Livre XI
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ARGUMENT DU LIVRE XI.

 ULYSSE, poursuivant son récit, raconte aux Phœaciens comment il arriva aux rivages des Cimmériens, les sacrifices qu’il y offrit aux morts, l'apparition des Ombres, sa conversation avec Elpénor & Tirésias, qui lui prédit tout ce qui doit lui arriver. Il trouve dans les Enfers sa mère Anticlée, de qui il apprend l'étât de sa famille. Il voit les âmes des Femmes célèbres, & ensuit e celles des Héros. Il s'entretient en particulier avec Agamemnon & avec Achille. Ajax, qu'il voit, & qu'il interroge, dédaigne de lui répondre. Il voit dans les Enfers Titye, Tantale & Sysiphe condamnés à différent supplices. Hercule enfin lui apparoît, & lui parle de la gloire qu'il sut acquérir par ses travaux & par sa patience. 

  
 

    Dans un profond silence, arrivés au rivage (1)

Nous traînons le Vaisseau qui sillonne la plage,

Nous le rendons aux flots de l'humide élément ;

Aussitôt dans les airs un favorable vent

 
5

Envoyé par Circé des antres de Borée,

Vint enfler du Vaisseau la voile préparée.

Nos Matelots charmés de cet heureux secours,

A la main du Pilote en commettent le cours.

On s'assied en silence, & chacun s'abandonne

 
10

Au loisir fortuné que le Zéphyr nous donne.

 

    Sitôt que le Soleil, en éteignant ses feux

Laissa régner la nuit sur la voûte des cieux,

Le Navire aborda vers ces rives profondes

Où le vaste Océan voit repousser ses ondes.

 
15

Là des Cimmériens est la triste Cité (2),

Vrai séjour de la nuit & de l'obscurité,

Lieux affreux, & couverts par des nuages sombres,

Dont jamais le Soleil n'a dissipé les ombres,

Soit, lorsque rallumant son céleste flambeau,  

 
20

Il rougit l'Orient de son éclat nouveau ;

Soit, lorsque se plongeant dans le crystal de l'onde,

Il dérobe ses feux à l'empire du monde.

 

    Bientôt laissant la nef, & côtoyant les bords,

Nous marchons en silence au royaume des Morts,

 
25

Emportant dans nos bras ces victimes funèbres

Que nous devions offrir en ces lieux de ténèbres,

Quand, fidèle à Circé, par ses soins prévenu,

A ce champ ténébreux je me vis parvenu,          

J'invoquai des Enfers les Ombres révérées,

 
30

Moi-même j'égorgeai les victimes sacrées,

Dans le fossé profond qu'avoient creusé mes mains.

A peine le sang coule & les bords en sont teints,

Que je vis de l'Érèbe accourir sur ces rives

Des Ensans éplorés, & des Vierges plaintives,

 
35

Des Vieillards accablés des maux qu'ils ont soufferts,

Des Guerriers tout armés, & de sang tout couverts.

Le peuple entier des Morts s'assemble & m'environne ;

La pâleur me saisit, mon corps tremble & frissonne.

 

    Dans les feux cependant que je fis allumer,

 
40

Nos victimes bientôt alloient se consumer,

Et mes Amis, chargés de ce pieux office,

Achevoient, par leurs vœux, ce sanglant sacrifice :

Ils implorent les Dieux de ces lugubres bords ;

Et moi, le glaive en main, j'empêche que les Morts

 
45

Ne viennent, dans ce sang que ma main leur présente,

Avant Tirésias, calmer leur soif ardente.

 

    A mes premiers regards Elpénor vint s'offrir (3)

J'ignorois les malheurs qui l'avoient fait périr ;

Au palais de Circé laisse sans sépulture,

 
50

Son âme aux bords du Styx erroit a l'aventure.

Je le vis, & les pleurs coulèrent de mes yeux.

 

    Quoi ! c'est vous, Elpénor par quel sort malheureux

M'avez-vous devancé dans l'infernal empire (4)!

 

    Elpénor, à ces mots, me regarde & soupire.

 

 
55

    Ulysse, me dit-il, la main d'un Dieu vengeur,

Ou plutôt mes excès ont causé mon malheur.

Sur le toit de Circé, dans une douce ivresse,

Je goûtois du sommeil l'insensible mollesse ;

Les charmes de Bacchus unis à ses pavots,

 
60

Avoient sur tous mes sens fait régner le repos ;

J'entends du bruit, je cours, me précipite, & tombe.

Ulysse, accordez-moi les honneurs de la tombe,

Au nom de votre épouse & d'un père chéri,

Et d'un fils, votre espoir, en vos foyers nourri :

 
65

Vous devez de Circé revoir encor la rive,

Ami, souvenez-vous de mon ombre plaintive,

Et ne permettez point que, privé de vos pleurs,

Délaissé sur ces bords, sans tombeau, sans honneurs,

J'invoque contre vous la céleste colère.

 
70

Brûlez sur un bûcher ma dépouille guerrière,

Et, par un monument digne de souvenir,

Apprenez mon malheur aux siècles à venir (5).

 

    Aux longs gémissemens de cette ombre éplorée,

Je sentis, mais en vain, mon âme déchirée ;

 
75

Je fais briller mon glaive, & mon bras étendu

L'écarté encor du sang dans la fosse épandu.

 

    Cependant à sa voix je soupire & m'écrie :

Ami, ne craignez point que mon cœur vous oublie.

 

   Je parle, & du milieu de ces Morts assemblés,

 
80

Ma Mère vint s'offrir à mes yeux désolés,

Ma Mère, que jadis, partant pour la Phrygie,

Je laissai loin encor du déclin de la vie.

Je la vis, je frémis ; mais une dure loi

Forçoit ma main tremblante à l'écarter de moi,

 
85

Quand de Tirésias l'ombre trop attendue,

Parut, le sceptre en main, & s'offrit à ma vue.

 

    Malheureux ! qui t'appelle, en ce triste séjour ?

Pourquoi, dit-il, quittant la lumière du jour,

Viens-tu, dans cet empire entouré de ténèbres,

 

90

Repaître tes regards de spectacles funèbres ?

Si tu veux que ma voix contente ton desir,

Laisse-moi de ce sang m'abreuver à loisir.

 

    J’entendis ses discours, mon ame en fut frappée,

J'obéis ; au fourreau je remis mon épée :

 

95

Il vint, &, s'abreuvant de nos effusions,

Donna libre carrière à ses prédictions.

 

    Garde-toi de penser, o malheureux Ulysse,

Que sans peine & sans soins ton espoir s'accomplisse ;

Neptune courroucé te veut encor punir

 

100

Des tourmens qu'à son fils ton bras a fait souffrir.

Mais lorsque ton Vaisseau, triomphant de l'orage,  

Aura de Trinacie abordé le rivage (6),

Si tu peux de ton cœur & de tes Compagnons

Réprimer les desirs, régler les passions ;

 

105

S'ils savent, retenus par une crainte utile,

Respecter les troupeaux répandus en cette île,

Ces troupeaux consacrés à cet Astre éclatant

Qui, du sommet des Cieux, les voit & les entend ;

La route qu'ils cherchoient, à leurs vœux est ouverte ;

 
110

Autrement, c'en est fait, je te prédis leur perte.

Leur Navire, avec eux, dans les eaux submergé,

Satisfera le Dieu qu'ils auront outragé ;

Et toi-même, échappé de ce triste naufrage,

Si d'Ithaque jamais tu revois le rivage,

 

115

Sur un Vaisseau chargé de Rameurs étrangers (7),

Tu dois en ton palais trouver d'autres dangers,  

Des Mortels orgueilleux dont l'insolente trame

Conspire à t'enlever & tes biens & ta femme.

