Livre IX
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ARGUMENT DU LIVRE IX.

 ULYSSE commence le récit de ses aventures. Il raconte son incursion sur la terre des Ciconiens, la tempête qui le jette ensuite sur les côtes des Lotophages, Ça descente dans l'île des Cyclopes. Il décrit la situation de cette île, les mœurs de ses habitant, l'antre de Polyphème, les cruautés que ce Géant exerça sur ses Compagnons, enfin de quelle manière il se vengea de ce Cyclope, & sut se dérober à sa fureur. 

  
 

    Le sage Ulysse enfin, poussant de longs sanglots

Aux vœux d'Alcinoüs répondit en ces mots :

 

    Heureux Monarque assis sur un trône paisible,

Eh ! quel Mortel pourroit, aux plaisirs insensible,

 
5

Entendre avec dédain ces accens merveilleux,

Qui semblent égaler la voix même des Dieux  

Parmi les biens divers que le Ciel nous envoie,

Quel objet plus touchant de plaisir & de joie (1)

Qu'un Peuple dans la paix coulant des jours sereins,

 
10

Et des Mortels heureux assis dans ces festins,

Joignant aux voluptés d'une table abondante,

Les sons harmonieux d'une lyre touchante !

De ces félicités mon cœur sent tout le prix ;

Mais lorsqu'à mes douleurs ramenant mes esprits,

 
15

Grand Roi, vous ordonnez que ma bouche sincère

Vous expose le cours de ma longue misère,

Comment pourra ma voix avec ordre exprimer

Tant de maux dont le Ciel se plut à m'opprimer ?

Avant d'en commencer la déplorable histoire,

 
20

Sachez d'abord mon nom, & qu'à votre mémoire

Ce nom cher à jamais, vous rappelant ma foi,

Vous dise quel ami vous possedez en moi.

 

    Vous voyez devant vous ce trop fameux Ulysse,

Dont la Terre admira l’adresse & l'artifice.

 
25

Ithaque est ma patrie, Ithaque dont les bords

Des mers de l'Occident soutiennent les efforts.

La cime du Nérite en domine l'enceinte :

Près d'elle on voit Samé, Dulichium, Zacynthe (2),

Qui, lorsque le Soleil vient commencer son tour,

 
30

Semblent cacher Ithaque aux premiers feux du jour.

Un pays montueux, un sol rude & sauvage,

D'une ardente jeunesse y nourrit le courage.

C'est cet âpre séjour que préfère mon cœur

A tout ce que la terre a de plus enchanteur ;

 
35

C'est pour lui que ce cœur a soupiré sans cesse,

Qu'insensible aux soupirs d'orne belle Déesse,

J'ai quitté Calypso, j'ai sui ses antres frais,

Où son amour vouloit m'arrêter pour jamais ;

Qu'aux voluptés enfin j'ai préféré les peines,

 
40

Et rompu de Circé les amoureuses chaînes.

Quel objet en effet plus touchant & plus doux (3)

Que les noms de Patrie, & de Père & d'Époux !

Quel climat fortuné, quel fertile rivage

Des lieux où l'on naquit peut effacer l'image !

 

 
45

    Mais vous saurez enfin combien de maux divers

M'ont dès bords Phrygiens poursuivi sur les mers.

 

    Secondé par les vents que Jupiter m'envoie (4),

Je pars, &, m'éloignant des rivages de Troie,

J'arrive aux champs d'Ismare, aux bords Ciconiens ;

 
50

Je renverse leurs murs, je dévaste leurs biens ;

Entre mes Compagnons aussitôt je partage

Un immense butin, le prix de leur courage.

J'ordonne le départ ; mais leur cœur enivré,

Aux plaisirs des festins aveuglément livré,

 
55

Méprisa de leur Roi les ordres légitimes.

Ils immoloient encor de nouvelles victimes,

Quand soudain, accourant pour venger leurs voisins,

Des Peuples de ces bords les belliqueux essaims

Parurent, comme on voit les fleurs épanouies

 
60

Dans les jours du Printemps émailler les prairies :

Ils vinrent, éclairés par les feux du matin,

Changer en un long deuil notre brillant destin,

Et, signalant sur nous leur fureur meurtrière,

Du sang de mes Amis arroser la poussière.

 
65

Tant que l'astre du jour s'élevant vers les cieux,

Accrut au sein des airs la splendeur de ses feux,

Notre ferme valeur sut balancer leur nombre ;

Mais, lorsqu'à son déclin le jour devint plus sombre,

La victoire pour eux sembla se décider ;

 
70

A l'ennemi vainqueur il nous fallut céder,

Presser notre départ, & laisser sur le sable    

Nos Guerriers abattus sous son bras formidable.

Chacun de nos Vaisseaux, par un semblable sort,

De six vaillans Guerriers eût à pleurer la mort,

 
75

Mais, malgré les horreurs d'une suite cruelle,

A nos rites sacrés notre cœur fut fidèle (5);

Chacun de nous, poussant de lamentables cris,

Appela par trois fois nos malheureux Amis.

 

    Cependant Jupiter, entassant les nuages,

 
80

Couvroit d'un voile épais la mer & les rivages ;

Nos Vaisseaux, emportés par les vents & les flots,

Cessèrent d'obéir aux bras des Matelots.

Les agrès sont rompus, le mugissant Borée

Fait flotter sur le mât la voile déchirée :

 
85

Nous cédons à ses coups, &, fuyant le danger,

Nous cherchons un abri vers un bord étranger,

Où, plaintifs, éperdus, pleurant nos destinées,

Il fallut au repos consacrer deux journées.       

Mais le troisième jour étoit à peine éclos,

 
90

Que la sérénité reparut sur les flots,

Et, réveillant l'ardeur & les vœux du Pilote,

Au gré d'un vent léger fit voguer notre flotte.

J'espérai de revoir les lieux où je suis né,

Mais en vain ; l'Aquilon, contre nous déchaîné,

 
95

Quand je pensois doubler les roches de Malée,

Me fit sur cette mer, par l'ouragan troublée,

Voguer loin de Cythère, & consumer neuf jours

A suivre le courant qui m'entraînoit toujours.

Enfin, triste jouet des vents & des orages,

 
100

J'arrive, avec ma flotte, aux champs des Lotophages (6)

A ces climats vantés, à ces bords enchanteurs,

Où des Peuples nombreux se nourrissent de fleurs.

J'aborde, je descends, & le Destin nous mène

Au crystal desiré d'une pure fontaine,

 
105

Notre repas s'apprête ; il s'achève, & soudain

Je choisis deux Guerriers propres à mon dessein,

Deux Amis, dont le zèle, ainsi que le courage,

Pouvoient mieux observer cet inconnu rivage.

