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ARGUMENT DU LIVRE VIII.
Assemblée générale des Phœaciens, où Alcinoüs propose de fournir à
Ulysse un Vaisseau pour le ramener dans sa patrie. Le Vaisseau se
prépare, & les Rameurs qui le doivent conduire assistent au festin
qu'Alcinoüs donne à Ulysse. Le Poète Démodocus vient, par ses chants,
amuser les Convives. Le festin est suivi de plusieurs jeux, tels que la
course, la lutte & le disque. Ulysse se distingue & remporte le Prix
dans le dernier. Démodocus chante les amours de Vénus de Mars. Ulysse
invite le Poète a chanter la prise de Troie, & en l'écoutant il ne peut
retenir ses larmes. Alcinoüs en prend occasion de lui demander son nom,
sa naissance & sa fortune.
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Sortant
du sein des eaux l'Aurore au front vermeil
Des yeux
d'Alcinoüs écarte le sommeil.
Les Chefs avec
Ulysse à son palais accourent.
Le Monarque,
suivi des Princes qui l'entourent,
|
5
|
S'avance vers
l'enceinte, où, non loin des Vaisseaux,
S'élevoient
jusqu'aux Cieux de vastes arsenaux.
Sur des marbres
brillans en cette enceinte immense
L'auguste
Souverain va s'asseoir en silence,
Environné des
Grands qui composent sa Cour.
|
10
|
Minerve veut
d'Ulysse avancer le retour ;
Elle descend des
Cieux, &, d'une aile légère,
Sous les traits
d'un Héraut que le peuple révère,
Court aux
Phaeaciens adresser ces accens (1):
Accourez à ma
voix, fortunés Habitans,
|
15
|
Auprès d'Alcinoüs
hâtez-vous de vous rendre.
Venez tous, sur
mes pas, l'admirer & l'entendre,
Cet illustre
Étranger, que la faveur du Sort,
Après de longs
revers, a jeté dans ce port.
Il a des
Immortels les attraits & les grâces.
|
20
|
Elle dit, &
soudain, accourant sur ses traces,
Une foule
innombrable arrive & va s'asseoir
Dans le vaste
parvis qui la doit recevoir.
L'œil fixé sur
Ulysse on l'admire, on s'étonne
De l'éclat
rayonnant dont son front se couronne.
|
25
|
Par les traits
imposans d'une mâle beauté,
Minerve a du
Héros embelli la fierté,
Et, joignant ses
présens à ceux de la Nature,
Elle avoit pris
plaisir d'accroître sa stature,
Pour lui gagner
les soins, l'amour & le respect :
|
30
|
Des peuples
assemblés, charmés à son aspect,
Et lui faciliter
l'honorable conquête
Des Prix faits
pour les jeux que ce grand jour apprête.
Alcinoüs se
lève : « Écoutez votre Roi,
Peuples, cet
Étranger s'est soumis à ma foi.
|
35
|
J'ignore son
destin, je ne sais point encore
S'il vient de
l'Occident, ou des champs de l'Aurore ;
Il suffit que le
Ciel l'amène en mon palais,
Quel qu'il soit,
sa misère implore nos bienfaits :
Il attend des
secours pour revoir sa patrie,
|
40
|
Ne sermons point
l'oreille à la voix qui nous prie ;
Ne lui refusons
pas ce bienfait consolant
Que notre
humanité prodigua si souvent.
Jamais dans mes
soyers une voix étrangère
Ne m'adressa
long-temps une vaine prière.
|
45
|
Préparez son
Vaisseau, disposez les agrès ;
Que cinquante
Rameurs, choisis pour ces apprêts,
Recevant de nos
mains le prix de leurs services,
D'un banquet
solennel partagent les délices.
Et vous, de mon
pouvoir honorables soutiens,
|
50
|
Venez, Princes,
venez, généreux Citoyens :
Pour fêter
l'Étranger unissons-nous ensemble,
Qu'avec
l'humanité le plaisir nous rassemble ;
Et que Démodocus,
ce Chantre harmonieux,
Dont les nobles
talens sont un présent des Cieux,
|
55
|
Vienne, favorisé
par le Dieu qui l'inspire,
Unir ses doux
accens aux accords de sa lyre.
Il se lève, à
ces mots, & ramène au palais
Le cortège
pompeux de ces Chefs satisfaits.
Le Héraut qui le
sert, à ses ordres fidèle,
|
60
|
Du Chantre desiré
court exciter le zèle ;
Tandis que les
Rameurs, dans un ardent transport,
Volent vers le
Vaisseau qui les attend au port,
Et, l'arrachant
du lit de la profonde arène,
Le rendent au
crystal de la liquide plaine.
|
65
|
Ils y placent le
mât & ses agrès divers.
Déjà la rame est
prête à sillonner les mers,
De la voile déjà
la blancheur éclatante
Semble sourire au
vent qui flatte leur attente,
Et du rivage
enfin le Navire écarté,
|
70
|
Par de puissans
liens est sur l'onde arrêté.
Vers la cour
du palais où leur Roi les invite,
Des Rameurs
diligens l’essaim se précipite,
Et tout un peuple
entier dont leurs pas sont suivis,
De ce vaste
séjour inonde les parvis.
|
75
|
Le banquet
solennel au même instant s'apprête ;
Les troupeaux
assemblés, amenés pour la fête,
Tombent, en
mugissant, sous le fatal airain.
Alcinoüs lui-même
ordonnoit le festin,
Quand, à travers
les flots de la foule attentive,
|
80
|
Guidé par le
Héraut, Démodocus arrive,
Approche & va
s'asseoir sur un trône doré,
Qui s'élève au
milieu de ce banquet sacré.
Le Héraut, dont
la main prit soin de le conduire,
Au-dessus de sa
tête a suspendu sa lyre,
|
85
|
A la même colonne
où ce Chantre appuyé
Est un objet
touchant d'envie & de pitié.
Les Muses l'ont
aimé, mais ces Muses sévères (2)
Ont, aux biens
qu'il reçut, joint des peines amères,
Et, donnant à sa
voix des sons mélodieux,
|
90
|
L'ont privé pour
jamais de la clarté des Cieux.
Des prémices des
mets sa table étoit servie,
Un vin exquis
brilloit dans sa coupe remplie
Quand il sut
satisfait, quand chacun à loisir
Eut calmé de ses
sens l'impérieux désir,
|
95
|
Sa Muse à son
esprit dicta des tons sublimes,
Il célébra des
Rois, des Guerriers magnanimes
Des Héros, dont
les noms élevés jusqu'au Ciel
Remplissoient
l'Univers d'un éclat immortel.
Il chanta la
querelle & d'Achille & d'Ulysse,
|
100
|
Lorsqu'au jour
solennel d'un pompeux sacrifice,
On vit ces deux
Héros, impétueux & fiers,
S'outrager, sans
égard, par des propos amers.
Atride en
sourioit, loin d'y former obstacle (3);
Dans son cœur
avec joie il rappeloit l'Oracle
|
105
|
Qu'à Delphes
autrefois il reçut d'Apollon,
Lorsque, portant
la mort aux rives d'Ilion,
Il entendit ce
Dieu, du fond du sanctuaire,
Lui prédire le
terme où finiroit la guerre.
Démodocus
chantoit, & ses divins accens
|
110
|
Du trop sensible
Ulysse ont pénétré les sens,
Et, dans son
noble cœur réveillant les alarmes,
Malgré lui de ses
yeux ont fait couler des larmes.
