obéir aux loix de la Déesse.

 

    Nous partons, & sitôt que la rame & les vents

 
170

Firent voler la Nef sur les flots écumans,

Au milieu des Rameurs ma voix se fit entendre :

 

    Écoutez tous, Amis, ce que me vient d'apprendre

Cette Divinité dont nous quittons le port ;

Écoutez des conseils dont dépend notre sort.

 
175

Nous allons, en voguant sur les liquides plaines

Rencontrer le rivage où règnent les Sirènes ;  

Nous entendrons au loin retentir dans les airs

Leurs chants mélodieux & leurs accens divers ;

Circé m'a commandé d'y fermer vos oreilles,  

 
180

Seul je puis écouter ces touchantes merveilles,  

Pourvu qu'au pied du mât, enchaîné par vos mains,  

Je puisse ainsi braver leurs charmes souverains.  

Si je vous conjurois de délier mes chaînes,

Que mes fers soient doublés, que mes plaintes soient vaines

 

 
185

    Je leur parlois encor, quand, par les vents poussé  ,

Notre Vaisseau vola vers ce bord annoncé ;

Le vent cessa soudain, & la vague aplanie

N'offrit plus à nos yeux qu'une surface unie.

On désarma la voile ; & les Rameurs troublés

 
190

Firent mugir les flots sous leurs coups redoublés.

 

    De la Déesse alors rappelant l'industrie,

Une masse de cire en mes mains est pétrie ;

L'Astre brillant du jour la fond de ses regards,

Pour tous mes Compagnons, j'en fais diverses parts ;

 
195

Je cours de rangs en rangs, &, d'une main active,

Je scelle avec grand soin leur oreille attentive.

 

    Cependant mes Amis, fidèles à ma voix,

Par les pieds & les mains m'enchaînoient à la fois,

Ils m'attachoient au mât, & la rame pliante

 
200

Ne cessoit d'entr'ouvrir la mer obéissante :

Mais en vain les Rameurs redoubloient leurs efforts ;

Les Sirènes bientôt, vers leurs funestes bords,

Virent voguer la Nef, & de leurs voix légères

M'adressèrent ainsi les douceurs mensongères :

 

 
205

    Venez, Prince, venez, vous, l'honneur des Héros,

Vous, dont la Grèce entière admira les travaux,

Ulysse, arrêtez-vous, & daignez nous entendre,

Écoutez de nos sons le charme aimable & tendre.

Jamais aucun Mortel approchant de ces lieux,

 
210

Ne parut dédaigner nos chants mélodieux.

Le Voyageur, flatté de s'y laisser conduire,       

Y puise avidement le bonheur de s'instruire.

Nous savons quels combats, dans les champs Phrygiens,

Firent couler le sang des Grecs & des Troyens ;

 
215

Rien ne nous est caché ; notre vaste science

De l'Univers entier remplit l'espace immense (11).

 

    Tandis qu'elles parloient, mon esprit enchanté

S'abreuvoit à longs traits de cette volupté.     

Par de brûlans regards je témoignai ma peine,  

 
220

Je pressai mes Amis de délier ma chaîne ;

Mais de ces vrais Amis le bras officieux,

Loin de me dégager, vint resserrer mes nœuds.

 

   Cependant quand l'effort de mes Rameurs fidèles  

Eut dérobé la Nef à ces Nymphes cruelles,

 
225

Quand mon oreille enfin ne les entendit plus,

La cire fut brisée, & mes liens rompus.

Nous voguons ; mais bientôt sur la mer écumante,

Un effroyable bruit nous glace d'épouvante.

Je vois d'énormes flots, l'un par l'autre pressés,

 
230

Comme un brouillard épais, jusqu'au ciel élancés (12)

Soudain de mes Rameurs la valeur concernée

Laissa flotter sur l'eau la rame abandonnée.  

Le Vaisseau, dépourvu du bras des Matelots,

Sans guide & sans secours, erroit au gré des flots ;

 
235

Je vole sur les bancs, &, par un doux langage,

Je cherche à ranimer, à flatter leur courage.