Escortés d'un Héraut qui les doit protéger,

 
110

Ils s'avancent en paix sur ce bord étranger ;

Ils trouvent, non un Peuple avide & Sanguinaire,

Prêt à lever contre eux une main meurtrière,

Mais un Peuple empresse de séduire leurs sens

Par les appas menteurs de ses cruels présens,

 
115

Par les fruits du Lotos, dont la douceur perfide (7)

Enivra leurs esprits, flatta leur bouche avide,

Leur fit oublier tout pour cet heureux séjour,

Et de leur cœur trompé bannit tout autre amour.

 

    Instruit de leur malheur, j'accours, & je m'empresse

 
120

D'arracher mes Amis à leur fatale ivresse ;

Je les ramène au port , &, contraignant leurs vœux,

Malgré les pleurs amers qui couloient de leurs yeux,

Sur les bancs des Rameurs soudain je les enchaîne.

Je commande aux Vaisseaux d'abandonner l'arène ;

 
125

Je presse le départ, & la rame avec bruit

Fend le flot azuré qui bouillonne & blanchit.

 

    Nous voguons, & bientôt une rive inconnue,

Pour accroître nos maux, s'offrit à notre vue.

C'étoit-là qu'habitoient les Cyclopes cruels (8),

 
130

Race impie & sans loix, & l'effroi des Mortels,

Qui jamais, par les soins d'une heureuse culture,

N'a su dans les guérets féconder la Nature ;

Mais grossière & sans art, elle attend des saisons

Les précieux trésors des fertiles moissons.

 
135

La Nature en effet y demande à la terre,

Sans travaux & sans art, un tribut volontaire,

Et l'orge & le froment, & leurs épis dorés,

Et les pampres couverts de raisins colorés.

Thémis, de ces climats à jamais exilée,

 
140

Ne dicte point ses loix à la foule assemblée ;

Les Cyclopes épars sur la cime des monts,

Ont fixé leur séjour dans des antres profonds,

Où chacun, libre & maître, au gré de son caprice,

A sa femme, à ses fils, dispense la justice.

 
145

Une île inhabitée, & proche de ce bord,

Défend cette contrée, en protège l'abord.

On n'y trouve en tout temps que des chèvres sauvages,

Errantes dans les bois sous d'antiques ombrages,

Dont jamais le Chasseur n'a troublé le repos :

 
150

Ses cris y sont encore inconnus aux échos.

Jamais le Laboureur, en cette île déserte,       

Ne confia ses grains à la terre entr'ouverte ;

Et jamais les Bergers, sur ce bord descendus,

N'ont vu dans ces vallons leurs troupeaux répandus.

 
155

Le Cyclope, enfermé dans son sauvage empire,

Ignore l'art heureux d'équiper un Navire,

De traverser les mers, d'aller, en divers lieux,

Profiter des travaux de l'homme industrieux.

Cependant le Colon, transporté dans cette île (9),

 
160

Eût animé sens peine un sol gras & fertile,

Eût recueilli des fruits venus dans leurs saisons,

Et couvert les guérets d'abondantes moissons ;

La vigne eût aisément, sur les coteaux nourrie,

Payé du Laboureur la facile industrie ;

 
165

De ses prés verdoyans la molle humidité,

Annonce sa fraîcheur & sa fécondité ;

Ils bordent le rivage, où, dans un port tranquille,

Les Vaisseaux en tout temps trouvent un sur asyle,

Et, sans être enchaînés par des cables pesans,

 
170

Peuvent attendre en paix le souffle heureux des vents.

 

    Vers le centre du port couronné de verdure,

Une grotte profonde épanche une onde pure,

Parmi des peupliers de qui les rameaux verds

Dominent à l’entour sur la plaine des mers.

 
175

C'est dans ce vaste port que, par un Dieu conduite,

Ma flotte se sauva des fureurs d'Amphitrite,

Au milieu de la nuit & des sombres brouillards,

Qui, dérobant la lune à nos tremblans regards,

Cachoient l'île & le port, & les flots que l'orage,

 
180

Avec un bruit affreux, rouloit vers le rivage.

 

    A peine dans les Cieux l'Aurore de retour 

Eut enflammé les airs des premiers feux du jour,

Nous allons, sur les bords de cette île inconnue,

Porter de tous côtés nos pas & notre vue.

 
185

Les Nymphes des forets, par de généreux soins,

Daignèrent aussitôt pourvoir à nos besoins,

Et firent devant nous courir dans les campagnes,

Ces chèvres que leur main nourrit sur les montagnes,

Un immense troupeau, pressé de toutes parts,

 
190

Dans une vaste enceinte expira sous nos dards.

Sur mes douze Vaisseaux mes Guerriers pleins de joie,

S'empressent aussitôt de partager leur proie,

D'apprêter leur repas, & d'épancher ces vins,

Ces vins délicieux qu'avoient conquis nos mains.

 
195

Aux bords Ciconiens, sur les débris d'Ismare.

Nos yeux étoient fixés vers ce pays barbare,

Dont le cruel Cyclope habite les coteaux.

Nous entendions leurs cris, & les cris des troupeaux.

Cependant le Soleil plongeant ses feux dans l'onde,

 
200

Ramena de la nuit l'obscurité profonde ;

Mais sitôt que l'Aurore eut commencé son cours,

J'assemblai mes Guerriers, & leur tins ce discours :

 

    O vous dont j'éprouvai la tendresse & le zèle,   

Demeurez, mes Amis ; un nouveau soin m'appelle

 
205

Je vais sur mon Navire, avec mes Compagnons,

Apprendre quels mortels habitent ces vallons,

Si l'injustice règne en leur cœur sanguinaire,

Ou si la voix des Dieux leur parle & les éclaire.

 

    Mes ordres sont donnés ; je pars, & mon Vaisseau

 
210

S'avance en sillonnant la surface de l'eau.  

J'aborde, & j'aperçois une caverne sombre,

Que des lauriers épais entouroient de leur ombre ;

Un long mur de rochers forme une vaste cour,

Qui de l'antre profond embrasse le contour.

 
215

C'étoit-là le séjour, ou plutôt le repaire

D'un Monstre, d'un Géant horrible & sanguinaire,

Qui, dans la solitude, & loin de ses égaux,

S'occupoit seulement du soin de ses troupeaux,

Et dont le cœur barbare, enclin aux injustices,

 
220

De ces sauvages mœurs rassembloit tous les vices (10).

Son aspect; effrayant sembloit offrir aux yeux

Moins un homme qu'un mont, dont le front sourcilleux,

S'élevant au milieu des plus hautes montagnes,

Domine seul au loin sur de vastes campagnes (11).

 
225

J'avance vers la grotte, emmenant avec moi

Douze Guerriers, choisis dont j'éprouvai la foi ;

Je confie à leurs soins un outre d'un vin rare

Que je reçus des mains du Pontife d'Ismare,

Lorsque de sa Cité renversant les remparts,

 
230

Il nous vit à son rang témoigner nos égards,

Écarter loin de lui le carnage & la flamme,

Prendre sous notre garde & ses fils & sa femme,

Et dans le bois sacré qui ceignoit son palais,

Au milieu de la guerre entretenir la paix.