Eux punis, autres soins ; une rame à la main,

 

120

Il te faudra, suivant un pénible chemin,

Parvenir jusqu'au sein d'une vaste contrée,

Où Thétis & son onde est encore ignorée,

Où le sel bienfaisant n'assaisonna jamais

Des habitans grossiers les insipides mets ;

 

125

Où jamais les Vaisseaux, à la rame dociles,

N’apprirent à voler sur les ondes mobiles (8).

Et quand l'œil abusé d'un autre Voyageur

Croira voir en ta main l'instrument du Vanneur,

Songe à quitter ta rame, à l'enfoncer en terre,

 

130

A présenter au Dieu que l'Océan révère,

Un sanglant sacrifice & de boucs & d'agneaux,

En ta patrie alors vas goûter le repos,

A tous les Immortels offre des hécatombes ;

Enfin, lorsque le Sort voudra que tu succombes,

 
135

Un trépas fortuné lancé du sein des mers (9),

Terminera tes jours fameux dans l'Univers,

Et tes Sujets en pleurs béniront ton empire.

Voilà les vérités que j'avois à te dire.

 

     Il se tait ; Aussitôt, tremblant & concerné :

 
140

Soumettons-nous au sort par les Dieux ordonné,

Lui dis-je, Roi puissant ; que votre voix m'éclaire.

Ne vois-je point ici le spectre de ma Mère !

Pourquoi triste & tremblante à mes regards surpris,

N'ose-t-elle aborder, interroger un fils ?

 

 
145

    Écoute-moi, je vais, répondit le Prophète,

Éclaircir les soupçons de ton ame inquiète.

Les Ombres que ton bras ici laisse approcher

Et goûter de ce sang que tu viens d'épancher,

Peuvent seules pour toi, parmi tant de fantômes,

 

150

Interrompre la paix des ténébreux royaumes.

Du Devin, à ces mots, l'ombre s'échappe & fuit

Dans le vaste séjour de l'éternelle nuit.  

 

    Ma Mère alors se lève, & vient, d'un pas rapide,

Boire ce sang versé dont elle étoit avide :

 

155

Elle me reconnoît ; je l'entends soupirer,

Et me dire : « Mon Fils, qui t'a fait pénétrer

Dans cet empire obscur aux vivans redoutable ?

Comment as-tu franchi cette enceinte effroyable,

Ces bords que l'Océan, tel qu'un vaste rempart,

 
160

Aux Mortels curieux ferme de toute part ?

Errant parmi les mers, la Fortune jalouse

Te cache-t-elle encore Ithaque & ton Épouse ?

 

    Je suis venu, fidèle à de suprêmes loix,  

Du Prophète Thébain interroger la voix,

 
165

Lui dis-je ; & les tourmens où mon cœur est en proie,

Semblent venger sur moi tous les malheurs de Troie.

Je cherche en vain Ithaque, &, m'égarant toujours,

Dans de longues douleurs je consume mes jours.

Mais vous, ma Mère, hélas ! vous qui m'êtes rendue,

 
170

Comment en ce séjour êtes-vous descendue ?

Et mon Père, & mon Fils, laissés dans mon palais,

Que sont-ils devenus! jouissent-ils en paix

Des trésors que le Ciel me transmit en partage ?

Le Sort en d'autres mains mit-il mon héritage ?

 
175

Mon Épouse, fidèle aux liens les plus doux,

Conserve-t-elle encor son cœur à son Époux ?

A-t-elle de mon Fils élevé la jeunesse ?

A-t-elle en d'autres nœuds engagé sa tendresse ?

 

    Fidèle à son amour, ainsi qu'à son devoir,

 
180

Ton Épouse, dit-elle, en proie au désespoir,

Consume le long cours des nuits & des journées

A pleurer en secret ses tristes destinées.

Ton héritage encore est dans la main d'un Fils

Qui, parmi ses Sujets, trouve un peuple d'amis.

 
185

Il préside aux festins que leur amour lui donne,

Tandis qu'à ses ennuis ton Père s'abandonne (10)

Et, loin de la Cité, dans les champs retiré,

Gémit seul, sans secours, & languit ignoré,

Sans permettre à ses sens glacés par la vieillesse, 

 
190

L'appareil consolant d'une douce mollesse. 

L'hiver, auprès du feu, sur la cendre étendu,  

Il cherche un vain repos que son cœur a perdu ;  

Et lorsque de l'été la douce & chaude haleine

Fait flotter les épis qui jaunissent la plaine,

 
195

Des feuilles de ses bois il se compose un lit, 

Il y consume en pleurs les heures de la nuit,

Il pleure ; mais il vit. Moi, j'ai vu mes années 

Se flétrir & céder au poids des Destinées :  

Je n'en puis accuser Diane, ni ses traits,

 
200

Ni d'un mal violent les rigoureux accès ;

C'est mon amour pour toi, mes douleurs & mes plaintes,

Qui seules du trépas m'ont porté les atteintes (11).

 

    Elle dit ; je l'écoute, & tremblant, attendri,

Je voulus embrasser ce Phantôme chéri. 

 
205

Trois sois je m'élançai vers l'ombre de ma Mère, 

Et trois fois, insensible à ma douleur amère, 

Elle suit de mes bras, comme un songe inconstant,

Ou comme une vapeur que dissipe le vent (12).

Enfin poussant un cri, je m'arrête & l’appelle.

 

 
210

   Ma Mère, m'écriai-je, ah ! pourquoi, trop cruelle,

Vous refuser aux vœux, aux soupirs de mon cœur ?

Que ces embrassemens calmeroient ma douleur !

Que nos soupirs mêlés, que nos communes larmes,  

Même en ces trilles lieux auroient pour moi de charmes !  

 
215

Eh quoi ! ne seriez-vous qu'un fantôme fâcheux,

Qui vient combler mes maux, loin de flatter mes vœux ?

La Reine des Enfers sans doute ici m'abuse.

 

     Non, mon Fils, c'est en vain que ta douleur l'acculé,

Dit-elle ; écoute-moi, trop malheureux Mortel ; 

 
220

Ne sais-tu point du Sort quel est l'ordre éternel  

Ignores-tu qu'au sein des ténébreux royaumes,

Les hommes ne sont plus que de légers fantômes,  

Qui, laissant leur dépouille au fond des monumens   

Demeurent dépourvus de chairs & d'ossernens  

 
225

Ces ossemens, ces chairs, séparés de leur ame,

Sur un triste bûcher, sont en proie à la flamme.

L'ame fuit comme un songe à l'approche du jour.

Quitte ces lieux, retourne au terrestre séjour ;  

Vas, de ces entretiens conservant la mémoire,

 
230

A ton Épouse un jour en raconter l'histoire.

 

    Tandis que ces discours nous occupoient tous deux,  

Les Femmes des Héros, des Rois les plus fameux,  

S'avançoient à grands pas du fond des rives sombres.  

Proserpine conduit ces infernales Ombres

 
235

Vers ce sang où chacune aspire à se plonger.

Je brûle de les voir, de les interroger ;

Je fais briller mon glaive, & ma main menaçante

Les admet tour-à-tour à la liqueur sanglante.

 

    Tyro, de qui jadis on vanta les aïeux,

 
240

S'avança la première & s'offrit à mes yeux :  

Fille d'un Roi puissant, du vaillant Salmonée (13),  

L'hymen au fils d'Éole unit sa destinée ;  

Mais le Fleuve Énipée avoit gagné son cœur.

Elle alloit sur ses bords lui prouver son ardeur,

 
245

Quand Neptune, empruntant la forme d'Enipée,

Abusa des amours de la Nymphe trompée ;  

Il sut, la dérobant aux yeux de son rival,  

Se former un rempart d'un liquide crystal.  