Mais, prompt à
les cacher, par crainte ou par égards,
Il veut de
l'assemblée éviter les regards ;
|
115
|
De son manteau
couvert, en secret il soupire.
Si le Chantre un
moment fait reposer sa lyre,
Alors séchant ses
pleurs, prenant un front serein,
Ulysse, au nom
des Dieux, épand des flots de vin ;
Mais quand,
flattant les vœux du peuple qui le presse,
|
120
|
Démodocus reprend
la lyre enchanteresse,
Pour dérober ses
pleurs, Ulysse de nouveau (4),
Enveloppe son
front des plis de son manteau,
Et trompe l'œil
perçant de ses nombreux convives.
Tandis que le
plaisir tient leurs ames captives,
|
125
|
Le seul Alcinoüs,
assis près du Héros,
Aperçut sa
douleur, entendit ses sanglots.
Princes &
Chefs, dit-il, ces chants & cette lyre,
Par qui dans nos
banquets la volupté respire,
Ont assez
aujourd'hui, de leurs charmes puissans,
|
130
|
Enchanté nos
esprits & captivé nos sens :
Sortons, que sur
mes pas à l'envi l'on s'empresse ;
Dans des jeux
variés signalons notre adresse,
Étonnons
l'Étranger ; qu’il puisse, en son pays,
Raconter notre
gloire, & dire à ses amis,
|
135
|
Que nuls mortels
sur nous n'auroient la préférence,
Pour la lutte ou
la course, ou le disque ou la danse.
Il se lève ;
on le suit, & le Héraut soudain
Suspend la lyre
d'or, & conduit par la main,
Au milieu de la
foule à ces jeux invitée,
|
140
|
Le Chantre révéré
qui l'avoit enchantée.
On s'assemble
; aussitôt d'illustres Combattans
Fixent de toutes
parts les yeux des assistans.
Là, semblable au
Dieu Mars, on distingue Euryale,
Le bouillant
Élatrée & le jeune Amphiale,
|
145
|
Et trois fils
généreux, l'espoir d'Alcinoüs,
Le fier Laodamas,
Clytoneus, Alius ;
A la course
excités, franchissant la barrière,
On les voit à
l'envi voler dans la carrière.
Et déjà Clytoneus
devance ses rivaux,
|
150
|
Autant que sous
le joug deux robustes chevaux,
Traçant un long
sillon pour féconder la terre,
Devancent de deux
bœufs la lenteur ordinaire.
Mais la lutte
bientôt excitant leur ardeur,
Euryale paroît,
Euryale est vainqueur.
|
155
|
Quand la danse
légère eut remplacé la lutte,
Amphiale remporte
un Prix qu'on lui dispute.
Élatrée aussitôt
lève un bras triomphant,
Et fait mugir les
airs sous son disque pesant.
Vainqueur au
Pugilat, & maître de la lice,
|
160
|
Laodamas s'écrie,
en regardant Ulysse :
Approchez,
Compagnons, venez interroger
Cet illustre
Inconnu, ce superbe Étranger.
Connoît-il de nos
jeux l'adresse & la science ?
En auroit-il
acquis l'heureuse expérience ?
|
165
|
Sa stature, son
air, la vigueur de son bras,
Semblent faits
pour briller dans ces nobles combats.
Mais, malgré sa
fierté, quoiqu'à la fleur de l'âge,
Peut-être ses
malheurs ont flétri son courage.
Quel pouvoir plus
puissant que la mer en fureur,
|
170
|
Pour confondre un
Mortel & dompter sa vigueur !
Euryale, à
ces mots, levant sa voix altière :
Jeune
Laodamas, allez dans la carrière,
Dit-il, de vos
discours appuyant la hauteur,
Proposer ce défi
dont vous êtes l'auteur.
|
175
|
Laodamas
l'écoute, & volant dans la lice,
Y provoque en ces
mots l'infatigable Ulysse.
Venez donc
avec nous, Étranger courageux,
Vous signaler
aussi dans ces aimables jeux,
Si dans ces arts
brillans que chérit la jeunesse,
|
180
|
On vous vit
quelquefois exercer votre adresse.
Pour vous, pour
vos talens, mes regards prévenus
M'assurent que
ces jeux vous sont déjà connus.
Vous savez trop,
instruit à signaler vos forces,
Que la gloire n'a
point de plus douces amorces.
|
185
|
Venez, suivez nos
pas, de cette gloire épris ;
De vos longues
douleurs dégagez vos esprits.
Votre départ
s'avance, &, prêts à vous conduire,
Déjà nos Matelots
ont armé leur Navire.
Cessez,
Laodamas, répondit le Héros,
|
190
|
D'aiguillonner
mon cœur, & d'accroître mes maux,
Qui, sans cesse
présens à mon âme oppressée,
M'enlèvent aux
douceurs de toute autre pensée.
Combien sont loin
de moi ces combats & ces jeux !
Mon retour que
j'attends peut seul flatter mes vœux ;
|
195
|
C'est ce bienfait
qu'ici je redemande encore
A ce Peuple, à ce
Roi que ma misère implore.
A peine il
achevoit, que, pour mieux l'exciter,
L'imprudent
Euryale ose ainsi l'insulter :
Étranger, tes
refus te sont assez connoître ;
|
200
|
Je vois trop à
présent que le Sort te fit naître
Non pour ces
nobles jeux, ces loisirs des Héros,
Mais pour le vil
métier de Chef de Matelots,
Dont un honteux
trafic assure la fortune,
Et souille de
larcins l'empire de Neptune.
|
205
|
Ulysse le
fixant d'un regard courroucé :
Jeune homme,
répond-t-il, ce discours insensé
Me dit de votre
cœur ce qu'il saut que je pense.
Ainsi, parmi les
biens que le Ciel nous dispense,
Rarement un
Mortel ensemble réunit
|
210
|
Et les grâces du
corps, & les dons de l'esprit (5).
L'un n'a point la
beauté, mais le Ciel l'environne
De ces brillans
appas que l'éloquence donne ;
Tout un peuple
enchanté ressent à son aspect,
Des transports de
plaisir, d'amour & de respect :
|
215
|
D'une aimable
pudeur les invincibles charmes
A son génie encor
semblent donner des armes (6);
On le voit comme
un Dieu digne de nos autels.
Un autre a le
maintien, le front des Immortels
Mais les Grâces
jamais n'ont orné son langage.
|
220
|
Ainsi de la
beauté vous avez l'avantage,
Quelque Dieu
complaisant se plut à la former ;
Mais un esprit
trop vain paroît vous animer,
Vous, dont l'air
insultant & la voix téméraire
Ont de mon cœur
sensible allumé la colère.
|
225
|
Je ne suis point,
ainsi que vous le publiez,
Novice en ces
combats, en ces jeux variés ;
J'y signalai mon
nom au temps de ma jeunesse.
Maintenant la
douleur, l'infortune me presse ;
Cependant,
fatigué des maux que j'ai soufferts,
|
230
|
Soit parmi les
combats, soit au milieu des mers,
Tel que je suis,
je vais descendre dans la lice ;
J'y vais de votre
orgueil confondre l'injustice.
Vos discours trop
amers ont enflammé mon cœur.