 
235

Parmi tous les présens dont son cœur magnanime

Voulut récompenser mon respect légitime,

Entre sept talens d'or, ce vin délicieux

Ne fut pas de ses dons le moins cher à mes yeux.

Eh ! qui, sans être épris d'une forte d'ivresse,

 
240

En eût pu respirer l'odeur enchantèrent !

Des flots d'une onde pure unis à sa liqueur,

Ne pouvoient qu'avec peine en dompter la vigueur (12),

Je ne sais quelle heureuse & sage prévoyance

Me fit de son secours emprunter la puissance :

 
245

Tout sembloit m'annoncer qu'un sévère destin

Me guidoit au séjour d'un mortel inhumain,

D'un farouche Géant, dont la fierté sauvage

Ne connoissoit de loix que sa force & sa rage.

Cependant nous osons, d'un pas précipité,

 
250

Franchir le seuil affreux de l'antre redouté.

Le monstre étoit absent, & loin de son asyle

Il guidoit ses troupeaux dans un vallon fertile.

Nous osons pénétrant dans ce vaste séjour,

En admirer la forme, en parcourir le tour.

 
255

De chèvres & d'agneaux trois troupeaux innombrables

Rangés suivant leur âge, emplissoient les étables ;

D'un lait liquide & frais cent vases couronnés

Autour de nous flattoient nos regards étonnés ;

Plus loin, dans des paniers, le jonc presse & renferme

 
260

Les doux trésors d'un lait moins humide & plus ferme,

Ah ! plût au Ciel qu'alors j'eusse moins présumé

Du courage imprudent dont j'étois animé,

Et que de mes Amis écoutant la prière,

J'eusse à leurs sages vœux soumis mon ame altière !

 
265

Ils voûtaient, dérobant ces champêtres trésors,

Retourner au rivage & fuir loin de ces bords ;

J'y voulus demeurer, &, par un sacrifice,

Y demander aux Dieux un favorable hospice.

Combien pour mes Amis il alloit être affreux !

 
270

Vers son antre déjà le Cyclope hideux

S'avance, & sur son dos, sur sa tête difforme,

Des débris des forêts il porte un poids énorme.

Déjà touchant au seuil de son vaste réduit,

Il soulève ce faix, le décharge avec bruit.

 
275

Aussitôt vers le fond de cette horrible enceinte

Nous fuyons, palpitans & d'horreur & de crainte :

Nous le voyons, laissant sous des ombrages frais

Ses boucs au front altier & ses béliers épais,

Chasser devant ses pas dans sa caverne sombre

 
280

De pesantes brebis & des chèvres sans nombre.

Alors, de son bras seul soulevant sans efforts

Un immense rocher, que vingt bœufs des plus forts,

Pressés par l'aiguillon, & marchant dans la plaine,

Ne pourroient ne traîner, n'ébranler qu'avec peine ;

 
285

Il en ferme sa porte, & dans son antre assis,

Il va, pressant le sein des chèvres, des brebis,

D'un lait trop abondant soulager leurs mamelles,

Et rendre les agneaux à leurs mères fidèles.

Dans des paniers de jonc qu'il assemble & choisit,

 
290

Il épanche le lait que le temps épaissit,

Il en forme avec soin un aliment solide,

Tandis qu'un lait plus doux dont ce monstre homicide

Veut étancher sa soif & rafraîchir ses sens,

Coule à flots & remplit cent vases différens.

 

 
295

    Cependant, au milieu de l'antre solitaire,

Il vient de rallumer le foyer qui l'éclairé ;

Il nous voit, & soudain nous adresse ces mots :

 

    Étrangers, quel desir vous guida sur les flots !

De quels lieux sortez-vous ! quels soins, quelle fortune (13)

 
300

Vous ont fait parcourir l'empire de Neptune !

 

    A cette voix terrible, à ces sons menaçans,

L'épouvante & l'horreur avoient glacé nos sens ;

Mais fermentant l'effroi qui sembloit me confondre,

J'ose élever la voix, & soudain lui répondre :

 

 
305

    Vous voyez devant vous des Grecs infortunés,  

Qui, battus par les flots & les vents déchaînés,

Loin des bords d'Ilion, par cent routes diverses,

Ont cherché leur patrie au milieu des traverses,

En butte aux traits divers de la fureur des Dieux.

 
310

Nous servions, dans le camp d'un Prince glorieux (14)

D'Atride, ce vainqueur de la superbe Troie.

Que les Dieux chèrement nous sont payer sa joie !

Malheureux, nous venons sur ce bord écarté

Vous demander les dons de l'hospitalité.

 
315

S'il est quelques secours où nous puissions prétendre,

Prosternés à vos pieds, nous venons les attendre.

Quand nous vous supplions, écoutez notre voix,  

Craignez le Ciel vengeur, & respectez ses loix.

Le puissant Jupiter accompagne & protège

 
320

Le timide Étranger que le malheur assiége,

Et venge avec éclat, par ses traits redoutés,        

Les cris du Suppliant qu'on n'a pas écoutés.

 

    Insensé, que dis-tu, répondit le Barbare !

Que tu me connois mal ! & quelle erreur t'égare

 
325

De me parler des Dieux & d'inviter mon cœur

A révérer leurs loix, à craindre leur fureur !

Eh ! ne sais-tu donc pas que la céleste voûte,

Que l'Olympe n'a rien qu'un Cyclope redoute ;

Qu'affranchis envers eux de respect, de devoir,

 
330

Sans peine nous pourrions défier leur pouvoir ;

Et que si je daignois te permettre de vivre,

C'est mon cœur, non leurs loix, que je prétendrois suivre !

Mais apprends-moi le lieu, le rivage, le port

Où ton heureux Vaisseau sut trouver un abord.

 

 
335

   Je connus son dessein, je vis son artifice,

Et par ces mots trompeurs j'abusai sa malice.

 

    Mon Vaisseau s'est brisé ; le Souverain des mers

L'a poussé sur les rocs dont vos bords sont couverts.

Vers les extrémités de cette vaste plage,

 
340

Seul, avec ces Guerriers, j'échappai du naufrage.

 

    A ce discours, suivi d'un silence profond,

Par des regards affreux le monstre me répond.

Il s'élance, & soudain de sa main effrayante,

Il saisit deux des miens que le sort lui présente,

 
345

Les lance contre terre, & dans leur sang noyés

Imprime sur le roc leurs ossemens broyés (15),

Et, divisant leur chair palpitante & meurtrie,

Se hâte d'assouvir sa barbare furie.

Comme un lion dévore un faon au sein des bois,

 
350

L'impitoyable monstre engloutit à la fois

Leurs entrailles, leurs os, & leurs chairs confondues

Dans des mares de sang sur la terre épandues.