Le flot s'élève aux Cieux, & sa cime écumante  

 
250

Cache aux rayons du jour Neptune & son Amante.

Il la tient en ses bras, &, toujours déguisé, 

Jouit des doux transports de son cœur abusé.  

Mais enfin le Dieu parle: « Allez, jeune Princesse,  

Ne vous reprochez point une heureuse foiblesse ;  

 
255

Avant que cette année ait achevé son cours,

Deux fils seront le fruit de nos tendres amours.

Le lit des Immortels ne fut jamais stérile.

Gardez-en le secret ; dans un séjour tranquille

Élevez nos enfans, qu'ils vous soient toujours chers,

 
260

Je suis le Dieu puissant qui règne sur les mers.

 

    Il dit, & disparoît sous la vague troublée.

La Nymphe mit au jour Pélias & Nélée ;

Nélée assis long-temps au trône de Pylos,

Tandis que Pélias régnoit dans Iolcos (14).

 

 
265

    Antiope parut ; je vis la Beauté fière

Qui soumit à ses loix le Maître du tonnerre,

Et qui, s'applaudissant de ses nobles destins,

Eut deux gages fameux de ses nœuds clandestins,

Amphion & Zéthus, qui, dans Thèbe aux sept portes,

 
270

Enfermèrent jadis leurs vaillantes cohortes,

Et, voulant à la paix y consacrer leurs jours,

Ceignirent leur Cité de remparts & de tours.

 

    Mes yeux virent l'épouse & la mère d'Alcide ;

Alcmène mit au jour ce Héros intrépide,

 
275

Et, sans trahir l'amour d'un époux glorieux,

Le conçut dans les bras du Souverain des Dieux.

 

    J’aperçus la Beauté qui, trop infortunée,

S'unit avec son Fils par les nœuds d'hyménée.

L'un à l'autre inconnus, entraînés par le Sort,

 
280

Ils cédèrent, sans honte, à leur affreux transport.

OEdipe, tout sanglant du meurtre de son père,

Souilla le chaste lit d'Épicaste sa mère.

Mais les Dieux aux Mortels dévoilant ces horreurs (15)

Épicaste ne put survivre à ses douleurs,

 
285

Et, par un nœud fatal, à son toit suspendue,

Mit fin au desespoir de son ame éperdue,

Laissant dans son palais OEdipe abandonné

A toutes les fureurs de l'Enfer déchaîné.

 

    Je vis Chloris, je vis cette Nymphe charmante

 
290

Qui jadis de Nélée & l'épouse & l'amante,

Par sa seule beauté mérita que ce Roi,

Avec tous ses trésors, lui consacrât sa foi (16).

Dans les murs de Pylos, une jeune Princesse

Fut le fruit le plus doux de leur vive tendresse ;

 
295

Jamais rien de plus beau ne parut sous les Cieux.

Mille Amans envioient un bien si précieux ;

Mais, voulant d'un grand prix faire payer ses charmes,

Nélée à Mélampus offrit bien des alarmes.

Il fallut qu'engagé dans de hardis travaux,

 
300

Il allât d'Iphiclès enlever les troupeaux. 

Mélampus y courut ; son audace fut vaine,

Il fut vaincu. Chargé d'une effroyable chaîne,

Il attendit enfin qu'après un an entier,

Iphiclès adouci daignât le délier (17).

 

 
305

   Je vis Léda, je vis la Nymphe fortunée

A qui jadis Tyndare unit sa destinée ;

Léda, dont les deux fils, & Pollux & Castor,

Eurent un même cœur, ainsi qu'un même sort ;

Également amis du Maître du tonnerre,

 
310

On les voit tour-à-tour descendre sous la terre,

Tour-à-tour s'élevant vers le palais des Cieux,

Y jouir des honneurs dont jouissent les Dieux.

 

    Je vis voler vers moi la belle Iphimédie,

Jadis au Dieu des mers secrétement unie.

 
315

Deux énormes Géans que son sein mit au jour,

Surent les heureux fruits qu'elle eut de cet amour.

Avec étonnement la Terre les vit naître (18),

Croître de jour en jour, & bientôt disparoître.

Orion seul, aux yeux de l'Univers surpris,

 
320

De la beauté sur eux eût obtenu le prix.

Ils n'avoient pas neuf ans, que leur audace altière

Jusqu'au séjour des Dieux voulut porter la guerre ;

Sur l'Olympe déjà, dans leur ambition,

Ils entassoient Ossa, sur Ossa Pélion (19).

 
325

Ils franchissoient les Cieux, si, prévenant cet âge

Qui dût avec leur force augmenter leur courage,

Apollon n'eût puni leur insolent effort,

Et dans leur vaste sein sait pénétrer la mort.

 

    Je vis Phèdre & sa soeur, Ariane abusée

 
330

Par les conseils flatteurs de l'aimable Thésée.

Fille du roi Minos, elle avoit autrefois

Du Héros qui l'aimoit osé suivre la voix ;

Elle quitta la Crète, & voloit vers Athène,

Quand de son imprudence elle subit la peine.

 
335

Bacchus, que dans Naxos elle avoit outragé,

Par la main de Diane aussitôt fut vengé (20).

 

    Je vis avec Maira cette Ériphyle impie (21),

Qui du Roi son époux osa vendre la vie.

Combien d'autres sujets rempliroient mes discours !

 
340

Mais l'ombre qui s'avance en arrête le cours.

Pour goûter le repos où la Nuit nous invite,

Princes, qui m'écoutez, souffrez que je vous quitte.

 

    Il dit : les auditeurs étonnés & muets,

D'un long enchantement ressentoient les effets ;

 
345

Lorsqu'enfin Arête : « Phaeaciens, dit-elle,

Quels charmes, quel esprit, quelle grâce immortelle

Brillent dans ses discours, éclatent dans son air !

Vous devez l'honorer, il doit vous être cher,

C'est mon Hôte ; daignez conformer vos largesses,

 
350

Bien moins à ses besoins qu'à vos grandes richesses.

C'est pour de tels bienfaits que les Dieux souverains

D'une heureuse abondance ont enrichi nos mains.

 

    Écoutez tous, Amis, cette voix souveraine,

Dit le vieux Échéneus, contentez votre Reine,

 
355

Et, de la bienfaisance accomplissant la loi,

Réglez vos soins nouveaux sur l'exemple du Roi.

 

    Cet exemple imposant que l'équité demande,

Dit le Roi, puisqu'enfin en ces lieux je commande,

Je vais vous le donner. Étranger généreux,

 
360

Daignez jusqu'au matin demeurer en ces lieux,

Ma main de nos présens veut combler la mesure.

 

    Votre bonté, grand Roi, sans peine me rassure,

Répond le sage Ulysse ; & quand de vos bienfaits

Il me faudroit un an attendre les effets (22),

 
365

Loin de vous accuser, mon cœur sans défiance

En concevroit encor la plus vive espérance.

Comblé de vos faveurs, chargé de vos présens,

Je jouirois ici de vos soins bienfaisans,

Et dans Ithaque un jour remportant vos largesses,

 
370

J'obtiendrois les honneurs qu'entraînent les richesses.

 

    Ah ! dit Alcinoüs, que vous flattez nos cœurs !

Vous n'êtes point semblable à ces hommes trompeurs,

Dont la Terre nourrit l'inépuisable race,

Qui, toujours revêtus d'imposture & d'audace,

 
375

Se font un jeu cruel d'abuser lâchement

L'homme simple, aveuglé par leur déguisement.

Une aimable candeur en vos discours empreinte (23)

Ne nous a pas permis d'y soupçonner de feinte.

Nul Chantre n'eût jamais mieux chanté tous vos maux,

 
380

Mieux célébré des Grecs les pénibles travaux.