Il dit, &,
transporté d'une noble fureur,
|
235
|
De son manteau
couvert, dans la lice il s'élance,
Et d'un bras
vigoureux saisit un disque immense,
Un éclat de
rocher en disque façonné,
Il le tourne & le
lance ; & le peuple étonné
Frémit & suit des
yeux l'épouvantable pierre,
|
240
|
Dont le bruit, en
tombant, fait retentir la terre,
Et dont l'essor
rapide a sur tous ses Rivaux
Marqué dans ce
combat la place du Héros.
Sous les traits
d'un mortel, Pallas vient elle-même
Annoncer la
victoire à ce Héros qu'elle aime.
|
245
|
Généreux
Étranger, tous ces disques lancés
Par vos efforts
heureux ont été devancés ;
Il n'est point de
Mortel qui, sans voir la lumière,
Ne pût vous
décerner l'honneur de la carrière (7)
Et qui, de son
bras seul vers la terre étendu,
|
250
|
Ne jugeât
aisément que le Prix vous est dû.
Quel orgueilleux
rival oseroit y prétendre ?
A ces mots
consolans qu'Ulysse vient d'entendre,
Une secrette joie
adoucit son courroux ;
Il s'applaudit de
voir chez ce Peuple jaloux
|
255
|
Un homme dont le
cœur respire la justice.
Jeunes
Phaeaciens, descendez dans la lice,
Dit-il, &, s'il
le faut, je saurai bien encor
Y donner à mon
disque un plus rapide essor ;
Ou, si d'autres
combats peuvent ici vous plaire,
|
260
|
Puisqu'enfin vous
avez excité ma colère,
Venez les
proposer, je les accepte tous.
J'accepte pour
rival quiconque d'entre vous
Veut tenter le
combat de la lutte ou du cesse.
Je n'excepte que
vous de cet essai funeste,
|
265
|
Jeune Laodamas,
qui, dans votre palais,
M'avez de
l'amitié prodigué les bienfaits.
Malheur à l'homme
vain dont l'audace insensée
Pourrait d'un tel
défi concevoir la pensée,
Et combattre, au
milieu d'un climat étranger,
|
270
|
Un Hôte
bienfaisant qui sut le protéger !
Mais songez qu'en
ces jeux c'est vous seul que j'excepte,
Qu'il n'est point
de rival qu'après vous je n'accepte,
Que ma bouillante
ardeur, qui veut se signaler,
Aux plus braves
Mortels eut droit de s'égaler (8).
|
275
|
Des combats
différens j'ai couru la carrière,
Et, savant à
lancer la flèche meurtrière.
Dans des jours de
carnage on m'eût vu le premier
Faire voler un
trait dans le sein d'un Guerrier.
Entre mille Héros
de cet honneur avides,
|
280
|
De Philoctète
seul les flèches plus rapides
Pouvoient parmi
les Grecs, dans les champs d'Ilion,
Au-dessus de ma
gloire élever son grand nom.
Sur tout autre
Mortel que vit briller notre âge,
Je pouvois dans cet
art remporter l'avantage.
|
285
|
Je cède, je l'avoue,
à ces Héros fameux,
Dont l'adresse
autrefois le disputoit aux Dieux.
Je cède au grand
Alcide, à ce superbe Euryte,
Dont l'orgueil fut
frappé d'une peine subite,
Quand le bras
d'Apollon, qu'il osa défier,
|
290
|
D'un infaillible
trait perça son cœur altier.
Le javelot pesant,
la pique meurtrière,
Devient entre mes
mains une flèche légère.
Au seul prix de la
courte on verroit mon ardeur
Redouter parmi vous
de trouver un vainqueur ;
|
295
|
Tant les slots, & la
faim que j'ai long-temps soufferte,
De mon agilité m'ont
sait sentir la perte !
Tant contre
l'ouragan mes pénibles efforts
De mes pieds
affoiblis ont usé les ressorts !
Étranger, vos
discours, répondit le Monarque,
|
300
|
D'un cœur sensible &
fier portent la noble marque.
Vous voulez, dans
l'ardeur dont vos sens sont épris,
De ce jeune
imprudent confondre le mépris.
Quel insensé Mortel,
par un indigne outrage,
Oseroit maintenant
braver votre courage ?
|
305
|
Laissons-là ces
défis ; connoissez les talens
Dont le Ciel
embellit l'heureux cours de nos ans ;
Connoissez ces beaux
arts, ces goûts héréditaires,
Que nous tenons des
Dieux & des soins de nos Pères.
Peut-être, rappelant
un si doux souvenir,
|
310
|
Daignerez-vous un
jour vous en entretenir.
On ne nous verra
pas, dans un transport funeste,
Disputer tous les
Prix de la lutte ou du ceste ;
Mais légers à la
course, excellens Nautonniers,
Dans ces aimables
arts nous brillons les premiers,
|
315
|
La volupté nous
tient sous son aimable empire,
Nous aimons les
festins, les danses & la lyre,
Le tranquille
sommeil, les habits somptueux,
Et la douce chaleur
des bains voluptueux (9).
Jeunes Phaeaciens,
que la fête commence ;
|
320
|
Charmons cet
Étranger par les chants & la danse ;
Que de Démodocus
les doigts harmonieux,
Par les sons de
la lyre embellissent nos jeux.
Il dit : des
Spectateurs sa voix est entendue ;
On court chercher
la lyre au palais suspendue ;
|
325
|
Et neuf Juges
choisis, se levant à la fois,
Viennent de ces
combats faire observer les loix,
En désigner
l'enceinte, en assigner la place,
Et d'un sol
inégal aplanir la surface.
Démodocus enfin,
de Danseurs entouré,
|
330
|
La lyre en main,
s'assied dans ce champ préparé,
Où ces jeunes
Danseurs avec grâce & souplesse,
De leurs pieds
bondissans sont briller la vitesse (10).
Ulysse les
admire, & ses regards surpris,
Attachés à leurs
pas en étoient éblouis,
|
335
|
Lorsque
Démodocus, épris d'un beau délire,
A ses divins
accens fait préluder sa lyre.
De Vénus & de
Mars il chante les amours (11);
Comment, des dons
flatteurs empruntant le secours,
Le Dieu Mars
séduisit la Reine de Cythère,
|
340
|
Et, dans les doux
plaisirs de l'amoureux mystère,
Osa deshonorer la
couche de Vulcain ;
Comment l'œil du
Soleil vit leur feu clandestin :
Comment Vulcain,
brûlant de dépit & de rage,
En apprit la
nouvelle & vengea son outrage.
|
345
|
Impatient, il
court à ses brulans fourneaux,
Fait retentir au
loin l'enclume & les marteaux,
Et forge, d'une
main qu'animé sa furie,
D'innombrables
liens, chef-d’oeuvres d'industrie,
D'indissolubles
nœuds, que, malgré leur pouvoir.
|
350
|
L'œil pénétrant
des Dieux ne peut apercevoir,
Plus fins, plus
déliés que la trame légère
Que déploie
Arachné dans un lieu solitaire.
Content de
son ouvrage il court à son palais,
Sur le lit
adultère il attache ses rets,
|
355
|
Enveloppe avec
soin de l'invisible nasse
Ce lit injurieux,
témoin de sa disgrâce.