A ce spectacle affreux, éperdus de douleurs,

Nous tournions vers le Ciel nos yeux baignés de pleurs,

 
355

Nos sens étoient glacés ; mais sa rage funeste,

De ces horribles mets consomme en paix le reste,

Et, d'un torrent de lait en son sein écoulé,

Il appaise la soif dont il étoit brûlé.

Enfin rassasié, ce monstre sanguinaire

 
360

Se couche dans son antre & s'étend sur la terre.

D'une audace nouvelle aussitôt enflammé,

Je voulus approcher, &, de mon glaive armé,

L'enfoncer dans le sein de l'horrible Cyclope,

Que de ses nœuds pesans le sommeil enveloppe,

 
365

Quand un autre souci vint m'arrêter le bras.  

Comment aurions-nous pu nous soustraire au trépas ?

Comment, si le succès eût suivi notre audace,  

Aurions-nous renversé l'épouvantable masse

Du rocher qui fermoit ce caverneux réduit !

 
370

Ainsi, laissant l'espoir qui m'avoit trop séduit,

 J'attendis, en pleurant, que la prochaine aurore,

A de nouveaux malheurs nous ramenât encore.

Le jour bientôt parut pour accroître nos maux.

Le Cyclope en effet s'échappant au repos,

 
375

Se lève, & reprenant ses travaux ordinaires,

Reporte ses agneaux sous le sein de leurs mères

Sur deux de mes Amis jette un bras inhumain,

Et recommence encor son horrible festin.

Il ouvre sa caverne, & sur ses pas en foule,

 
380

Son immense troupeau de son antre s'écoule.

Il en remet la porte, & soulève ce poids

Plus vite qu'un Chasseur qui ferme son carquois,

Tandis que le troupeau que ce monstre accompagne,

Obéit à sa, voix dont mugit la montagne,

 
385

Je recueille mes sens, je songe à me venger ; 

J'en pèse l'avantage ainsi que le danger ;

Je crois voir, si Pallas me veut prêter son aide,

Que je puis à nos maux apporter du remède,      

Dans l'antre du Cyclope est un tronc d'olivier,

 
390

Qui jadis sur les monts levoit son front altier,

Et dont la tige un jour, par les ans desséchée,

Devoit armer le bras qui l'avoit arrachée.

On l'eût pris pour un mât des plus pesans Vaisseaux

Que le commerce appelle & conduit sur les eaux.   

 
395

J'en coupe une coudée, &, redoublant de force,

Après que mes Amis en ont poli l'écorce,

Je l'aiguise, &, l'offrant aux flammes du foyer,

Je donne à ce brandon la roideur de l'acier.  

Je le cache avec soin sous l'épaisse poussière  

 
400

Qui, non loin du foyer, s'élevoit sur la terre.        

Je consulte le Sort, & fidèle à sa loi,  

Je choisis les Guerriers qui dévoient avec moi,       

Dirigeant, enfonçant ce brandon secourable,

Du Cyclope endormi percer l'œil effroyable.

 

 
405

    Sitôt que le Soleil disparut sous les eaux,

Le Géant sur ses pas ramena ses troupeaux,

Et sans les séparer, démentant son usage,

Il les conduit au fond de son antre sauvage ;

Il enferme à la fois & béliers & brebis,

 
410

Soit qu'un soupçon secret alarmât ses esprits,

Soit qu'ainsi le voulût l'ordre du Dieu suprême.

Dans sa caverne enfin l'effrayant Polyphême

S'assied, &, reprenant ses rustiques travaux,

S'empresse à recueillir le lait de ses troupeaux,

 
415

Du sang de deux des miens va s'assouvir encore,

Les saisit, les écrase, & soudain les dévore.

Je l'aborde & lui parle, en portant dans ma main   

Un vase couronné de larges flots de vin.

 

    Cyclope, prends & bois ; que ta bouche sanglante

 
420

Goûte après ce repas cette liqueur brillante,

Ce vin délicieux du naufrage échappé :

Par un espoir flatteur cruellement trompé,

Je venois, délirant de revoir ma patrie,

Te remettre en présent cette liqueur chérie.

 
425

J'avois cru dans ton cœur trouver quelque pitié ;

Mais la rage implacable en bannit l'amitié.

Inhumain ! quel mortel, instruit de tes outrages,

Osera désormais visiter ces rivages ?

 

    Le Cyclope s'avance, &, de sang dégoûtant,  

 
430

Saisit le vase offert, l'engloutit à l'instant,

En goûte avec plaisir la liqueur savoureuse,

En redemande encore, &, d'une voix affreuse :

 

    Verse, généreux hôte, &, m'apprenant ton nom,

De ma reconnoissance attends un noble don.

 
435

Il est aussi des vins en ce climat fertile

Où de ma nation est l'éternel asyle,

Des vins que Jupiter y prodigue pour nous ;

Celui-ci fut formé du nectar le plus doux (16).

 

    J’obéis aussitôt, & son ardeur stupide

 
440

Par trois fois à longs traits calma sa soif avide.

Sitôt que la liqueur eut pénétré ses sens,

Je réponds, en ces mots, à ses discours pressans :

 

A tes engagement, Cyclope, sois fidèle ;

Et si tu veux savoir de quel nom l'on m'appelle

 
445

Écoute-moi : Personne est le nom fortuné

Qu'avec tous mes amis mes parens m'ont donné.

 

    Le Monstre me répond par un souris barbare :

 

    Eh bien, connois, dit-il, quel prix je te prépare :

Je veux bien, t'accordant un honneur singulier,

 
450

Dans mon sein dévorant t'engloutir le dernier. 

 

    Il dit ; déjà son corps à l'ivresse succombe ;

Le Cyclope, en parlant, fléchit, chancelle & tombe,

Penche sa tête énorme, & demeure étendu (17)

Sur le sable rougi par le sang répandu.

 
455

Du sommeil tout-puissant la vapeur souveraine

S'empare de ses sens, l'enveloppe, l'enchaîne ;

Il dort, en rejetant du gouffre de son sein

De longs lambeaux de chair mêlés de flots de vin.

J'accours & fais chauffer sous des monceaux de cendre

 
460

Ce brandon aiguisé dont mon sort va dépendre ;

D'un courage nouveau j'anime mes Amis ;

Un Dieu vint à ma voix embraser leurs esprits.

Sitôt que le brandon, de sa pointe allumée,

Commença d'exhaler une épaisse fumée,

 
465

Nous l'emportons ensemble, & dans l'œil du Géant

Nous courons enfoncer ce noir tison brûlant ;

Moi-même m'élevant sur sa tige dressée,

J'aide aux efforts unis de ma troupe empressée.

Ainsi qu'un artisan perçant un madrier,

 
470

Maintient, dirige & presse une pointe d'acier,

Qu'à l'aide d'un lien, tiré d'un bras agile,

Deux hommes sont tourner sur un pivot facile,

Ainsi dans l'œil affreux du Cyclope enivré

Tournoit entre nos mains le brandon préparé ;

 
475

Son sang, à gros bouillons, coulant de sa paupière.