Poursuivez : Dites-moi, dans ce lieu de ténèbres,

Vos yeux n'ont-ils point vu quelques Guerriers célèbres,

De ces Rois immolés sur les bords Phrygiens ?

La nuit est longue encore, &, dans ces entretiens,

 
385

Je la verrais sans peine achever sa carrière,

Avant que le sommeil vînt fermer ma paupière.

 

    Grand Roi, puisqu'en effet l'espace de la nuit

Laisse encor trop, de temps au sommeil qui la fuit,

Dit Ulysse, il faut donc d'une histoire funeste

 
390

Vous raconter ici le lamentable reste,    

Vous dire tous ces Rois qu'avant de succomber,

Au pied de ces remparts Ilion vit tomber,

Et ceux qu'en leur retour la Fortune jalouse

Immola sous les coups d'une perfide épouse.

 

 
395

    Quand la Reine des morts eut chassé loin de moi

Ces femmes dont le nombre augmentoit mon effroi,

L'ombre d'Agamemnon, dans la douleur plongée,

Parut ; il conduisoit, autour de lui rangée,

La foule des Guerriers, qui, partageant son sort,

 
400

Dans la maison d'Égisthe avoient trouvé la mort.

Vers cette effusion des Ombres si chérie,

Il approche & s'y plonge, il me voit & s'écrie,

Et, poussant des sanglots, les yeux de pleurs trempés,

Étend vers moi ses bras incertains & trompés.

 
405

Ne pouvant l'embrasser, je soupire, & je pleure.

 

    Qui vous a donc conduit dans la sombre demeure,  

Lui dis-je, roi des Grecs, puissant Agamemnon ?  

Neptune, contre vous déchaînant l'Aquilon,  

A-t-il fini vos jours par un triste naufrage ?  

 
410

Ou des Peuples hardis ont-ils, sur le rivage,

Pour défendre leurs murs, leurs biens & leurs troupeaux,

Précipité vos pas dans la nuit des tombeaux ?

 

    Ulysse, me dit-il, non, dans mon infortune,

Je ne puis accuser ni les Vents, ni Neptune,

 
415

Ni d'un Peuple étranger les belliqueux efforts ;

La main d'Égisthe seul m'a conduit chez les Morts ;

C'est lui qui, secondé de ma Femme coupable,

Fut le perfide auteur de mon sort déplorable,

M'égorgea lâchement dans un festin cruel,

 
420

Comme un taureau choisi qu'on présente à l'autel.

 

    Je vis autour de moi mes Amis magnanimes

Immolés sans vengeance, ainsi que des victimes

Dont le sang doit sceller un hymen fastueux.

Souvent dans les horreurs d'un combat périlleux,

 
425

Vos yeux ont vu régner le meurtre & le carnage ;  

Mais combien plus terrible étoit l'affreuse image,  

De ces corps expirans l'un sur l'autre entassés

Sous les sanglans débris des vases renversés,

Tant de vin & de sang ruisselant sur la terre !

 
430

Au moment que la mort pesoit sur ma paupière,

J'entendis de Cassandre un lamentable cri ;

Je vis, Dieux ! quel objet pour mon cœur attendri !

J'aperçus près de moi Clytemnestre en furie,

Recherchant dans son sein les restes de sa vie.

 
435

En vain, pour la fléchir en ces extrémités,

Je levois, en mourant, mes bras ensanglantés (24);    

La cruelle, sur moi lançant un œil farouche,  

Dédaigna de fermer & mes yeux & rna bouche,

Et, me gardant sa haine aux portes du tombeau,  

 
440

Sembloit jouir encor de mon tourment nouveau. 

Quel monstre plus affreux qu'une femme perfide,  

Qui nourrit ses amours d'un projet homicide,  

Et, ne connoissant plus ni pudeur, ni raison,

Ne respire en son cœur que meurtre & trahison ?

 
445

Hélas ! je me flattois, à mes desirs en proie,  

Qu'au sein de ma maison j'allois porter la joie ;

Que ma Femme, mes Fils, après de longs tourmens,

Alloient jouir enfin de mes embrassemens.

Hélas ! il a fallu que cette femme impie

 
450

Répandît sur son nom la honte & l'infamie,

Déshonorât son sexe, &, par ce souvenir,

Flétrît la vertu même aux yeux de l'avenir.

 

    Dieu puissant, m'écriai-je, ainsi par leur audace,

Deux femmes ont d'Atrée humilié la race !

 
455

Hélène à nos Guerriers coûta des flots de sang ;

Clytemnestre en fureur vous déchire le flanc.

 

    Gardez-vous donc, dit-il, d'abandonner votre ame (25)

A l'empire absolu que prétend une femme ;

N'allez pas, sans réserve, épris de ses attraits,

 
460

De votre cœur séduit lui porter les secrets.

Non qu'une Épouse sage & justement chérie,

D'un sort pareil au mien menace votre vie.

Pénélope, fidèle à l'amour, au devoir,

Dans ses bras innocens brûle de vous revoir ;

 
465

Et ce Fils si chéri, qu'en partant pour la guerre

Vous laissâtes encor sur le sein de sa Mère,

Vous l'allez retrouver plein d'audace & d'ardeur ;

De son illustre sang il soutient la splendeur ;

Il charmera vos yeux, & ses douces caresses  

 
470

Vous rendront chaque jour le prix de vos tendresses.

Mais moi, quel sut mon sort ! on ne m'a pas permis

De revoir, d'embrasser mon Oreste, mon fils ;

Je le cherchois des yeux, quand sa Mère en furie

Me frappa d'un poignard, & m'arracha la vie.

 
475

Ah ! s'il n'est point aussi victime de la mort (26),

N'avez-vous chez les Grecs rien appris de son sort.

Dans les murs de Pylos, de Sparte & d'Orchomène,

Ne vous a-t-on rien dit qui pût charmer ma peine ?

 

    Prince, sans vous flatter par des discours trop vains,

 
480

Lui dis-je, de ce Fils j'ignore les destins ;

Je ne sais s'il est mort, ou s'il voit la lumière.

 

    Je lui partais encore, & ma douleur amère

Mêloit a ses soupirs des pleurs & des sanglots,

Quand je vis accourir les âmes des Héros,

 
485

Antiloque, Patrocle, & le Fils de Pelée,

Et du vaillant Ajax l'ombre encor désolée.

 

    Achille le premier m'aperçoit & gémit.

 

    Ulysse, sur ces bords, quel Dieu vous a conduit,  

Me dit-il ? & comment votre audace invincible  

 
490

A-t-elle pu franchir ce lieu sombre & terrible,  

Où, privés de leurs sens, les lamentables Morts

Ne sont plus déformais que les ombres des corps !

 

    Achille, digne sang d'une illustre Déesse,

Lui dis-je, vous, l'honneur & l'appui de la Grèce,

 
495

Je cherche en vain Ithaque ; aux malheurs destiné,

Je ne puis retrouver les lieux où je suis né.

Je suis venu, lassé de ces cruels obstacles,   

Du Prophète Thébain consulter les oracles.

Ah ! tandis que du Sort j'éprouve le courroux,

 
500

Quel Héros sut jamais plus fortuné que vous ?

Vivant, la Grèce entière aux Phrygiens rivages,

Entre les Dieux & vous partageoit ses hommages :

Vous mourez ; & les Morts, soumis à votre loi,

Sont tels que des Sujets tremblans devant leur Roi.

 
505

Pourquoi saut-il encor que votre cœur soupire ?

 

    Eh ! que me parlez-vous de Sujets & d'Empire,

Ulysse, répond-t-il  ces biens dont j'ai joui,

Ces titres, ces honneurs, tout est évanoui ;

Et je préférerois la pénible misère (27)

 
510

Du Mortel que nourrit un travail mercenaire,

Au frivole bonheur de régner sur les Morts.