Il sourit à ce
piège, & détourne ses pas
Vers l'île de
Lemnos, vers ces heureux climats
Qu'à tout autre
pays préféroit sa tendresse.
|
360
|
Le fier Dieu des
combats, qui l'épioit sans cesse,
Aperçoit son
départ, s'applaudit, & soudain
Vole, brûlant
d'amour, au séjour de Vulcain,
En franchit le
portique, & trouve Cythérée
Assise sur un
trône, & de fleurs couronnée.
|
365
|
Venez,
dit-il, venez, objet de mes soupirs,
D'un Amant
enflammé contentez les desirs ;
Vulcain, pour
visiter les Simiens sauvages,
Est allé de
Lemnos parcourir les rivages.
Il dit ;
Vénus l'écoute, & sans peine le suit
|
370
|
Vers le lit
nuptial où le Dieu la conduit.
A peine ils y
montoient que la nasse puissante
Saisit de toutes
parts & Mars & son Amante,
Et, pressant avec
force & leurs pieds & leurs mains
De la suite à
tous deux leur ferma les chemins.
|
375
|
Le Dieu du jour
les vit, & ce témoin fidèle
A Vulcain
aussitôt en porta la nouvelle,
Vulcain l'écoute
& part, le dépit dans le cœur,
Revole à son
palais, conduit par la fureur ;
Il entre, &
s'arrêtant sur le seuil de la porte,
|
380
|
Il exhale à
grands cris le feu qui le transporte.
O vous, Dieux
enivrés d'un bonheur éternel,
Grands Dieux,
soyez témoins de mon destin cruel !
Voyez, vengez ma
honte & partagez ma rage,
Voyez comme Vénus
me méprise & m'outrage,
|
385
|
Me préfère un
Amant hautain & belliqueux.
C'est ce Dieu des
combats, ce Mars impétueux,
Dont la beauté,
la taille & la haute stature
M'ont de son
lâche cœur attiré cette injure.
Si mes pieds
inégaux, si ma difformité
|
390
|
De ses yeux
délicats blessent la vanité,
Les auteurs de
mes jours, de ces jours que j'abhorre,
Ont seuls causé
les maux qu'aujourd'hui je déplore.
Sans plaindre mes
ennuis, verrez-vous ces Amans,
Ces odieux objets
de mes ressentimens,
|
395
|
Occuper à loisir
la couche, fortunée
Où dut seul à
jamais reposer l'hyménée ?
Je crois, de
quelque ardeur que leurs cœurs soient épris,
Qu'ils trouvent
leurs plaisirs bien payés à ce prix,
Qu'ils seroient
bientôt las d'en supporter la gêne ;
|
400
|
Mais qu'on ne
pense point voir délier leur chaîne,
Avant que Jupiter
me rende tous les biens
Dont j'achetai
l'honneur de mes honteux liens ;
Puisque cette
Venus, pour qui chacun soupire,
De la raison
jamais n'a reconnu l'empire.
|
405
|
Il parle, &
tous les Dieux accourant à sa voix,
Vers son palais
d'airain descendent à la fois.
On y vit arriver
le Souverain de l'Onde,
Le Dieu dont
l'éloquence est le charme du monde,
Et le fier
Apollon, armé de tous ses traits.
|
410
|
Mais seules, sur
leur trône, au fond de leur palais,
La timide Pudeur
arrêta les Déesses.
Ces Dieux, dont
les humains éprouvent les largesses,
A peine avoient
fixé leur pas précipité
Vers le seuil du
séjour par Vulcain habité,
|
415
|
Que les ris
éclatans de la Troupe immortelle
Retentirent au
loin sur la voûte éternelle.
Ils disoient,
admirant ses merveilleux secrets :
Les desseins
du méchant ne prospèrent jamais (12).
En vain, d'un pas
léger, il fuit ce qu'il doit craindre,
|
420
|
La Peine, au pas
tardif, le suit & va l'atteindre.
C'est ainsi que
Vulcain, pelant ? foible & boiteux,
Sut atteindre &
saisir le plus léger des Dieux,
Le tient en son
pouvoir, &, justement sévère,
Va lui faire
payer le prix de l'adultère.
|
425
|
Mais, de
cette pensée interrompant le cours,
Apollon à Mercure
adressoit ce discours :
O Mercure, tu
vois sa honte & sa disgrâce ;
Voudrois-tu du
Dieu Mars : tenir ici la place,
Et, chargé de ses
fers, supportant son ennui
|
430
|
Sur le sein de
Vénus reposer comme lui ?
Ah ! répondit
soudain le Messager céleste,
Dût un pareil
plaisir m'être encor plus funeste ;
De fers trois
fois plus lourds chargé de toutes parts,
Puissé-je être en
spectacle à vos malins regards,
|
435
|
Aux yeux de tout
l'Olympe & des Déesses même,
Vénus seroit ma
gloire & mon plaisir suprême.
Il dit, & ses
transports enflammant leurs esprits,
Parmi les
Immortels ont redoublé les ris.
Neptune seul,
gardant un visage sévère,
|
440 |
Vouloit du noir
Vulcain adoucir la colère.
Vulcain,
brisez ses fers, Mars subira la loi
Que vous voudrez,
dit-il, imposer à sa foi ;
J'ose, devant les
Dieux, en donner ma parole.
Par un
engagement dangereux & frivole,
|
445 |
Pourquoi, répond
Vulcain, vouloir nous abuser ?
Sur de pareils
garants qui peut se reposer ?
Garantir un
méchant c'est se tromper soi-même (13)
Eh ! comment
enchaîner votre pouvoir suprême,
Si ce Dieu trop
coupable, échappé de mes nœuds
|
450 |
Fuyoit, en
oubliant & sa dette & ses vœux ?
Rassurez-vous,
Vulcain, lui répondit Neptune,
J'engage en sa
faveur ma gloire & ma fortune ;
Si Mars fuit de
vos sers, j'acquitterai sa foi.
Il
faut donc,
dit Vulcain, souscrire à votre loi.
|
455 |
A ces mots il
s'avance, & ses mains souveraines,
Des deux Amans
captifs firent tomber les chaînes.
Aussitôt,
s'élançant de ce funeste lit,
Le couple
malheureux disparoît & s'enfuit.
Le fier Dieu des
combats descendit chez les Thraces ;
|
460 |
Vénus vole à
Paphos où l'attendoient les Grâces :
Là, dans un bois
sacré, leurs immortelles mains,
Préparent à Vénus
le doux charme des bains,
Répandent sur son
corps ces parfums d'ambroisie,
Ces trésors
éternels d'une éternelle vie,
|
465 |
Rajustent sa
parure, & sur ses vêtemens
Font briller à
l'envi de nouveaux ornemens.
Lorsque
Démodocus récitant ces merveilles,
Eut du peuple &
d'Ulysse enchanté les oreilles,
Le fier Laodamas
& le jeune Halius,
|
470 |
Allèrent,
complaisans aux vœux d'Alcinoüs,
Seuls & sans
concurrens, occuper la carrière.
Et former avec
art une danse légère.
Un ballon,
recouvert d'un tissu précieux,
Devient entre
leurs mains le plaisir de ces jeux.
|
475 |
L'un d'eux,
levant le front vers la voûte azurée,
Fait voler
jusqu'aux cieux la balle colorée ;
L'autre la suit
de l'œil, & soudain s'élançant,
Avant de
retomber, la saisit en sautant (14).
Mais bientôt on
les voit, pour varier leur danse,
|
480 |
Se chercher & se
fuir, & se joindre en cadence ;
Tandis que leurs
amis, autour d'eux assemblés,
Les animoient
encor par leurs cris redoublés.