Déjà de flots fumans rougissoit la poussière ;

Une épaisse vapeur brûle & noircit son front.

On entend, dans le creux de l'orbite profond,

Pétiller de son œil les racines humides.

 
480

Tel, sortant des fourneaux en proie aux feux avides,

Le fer, qu'ont façonné l'enclume & le marteau,

Plongé dans un bassin, chausse & sait siffler l'eau (18).

Polyphême aussitôt jette un cri redoutable,

Que répète l'écho dans cet antre effroyable.

 
485

Nous fuyons, & d'un bras par la rage excité,

Il tire de son œil le tronc ensanglanté,

Et, par des cris nouveaux ébranlant les rivages,

Appelle à son secours les Cyclopes sauvages.

De leurs antres profonds sur les rochers épars,

 
490

Les Géants à sa voix volent de toutes parts,

Et, s'arrêtant au pied de sa vaste retraite,

Lui demandent quel mal l'agite & l'inquiète :

 

    Dans la paix de la nuit, quels dangers, quels malheurs

T'arrachent, disoient-ils ces terribles clameurs !

 
495

Qui, de force ou de ruse, ose attaquer ta vie !

 

    Dans son antre enfermé Polyphême s'écrie :

 

    Personne, o mes amis, Personne, & je me meurs (19).

 

    Si Personne en ce lieu ne cause tes douleurs,

Supporte donc le mal dont ton corps est la proie,

 
500

Soumets-toi, disent-ils, au Ciel qui te l'envoie ;

Ou, pour en détourner les accès rigoureux,

Au Souverain des mers fais entendre tes vœux.

 

    Ils partent à ces mots, & laissent Polyphème

Exhaler les transports de sa fureur extrême ;

 
505

Tandis que dans mon cœur je souris, enchanté

De l'erreur imprévue où mon nom l'a jeté.

 

    Le monstre cependant marche, en tâtant sa route,

Dans l'antre, dont en vain il fait mugir la voûte,

Il abat le rocher qui ferme son séjour ;  

 
510

Il s'assied, &, privé de la clarté du jour,          

Les deux bras étendus, il pense, dans sa rage,

Nous saisir aisément en cet étroit passage.

Combien cet insensé me croyoit imprudent !

Mais, sans être abattu dans un péril si grand,

 
515

Pour sauver mes Amis, pour me sauver moi-même,

Je cherchai le secours d'un nouveau stratagême ;

Un artifice heureux éclaira ma raison.

Entre tous ces troupeaux, dont l’épaisse toison  

De la neige en flocons nous présentant l'image,

 
520

Annonçoit la bonté de leur gras pâturage,  

Ma main se saisissant des plus larges béliers,  

Les unit trois à trois par des liens d'osiers,

Et par des rameaux verds dont le Monstre farouche,  

Au sein de sa caverne, avoit formé sa couche,  

 
525

Sous ce triple rempart, avec soin enlacé,  

Chacun de mes Amis dans le centre placé,

Se laissa, par ma main, attacher & suspendre

Entre les deux béliers qui le dévoient défendre.

Je restai seul alors à pourvoir à mes jours.

 
530

Le plus épais bélier sut mon heureux recours.

A son sein attaché, traîné dans la poussière,

J'attendis du matin la brillante Courrière.

Bientôt de ses rayons éclairant les coteaux,

L'Aurore dans les champs rappela les troupeaux :

 
535

Ils sortent tous en foule, & les brebis bêlantes

Traînent, avec lenteur, leurs mamelles pesantes,

Des plus vives douleurs le Cyclope agité,

Étend sur eux son bras par la rage excité ;

Tandis qu'enveloppés par le sein qui nous porte,

 
540

De son repaire affreux nous franchissons la porte.

 

    Cependant le bélier où mon corps attaché

Demeuroit suspendu sous la toison caché,

S'avançant le dernier, imprimoit dans le sable

Ses pas appesantis par le poids qui l'accable.

 
545

Le Cyclope l'arrête, & lui tient ce discours :

 

    O toi bélier chéri, toi, que je vis toujours,

Devançant mes brebis, aller dans la prairie,

D'un pas impatient, fouler l'herbe fleurie ;

Toi qui, soir & matin, conduisois mes troupeaux

 
550

Vers les champs émaillés, vers le bord des ruisseaux ;

Qui t'arrête aujourd'hui ! Tu partages peut-être,

Dans ta triste langueur, la douleur de ton maître,

Qu'un méchant enivra d'un poison dangereux,

Et priva pour jamais de la clarté des cieux.

 
555

Ah! si, voyant mes maux, ressentant mon outrage,

De la voix aujourd'hui tu possédois l'usage,

Si tu pouvois me dire en quel coin retiré,

Il se rit des tourmens de mon cœur déchiré,

Que de son front bientôt brisé contre la pierre,

 
560

De larges flots de sang arroseroient la terre !

Et mon cœur, satisfait dans son ressentiment,

Goûteroit de ses maux un doux soulagement.

 

    Il dit : le bélier sort, & les troupeaux à peine

Loin de l'antre sanglant s'avançoient dans la plaine,

 
565

Que, laissant la toison où j'étois suspendu,

Je vole à mes Amis, dont j'étois attendu.

Des nœuds qui les serraient soudain je les dégage ;

D'un pas précipité nous courons au rivage,

En chassant devant nous jusqu'à notre Vaisseau

 
570

Quelques agneaux choisis, séparés du troupeau.

 

    Combien notre retour, confirmant leurs alarmes,

A tous nos Compagnons fit répandre de larmes !

J'ordonnai le silence, &, sans plus de retard,  

Du Vaisseau préparé je hâtai le départ. 

 
575

Nous quittons le rivage, & la rame bruyante  

Frappe à coups redoublés la mer obéissante.  

Sitôt qu'un peu d'espace entre la rive & nous

Put mettre en liberté ma voix & mon courroux :

 

    Cyclope, m'écriai-je, o toi, dont la furie

 
580

S'est sur mes Compagnons lâchement assouvie,

Qui, fier de ta vigueur, te fis un jeu cruel

De rejeter les vœux d'un trop foible mortel,

Et qui, nous préparant d'horribles funérailles,

D'un mets abominable as rempli tes entrailles,

 
585

Les Dieux t'en ont puni ! ton tourment mérité

Venge les saintes loix de l'hospitalité (20).

 

    Le Cyclope m'entend, &, transporté de rage,

Brise le haut d'un mont, voisin de ce rivage,

L'arrache, le soulève, &, d'un bras foudroyant,

 
590

Lance à notre Vaisseau ce rocher effrayant,

Qui, tombant à la poupe, & faisant jaillir l'onde,

S'engloutit à grand bruit dans la vague profonde ;

Le gouffre tourbillonne, & les flots mugissans

Repoussent le Vaisseau vers les bords blanchissans.

