Livre VIII
Remonter Premières Pages

   
 

ARGUMENT DU LIVRE VIII.

 Assemblée générale des Phœaciens, où Alcinoüs propose de fournir à Ulysse un Vaisseau pour le ramener dans sa patrie. Le Vaisseau se prépare, & les Rameurs qui le doivent conduire assistent au festin qu'Alcinoüs donne à Ulysse. Le Poète Démodocus vient, par ses chants, amuser les Convives. Le festin est suivi de plusieurs jeux, tels que la course, la lutte & le disque. Ulysse se distingue & remporte le Prix dans le dernier. Démodocus chante les amours de Vénus  de Mars. Ulysse invite le Poète a chanter la prise de Troie, & en l'écoutant il ne peut retenir ses larmes. Alcinoüs en prend occasion de lui demander son nom, sa naissance & sa fortune. 

  
 

    Sortant du sein des eaux l'Aurore au front vermeil

Des yeux d'Alcinoüs écarte le sommeil.

Les Chefs avec Ulysse à son palais accourent.

Le Monarque, suivi des Princes qui l'entourent,

 
5

S'avance vers l'enceinte, où, non loin des Vaisseaux,

S'élevoient jusqu'aux Cieux de vastes arsenaux.

Sur des marbres brillans en cette enceinte immense

L'auguste Souverain va s'asseoir en silence,

Environné des Grands qui composent sa Cour.

 

 
10

    Minerve veut d'Ulysse avancer le retour ;

Elle descend des Cieux, &, d'une aile légère,

Sous les traits d'un Héraut que le peuple révère,

Court aux Phaeaciens adresser ces accens (1):

 

    Accourez à ma voix, fortunés Habitans,

 
15

Auprès d'Alcinoüs hâtez-vous de vous rendre.

Venez tous, sur mes pas, l'admirer & l'entendre,

Cet illustre Étranger, que la faveur du Sort,

Après de longs revers, a jeté dans ce port.

Il a des Immortels les attraits & les grâces.

 

 
20

    Elle dit, & soudain, accourant sur ses traces,

Une foule innombrable arrive & va s'asseoir

Dans le vaste parvis qui la doit recevoir.

L'œil fixé sur Ulysse on l'admire, on s'étonne

De l'éclat rayonnant dont son front se couronne.

 
25

Par les traits imposans d'une mâle beauté,

Minerve a du Héros embelli la fierté,

Et, joignant ses présens à ceux de la Nature,

Elle avoit pris plaisir d'accroître sa stature,

Pour lui gagner les soins, l'amour & le respect :

 
30

Des peuples assemblés, charmés à son aspect,

Et lui faciliter l'honorable conquête

Des Prix faits pour les jeux que ce grand jour apprête.

 

    Alcinoüs se lève : « Écoutez votre Roi,

Peuples, cet Étranger s'est soumis à ma foi.

 
35

J'ignore son destin, je ne sais point encore

S'il vient de l'Occident, ou des champs de l'Aurore ;

Il suffit que le Ciel l'amène en mon palais,

Quel qu'il soit, sa misère implore nos bienfaits :

Il attend des secours pour revoir sa patrie,

 
40

Ne sermons point l'oreille à la voix qui nous prie ;

Ne lui refusons pas ce bienfait consolant

Que notre humanité prodigua si souvent.

Jamais dans mes soyers une voix étrangère

Ne m'adressa long-temps une vaine prière.

 
45

Préparez son Vaisseau, disposez les agrès ;

Que cinquante Rameurs, choisis pour ces apprêts,

Recevant de nos mains le prix de leurs services,

D'un banquet solennel partagent les délices.

Et vous, de mon pouvoir honorables soutiens,

 
50

Venez, Princes, venez, généreux Citoyens :

Pour fêter l'Étranger unissons-nous ensemble,

Qu'avec l'humanité le plaisir nous rassemble ;

Et que Démodocus, ce Chantre harmonieux,

Dont les nobles talens sont un présent des Cieux,

 
55

Vienne, favorisé par le Dieu qui l'inspire,

Unir ses doux accens aux accords de sa lyre.

 

    Il se lève, à ces mots, & ramène au palais

Le cortège pompeux de ces Chefs satisfaits.