Grand Roi,
s'écrie Ulysse, admirant leur adresse,
Les effets ont
bientôt suivi votre promesse.
|
485 |
Combien tous ces
talens que vous m'avez vantés,
Frappent
d'étonnement mes esprits enchantés !
Alcinoüs
flatté sourit à ce langage ;
Un doux
ravissement brille sur son visage,
Et, s'adressant
aux Chefs assis autour de lui :
|
490 |
Princes, qui
de mon trône êtes le ferme appui,
De ce noble
Inconnu j'admire la sagesse ;
Qu'à le combler
de biens avec moi l'on s'empresse ;
Que les douze
Héros qui, soumis à mes loix,
Partagent de
l'Empire & l'honneur & les droits,
|
495 |
Déposent en ses
mains des présens magnifiques,
Des talens d'un
or pur, de superbes tuniques ;
Et qu'Euryale
enfin, qui l'avoit mépriser,
Par des dons
généreux, consente à l'appaiser.
Il parle, on
applaudit ; aussitôt Euryale :
|
500 |
Grand Roi,
vous dont la gloire ici n'a point d'égale,
Dit-il, je vais
soudain, à vous plaire empressé,
Calmer cet
Étranger que ma voix a blessé.
Je vais mettre en
ses mains, pour flatter son courage,
Un glaive
étincelant, rare & brillant ouvrage,
|
505 |
Où l'argent &
l'ivoire, avec art réunis (15),
Pourront être à
ses yeux un honorable Prix.
Il se tait,
&, rempli d'une noble assurance,
Prenant le glaive
en main, vers Ulysse s'avance :
Recevez ce
présent, respectable Étranger,
|
510 |
Dit-il ; si mes
discours ont pu vous outrager,
Laissez-les
emporter au séjour des nuages,
Par le souffle
des vents qui chassent les orages,
Puissiez-vous,
secondé de la faveur des Dieux,
Revoir votre
Patrie, & sur ces bords heureux
|
515 |
Oublier, dans le
sein d'une fidèle Épouse,
Tous les maux que
vous fit la Fortune jalouse !
Et vous, o
mon Ami, que ces Dieux complaisans,
Dit Ulysse, sur
vous, répandent leurs présens !
Puissiez-vous,
dans la paix de ces douces retraites,
|
520 |
Ne regretter
jamais le don que vous me faites (16) !
En achevant
ces mots, Ulysse, avec bonté,
Reçoit & ceint le
glaive à ses mains présenté.
Le char du
jour penchoit vers le sein d'Amphitrite ;
On retourne au
palais qu'Alcinoüs habite :
|
525 |
Là les présens
des Chefs, transportés par ses Fils,
Dans les mains
d'Arété sont à l'instant remis.
D'un Prince
généreux cette Épouse fidèle
S'empresse au
même instant de seconder son zèle :
Au fond d'une
corbeille elle fait arranger
|
530 |
Les riches
vêtemens offerts à l'Étranger ;
Et, tandis qu'à
sa voix une troupe de Femmes,
Des foyers
ranimés entretenoit les flammes,
Qu'un vase
suspendu sur les feux pétillans
Faisoit
bouillonner l'onde enfermée en ses flancs,
|
535 |
Que les bains s'apprêtoient
par l'ordre de la Reine,
Docile à ses
avis, Ulysse qu'on amène,
Vient sceller ses
présens d'un nœud mystérieux (17)
Dont Circé lui
donna le secret merveilleux.
Par une Esclave
enfin il se laisse conduire
|
540 |
A ces bains
préparés qu'en secret il désire,
Et dont,
long-temps en butte aux traits de la douleur,
Son cœur
infortuné méconnut la douceur,
Du jour que,
s'exposant à de nouveaux orages,
De la Fille
d'Atlas il quitta les rivages.
|
545 |
Ulysse,
ranimé par la fraîcheur du bain,
Tout brillant, s'avançoit
vers le lieu du festin ;
Lorsque Nausicaa
se présente à sa vue
Avec tous les
attraits dont les Dieux l'ont pourvue.
Quelque temps sur
Ulysse elle attache les yeux.
|
550 |
Daignez, cher Étranger, recevoir mes adieux ;
Soyez heureux,
dit-elle, & dans votre Patrie,
Rappelez-vous
qu'ici vous me dûtes la vie.
Fille
d'Alcinoüs, répond le sage Roi,
Que le Dieu dont
l'Olympe a reconnu la loi,
|
555 |
Veuille me
ramener aux lieux de ma naissance !
Ces lieux seront
témoins de ma reconnoissance ;
Mon pays me verra
vous l'adresser toujours
Comme au Dieu
protecteur de mes malheureux jours (18).
Il dit, &,
s'avançant vers le lieu de la fête,
|
560 |
S'assied près du
Monarque au festin qu'on apprête
Les mets couvrent
la table, & les vins préparés
Inondent à grands
flots les vases colorés.
Conduit par le
Héraut, Démodocus s'avance ;
Entre les
Conviés, que flattoit sa présence,
|
565 |
On lui marque sa
place ; il s'assied. Aussitôt,
Ulysse qui le
voit, appelle le Héraut.
Qu'a ce
Chantre, dit-il, votre main respectable
Présente du
festin une part honorable (19).
Malgré les maux
cruels qui troublent mes esprits,
|
570 |
De ses heureux
talens j'ai senti tout le prix ;
Ses pareils en
tous lieux méritent notre hommage ;
La Muse qui les
aime, anime leur langage,
Et, remplissant
leurs cœurs de généreux transports,
Échauffe de leurs
chants les sublimes accords.
|
575 |
Il dit ;
Démodocus, que cet éloge enchante,
Reçoit avec
plaisir la part qu'on lui présente ;
Le repas s'achevoit
quand le sage Héros
Au Chantre qu'il
exalte adresse enfin ces mots :
Entre tous
les Mortels mon esprit vous admire,
|
580 |
Vous, qu'Apollon
chérit, & qu'une Muse inspire
Vous qui, si
dignement, par des accords nouveaux,
Avez chanté des
Grecs les faits & les travaux.
Ou vos yeux les
ont vus, ou quelque voix fidèle
De ces évènemens
vous apprit sa nouvelle.
|
585 |
D'une Muse
céleste interprète sacré,
Poursuivez ce
sujet à vos chants inspiré ;
Dites comment
Pallas, d'une machine énorme,
Ordonna la
structure & dirigea la forme ;
Comment des ais
épais, figurés en coursier,
|
590 |
Furent dans Ilion
conduits par un Guerrier,
Par Ulysse, ce
Roi de qui l'heureuse adresse,
Livra les murs de
Troie aux vengeurs de la Grèce.
Ah ! si la vérité
préside à vos accens,
J'irai par tout,
rempli de vos sons ravissans,
|
595 |
Apprendre à
l'Univers qu'Apollon vous anime,
Et soutient de
vos chants la majesté sublime.
Déjà
Démodocus prépare ses accords ;
Il demande à son
Dieu d'échauffer ses transports.
Il chante, & dit
comment, pleins d'une fausse joie,
|
600 |
On vit les Grecs
quitter les rivages de Troie,
Brûler leurs
pavillons, monter sur leurs Vaisseaux,
Sillonner à grand
bruit la surface des eaux ;
Tandis que dans
ses flancs la fatale machine,
Enfermoit d'Ilion
la mort & la ruine,
|
605 |
Recéloit ces
Héros, que, parmi tant de Rois,
Ulysse avoit
choisis pour ces derniers exploits.