 
595

Mais, d'un bras vigoureux, qu'un Dieu sembloit conduire,

Armé d'un aviron, j'écartai mon Navire,

Et, d'un signe de tête animant leurs efforts,

Je pressai les Rameurs de s'éloigner des bords.

Frappés de ce danger, dont tous leurs sens frémissent,

 
600

Mes Amis à mon ordre aussitôt obéissent ;

Mais dans leurs cœurs troublés, quel devint leur effroi,

Quand, voyant plus d'espace entre la rive & moi,

Et cet éloignement ranimant mon audace,    

Je voulus du Cyclope outrager la disgrâce !

 

 
605

    Arrêtez, disoient-ils, voulez-vous l'irriter,

Ce farouche Mortel qu'il nous faut éviter ?

S'il vous entend, son bras, que la mort accompagne,  

Va de nouveau lancer un éclat de montagne,

Qui, frappant le Navire, & nous écrasant tous,

 
610

Engloutira dans l'onde & nos débris & nous.

 

    Mais mon cœur, n'écoutant qu'une aveugle colère,

Fut sourd à leurs conseils, rejeta leur prière.

 

    Cyclope, m'écriai-je, ah ! si de ton malheur  

Quelque Étranger un jour vouloit savoir l'auteur,  

 
615

De la clarté du jour qui t'a causé la perte, 

Dis-lui que c'est le fils du valeureux Laërte, 

Ulysse, qui, fameux entre les plus grands Rois,

Dans Ithaque jadis fit respecter ses loix.

 

    Le Cyclope à ces mots pousse des cris horribles.

 

 
620

   Les voilà donc remplis ces oracles terribles,        

Qu'ici, dit-il, jadis un Devin renommé,

Télème, fit entendre à mon cœur alarmé !

Ulysse un jour devoit me priver de la vue.

Mais, o funeste honte ! o disgrâce imprévue !  

 
625

Je pensois voir paroître en ce jour si fatal,

Un homme digne en tout de marcher mon égal ;

Un homme dont la force, ainsi que la stature,  

Consolât ma défaite, adoucît mon injure.

Qu'ais-je vu ? c'est un foible & méprisable nain

 
630

Qui dompte ma vigueur par les charmes du vin !  

Viens donc, fils de Laërte, o trop fameux Ulysse,

Viens recevoir le prix d'un si noble artifice ;  

Viens me voir, complaisant à tes vœux les plus chers,  

Solliciter pour toi le Souverain des mers,

 
635

Neptune ; il est mon père, il se vante de l'être ;

S'il veut ma guérison, lui seul en est le maître ;

Lui seul de tous les Dieux, sensible à mes douleurs,

Peut étendre sur moi ses puissantes faveurs.

 

     Plut au Ciel que ma main, m'écriai-je en furie,  

 
640

En te privant du jour, t'eût privé de la vie.

Sans doute qu'au séjour du ténébreux Pluton,

Neptune eût vainement tenté ta guérison (21).

 

    Soudain, les bras levés vers la voûte céleste,

Le Monstre prononça sa prière funeste.

 

 
645

    O Neptune, dit-il, entends mes justes cris.

Si tu ne rougis pas de me nommer ton fils,

Si, par les prompts effets de ta haute puissance,      

Tu daignes m'attester l'honneur de ma naissance,

Fais qu'Ulysse, sans cesse errant & malheureux,

 
650

Vers sa patrie en vain tourne ses tristes yeux !

Ou, si la loi du Sort ordonne qu'il la voie,

Par des regrets cuisans empoisonne sa joie !

Qu'après de longs travaux ses fidèles Amis,

Périssent près de lui, dans les flots engloutis !

 
655

Qu'un Navire étranger sur ses bords le ramène,

Pour y trouver des maux aussi grands que ma haine (22).

 

    Il dit ; l'écho des mers à sa voix répondit,

Et du séjour des Dieux Neptune l'entendit.

 

    Cependant le Cyclope aux montagnes voisines

 
660

Arrache un roc suivi d'effroyables ruines,

Et, d'un bras vigoureux, le lance dans les airs.

Le rocher, en tombant au sein profond des mers,

Effleura du Vaisseau la poupe colorée,  

Et fit jusques aux deux jaillir l'onde azurée.

 
665

Le flot se soulevant rend un horrible bruit,

Et vers les bords voisins nous porte & nous conduit

Vers cette île sauvage où ma troupe, en silence,

Attendoit mon retour avec impatience,

Et pleuroit à la sois ses maux & mon destin.

 
670

J'arrive, & mes Guerriers partagent mon butin,

Ces troupeaux détournés, ravis à Polyphème ;

Mais, honorant du Ciel la puissance suprême,  

J'offris à Jupiter un superbe bélier,

Que ma main reçut d'eux pour le sacrifier.

 

 
675

    De la victime en vain sur l'autel consumée,

Les vents portoient aux Cieux l'odorante fumée ;

Le Dieu la rejetoit ; ce Dieu s'étoit promis

D'engloutir mes Vaisseaux avec tous mes Amis.     

Tant que l'astre du jour fit briller sa lumière,

 
680

Couchés sur cette rive, étendus sur la terre,

Aux plaisirs des festins nous livrâmes nos cœurs.

La nuit vint du sommeil nous verser les douceurs.

 

    Sitôt que sur son char, sortant du sein de l'onde,

L'Aurore aux doigts de rose eut éclairé le monde,

 
685

 J'ordonnai le départ, & bientôt dans leurs rangs,

Mes Rameurs empresses ont occupé leurs bancs ;

La mer déjà blanchit, par la rame entr'ouverte ;

Nous partons, nous quittons cette rive déserte,  

En pleurant nos Amis, qu'une sanglante mort

 

 
690 Nous ravit à nos yeux sur ce funeste bord.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Ce passage a fourni aux Critiques une ample matière de reproches contre la morale d'Homère. Platon, qui sembloit vouloir ôter à la Poësie l'avantage d'être aussi instructive qu'intéressante, ne manqua pas de regarder ces vers de notre Poète comme une leçon de volupté. Quelques autres Critiques adoptant cette idée, n'ont pas craint d'avancer qu'Épicure avoit puisé son système dans Homère. Voyez Ath. liv. XII Tout ce qu'on peut répondre, c'est que ces Critiques n'emendoient pas mieux le système d'Épicure que la pensée d'Homère. Ce Poëte peint Ulysse dégoûté des plaisirs, de l'ambition, & de tout ce qui peut flatter un Conquérant, n'aspirant plus qu'à revoir sa Patrie, la Femme & son Fils. Ulysse voit un Prince assis à table au milieu des Chefs du peuple ; il rend hommage à ce spectacle intéressant, &, par les expressions qu'il emploie, fait entendre qu'il n'y a point pour une ame sensible, & surtout pour un Prince, d'objet plus touchant & plus agréable que le spectacle de sa joie publique.