 

    O mes Amis ! eh quoi ! vous sont-ils étrangers,

Ces malheurs effrayans, ces glorieux dangers ?

Le Cyclope, & son antre, & sa noire furie,

 
240

Ont d'un plus grand péril menacé votre vie.

C'est moi, c'est ma prudence, & mes heureux secours,

Oui, c'est moi seul, Amis, qui conservai vos jours.

Vous n'avez pu, sans doute, en perdre la mémoire (13).

Daignez donc de nouveau m'écouter & me croire ;

 
245

Reprenez tous vos rangs, &, la rame à la main,

Opposez vos efforts aux efforts du Destin,

Frappez l'humide sein de la mer entr'ouverte.

Et vous, de qui la main tient leur vie ou leur perte,

Pilote, écartez-vous loin du flot bouillonnant

 
250

Qui s'exhale en brouillards de ce gouffre tonnant.

Voguez vers cette roche, &, redoublant d'audace,

Observez cet écueil où la mort nous menace (14).

 

    Je parle, on m'obéit ; mais ma juste douleur

Leur taisoit de Scylla le nom & la fureur,

 
255

De crainte que l'effroi, s'emparant de leur ame,

De leurs tremblantes mains ne fît tomber la rame.

Et moi, qui ranimois leur courage glacé,

J'oubliai les conseils que me donna Circé ;

Un espoir imprudent anima ma vaillance ;  

 
260

Je prends deux javelots, aussitôt je m'élance,  

Je monte sur la proue, &, trop audacieux,

J'attendis que Scylla vînt s'offrir à mes yeux.  

Sans succès quelque temps j'osai fixer ma vue  

Vers cet affreux rocher qui se perd dans la nue.  

 
265

Le Navire s'avance, & le fatal détroit,  

Entre ces deux écueils, en son lit nous reçoit.  

D'un côté, de Scylla sont les horribles roches ;

De l'autre, on voit Charybde en garderies approches,

Et menacer les Cieux de ses flots écumans.  

 
270

Telle en un vase creux, sur des feux pétillans,

Avec un long murmure on voit bouillonner l'onde ;

Tel le flot, élancé de sa bouche profonde,

Mugit avec grand bruit, s'élève dans les airs,

Et d'un brouillard épais couvre ces rocs déserts.

 
275

Mais lorsqu'elle engloutit dans son gouffre effroyable

Ses flots, chargés d'écume, & noircis par le sable,

Le rocher, en poussant de longs rugissemens,

Fait voir à découvert ses vastes fondemens.

Tandis que la frayeur dont notre ame est frappée

 
280

Tenoit de ces objets notre vue occupée,

Scylla vient, s'élançant de ses antres profonds,

Ravir sur mon Vaisseau six de mes Compagnons,

Six Guerriers, dont mon cœur chérissoit la vaillance.

Je me retourne, & vois ces Guerriers, sans défense,

 
285

Se débattre dans l'air, & d'une foible voix,

Implorer mon secours pour la dernière fois.

Comme aux bords d'un rocher battu de l'onde amère,

Un Pécheur, amorçant une ligne légère,

Vient présenter sa mort, dans un appât fatal,

 
290

Aux muets habitans du liquide crystal,

Hors du sein de Thétis les enlève sans peine,

Et les laisse expirans palpiter sur l'arène ;

Ainsi, sur le rocher qui répond à leurs cris,

Palpitoient étendus mes malheureux Amis,

 
295

Tendant vers moi les bras, & m'appelant encore,

Tandis que, sans pitié, le monstre les dévore.

Spectacle affreux, & tel qu'en mes plus grands malheurs

 Je n'éprouvai jamais de semblables douleurs.

 

    Mais à peine, échappés à ce trépas funeste,

 

300

D'un dangereux trajet nous poursuivions le reste,

Nous vîmes devant nous les rivages sacrés

Où paissoient du Soleil les troupeaux révérés.