A peine, dans les
murs par les Troyens trainée,
On la vit dominer
sur la ville étonnée,
Qu'autour du
simulacre, incertains & troublés,
|
610 |
Les nombreux
Citoyens demeurent assemblés.
L'un veut, la
hache en main, en ouvrir les entrailles,
L'autre, le voir
tomber du sommet des murailles ;
Un troisième,
enflammé d'un soin religieux,
Veut en faire une
offrande agréable à ses Dieux.
|
615 |
De ce dernier
avis l'autorité sacrée
Subjugua tous les
cœurs de la foule égarée ;
Trop funeste
conseil, où la loi du Destin
Attachoit d'Ilion
la déplorable fin !
Démodocus chanta
la valeur & la rage
|
620 |
De ces fiers
Combattans animés au carnage,
Quand, tels que
des torrens de leur lit épanchés,
Ils sortirent du
lieu qui les tenoit cachés.
Du magnanime
Ulysse il célébra l'audace,
Lorsqu'avec
Ménélas qui voloit sur sa trace,
|
625 |
Il courut, tel
que Mars armé de tous ses traits,
Du vaillant
Déiphobe assiéger le palais,
Et, dans ce lieu
long-temps, disputant la victoire,
Sut, aidé de
Minerve, éterniser la gloire.
Aux célestes
accens du Chantre harmonieux,
|
630 |
Le Héros attendri
baissa long-temps les yeux ;
Ses larmes s'échappoient
& baignoient son visage.
Telle on voit,
dans des jours de sang & de carnage,
Une femme
éplorée, embrassant à genoux
Le cadavre
sanglant d'un malheureux Époux,
|
635 |
Qui défendant ses
Fils, & Femme, sa Patrie,
Au pied de ses
remparts vient de perdre la vie ;
Avec de longs
sanglots elle tient embrassé
Ce corps tout
palpitant que la mort a glacé,
Et, livrée aux
fureurs d'une foule barbare,
|
640 |
Frémit des sers
cruels qu'un Vainqueur lui prépare (20);
Tel Ulysse éperdu
rappelant ses malheurs,
Gémissoit en
secret, se baignoit de ses pleurs.
Assis à ses
côtés, le généreux Monarque
Vit seul de sa
douleur la trop sensible marque,
|
645 |
Entendit ses
soupirs, ses sanglots redoublés,
Et soudain
s'adressant aux Princes assemblés :
Soutiens de
ma puissance, & Chefs de cet Empire,
Écoutez-moi,
dit-il : ces chants & cette lyre
De tous les
Conviés n'ont point flatté les sens.
|
650 |
Il en est un pour
qui ces accords séduisans
Ne semblent
respirer que peine & qu'amertume ;
Son cœur auprès
de nous dans les pleurs se consume.
C'est ce même
Étranger que nous voulons fêter,
C'est lui que ces
accens ont paru tourmenter.
|
655 |
Faisons-y trêve
enfin ; le soin qui nous rassemble
Veut d'un même
plaisir nous animer ensemble.
Il faut par nos
égards couronner nos bienfaits,
Et de cet Inconnu
respecter les regrets.
Dans le cœur d'un
Mortel que la Sagesse éclaire,
|
660 |
L'Étranger
malheureux tient la place d'un frère.
Mais vous,
daignez enfin, suspendant vos soupirs,
Sans nul
déguisement contenter mes desirs ;
Me dire vos
parens & comment on vous nomme.
Car, quel que
soit le rang où le Sort place un homme,
|
665 |
Soumis aux
volontés des Auteurs de ses jours,
Il en reçoit un
nom qu'il doit chérir toujours (21).
Dites votre
Patrie, & daignez nous apprendre
Quels sont ces
bords chéris où vous devez vous rendre,
Où vous doivent
porter nos immortels Vaisseaux,
|
670 |
Qui, seuls, sans
gouvernail, fendent le sein des eaux,
D'un Pilote
mortel la main trop incertaine,
Ne les conduit
jamais sur la liquide plaine ;
Ils savent des
humains les vœux & les projets,
Et sans se
détourner, dans les plus longs trajets,
|
675 |
Parmi divers
climats, entre mille contrées,
Touchent en un
moment aux rives désirées ;
Du plus épais
nuage incessamment couverts,
Ils bravent les
écueils & les fureurs des mers (22).
Cependant, si
j'en crois les discours de mon père,
|
680 |
Nous devons de
Neptune éprouver la colère ;
Trop jaloux de
nous voir prodiguer nos secours
Aux Étrangers
heureux dont nous sauvons les jours,
Sur un de nos
Vaisseaux, non loin de ce rivage,
Il doit faire
tomber son implacable rage,
|
685 |
Et, sous un vaste
mont, engloutir pour jamais
Notre ville, nos
murs, nos temples, nos palais.
Mais à nos soins
pour vous rien ne peut mettre obstacle,
Je laisse aux
mains des Dieux cet effrayant oracle.
Daignez donc,
complaisant pour nos sensibles cœurs,
|
690 |
Dans un récit
fidèle exposer vos malheurs ;
Nous dire quels
climats, quelles rives lointaines
Vous ont vu
prolonger vos courses incertaines ;
Nous raconter les
mœurs, nous nommer les cités
Des Peuples
différens par vos yeux visités.
|
695 |
Combien avez-vous
vu de ces Peuples sauvages,
Dont le cœur
inhumain respire les outrages ?
Combien d'autres
plus doux, soumis aux loix des Dieux,
Offrant à
l'Étranger leurs soins officieux !
Dites-nous quel
sujet a pu causer vos larmes,
|
700 |
Quand d'Ilion
détruit par la flamme & les armes,
On chantoit les
malheurs, dont un long souvenir
Servira de leçon
aux siècles à venir.
Vites-vous dans
ces champs qu'a ravagés la guerre,
Un frère
bien-aimé terminer sa carrière,
|
705 |
Un parent, un
ami !... Car, quels nœuds plus étroits
Que ceux dont
l'amitié nous enchaîne à son choix !
Le cœur d'un ami
sage & fidèle & sincère,
Vaut tous les
droits du sang, & tout l'amour d'un frère
(23).
|
Notes, explications et commentaires
(1) Quoique dans le
texte Minerve semble ne s'adresser qu'aux Chefs de
l'État, il paroît que tout le Peuple fut convoqué,
puisque la Place entière fut remplie de spectateurs,
& que nous allons voir Alcinoüs s'adresser au
Peuple, & lui demander les cinquante Rameurs don,t y
a besoin pour conduire Ulysse. Ces mots,
Φαιήκων ἡγήτορες
(vers 11)
qui semblent désigner particulièrement les Chefs des
Phœaciens, pouyoient n'être, en quelque sorte qu'une
appellation honorable pour l'assemblée du Peuple,
qui avoit part au Gouvernement.
(2) Ne nous arrêtons
point à considérer si, comme le pensoit l'Antiquité,
Homère s'est voulu peindre ici lui-même sous le nom
de Démodocus ; remarquons bien plutôt la morale qui
résulte de cette pensée, & comme Homère s'est plu à
répandre dans ses Ouvrages les réflexions qu'il
avoit faites sur le mélange des biens & des maux
dont la vie humaine est remplie. Si ces
considérations intéressantes se gravoient un peu
profondément dans le cœur de l'homme, il y auroit
moins de murmure parmi les malheureux, & moins
d'aveuglement chez les favoris de la Fortune.