 

(2) Homère désigné la position respective d'Ithaque, & de trois autres îles. Celles-ci sont plus vers l'orient, & Ithaque est plus avancée dans la mer du côté de l'occident, & moins élevée que les autres. On a donné beaucoup d'autres explications de ce passage, qui ne semble pas avoir été entièrement éclairci. Strabon croit que ζόφον (vers 26), veut dire au nord : j'avoue que j'aurois de la peine à adopter cette interprétation, ainsi que celle de Madame Dacier, sur ces mots, πρὁς ἠῶ τ ἠέλιόν τε (vers 26) qui, suivant elle, veulent dire à l'orient & au midi. On ne trouve rien dans Homère qui puisse amodier de pareilles interprétations.

 

(03) ὣς οὐδὲν γλύκιον (vers34) Comment les Critiques, qui ont osé abuser d'une expression douteuse dans le passage que nous venons d'examiner (Voyez Rem. I° de ce Livre), n'ont-ils point été arrêtés par celui-ci. Il pouvoit leur servir d'éclaircissement sur la véritable pensée d'Homère ; mais la plupart des Critiques ne sont point gens à revenir sur leurs pas.

 

(4) Je ne saurois m'empêcher de faire admirer au Lecteur avec quel art Homère a su faire entrer dans son Poëme tous les évènemens qui avoient précédé. Ces évènemens forment une très-longue histoire épisodique, qu'il eût été fort ennuyeux de raconter de suite sans interruption. Tout Romancier ou tout Poëte qui auroit eu à traiter cette matière, n'y auroit cependant pas manqué ; & je ne crois pas qu'il s'en sût trouvé un seul qui eût pu se rendre tellement maître de sa matière, qu'il eût su couper, morceler & distribuer tous ces divers évènemens, de manière qu'en les réunissant, on eût comme une histoire complette, sans lacune &sans répétition. Homère reprend ici l'histoire de son Héros à l'origine, c'est-à-dire, à son départ de Troie. Nous avons vu au IVe Livre, de quelle manière il s'étoit séparé des autres Généraux Grecs. C'est cette vaste compréhension qui étonne & qui ravit dans la distribution des Poëmes d'Homère, & qui seule, sans parler des charmes de sa Poësie, ne permettroit aucune comparaison entre lui & les autres Poètes.

 

(5) On voit dans Théocrite l'Amant malheureux supplier sa Maîtresse de respecter son ombre quand il ne sera plus, & de ne pas oublier de l'appeler trois fois, en disant ces mots : Repose mon ami.  Id, XXIII. Pindare fournit aussi des exemples de cette coutume, & Énée dit dans Virgile :

Et magnâ manes ter voce vocavi.

 

(6) A voir les contradictions des Anciens sar la situation des différens peuples dont parle Homère, il faut, je crois, être bien hardi pour oser en assigner la véritable position, (Voyez la Dissertation qui est a la fin de l'Ouvrage.) Laissons disputer les Savans & les Commentateurs, & puisons dans Homère ce qu'il y a de certain, & qui n'y manque jamais, la morale & la poësie.

 

 

(7) Le Lecteur n'exigera pas, sans doute, qu'on lui apprenne quel étoit ce lotos qui produisoit ces étonnans effets ; si c'étoit le lotos dont les Égyptiens se nourrissoient, & qui étoit une sorte de lys, suivant Hérodote, Liv. II ; ou si c'étoit celui qui croissoit en Libye, sur la pointe de terre des Gindanes, la plus avancée dans la mer, & qui produisoit un fruit dont la douceur ressembloit à celle des dattes, Hérod. liv. IV. Comme on n'a plus entendu parler depuis Homère, des effets miraculeux de cette plante, il faut croire que lui seul en avoit le secret, & que la morale qui en résulte en est la véritable clef.

 

(8) Thucydide, Liv. VI, en parlant des anciens habitans de la Sicile, rapporte, comme une tradition à laquelle il n'ajoute pas beaucoup de soi, que les Lestrigons & les Cyclopes habitèrent jadis une partie de cette île ; mais, poursuit-il, je ne saurois dire d'où ils tiraient leur origine, d'où ils vinrent, ni ce qu'ils sont devenus ; il suffit de savoir ce que les Poètes en ont dit. La réserve de Thucydide nous apprend le cas que nous devons faire de toutes les conjectures qu'on a imaginées depuis sur la véritable position de la terre des Cyclopes. Ce qu'il y a de vrai­ment intéressant, c'est la description qu'Homère sait ici d'un pays fertile, mais sauvage, dont les habitans n'ont point encore connu les avantages de la société. Ils sont dans ce grossier état, qu'on a, mal-à-propos, nommé l'état de la Nature, où les qualités du cœur & de l'esprit n'ayant point encore eu occasion d'être développées, laissent l'homme réduit à l'instinct des bêtes. Voyez à ce sujet un excellent Ouvrage Anglois de M. Fergusson, sur l'Histoire de la Société civile.

 

(9) Comme les Cyclopes ne labouroient ni ne femoient dans leur pays, il est vraisemblable qu'ils n'en auraient pas sait davantage dans cette île, qui n'eût pu être cultivée que par des mains étrangères : οἵ κέ σφιν καὶ νῆσον (vers 130). C'est ainsi que ce vers doit être entendu, & non de la manière dont Madame Dacier l'interprète : Ils n'auroient pas manqué de se mettre en possession de cette île. Cette Savante n'a pas pris garde que l'article οί se rapportera à  ἄνδρες οἵ κέ κάμοιεν … οἵ κέ σφιν ..... ἐκάμοντο (vers 129/130).

 

(10) L'homme dans la solitude ne sauroit pratiquer ni la justice, ni la bienfaisance, ni toutes les vertus qui naissent des relations de la société. Aussi Aristote, avec cette plénitude de sens qui caractérise ses Ouvrages, disoit que l'être qui se suffisoit à lui-même dans la solitude, étoit une bête féroce ou un Dieu ; δὐριον,  ἤ  δἐος.

 

(11) Cette comparaison n'est pas une exagération poétique, comme le prétend Démétrius de Phalère ; elle est d'un Poète qui avoit bien étudié la Nature, & qui connoissoit l'effet que produisent souvent dans l'esprit des Spectateurs ces rochers à pic qu'on voit s'élever entre d'autres montagnes. Ces rochers, qui, par leur configuration, semblent représenter des hommes, ont été peut-être l'origine des Géans que certains Voyageurs prétendent avoir vus.

 

(12) Il n'y a aucun événement surprenant dans Homère, qui ne soit préparé avec art. Ce vin, qui doit dompter le Cyclope, doit être un vin extraordinaire : le Poète en sait, en peu de mots, l'histoire, dont il résulte pour moralité, qu'un bienfait ne reste point sans récompense.