Déjà, non loin du port, mon oreille attentive

A distingué les cris qui frappoient cette rive.

 
305

Circé, Tirésias, & leurs ordres secrets,

Vinrent soudain s'offrir à mes sens inquiets.

 

    Compagnons, m'écriai-je, il ne faut plus vous taire

De Circé, du Devin, le conseil salutaire.

L'un & l'autre, craignant la rigueur de mon sort,  

 
310

Me défend d'approcher de ce funeste bord.

 

   Je parle, & la douleur a pénétré leur âme.

Euryloque, écoutant le dépit qui l'enflamme,

Exprime par ces mots son désespoir amer :

 

   Ainsi que votre corps, votre ame est donc de fer,

 

315

 Cruel Ulysse ! Eh quoi, toujours infatigable,

Les peines ne sont rien pour votre ame indomptable !

A tous vos Compagnons épuisés de travaux,

Pouvez-vous envier quelque instant de repos ?

Quoi ! lorsque devant nous les rives de cette île

 

320

Présentent à nos vœux un favorable asyle,

Vous voulez qu'au moment où cette obscure nuit

Peut mêler quelque orage à l'horreur qui la suit,

Nous allions, combattus par l’onde conjurée,

Chercher imprudemment une perte assurée !

 

325

Cédons à la nuit sombre, & voguons vers ce bord.

 

    Il dit : la foule entière applaudit son transport.  

A cet aveuglement de leur âme obstinée,  

Mon ame pressentit leur triste destinée.

 

    Puisque tous vos avis s'unissent contre moi,

 

330

Leur dis-je, daignez donc m'engager votre foi ;

Par un serment sacré daignez tous me promettre

Qu'aux plus saintes des loix vous saurez vous soumettre

Respecter le troupeau sur ces bords dispersé,

Et vous borner aux dons que vous a faits Circé.

 

 
335

     Dociles à ma voix, mais pleins d'impatience,

Ils sont tous le serment qu'exige ma prudence,

Et déjà le Vaisseau, par la rame conduit,

S'avance vers le bord dans un secret réduit,

Où s'épanchent les eaux d'une claire fontaine.

 

340

Mes Amis empressés, s'élançant sur l'arène,

De leur simple repas disposent les apprêts.

Le plaisir du festin fit place à leurs regrets (15);

Ils pleurent leurs Amis, dont, sur un bord sauvage,

L'indomptable Scylla rassasia sa rage.

 

345

Enfin le doux sommeil fit trêve à leurs douleurs.

La nuit couvroit les Cieux de ses noires couleurs.

Et, traînant à son char les étoiles de l'Ourse,

Etoit près d'achever la moitié de sa course. 

Le fougueux Aquilon, déchaîné dans les airs,

 

350

Sembloit prêt à confondre & la terre & les mers ;

La sombre obscurité par la nuit répandue,

S'épaississoit encor du voile de la nue ;

Mais à peine le jour ralluma son flambeau,

Qu'il nous vit, empressés de sauver le Vaisseau,

 
355

Le tirer vers un antre où les Nymphes légères

Se plaisent à former leurs danses solitaires.

 

   Compagnons, dis-je alors, sans périls & sans soins,

Ce Vaisseau peut long-temps pourvoir à vos besoins.

N'allez pas, négligeant le serment qui vous lie,

 

360

Attaquer ces troupeaux épars dans la prairie ;

Ils sont au Dieu du jour, qui fait, du haut des airs,

Tout voir & tout entendre en ce vaste Univers.

 

   Chacun d'eux à ma voix se soumit plein de zèle ;

Leur cœur, un mois entier, me demeura fidèle :

 
365

Vainement l'Aquilon, troublant le sein des flots,

Nous forçoit de languir dans un fatal repos.

Mais lorsqu'enfin la Nef, d'alimens dépourvue,

Offrit, avec la faim, la mort à notre vue,

D'abord on les vit tous, pour sustenter leurs jours,

 
370

Dans les airs & les eaux chercher quelque secours,

Et, respectant encore un conseil salutaire.