Mais, dites-moi ; mon Fils, par de nobles efforts,

Se montre-t-il jaloux de marcher sur mes traces ? 

Pelée a-t-il langui sous le poids des disgrâces ?

 
515

Courbé par la vieillesse, & privé de son Fils,  

Est-il de ses Sujets l'amour ou le mépris  

Il a perdu ce Fils qui le pouvoit défendre.  

Ah ! si dans son palais le Sort me pouvoit rendre,  

Tel qu'Ilion me vit en nos combats sanglans,

 
520

Je saurois bien venger l'honneur de ses vieux ans.

 

     Il dit ; je lui réponds : « Sur les destins d'un Père,

Mon cœur, qui vous chérit, ne peut vous satisfaire ;

Mais sur le sort d'un Fils, digne de ses Aïeux,  

Je puis vous informer de ce qu'ont vu mes yeux.  

 
525

C'est moi qui l'amenai, plein d'ardeur & de joie,

Des rives de Scyros aux campagnes de Troie.  

Déjà dans les Conseils votre généreux Fils  

Faisoit, parmi nos Rois, respecter ses avis ;

D'Ulysse & de Nestor la longue expérience,

 
530

Seule pouvoit encor éclipser sa prudence.  

Au milieu des combats, du même honneur jaloux,

On le voyoit souvent porter les premiers coups.

Que vous dirai-je ici de la foule vulgaire

A qui son bras vainqueur fit mordre la poussière ?

 
535

Un seul trait peut suffire. Un des Chefs d'Ilion,

Le plus beau des Troyens, après le beau Memnon,

Le fils de Téléphus, le vaillant Eurypyle,

Signala, par sa mort, le bras du fils d'Achille,

Et mille Combattans qui marchoient sur ses pas (28),

 
540

Périrent près de lui sans venger son trépas.

 Mais au jour où de Troie avançant la ruine,

J'enfermai nos Héros dans la vaste machine,

Que je devois ouvrir & fermer à mon gré,

Quelle flamme éclatoit dans son cœur enivré !

 
545

Tandis que de nos Rois la pâleur & les larmes

Annonçoient leur effroi, déceloient leurs alarmes,

Lui seul, le front serein, l'œil sec, brûlant d'ardeur,

De mes retardernens accusoit la lenteur,

Saisissoit tour-à-tour & son glaive, & sa lance,

 
550

Et me prioit d'ouvrir le champ à sa vaillance.

Ce champ s'ouvrit enfin, les remparts d'Ilion

Virent régner la mort & la destruction ;

Et votre fils, chargé d'une honorable proie,   

Partit, en triomphant, des rivages de Troie.

 

 
555

    Satisfaite, à ces mots, l'Ombre s'échappe & fuit,

Et s'enfonce à grands pas dans l'horreur de la nuit.

Les autres s'avançoient, & de leurs voix plaintives,

Faisoient mugir au loin les échos de ces rives.

L'ame seule d'Ajax, dédaignant d'approcher,  

 
560

Par ses sombres regards, sembloit me reprocher        

Ce défi malheureux, où ma triste victoire       :

Par de cruels regrets me fit payer ma gloire,

Ce funeste débat, ordonné par Thétis,

Dont l'armure d'Achille étoit le noble prix.

 
565

Juges de ce combat, qui coûta tant de larmes,

Les Troyens & Pallas me donnèrent ces armes.

Que n'ai-je été vaincu ! nous n'aurions pas pleuré

La mort d'un si grand homme ainsi deshonoré.

 

    Ajax, lui dis-je, eh quoi ! votre courroux extrême,

 
570

Jusqu'au sein des Enfers est-il encor le même

Devez-vous à jamais garder le souvenir

D'un défi dont les Dieux ont trop su nous punir.

Périsse cette armure, & ce débat funeste, 

Qui signala sur nous la colère céleste !

 
575

Par quels maux plus sanglans, Jupiter en courroux

Pouvoit-il sur la Grèce appesantir ses coups

Vous, le rempart des Grecs, vous, dont le bras utile

Les consoloit déjà de la perte d'Achille ;

La Mort trancha vos jours, & ce trépas cruel  

 
580

Replongea tous les Grecs dans un deuil éternel.  

Approchez-vous, venez, écoutez ma prière,  

Et laissez à ma voix fléchir votre âme altière.

 

    Mais Ajax me lançant un regard furieux,  

S'éloigne, sans répondre, & suit loin de mes yeux. (29)

 
585

Peut-être eût-il rompu ce funeste silence,  

Si ma voix, de son cœur calmant la violence,  

L'eût forcé d'écouter mes douloureux accens ;  

Mais mille objets divers venoient frapper mes sens.

 

    Je vis Minos, je vis, dans ces royaumes sombres,

 
590

Le Juge redouté qui gouverne les Ombres ;

Sur son trône terrible, un sceptre dans ses mains,

Il prononçoit aux Morts ses décrets souverains.

 

    Je vis, parmi les prés qui bordent ces rivages,

Orion acharné sur des monstres sauvages,

 
595

Qu'il avoit autrefois, au milieu des forêts,

Frappés de sa massue, abattus sous ses traits.

Il les poursuit toujours, & ce Géant terrible

Contre eux signale encor sa valeur invincible.

 

    Je vis le plus affreux, le plus fier des Géans,

 
600

Que la Terre jamais ait conçu dans ses flancs.

C'étoit le noir Tytie ; étendu sur le sable (30)

Il couvroit neuf arpens de son corps effroyable

Sans cesse deux vautours enfoncés dans son sein,

Assouvissoient sur lui leur renaissante faim.

 
605

Ses maux vengeoient Latone, &, par leur violence,

Lui faisoient expier sa brutale insolence.

 

    Mes yeux ont vu Tantale & son affreux tourment.

Debout, au sein d'un lac, dont le flot écumant  

Venoit baigner les bords de ses lèvres arides,  

 
610

Il brûloit de plonger dans les ondes limpides ;

Mais sitôt que la sois dont il est possédé,

Vers le crystal des eaux courboit son front ridé,  

L'onde s'engloutissant, avant qu'il l'eût touchée,  

Ne laissoit à l'entour qu'une terre séchée.  

 
615

Cependant, à ses yeux, enchantés & séduits,  

Les arbres les plus beaux étalent tous leurs fruits,  

La pomme, la grenade, & la figue, & l'olive ;

Sa faim renaît alors plus ardente & plus vive,

Il voudroit les saisir ; mais ces fruits inhumains,

 
620

S'envolant dans les airs, s'échappent de les mains.

 

    Mes yeux virent Sisyphe, & cette énorme pierre,

Qu'avec de longs efforts il rouloit sur sa terre ;

Son corps demi-penché, ses bras sorts & nerveux,

Poussoient au haut d'un mont ce rocher raboteux (31)

 
625

Il alloit l'y porter ; mais la roche obstinée

S'échappoit, & soudain vers l'abyme entraînée,

Dans le fond du vallon rouloit en bondissant.  

Il recommence encor son travail impuissant ;

Inondé de sueurs, une vapeur humide (32)  

 
630

S'élève en tourbillons de sa tête livide.

 

   L'image enfin d'Hercule apparut à mes yeux.

Tandis que ce Héros assis parmi les Dieux,

Partage leurs festins & jouit des caresses

Que la charmante Hébé prodigue à ses tendresses ;

 
635

Son fantôme, semblable aux ombres de la nuit (33),

Étonne encor les Morts dont la foule le suit,

Plus pressés, plus bruyans que des oiseaux funèbres,

Jetant des cris aigus à travers les ténèbres.