Au reste, l'efficacité de ce vin merveilleux dont Ulysse doit se servir pour enivrer le Cyclope, rappelle une histoire assez semblable qu'on trouve dans les Stratagêmes de Polyen. Cet Écrivain rapporte qu'Hercule voulant attirer les Centaures réfugiés sur le mont Pélion, alla dans le voisinage & y fit des effusions d'un vin excellent, dont l'odeur attira tous les Centaures, qui tombèrent ainsi au pouvoir d'Hercule. Ces Fables avoient cours dans l'Antiquité, & les Poètes étoient en droit de se les approprier, soit pour l'instruction, soit pour l'amusement des Lecteurs.

 

(13) L'interrogation dont se sert ici le Cyclope, a déjà été employée par Nestor au III° Livre, & donne lieu de penser, comme nous l'avons déjà dit, que c'étoit une formule dont on se servoit envers les étrangers. J'ai cru pouvoir en cet endroit me dispenser d'en donner une traduction littérale.

 

(14) Mme Dacier s'est trompée, en traduisant le mot λαοἱ (vers 265) par le mot sujets il signifie ici soldats, comme dans  beaucoup d'autres passages.

 

 (15) J'ai tâché d'imiter dans ce vers la marche dure & pénible de celui d'Homère, vanté par Denys d'Halicarnasse, κόπτ᾽· ἐκ δ᾽ἐγκέφαλος χαμάδις ῥέε, (vers 290), &c. mais où est le rhythme & la marche cadencée du vers grec, qui, malgré la dureté de la rencontre des voyelles, le rend encore si sonore & si beau ! Aussi suis-je convaincu qu'il ne faut employer ces sortes d'imitations, qu'on appelle onomatopées, qu'avec le plus grand ménagement.

 

(16) νέκταρός ἐστιν ἀπορρώξ (vers 359) Madame Dacier traduit ces mots par la mère-goutte du nectar. Cette expression est non-seulement triviale, mais encore inexacte ἀπορρώξ:  ne signifie qu’emanatio :  Στυγὁς ὔδατόος έσιν αωοῤῤὼξ Odyssée. liv. X.

 

(17) C'est ce que Virgile a si bien rendu par ces vers :

 Cervicem inflexam posuit, jacuitque per antrum

Immensas, saniem eructans, ac frusta cruento,

Per somnum, commixta mero.

 

(18) Le grec ajoute : Car c'est cette préparation qui fait la force du fer.

Nous n'avons rien dans l'Iliade entière qui soit écrit avec plus de chaleur que ce morceau l'est dans l'original. Le Lecteur verra bien que le Traducteur a cherché à imiter dans ce vers le sifflement de l'eau lorsqu'on y plonge un fer rouge. Mais si, comme Quintilien l'avoue, la langue latine ne pouvoir guère prétendre au mérite de l'onomatopée, quel est l'Écrivain François qui osera présumer assez de la langue, pour croire égaler de semblables modèles ?

  

(19)  L'équivoque du grec ne peut se rendre en notre langue.  La réponse de Polyphême a deux sens ;  l'un  est  celui  même qu'il vouloit faire entendre. Le voici : Personne me tue par ruse, & non  par force. L'autre est celui que les Cyclopes entendoient :   Personne ne me tue ni par force, ni par ruse. Notre mot  Personne  ne peut se passer de sa négation, & ainsi il : ne sauroit faire équivoque, comme il se fait en Grec par le mot όυτίς, en Anglois par celui de Noman, & en Italien par celui de Nessuno. J'ai suivi Madame Dacier, qui se tire assez adroitement de la difficulté, en ne faisant répondre se Cyclope que par ce mot Personne. Il est vrai qu'elle ajoute au texte ce qui n'y est pas, & ce qui ne devoit être mis qu'en note. Plus il leur dit ce mot, plus ils sont trompés par cette équivoque.

Pope regarde, avec quelque raison, cette équivoque comme indigne de la gravité du Poëme épique ; mais on peut répondre que tout ce que le Poète vient de raconter, de Polyphême endormi, de son œil crevé, de la suite d'Ulysse & de ses Compagnons,  ne seroit guère digne de ce que nous entendons par la majesté de  l'épopée, si en effet cette espèce  de Poëme n'avoit pas plusieurs  genres, & ne pouvoit pas, suivant  les circonstances, descendre quelquefois jusqu'au familier. Au reste,  l'équivoque du mot όυτίς ne pouvoit pas être prévue par Ulysse, qui ne devinoit pas que Polyphême appellerait les Cyclopes, que ceux-ci accourroient à sa voix, & Ulysse avoit peut-être eu anciennement le surnom d'Outis, comme quelques Écrivains le conjecturent ; &, au lieu de dire son vrai nom, il le sera contenté de dire au Cyclope ce surnom qui étoit moins connu. Ainsi une misérable équivoque, que le hasard produit, fait le salut d'Ulysse & de ses Compagnons.   

 

(20) Quand on voit une semblable moralité sortir naturellement de ces fictions, ce n'est plus la beauté de la poësie qui obtient grâce pour elles auprès d'un Lecteur judicieux ; c'est la raison même qui leur sait pardonner tout ce qu'elles ont en quelque sorte d'extravagant. En effet, on ne sait plus si la morale a été faite pour le Conte, ou le Conte pour la morale qui en résulte. Que seroient les Fables d'Ésope, si l'application du fait particulier à un principe général ne faisoit supporter sans peine l'extravagance de la supposition !

 

(21) Je n'ai pas admis le sens que le texte, tel qu'il est, présente naturellement. Plût au Ciel que je t'eusse arraché la vie, comme je suis sur que Neptune ne te guérira pas! On ne voit aucune liaison entre ces deux membres de phrase, & d'ailleurs l'assertion d'Ulysse présentée ainsi, ne paroît avoir aucun fondement ; aussi me suis-je permis de supposer un léger changement au texte, & de lire ainsi ce vers :

 ὡς οὐκ ὀφθαλμόν γ᾽ ἰήσεται οὐδ᾽ ἐνοσίχθων (vers 525)

 

(22) J'ai plusieurs sois remarqué dans les comparaisons que j'ai faites d'Homère & de Virgile, que si le Poète Latin s'efforçoit d'égaler son modèle, par une certaine élégance qui lui est particulière, il sembloit lui être toujours inférieur par l'art des convenances ; mais ici Virgile semble l'avoir tout-à-fait emporté sur son modèle, autant par les détails de l'imitation, que par la manière dont il l'a employée. Dans Homère, c'est un Cyclope qui vomit des imprécations contre un ennemi. Dans Virgile, c'est une Amante qui charge de malédictions un Amant qui l'abandonne.

                            Si tangere perdis

Insandum caput, ac terris adnare necesse est,

Et sic sata Jovis poscunt y  hic terminus haeret :

At bello audacis populi vexatus & armis,

Einibus extorris, complexu avulsus Iuli,

Auxilium imploret, videatque indigna suorum

Funera ; nec cum se sub leges pacis iniquoe

Tradiderit, regno, aut optatâ luce fructur,

Sed cadat ante dien, mediâque inhumains arenâ,

               AEn, IV, vers 612…