Le Héraut qui le sert, à ses ordres fidèle,

 
60

Du Chantre desiré court exciter le zèle ;

Tandis que les Rameurs, dans un ardent transport,

Volent vers le Vaisseau qui les attend au port,

Et, l'arrachant du lit de la profonde arène,

Le rendent au crystal de la liquide plaine.

 
65

Ils y placent le mât & ses agrès divers.

Déjà la rame est prête à sillonner les mers,

De la voile déjà la blancheur éclatante

Semble sourire au vent qui flatte leur attente,

Et du rivage enfin le Navire écarté,

 
70

Par de puissans liens est sur l'onde arrêté.

 

    Vers la cour du palais où leur Roi les invite,

Des Rameurs diligens l’essaim se précipite,

Et tout un peuple entier dont leurs pas sont suivis,

De ce vaste séjour inonde les parvis.

 
75

Le banquet solennel au même instant s'apprête ;

Les troupeaux assemblés, amenés pour la fête,

Tombent, en mugissant, sous le fatal airain.

Alcinoüs lui-même ordonnoit le festin,

Quand, à travers les flots de la foule attentive,

 
80

Guidé par le Héraut, Démodocus arrive,

Approche & va s'asseoir sur un trône doré,

Qui s'élève au milieu de ce banquet sacré.

Le Héraut, dont la main prit soin de le conduire,

Au-dessus de sa tête a suspendu sa lyre,

 
85

A la même colonne où ce Chantre appuyé

Est un objet touchant d'envie & de pitié.

Les Muses l'ont aimé, mais ces Muses sévères (2)

Ont, aux biens qu'il reçut, joint des peines amères,

Et, donnant à sa voix des sons mélodieux,

 
90

L'ont privé pour jamais de la clarté des Cieux.

Des prémices des mets sa table étoit servie,

Un vin exquis brilloit dans sa coupe remplie

Quand il sut satisfait, quand chacun à loisir

Eut calmé de ses sens l'impérieux désir,

 
95

Sa Muse à son esprit dicta des tons sublimes,

Il célébra des Rois, des Guerriers magnanimes

Des Héros, dont les noms élevés jusqu'au Ciel

Remplissoient l'Univers d'un éclat immortel.

Il chanta la querelle & d'Achille & d'Ulysse,

 
100

Lorsqu'au jour solennel d'un pompeux sacrifice,

On vit ces deux Héros, impétueux & fiers,

S'outrager, sans égard, par des propos amers.

Atride en sourioit, loin d'y former obstacle (3);

Dans son cœur avec joie il rappeloit l'Oracle

 
105

Qu'à Delphes autrefois il reçut d'Apollon,

Lorsque, portant la mort aux rives d'Ilion,

Il entendit ce Dieu, du fond du sanctuaire,

Lui prédire le terme où finiroit la guerre.

 

    Démodocus chantoit, & ses divins accens

 
110

Du trop sensible Ulysse ont pénétré les sens,

Et, dans son noble cœur réveillant les alarmes,

Malgré lui de ses yeux ont fait couler des larmes.

Mais, prompt à les cacher, par crainte ou par égards,

Il veut de l'assemblée éviter les regards ;

 
115

De son manteau couvert, en secret il soupire.

Si le Chantre un moment fait reposer sa lyre,

Alors séchant ses pleurs, prenant un front serein,

Ulysse, au nom des Dieux, épand des flots de vin ;

Mais quand, flattant les vœux du peuple qui le presse,

 
120

Démodocus reprend la lyre enchanteresse,

Pour dérober ses pleurs, Ulysse de nouveau (4),

Enveloppe son front des plis de son manteau,

Et trompe l'œil perçant de ses nombreux convives.

Tandis que le plaisir tient leurs ames captives,

 
125

Le seul Alcinoüs, assis près du Héros,

Aperçut sa douleur, entendit ses sanglots.

 

    Princes & Chefs, dit-il, ces chants & cette lyre,

Par qui dans nos banquets la volupté respire,

Ont assez aujourd'hui, de leurs charmes puissans,

 
130

Enchanté nos esprits & captivé nos sens : 

Sortons, que sur mes pas à l'envi l'on s'empresse ;

Dans des jeux variés signalons notre adresse,

Étonnons l'Étranger ; qu’il puisse, en son pays,

Raconter notre gloire, & dire à ses amis,

 
135

Que nuls mortels sur nous n'auroient la préférence,

Pour la lutte ou la course, ou le disque ou la danse.