Il tient en main son arc, & paroît menacer

 
640

Quelque monstre cruel qu'il s'apprête à percer.

J'admirai quelque temps sa ceinture guerrière ;

J'en contemplai la forme, & l'art, & la matière.

Des sangliers, des ours, des lions effrayans,

Des chasses, des combats, & mille exploits sanglans,

 
645

Peints sur ce baudrier formé pour le carnage,

Sont d'une habile main l'inimitable ouvrage (34).

Le fantôme me voit, il m'aborde & gémit.

 

   O toi, que le Destin en ces lieux a conduit,

As-tu, fils de Laërte, infatigable Ulysse,

 
650

D'un sort pareil au mien éprouvé la malice !

J'ai souffert bien des maux ; mais, tant que j'ai vécu,

Mon cœur par les dangers n'a point été vaincu.

Moi, fils de Jupiter, mon infortune extrême

Me fit d'un vil Tyran subir la loi suprême,

 
655

Et, docile à sa voix, aller aux sombres bords,

Ravir le Monstre affreux qui garde ici les Morts.

J'allai, je triomphai par une route sûre

Qu'ouvrirent sous mes pas & Minerve & Mercure.

 

    Il se tait, & retourne au ténébreux séjour.

 
660

Mille spectres divers s'approchoient à leur tour.

J'attendois en silence, & ma vue abusée,

Cherchoit Pirithous & le fameux Thésée ;

Mais la foule des Morts croissant autour de moi,

En poussant de grands cris, vint me glacer d'effroi.

 
665

J'eus peur que Proserpine, abandonnant son trône,

N'offrît à mes regards la tête de Gorgone.

Je cède à la terreur dont je me sens pressé ;

Je vole à mon Vaisseau sur la rive laissé ;

Avec mes Compagnons, que ma frayeur entraîne,

 
670

J'y monte, en déliant le câble qui l'enchaîne.

Nous partons ; & bientôt les Rameurs & les Vents

Nous sont voler au loin sur les flots écumans.

 

  

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Ce Livre, que les Anciens désignoient sous le titre de la Nécromantie, est non-seulement intéressant par l'imagination du Poëte, & par la connoissance qu'il nous donne des opinions antiques sur l'existence de l'ame après la mort, mais encore par la magnifique imi­tation que Virgile en a faite dans son VI Livre 1

 

(2) Les Cimmériens habitoient la Chersonèse Taurique ; mais ceux qui ont voulu que la scène de la Nécromantie se soit passée en Italie, n'ont pas manqué d'y transporter les Cimmériens, ou de supposer qu'Homère avoit prêté aux lieux où Ulysse avoir évoqué les morts, des particularités qui n'appartenoient qu'au pays des Cimmériens. Qu'il me soit permis de renvoyer encore le Lecteur à la Dissertation sur les Voyages d'Ulysse.

 

(3) C'est ainsi que, dans l’Énéïde, l'ombre de Palinure est la première qui aborde Énée dans les Enfers, & lui demande les honneurs de la sépulture. L'imitation est complette ; excepté que dans le Poëme latin, Palinure est malheureux, quoiqu'innocent, & que dans l'Odyssée, Elpénor est coupable & justement puni.

 Te, Palmure, petens, tibi tristia somnia portans

 Insonti. Lit. V.

 

(4) Le texte dit : Comment êtes-vous venu plus vite à pied que moi avec mon Vaisseau ! Eustathe remarque que cette pensée a quelque chose de plaisant, & de propre à faire rire le Lecteur ; mais Madame Dacier, en commentant la pensée du Commentateur, l'a rendue encore plus ridicule. Le Lecteur épanoui, dit-elle, rira de cette idée, d'une ame à pied qui descend plus vite aux Enfers, qu'un homme vivant qui va par mer, & qui a eu les vents favorables. Eustathe, d'ailleurs, re­marque seulement que l’expression d'Ulysse est susceptible de plaisanterie ; mais il ne dit point, comme Madame Dacier le lui fait dire, qu'Ulysse plaisante sur la diligence d'Elpénor, De semblables commen­taires méritent d'autant mieux d'être relevés, qu'ils ne sont que trop capables d'égayer, mal-à-propos, le Lecteur aux dépens du Poëte.

 

(5) Le texte ajoute : Mette sur mon tombeau la rame dont je me suis servi quand j'étais au nombre de vos Compagnons.

 

(6) Voyez la Dissertation sur les Voyages d'Ulysse.

 

(7) Pope remarque sort bien que cette particularité est impor­tante au dessein d'Ulysse, & qu'il ne pouvoit pas manquer d'obtenir des Phaeaciens le Vaisseau qu'il leur demandoit, en leur persuadant que cette complaisance de leur part avoit été prédite par Tirésias. C'est ainsi qu'Homère a l'art de faire rentrer les épisodes dans le sujet principal.

 

(8) Le texte dit : Où l'on ne connaît point les rames, qui sont les ailes des Vaisseaux.

Pope croit que le Poëte veut peindre ici l'étonnement naturel aux peuples, qui, la première fois, virent des Vaisseaux voguer sur la mer, & prirent les rames ou les voiles des Navires pour des ailes qui leur donnoient le mou­vement. C'est ce que Dryden a si bien représenté dans son Empereur Indien, Les premiers objets que j'aperçus étaient de grands arbres qui volaient sur les ondes ; ils portaient, au lieu de feuilles, des ailes immenses qui rassembloient le souffle de tous les vents ; au pied de ces arbres étaient des palais flottans, &c. C'est cette même idée que M. de Voltaire a rendue par ces châteaux ailés qui volent sur les eaux, Alzire, scène I.liv.

 

 (9) Tout ce que Tirésias dit ici à Ulysse sur sa destinée, est une tradition obscure qu'Homère a conservée, & que les Anciens ont interprétée chacun à leur manière. La plupart ont dit que Télégone, fils de Circé & d'Ulysse, avoit tué son père, sans le connoître, avec une épine de poisson, dont il avoit armé son dard ; mais le Scholiaste remarque que cette interprétation n'étoit pas celle des siècles voisins d'Homère.

Au reste, ces sortes d'Oracles ; qui servoient d'indications dans les grandes entreprises, n'étoient point sans exemple. Agénor, avant de bâtir la ville de Thèbes, consulta l'oracle d'Apollon, & apprit qu'il devoit aller dans la Phocide détourner une génisse du troupeau de Pélagon, la prendre pour guide, la suivre, s'arrêter dans l'endroit où elle se coucheroit, y faire des sacrifices, & y bâtir une ville. Voyez le Schol. d'Euripide, dans les Phœniciennes, (vers 651).

 

(10) Quel peintre a su jamais représenter comme Homère, les mœurs, les âges & les conditions ? Le vieux Laërte pleure son fils dans la solitude de la campagne ; Pénélope pleure son époux au fond de son palais. Télémaque regrette aussi son père ; mais la vivacité du jeune âge permet des distractions à sa douleur. Il affilie aux festins où son Peuple l'invite ; car ces sortes de festins publics donnés par le Peuple ou par les Rois, étoient en usage dans l'antiquité, lorsque le mot tyran n'étoit point encore connu.