Aux poissons, aux oiseaux, aller porter la guerre.

Et moi, j'allois aux Dieux, sur un bord isolé,

Offrir les vœux ardens de mon cœur désolé.

 
375

Un jour que dans des lieux éloignés du rivage,

Au Ciel, en suppliant, j'adressois mon hommage,

Ce Ciel, qui se plaisoit à prolonger mes maux,

Du sommeil sur mes yeux répandit les pavots.

D'Euryloque aussitôt la criminelle adresse

 
380

Séduisit mes Amis, en flattant leur foiblesse.

 

    Compagnons, disoit-il, quoi qu'ordonné le Sort,

Le plus grand des malheurs, sans doute, c'est la mort ;

Mais languir, expirer de faim & de misère,

Est pour des malheureux la mort la plus amère.

 
385

Venez donc, immolant ces troupeaux précieux,

En faire un sacrifice aux habitans des Cieux ;

Et dans Ithaque un jour nous bâtirons un temple

Au Dieu qui nous éclaire, & dont l'œil nous contemple :

Nous pourrons l'appaiser ; ou si, dans son courroux,

 
390

Il suscitoit l'Olympe irrité contre nous,

Si de notre Vaisseau ces Dieux juroient la perte,

J'aimerois mieux encor dans la mer entr'ouverte

Demeurer englouti, que, toujours aux abois,

Languissant sur ces bords, expirer mille fois.

 

 
395

   Il dit : mes Compagnons l'écoutent, l'applaudissent

Et leurs vœux criminels aussitôt s'accomplissent.

Ils courent, & formant un immense contour,

Rassemblent les troupeaux qui paissoient à l'entour.

Pleins d'une aveugle joie, ils consomment leurs crimes ;

 
400

D'un bras impitoyable ils frappent leurs victimes,

Rien ne les retient plus ; leur desir enflammé  

Épanche, en suppléant au rite accoutumé,

Au lieu de l'orge saint, le feuillage d'un chêne,

Et verse, au lieu de vin, les eaux d'une fontaine.

 

 
405

     Ce sacrifice impie à peine est terminé,

Que, libre du sommeil qui m'avoit enchaîné,

Je retourne au Vaisseau, j'approche du rivage,

Je cours.... Quelle douleur consterna mon courage,

Quand des bœufs consumés sur les tisons brûlans

 
410

L'odorante vapeur vint affecter mes sens !

Je m'arrête, & m'écrie : O Puissance céleste,

Ah ! vous m'avez perdu par un repos funeste !      

Mes Guerriers, oubliant leur devoir & leur foi,

Sans doute ont abusé du sommeil de leur Roi.

 

 
415

    Cependant de ces bords Lampétie éplorée  

S'élève, en gémissant, vers la voûte éthérée,

Et sa voix, au Soleil contant cet attentat,

Fait du front paternel pâlir l'auguste éclat.

 

    Grands Dieux ! s'écria-t-il, des Compagnons d'Ulysse

 
420

Punissez les forfaits par un juste supplice ;

Vengez, par le trépas de ces audacieux,

Mes troupeaux qui faisoient le plaisir de mes yeux,

Soit, lorsque du matin franchisant la barrière,  

A l'Univers charmé j'apportois la lumière,

 
425

Soit au déclin du jour, quand, sur mon char ardent

Je ramenois mes pas vers les mers d'Occident.  

Vengez-les, ou soudain, dans les royaumes sombres,

Je fuirai, loin des Cieux, pour éclairer les ombres.

 

    Allez, dit Jupiter ; aux Dieux comme aux Mortels,

 
430

Dispensez sans regret vos rayons éternels ;

Bientôt vous me verrez, armé de mon tonnerre,  

Sur ces Grecs insolens signaler ma colère,

Engloutir dans les mers leur malheureux Vaisseau.

 

    Tel fut cet entretien, si j'en crois Calypso,

 
435

Calypso, que Mercure en instruisit lui-même.