(3) Le Scholiaste nous
apprend qu'Agamemnon ayant consulté l'Oracle
d'Apollon, ce Dieu lui avoit répondu que Troie ne
seroit prise que lorsqu'une dispute s'éleveroit
entre les plus fameux Généraux de l'armée. Il ajoute
que le sujet de cette dispute étoit de savoir si la
valeur à la guerre étoit préférable à la prudence.
Athénée veut que ce débat eût pour fondement
l'incertitude de deux conseils proposés pour
attaquer Troie, ou de la ruse, ou de la force
ouverte. Quoi qu'il en soit, Homère laisse ainsi
dans plusieurs endroits de ses Poèmes, un vaste
champ aux Commentateurs, en y insinuant des faits
énoncés à moitié, & que la loi des convenances ne
lui permettoit pas de raconter en entier. Si l'on
considéroit la multitude de sacrifices de ce genre
qu'Homère a faits, on sentiroit mieux la vérité de
cet éloge que lui donne Horace : Semper ad
eventum festinat. Et Boileau : Chaque vers,
chaque mot court à l'événement.
(4) Quelques personnes
demanderont peut-être pourquoi Ulysse s'attendrit
ainsi au récit de Démodocus, qui semble ne lui
rappeler que les heureux temps de sa gloire, comme
nous le verrons encore dans la suite de ce Livre.
Homère avoit bien senti que les souvenirs les plus
amers pour les infortunés, ne sont pas ceux de leurs
peines passées, mais, au contraire, ceux des momens
les plus brillans & les plus heureux de leur vie.
C'est ce qui rend si touchante cette expression de
Catulle : Fulsere quondam candidi mihi soles.
(5) Que les hommes les
plus favorisés de la Nature soient bien pénétrés de
cette vérité, qui est une de celles qu'Homère a
répétées le plus souvent ; nous les verrons moins
orgueilleux de leur supériorité, & plus indulgens
pour les défauts des autres.
(6) Il est étonnant
que Cicéron, qui a puisé dans ce passage d'Homère la
définition du véritable Orateur, ait négligé de
comprendre parmi les qualités qu'il exige de lui,
cette pudeur aimable si capable
d'assurer son triomphe sur ses Auditeurs :
...................... ὁ δ᾽ ἀσφαλέως
ἀγορεύει
αἰδοῖ μειλιχίη, μετὰ δὲ πρέπει
ἀγρομένοισιν.
(vers
171/172)
Voici le passage de Cicéron :
In quo igitur hommes exhorrescunt ? quem
stupefasti dicentem intuentur ? in quo exclamant ?
Quem Deum, ut ita dicam, inter homines putant ? Qui
distinctè, qui explictè, qui abundanter, qui
illuminatè, & rébus, & verbis dicit.
De Orat. lib. III. Hésiode.
en copiant presque en entier cet endroit d'Homère,
n'a pas oublié le trait qui se rend si intéressant.
(7) Voilà un de ces
endroits infiniment embarrassans pour un Traducteur,
lorsqu'il faut faire passer noblement dans sa langue
une expression commune. La difficulté n'est pas de
trouver un tour moins trivial que celui que la
pensée toute nue peut présenter, c'est de conserver
à la sois la clarté & la simplicité. Un Traducteur
qui ne s'attachera qu'au matériel de l'expression,
dira, comme a dit Madame Dacier : Étranger, un
aveugle même distingueroit à tâtons votre marque de
celle de tous les autres. Mais cette pensée,
ainsi dépouillée de l'harmonie du vers, ne
représente pas mieux la pensée d'Homère, que l'ombre
d'un corps ne représente le corps qu'elle
accompagne.
(8) On a reproché aux
Héros d'Homère de parler souvent sort
avantageusement d'eux-mêmes. Mais, si l'on avoit
pris garde en quelle occasion notre Poëte leur donne
cette noble assurance, on auroit jugé avec raison
comme Plutarque, qu’il y a des circonstances où les
hommes les plus modestes peuvent parler d'eux-mêmes
avec quelque dignité, & qu'un honnête homme qui
lutte contre le malheur, ou qui le soulève contre
son semblable dont l'orgueil veut l'humilier,
acquiert le droit d'être sort propre panégyriste.
(9) Madame Dacier fait
dire à Alcinoüs, avec une naïveté admirable :
Nous aimons la magnificence des habits, les bains
chauds, & la galanterie, Je ne sais par quel écart
d'imagination Madame Dacier a mis ici le mot de
galanterie, pour exprimer un mot qui ne
signifie à la lettre que les lits :
Έυναι,
& métaphoriquement, le repos, le sommeil. Le
père de Nausicaa se seroit-il exprimé avec une
pareille indécence ! La pudeur que nous avons
admirée ; dans cette jeune Princesse, permet-elle de
l'imaginer ? Horace, malgré ; la susceptibilité de
son imagination, n'a vu dans l'expression d'Homère
que ce qu'elle doit présenter :
Alcinoique
In cute curandâ plus aequo operata juventus,
Cui pulchrum suit in medios dormire dies, &
Ad strepitum citharoe cessatum ducere curam.
Lib. I, Ep. II
Il ne faut pas demander si Pope a suivi Madame
Dacier; c'est ainsi qu'il rend, à sa manière, le
passage en question :
To dress, to dance, to sing, our sole delight,
The feast or bath by day, and love by
night.
Notre seul plaisir consiste dans les habits, dans la
danse & dans les chants ; banquets & bains durant le
jour ; amour pendant la nuit.
La méprise de Madame Dacier est d'autant plus
étonnante, que son Mari, en citant les deux vers
d'Homère dont il est question, dans ses notes sur l'Ep.
II du livre I. d'Horace, les traduit ainsi :
Les festins, la musique, la danse, les habits, les
bains chauds, le sommeil & l'oisiveté, voilà
toute notre occupation.
(10)Madame Dacier, d'après
Eustathe, a cru que ces Danseurs éxécutoient en
dansant le sujet que chantoit Démodocus. Pope en
prend occasion de plaisanter sur la naïveté de
cette Savante, qui oublioit en ce moment combien
indécente devoit être cette danse, dont les
mouvemens exprimoient
les amours de Vénus & de Mars. Mais le texte
d'Homère ne lie point lit danse au chant ; & il
paroît, au contraire, que le chant succéda à la
danse, lorsque celle-ci eut assez satisfait les yeux
des Spectateurs.
(11) J'ai déjà dit,
dans mon Discours sur Homère, que l'épisode de Vénus
& de Mars ne devoit être regardé que comme un
véritable apologue, dont la moralité étoit énoncée
par ce vers qu'on lit à la fin de l'épisode.
οὐκ ἀρετᾶι κακὰ ἔργα· κιχάνει τοι βραδὺς ὠκύν,
(vers
329)
Il n'est pas nécessaire d'y chercher quelque
allégorie physique, comme ont sait ceux qui ont
voulu disculper Homère des indécences qu'il met ici
sur le compte des Dieux. C'est une vraie fable que
le Poëte débitoit comme telle, & qui, ainsi que nous
l'avons dit ailleurs, ne pouvoit pas plus imposer
sur la réalité du fait, que les fables d'Ésope n'en
ont fait accroire sur la réalité du don de la parole
accordé aux animaux. Platon, qui condamne ce récit
fabuleux, se contente de dire qu'il ne lui
paroissoit pas convenable.