 

(11) Les deux vers grecs que j'ai tâché de rendre, ont une douceur, une mollesse, un charme, dont aucune autre langue ne pourroit fournir d'exemple. Jamais le sentiment n'a parlé un langage plus énergique & plus simple. La langue d'Homère est la langue du sentiment par excellence. Assez de Commentateurs & de Critiques ont cherché à la faire connoître du côté de l'élévation, de la force, de la grâce, de la facilité qu'elle a pour imiter ; mais ni Denys d'Halicarnasse, ni Longin, ni les autres ne nous ont point dit ce que tout homme sensible éprouvera en lisant Homère ; que la flûte a des sons moins doux que n'en ont certains vers de ce Poète inimitable, lorsqu'il faut par l'accent, ainsi que par l'expression, faire passer au fond de l'âme les émotions les plus délicates. Les Lecteurs qui connoissent la langue originale, me sauront gré de leur remettre ici sous les yeux les deux vers du texte :

 ἀλλά με σός τε πόθος σά τε μήδεα, φαίδιμ᾽ Ὀδυσσεῦ,

σή τ᾽ ἀγανοφροσύνη μελιηδέα θυμὸν ἀπηύρα  

(vers 202/203)

   

(12)    Ter conatus ibi collo dore brachia circùm,

Ter frustra cemprensa manus essugit imago,

Par levibus venus, volucrique fimillima somno,

 Virg. AEneids VI, vers 700,

 

(13) Les Poètes postérieurs à Homère ont fait de Salmonée un impie, ou plutôt un fou, qui vouloit imiter le tonnerre, & se faire craindre comme un Dieu.

On ne sauroit imaginer combien, en général, les Mythologues ont brodé sur le fond qu'Homère leur a fourni, & combien ils l'ont souvent défiguré.

 

(14) Le texte ajoute que Tyro eut trois fils de son époux, savoir, AEson, Phérès, & Amythaon,

 

(15) Le mot ἀνάπυςα du texte est susceptible de beaucoup d'interprétations différentes ; celle que j'ai suivie dans mon second Mémoire sur les Mœurs des siècles héroïques, vol. XXXI, est différente de celle que j'ai adoptée ici. J'y ai traduit ce mot par celui de inaudita, ainsi qu'Hésychius l'a entendu. La signification que je lui donne ici répond à celle de vulgata, que lui donne Apollonius ; & Pausanias lui en donne une toute contraire. Liv. IX, chap. v.

   Épicaste, mère & femme d'OEdipe, est la même que les Poètes postérieurs ont nommée Jocasse. J'ai remarqué ailleurs que ce genre de mort auquel Epicaste se dévoue, ne fut guère connu dans les siècles héroïques, & que le sexe le plus foible étoit celui chez qui le suicide étoit alors plus commun. Voyez le second Mémoire sur les siècles hé­roïques, vol. XXXI des Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres.

 

(16) Le texte dit qu'elle étoit fille d'Amphion, qui régnoit dans Orchomène. C'est l'Orchomène des Miniens, dont j'ai parlé dans les notes du second Livre de l'Iliade.

 

(17) Properce fait mention de cette histoire, Liv. II.

Turpia perpessus vates est vincla Melampus,

Cogniius  Iphicli subripuisse boves,

Quem non lucra, magis  Pero sormosa coegit.

Il est inutile de rapporter tout ce que les Mythologues ont in­vente sur le compte de Mélampus, pour expliquer un trait d'histoire qu'Homère a raconte brièvement & obscurément. On y verroit que Mélampus étoit un Devin qui entendoit à merveille la langue des animaux, & qui donna à Iphiclès le pouvoir d'avoir des enfans.

Rien de si dégoûtant que les puérilités & les absurdités mythologiques qu'on a bâties sur les traductions d'Homère.

 

(18) Le texte dit qu'à l'âge de neuf ans ils avoient neuf coudées de large, & neuf aunes de haut, c'est-à-dire, que la hauteur de leur taille étoit le triple de leur largeur ; car l'aune, ὀργυιά, étoit de trois coudées, suivant Eustathe.

Nous avons peut-être ici, sans nous en douter, le secret des belles proportions dans les statures sortes. M. de Winkelman observe, dans son Histoire de l'art, que le nombre trois étoit, chez les Anciens, le fondement de toutes les proportions du corps humain. L'existence de ce principe, que bien des gens de l'art ignorent sans doute, est prouvée par les proportions de l'Hercule Farnèse, qui a pour largeur le tiers de sa hauteur. La connoissance qu'Homère avoit de ce principe, montre mieux que tout ce qu'on a dit jusqu'à présent, à quel point de perfection l'art du dessin étoit déjà parvenu de son temps.

 

(19) Il n'est personne qui ne connoisse la belle traduction que Virgile a faite de ce passage, cité par Longin comme un de ces endroits où le sublime règne de lui-même, & sans le secours des passions.

Ter sunt conati imponere Pelio  Ossam ,

Scilicet, atque Ossoe frondosum involvere Olympum.

Ces deux vers représentent parfaitement les efforts de ces Géans  pour entasser ces montagnes. Mais s'il y avoit quelque reproche à faire  à Virgile, ce ne seroit pas celui que lui fait Madame Dacier, d'avoir dérangé l'ordre de ces montagnes, & d'avoir mis la plus grande sur la plus petite ; ce seroit peut-être d'avoir altéré, par la beauté même de son expression, la simplicité qui constitue le sublime de cette grande image. Homère raconte cette entreprise aussi facilement que ces Géans l'exécutoient ; & voilà, sans doute, ce qui attira particulièrement l'admiration de Longin, qui sut si bien reconnoître le vrai su­blime dans ces paroles de la Genèse : Dieu dit : Que la lumière fait ; & la lumière fut.  Voyez le Traité du Sublime, chap. VII.

 

(20) Homère raconte cette histoire encore plus brièvement que je ne l'ai fait. Elle étoit apparemment si connue de son temps, qu'il ne crut pas devoir l'expliquer davantage. Eustathe & le Scholiaste nous disent que, suivant la tradition à laquelle Homère s'est conformé, Bacchus, offensé du peu de respect qu'Ariane avoit eu pour son temple, en s'y abandonnant à l'amour de Thésée, l'accusa devant Diane, qui la fit périr dans l'île de Dia ou Naxos. Mais les Mythologues postérieurs suivant la remarque d'Eustathe, ont sort étendu cette fable. Bacchus, suivant eux, l'enleva à Thésée, & la séduisit par une couronne d'or dont il lui fit présent. Ariane, & sa couronne, & jusqu'à son chien, furent ensuite mis dans les Cieux au nombre des constellations.

Si ceux qui ont écrit sur la Mythologie des Anciens avoient eu l'attention de distinguer les temps, & de montrer les progrès des opinions fabuleuses & des superstitions, ils auraient sait quelque chose d'utile pour la connoissance de l'esprit humain.

 

(21) Homère est encore plus bref sur l'histoire d'Ériphyle ; les Mythologues nous disent ce que ne dit point Homère, qu'Adraste ou Polynice firent présent de ce collier d'or à Ériphyle, & l'engagèrent à découvrir la retraite du Devin Amphiaraus son époux, qui s'étoit caché pour ne pas aller au siége de Thèbes ? où il lavoit qu'il devoit périr.

 

(22) Eustathe & Didyme ont eu raison de regarder cette réponse d'Ulysse comme un compliment & une défaite honnête, dignes d'un esprit aussi fin que l'étoit Ulysse. Il eût, sans doute, été bien fâché d'avoir un an à attendre ; mais il lui convenoit, par honnêteté, d'affecter moins d'impatience qu'il n'en avoit réellement,

 

(23) Madame Dacier traduit ainsi cet endroit : Il est vrai que vos paroles ont tout l'air de ces contes ingénieusement inventés ; mais vous avec un esprit trop solide pour vouloir tromper. Pope & Clarke rejettent, avec raison, cette interprétation. J'ai suivi le sens du Scholiaste, qui rend le mot μορφἡ par celui ευπρἐπεια. On pourroit même, laissant à ce mot son acception ordinaire, faire rapporter ἐδλαίé  à  μορφὴ &  à  φρένες.