 

    Cependant vers la mer, plein de mon trouble extrême,  

J'arrivai, j'éclatai contre mes Compagnons ;

J'écoutai, mais en vain, leurs frivoles raisons.

Les taureaux n'étoient plus, à d'horribles images,

 

440

Du céleste courroux étaloient les présages,

Les dépouilles des bœufs sembloient se ranimer :

Près des feux de l'autel qu'on venoit d'allumer,

On entendoit mugir, sous leurs chairs palpitantes,

Les membres dépecés des victimes sanglantes.

 
445

Mais sourde à cette voix, la faim durant six jours,

De ces festins affreux fit poursuivre le cours.

Dans les airs cependant la tempête apaisée,

Sembla des flots soumis rendre la route aisée ;

Un vent propice enfin secondant nos efforts,

 
450

Le Vaisseau part & fuit de ces funestes bords.

Mais, lorsqu'à nos regards cette île disparue

Nous laissa de ces mers embrasser l’étendue,

Quand nous ne vîmes plus que les eaux & les cieux,

Un nuage, envoyé par le Maître des Dieux,

 
455

Vint, apportant l'horreur, la nuit & les tempêtes,

S'épaissir, s'entasser, se fixer sur nos têtes.

Il couvre au loin la mer, il mugit, & les vents

Avec un bruit affreux s'échappent de ses flancs ;

Les aubans sont rompus, la voile se déchire,

 
460

L'antenne éclate & tombe au milieu du Navire,

Écrasé le Pilote, & lui brisant le front,

L'entraîne avec grand bruit dans l'abyme profond,  

Comme un léger plongeur qui s'élance dans l'onde.

La foudre cependant sans cesse roule & gronde,

 
465

Frappe à coups redoublés le Vaisseau désarmé, 

Le renverse & l'emplit de bitume enflammé.  

Mes Rameurs, par ce choc arrachés du Navire,

Tombent précipités dans le liquide empire,

Semblables aux oiseaux qu'Amphitrite a nourris.

 
470

Moi seul, sur mon Vaisseau, debout sur ses débris,

J'attendis que le flot soulevé pour ma perte,

Vînt déchirer les flancs de la Nef entr'ouverte.

Sans guide & sans agrès j'errois au gré des vents,

Le mât tombe, arraché jusqu'en ses fondemens,

 
475

Emportant, avec bruit, dans la mer agitée,

Les éclats confondus de la poupe éclatée.

Aussitôt, assemblant les débris du Vaisseau,

Ma main qui les unit en forme un long radeau :

J'ose m'y reposer, &, près de mon naufrage,

 
480

J'abandonne mon sort aux fureurs de l'orage.

L'Aquilon sur les mers me promena long-temps ;

Mais, lorsque sa furie eut fait place aux Autans,

Je sentis les horreurs de ma perte prochaine :

Jouet, durant la nuit, de l'onde qui m’entraîne,

 
485

Je songeois à Charybde, où j'allois m'engloutir.

L'Aurore de son lit étoit prête à sortir,

Quand je vis de Scylla la caverne effroyable,

Et du rocher voisin le gouffre inévitable.

Ce gouffre, avec grand bruit, en ce fatal moment,

 
490

Absorboit dans son sein le liquide élément ;

Je m'élance au figuier dont la superbe cime,

S'inclinant vers les mers, couvre ce noir abyme.

J'y demeure attaché, comme un oiseau de nuit

Au toit abandonné d'un rustique réduit.

 
495

J'attendis, élevé, suspendu sur les ondes.

Que Charybde, t'ouvrant ses entrailles profondes

Me rapportât le mât qu'elle avoit englouti.

Ce triste & foible espoir ne fut pas démenti :

Parmi des flots bourbeux, ce gouffre le rejette

 
500

A l'heure où, regagnant sa paisible retraite,

Le Juge, fatigué de ses nobles travaux,

A travers ses cliens va chercher le repos.

Sur ce radeau flottant aussitôt je m'élance,

La mer en retentit ; le mât roule & s'avance

 
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Sous l'effort de mes mains, qui, sillonnant les flots,

Remplaçoient & la rame, & l'art des Matelots.