Τοιαὖτα ὄ μοι φαινεται
ἐπιτήδεια. De Rep.III.
En effet, comme il avoit principalement en vue
l'éducation des jeunes gens qu'il formoit pour sa
République imaginaire, il avoit raison de croire que
ces sortes de fables pouvoient être de quelque
fâcheuse conséquence. Un des grands Écrivains de nos
jours n'a-t-il pas cherché à persuader aussi, que
les sables de la Fontaine étoient nuisibles aux
enfans ? Mais on pourroit répondre que ces fables
sont pour l'esprit des enfans, ce qu'un couteau
tranchant est entre leurs mains ; c'est un
infiniment dangereux, si on ne leur apprend à s'en
servir.
(12) Ces vers
renferment la moralité de la fable qu'Homère vient
de nous raconter : on voit, par le soin que le Poëte
a eu d'appliquer la maxime générale au fait
particulier dans lequel cette fable consiste
principalement, qu'il sembloit vouloir éviter qu'où
ne s'y méprît.
(13) Ce vers est sort
obscur dans le texte, dit Pope, & les efforts des
Commentateurs n'ont sait que l'obscurcir encore.
Cette maxime n'avoit pas, sans doute, la même
obscurité an temps d'Homère. J'ai suivi en partie le
sens du Scholiaste, sallaces pro fallacibus
sponsiones sunt, C'est une des trois
interprétations qu'Eustathe rapporte de ce passage,
& qui m'a paru la meilleure & la moins injurieuse.
Je me suis rapproché ainsi de l'interprétation de
Plutarque, qui, dans son banquet des sept Sages,
cite, à l'occasion du vers d'Homère, cette sentence
gravée dans le temple de Delphes : Εγγύα παρά δἄτα.
Le dommage est près de la caution.
(14) Le Danseur, comme
l'explique Eustathe, devoit, en sautant, & étant
encore en l'air, saisir le ballon qui retomboit :
l'expression d'Homère n'a presque pas besoin
d'explication,
πάρος ποσὶν οὖδας
ἱκέσθαι.
(vers 376).
Madame Dacier s'y est cependant méprise ; &, en
appliquant au Ballon ce qui ne convient qu'au
Danseur, elle traduit ainsi : L'autre s'élançant en
l'air.... le reçoit & le repousse avant qu'il
tombe à leurs pieds. Quoique la saute soit peu
importante, j'ai cru pouvoir la relever, pour la
parfaite intelligence d'un jeu ancien.
(15) Le grec dit :
La poignée est d'argent, & le fourreau est entouré
d'ivoire. Il paroît, par plusieurs exemples que
nous voyons dans Homère, que l'ivoire étoit fort
estimé, qu'il étoit employé dans toutes sortes
d'ouvrages, & qu'on en formoit des ornemens dont on
n'étoit pas moins curieux que des métaux les plus
précieux.
(16) Voilà un souhait
bien digne d'Ulysse, c'est-à-dire, d'un Prince qui,
désabusé par son expérience, des chimères de la
gloire, n'aspire plus qu'à jouir de la paix & de la
tranquillité de ses foyers.
(17) Le noeud
d'Ulysse, comme l'observe Eustathe, étoit devenu un
proverbe dans l'Antiquité, pour exprimer une
difficulté insurmontable. Le nœud gordien, qui a
mérité d'occuper une place dans l'Histoire, a eu
encore plus de réputation, & est resté en possession
de l'allusion ancienne. Au reste, ces sortes de
nœuds, qui avoient précédé l'invention des cachets,
dévoient sans doute en tenir lieu, & avec d'autant
plus d'avantage, que les cachets peuvent s'enlever &
s'imiter, au lieu que ces sortes de nœuds ne
pouvoient être déliés que par ceux qui en avoient le
secret.
(18) Madame Dacier a
remarqué dans ce compliment beaucoup de politesse.
Pope dit que ce compliment dans la bouche d'un homme
aussi sage qu'Ulysse, est plus profane que poli. La
critiqué de l'un ne paroît pas plus juste que
l'éloge de l'autre. La réponse d'Ulysse est le
langage d'un homme pénétré de reconnoissance pour
une jeune beauté qui lui a rendu les plus grands
services, & qui proportionne ses expressions au
sentiment que lui inspirent le bienfait & la
bienfaitrice : ce n'est pas le langage d'un homme
galant, mais celui d'un cœur honnête & sensible.
J'ai dit comme au Dieu, en traduisant fidèlement le
texte,
θεῶι ὣς
(vers 465)
j'ai cru que cette qualification convenoit d'autant
mieux, que le mot de déesse ou de divinité
eût porté avec soi quelque soupçon de galanterie.
(19) Le texte dit
qu'Ulysse coupa un morceau d'un dos de sanglier fort
gras. Nous avons déjà remarqué dans les notes sur
l'Iliade, ce genre de distinction, qui étoit en
usage chez les Anciens, & qui ne peut être un objet
de plaisanterie que pour ceux qui n'ont pas réfléchi
sur la frivolité des distinctions auxquelles nous
attachons encore tant d'importance dans la société.
(20) Si on ne
s'attache qu'au matériel de la comparaison, l'on ne
manquera pas de la trouver défectueuse. En effet,
quelle ressemblance entre la position actuelle
d'Ulysse, & celle d'une femme qui gémit sur le corps
d'un époux expirant, & se voit conduire en esclavage
! Mais il faut, avec Homère, pénétrer jusqu'au fond
du coeur de l'un & de l'autre. Il faut voir, quels
sont les tableaux de carnage & de désolation qui
frappent alors l'esprit d'Ulysse ; il se rappelle sa
mort de tant d'amis qui périrent au sac de Troie, la
destruction d'une ville superbe livrée à la flamme &
au pillage, & par-dessus tout une longue suite de
malheurs dont cet événement sut le principe : voilà
ce qui arrache tant de larmes à Ulysse, & qui sait
sentir à son ame des angoisses semblables à celles
de cette femme qu'on arrache de dessus le corps de
son mari, pour la traîner en captivité.
(21) Une loi ancienne
chez les Grecs rendoit les parens maîtres de donner
à leurs ensans le nom qu'ils vouloient, & de le leur
ôter ensuite, s'ils le jugeoient à propos. Demosth. Orat. I. adv. Boeot...
(22) Je ne m'arrête
point ici sur les merveilles extraordinaires
qu'Alcinoüs attribue à ses Vaisseaux, mais sur la
contradiction qu'il y a entre ce qu'Homère a dit des
talens des Phœaciens pour la navigation, & les
prodiges que leurs Vaisseaux opèrent d'eux-mêmes ;
car cette marche spontanée de ces Navires exclud
nécessairement les talens des Navigateurs. La
solution de cette difficulté me paroît digne
d'exercer certains Commentateurs.
(23) Si jamais un
homme a senti tout le prix de l'amitié, c'étoit,
sans doute, Homère. On a vu dans l'Iliade avec
quelles couleurs il a peint l'amitié d'Achille pour
Patrocle : ses deux Poëmes respirent, en quelque
sorte, un tel caractère de bonté & de sensibilité,
que celui qui ne fait qu'estimer & admirer Homère,
ne le connoît pas encore assez ; il saut l'aimer
comme on aimeroit un homme dont toutes les pensées &
tous les sentimens seroient des leçons de sagesse,
de vertu & de raison.
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