 

(24) Je crois avoir saisi le vrai  sens de l'expression grecque. Madame Dacier, & Pope ensuite, en : ont pris un autre, & sont dire à Agamemnon, qu'il voulut, en  mourant, se jeter sur son épée pour se défendre, mais que Clytemnestre l'avoit mise à l'écart, νοσφίσατο. Clarke remarque judicieusement que l'exactitude grammaticale s'oppose à cette interprétation, puisque νοσφίσατο, qui est au moyen, signifie proprement amovit se, & se rapporte à Clytemnestre.

 

(25) Ceci n'est point une maxime jetée sans dessein par le Poète ; c'est un avis donné à Ulysse d'une manière générale, pour préparer de loin sa conduite dans le dénouement du Poème, & les précautions qu'il doit prendre avant de se découvrir à Pénélope.

 

(26) J'ai supprimé ici les deux vers 454 & 455 de l'original, qui m'ont paru déplacés, en ce qu'ils interrompent mal-à-propos la suite des pensées qui occupent le plus Agamemnon.

ἄλλο δέ τοι ἐρέω, σὺ δ᾽ ἐνὶ φρεσὶ βάλλεο σῆισιν·

κρύβδην, μηδ᾽ ἀναφανδά, φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν

 

 

(27) Cette réponse d'Achille a été sort critiquée, parce qu'elle n'a été, je crois, ni sentie, ni entendue. Platon rend ici Homère responsable du mauvais effet qu'une pareille maxime pouvoit produire sur l'esprit des jeunes gens, en les dégoûtant de la gloire, & leur faisant craindre la mort. Mais j'ai déjà observé ailleurs, que lorsque Homère parut, ce sut sans doute dans des temps semblables à ceux qui ont toujours vu éclore les grands génies, c'est-à-dire, dans un siècle où la douceur d'une paix tranquille succédoit à toutes les férocités d'une longue guerre. On commençoit à se désabuser des barbares plaisirs du carnage & de la destruction. Achille, au IX Livre de l'Iliade, avoit déjà fait entendre tout le prix qu'il attachoit lui-même aux douceurs d'une vie tranquille ;  & dans les  Enfers, il tient encore à peu-près le même langage.  J'ai tâché  de mettre  la réponse d'Achille  dans  son vrai point de vue,  en l'étendant  un  peu ; & je crois que ce morceau,  expliqué de cette façon, présente une des réflexions les plus profondes sur la vanité des grandeurs humaines, & des plus consolantes parmi celles qu'on peut adresser aux malheureux. Comment porterois-je envie au sort d'Achille, dira l'esclave, lorsqu'Achille bientôt sera dans le cas de me porter envie !

 

(28)   Le  texte  dit : Un grand nombre de Cétéens périrent, & les présens des femmes surent la cause de leur mort. Strabon ne dissimule, point que ce vers est une véritable énigme pour nous, & il avoit raison. Il n'y a qu'à voir seulement combien de sortes d'interprétations Eustathe donne de ces Cétéens. Les uns vouloient que ce fussent des   mercenaires ;  les autres, des peuples de Mysie ; les autres, des peuples d'Elée, à cause du fleuve  Cétéus qui coule dans cette partie de la Grèce ; les autres enfin, des  habitans  de Pergame. Cette dernière opinion se trouve appuyée par une médaille de Pergame, citée par Spanheim, sur laquelle on voit ces mots, ΗΡΩΣ ΕΥΡΥΠΥΛΟΣ, & par le nom du fleuve Cétius, qui traverse la ville de Pergame.

Il y auroit autant à dire sur ces présens des femmes, si on vouloit rapporter tout ce qu'ont dit les Scholiastes. Ayons le courage de rejeter toutes ces vaines connoissances, qui ne nous apprennent rien, & remarquons seulement qu'il n'y a point de vers obscur dans. Homère, qui n'ait été, pour les Anciens, un beau sujet de conjec­tures & d'amplification.

 

(29) Virgile, comme l'on sait, a imité ce silence éloquent. Didon disparoît ainsi devant Énée,  sans daigner lui répondre. Mais, ou je me   trompe, ou   cette   scène  si pathétique entre Ulysse & Ajax, perd bien de son expression entre deux Auteurs tels qu'Énée & son Amante. Énée, après avoir abandonné la malheureuse Didon, n'a que de  mauvaises raisons à fui ; alléguer,   &  ce sont encore les mêmes dont il l'avoit ennuyée en la quittant. Mais ici c'est un Héros qui en regrette un autre, & qui maudit, en   quelque sorte, la victoire malheureuse qu'il a remportée, & qui a privé la Grèce d'un homme tel qu'Ajax. Ces sentimens, ce semble, tiennent à une élévation d'âme bien plus touchante que les larmes du pieux Énée, & que le silence de son Amante ; surtout quand on la voit revoler dans les bras d'un Époux qu'elle avoit oublié, & lui rendre tendresses pour tendresses ; AEquatque Sichœus amorem.

L'inflexibilité d'Ajax a bien un autre caractère ; son silence est vraiment sublime ; il vous enlève, il vous associe à la fierté héroïque de ce grand homme.

 

(30) Si Virgile est souvent inférieur à Homère pour l'art des convenances, il saut avouer aussi qu'il fait quelquefois le surpasser par la richesse & l'élégance des détails. Avec quelles couleurs le Poëte Latin n'a-t-il pas représenté le supplice de ce Géant, dans cette paraphrase de la pensée d'Homère !

Nec non &  Tityon, terroe omniparentis alumnum,

Cernere erat, per tota novem cui jugera corpus

Porrigitur, rostroque immanis vuhur adunco

Immortale jecur tondens, sœcundaque poenis

Viscera, rimaturque epulis, habitatque sub alto

Pectore, me sibris requies datur ulla renatis.

Aen. lib. VI.

 

(31) Ce n'est pas sans raison que les Critiques, tels que Denys d'Halicarnasse, ont admiré l'har­monie imitative de ces vers, qui peignent si bien les efforts du malheureux Sisyphe, λᾶαν ἄνω ὤθεσκε ποτὶ λόφον· ( vers 596). J'ai tâché d'en faire passer quelque choie dans ma traduction. Lucrèce paraît avoir imité sort heureusement les beautés de ce tableau.

Adverso nixantem trudere monte

Saxum ;  quod tamen a summo jam vertice rursum

Volvitur, & plant raptim petit œquora campi,

Lucr, lib, III.

 

(32) Mme Dacier, & M Rollin dans son Traité des Etudes, livre I, ont traduit littéralement le mot grec κονίη (vers 600), & n'ont point craint de dire que la poussière s'élevoit de la tête de Sisyphe. Ils n'ont pas pris garde que ce mot est métaphorique dans le texte, ainsi que Casaubon l'a bien entendu. Pour Pope, il a cru pouvoir se tirer d'affaire par une antithèse, en disant que la poussière montait en nuages, & que la sueur descendoit en rosée.

Durst mounts in clouds, and sweat descends in dews.

 

(33) Il faut avouer que la croyance des Anciens sur l'état des ames après la mort, est infiniment obscure. Pourquoi, entre tant de Héros, Hercule est-il le seul qui soit admis parmi les Dieux ! Quelle différence y avoit-il entre l'image d'Hercule aux Enfers, & l'ame de Tirésias ! L'une & l'autre avoient le sentiment, la vue, la parole & la pensée.

Convenons de bonne-foi que toutes les explications qu'on a voulu donner, en distinguant trois parties dans l'homme, sont trop insuffisantes pour mériter qu'en s'y arrête.

Suivant cette opinion, le corps d'Hercule avoit été consumé par les flammes, son image étoit aux Enfers, & son ame parmi les Dieux.

 

(34) Pope a eu raison de rejeter l'interprétation de Madame Dacier sur cet endroit. J'ai suivi le sens du Scholiaste, qui est bien plus naturel.