Scylla ne me vit point ; le Maître du tonnerre

Voulut en ce moment épargner ma misère.

Durant neuf jours ainsi je nageai sans espoir ;

 
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Mais la dixième nuit, un céleste pouvoir

Me conduisit enfin vers les bords d'Ogygie,

Et rendit à mon cœur l'espérance & la vie.

Calypso m'y reçut dans les bras des amours.

Vous savez tout le reste ; & déjà mes discours,

 
515

Pour complaire à vos vœux, aux desirs de la Reine

De ces évènemens vous ont tracé la chaîne.

Je hais un long récit vainement répété,

Que suivent les dégoûts de l'uniformité.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Hérodote, liv. II, avouoit qu'il ne connoissoit point de fleuve qui eût le nom d'Océan, & croyoit qu'Homère pouvoit bien avoir été l'inventeur de ce nom supposé. Strabon pensoit que ce Poëte ne parloit ici de l'Océan que comme d'un bras de mer, qu'Ulysse avoit à parcourir avant de rentrer dans l'Océan proprement dit. Diodore de Sicile éclaircit la difficulté, en nous apprenant que le Nil étoit anciennement nommé par les Égyptiens Oceamen, que les Grecs traduisoient par le mot Océan. Mais alors la scène de l'évocation des Morts se seroit donc passée en Égypte ; ce qui est sort difficile à accorder avec la position de l'île des Cimmériens, &c.

 

(2) Les Mythologues savent tout ce qui concerne les Sirènes ; ils nous apprennent de qui elles étoient filles, combien elles étoient, le pays où elles habitoient, enfin tome leur histoire. Héraclide de Pont prétend que ces Sirènes étoient de fameuses Courtisanes, qui, par la beauté de leur voix, s'attachoient une foule d'Amans, qu'elles ruinoient, suivant la coutume. Mais tout cela paroit fort éloigné de l'esprit d'Homère, que Horace a mieux saisi, lorsqu'il nous dit : Vitanda est improba Siren, desidia. Tous les penchans vicieux peuvent être regardés comme autant de Sirènes, dont la voix nous trompe & nous perd.

 

(3) Voilà, en peu de mots, la fonction des vrais Amis & des bons Instituteurs.

 

(4) Le texte ajoute : Les Dieux appellent ces rochers Πλαγκτὰς (vers 61). L'incertitude de la vraie signification de ce mot m'a sait supprimer ce vers ; d'autant mieux qu'il paroît, par la suite de la description, que si ces écueils sont dangereux, ce n'est point par leur collision mutuelle, mais par les deux monstres qui les habitent. Cependant la description que Pindare, Apollonius, Apoliodore, sont des îles Cyanées ou Symplegades, dans le Pont-Euxin, convient sort bien à ces deux rochers dont parle Homère ; & tout ce que ce Poëte raconte de Jason, donne lieu de croire que ces rochers étoient en effet les Symplegades du Pont-Euxin. Théocrite les appelle συνδρομἀδες, qui a la même signification, & les place de même sur le passage de la Colchide & du Phase, Voyez l'Idylle d'Hylas

Comment donc, l'histoire de Jason étant si fameuse en Grèce, supposer qu'Homère eût transporté sur les côtes de Sicile, ces rochers errans que traversèrent les Argonautes ? Cette opinion me paroît tout-à fait insoutenable, quoique plusieurs Critiques, tels qu'Eustathe, l'aient admise sans difficulté.

 

(5) Le texte ajoute ici une idée que j'ai cru pouvoir supprimer ! Un homme, eût-il vingt pieds & vingt mains, ne pourrait ni monter sur ce rocher, ni en descendre.

 

(6) J'ai osé employer le mot Avertie, qui, suivant toute appa­rence, n'étoit pas connu des Grecs au temps d'Homère.

 

(7) Homère dit que sa voix ressembloit aux cris d'un jeune chien. On a dénaturé cette idée & on a imaginé que le monstre avoit une troupe de chiens qui aboyoient autour de lui. M. Bridone, dans son Voyage de Sicile, a cru reconnoître ces chiens dans quelques petits rochers qui sont proche de la baie de Scylla.

 

(8) Virgile, en imitant cet endroit d'Homère, ne s'est point contenté de la simplicité de l'original, & l'a très-heureusement embelli.

Dextrun Scylla lattis, lœvum implacata Charybdis

Obsidet, atque imo barathri ter gurgite vasto

Sorbet in abruptum fluctus, rursusque sub auras

Erigit alternos, & sidera verberat undâ.

Aen. Lib.  III, vers 420.

On peut voir sur Scylla & Charybde, la Dissertation qui est à la fin de l'Ouvrage.

 

(9) La soumission de l'homme aux loix de la nécessité, étoit un des principes fondamentaux de la philosophie ancienne. Elle prescrivoit, par-dessus tout, cette résignation, qui sait la force irraisonnée du sauvage, & qui, dans l'homme policé, bannit ces murmures inutiles, uniquement propres à amollir l'âme & à la décourager.

 

(10) Elles se nommoient Phaéthuse & Lampétie.

 

(11) La douceur du chant des Sirènes ne pouvoit pas être plus attrayante que cet avantage dont elles se vantoient. Sextus Empiricus remarque à cette occasion, que ces Nymphes connoissant le desir irrésistible que l'homme a de s'instruire, ne croyoient pas pouvoir rien offrir de plus séduisant aux Navigateurs, que la promesse de les rendre savans comme elles. Cicéron pensoit de même, que le charme de leurs accens consistoit principalement dans les promesses de cette science dont elles faisoient parade. (De Finib. lib, V.)

Que pouvoient donc avoir de dangereux ces Sirènes, dont le langage & les promeuves étoient si attrayantes pour les aines bien nées ! Pourquoi ces champs couverts de morts dont elles étoient entourées ! Cette allégorie auroit-elle rapport aux abus de la science, ainsi que M. Pope l'indique dans sa note ? Seroit-elle, comme la fable de Prométhée & de Pandore, une preuve de la façon de penser de l'Antiquité sur cette curiosité, cette avidité de connoissances, qui, trop souvent, nuit au bonheur ?

 

(12) C’est cette espèce de brume, causée parle brisement des vagues, qu'Homère désigne sous le nom  καωνος, comme on le voit clairement par le vers 219.

τούτου μὲν καὶ κύματος ἐκτὸς ἔεργε.

 Ce mot, qui signifie communément fumée, est employé métaphoriquement, comme celui de κόνις pulvis, employé au XI° Livre, pour signifier la vapeur qui s'élève du front d'un homme couvert de sueur. Eustathe, & les autres Commentateurs, me paroissent avoir pris ces expressions trop à la lettre, & cette erreur a suffi pour persuader que cette fumée étoit l'effet de quelque volcan sur les côtes de Sicile.

 

(13) Quoi de plus capable de rassurer des hommes effrayés, que de leur rappeler que le même secours qui les a tirés des dangers les plus considérables, est encore avec eux ! Virgile, en imitant ce passage, a donné un autre tour à la pensée ; il fait parler Enée à ses Compagnons, comme ne doutant point du succès, & il faut convenir que ce trait éloquent vaut bien l'autre

Forsan & haec olim meminisse juvabit.

AEn  Liv 1  vers  202

 

(14) Le grec dit : Observe le rocher, de peur qu'à votre insu, elle ne s'élance sur nous. On voit qu'Ulysse, sans parler de Scylla, ne fait que la désigner confusément, dans la crainte d'effrayer ses Compagnons. Madame Dacier, & Pope qui l'a suivie, ont eu tort, ce me semble, de rapporter au Vaisseau ce qu'Homère dit de Scylla même. Κεῖσ έξορήσασα.

 

(15)      Postquam exempta fames epulis, mensœque remotoe,

 Amissos longo socios sermone requirunt.

Virg. AEn. Lib I, vers  220