 

   Il se lève ; on le suit, & le Héraut soudain

Suspend la lyre d'or, & conduit par la main,

Au milieu de la foule à ces jeux invitée,

 
140

Le Chantre révéré qui l'avoit enchantée.

 

    On s'assemble ; aussitôt d'illustres Combattans

Fixent de toutes parts les yeux des assistans.

Là, semblable au Dieu Mars, on distingue Euryale,

Le bouillant Élatrée & le jeune Amphiale,

 
145

Et trois fils généreux, l'espoir d'Alcinoüs,

Le fier Laodamas, Clytoneus, Alius ;

A la course excités, franchissant la barrière,

On les voit à l'envi voler dans la carrière.

Et déjà Clytoneus devance ses rivaux,

 
150

Autant que sous le joug deux robustes chevaux,

Traçant un long sillon pour féconder la terre,

Devancent de deux bœufs la lenteur ordinaire.

Mais la lutte bientôt excitant leur ardeur,

Euryale paroît, Euryale est vainqueur.

 
155

Quand la danse légère eut remplacé la lutte,

Amphiale remporte un Prix qu'on lui dispute.

Élatrée aussitôt lève un bras triomphant,

Et fait mugir les airs sous son disque pesant.

Vainqueur au Pugilat, & maître de la lice,

 
160

Laodamas s'écrie, en regardant Ulysse :

 

    Approchez, Compagnons, venez interroger

Cet illustre Inconnu, ce superbe Étranger.

Connoît-il de nos jeux l'adresse & la science ?  

En auroit-il acquis l'heureuse expérience ?

 
165

Sa stature, son air, la vigueur de son bras,

Semblent faits pour briller dans ces nobles combats.  

Mais, malgré sa fierté, quoiqu'à la fleur de l'âge,  

Peut-être ses malheurs ont flétri son courage.  

Quel pouvoir plus puissant que la mer en fureur,

 
170

Pour confondre un Mortel & dompter sa vigueur !

 

    Euryale, à ces mots, levant sa voix altière :

 

     Jeune Laodamas, allez dans la carrière,

Dit-il, de vos discours appuyant la hauteur,

Proposer ce défi dont vous êtes l'auteur.

 
175

    Laodamas l'écoute, & volant dans la lice,

Y provoque en ces mots l'infatigable Ulysse.

 

    Venez donc avec nous, Étranger courageux,

Vous signaler aussi dans ces aimables jeux,

Si dans ces arts brillans que chérit la jeunesse,

 
180

On vous vit quelquefois exercer votre adresse.

Pour vous, pour vos talens, mes regards prévenus

M'assurent que ces jeux vous sont déjà connus.

Vous savez trop, instruit à signaler vos forces,

Que la gloire n'a point de plus douces amorces.

 
185

Venez, suivez nos pas, de cette gloire épris ;

De vos longues douleurs dégagez vos esprits.

Votre départ s'avance, &, prêts à vous conduire,

Déjà nos Matelots ont armé leur Navire.

 

    Cessez, Laodamas, répondit le Héros,

 
190

D'aiguillonner mon cœur, & d'accroître mes maux,  

Qui, sans cesse présens à mon âme oppressée,  

M'enlèvent aux douceurs de toute autre pensée.  

Combien sont loin de moi ces combats & ces jeux !  

Mon retour que j'attends peut seul flatter mes vœux ;  

 
195

C'est ce bienfait qu'ici je redemande encore

A ce Peuple, à ce Roi que ma misère implore.

 

    A peine il achevoit, que, pour mieux l'exciter,

L'imprudent Euryale ose ainsi l'insulter :

 

    Étranger, tes refus te sont assez connoître ;  

 
200

Je vois trop à présent que le Sort te fit naître  

Non pour ces nobles jeux, ces loisirs des Héros,

Mais pour le vil métier de Chef de Matelots,

Dont un honteux trafic assure la fortune,

Et souille de larcins l'empire de Neptune.

 

 
205

    Ulysse le fixant d'un regard courroucé :

 

    Jeune homme, répond-t-il, ce discours insensé

Me dit de votre cœur ce qu'il saut que je pense.

Ainsi, parmi les biens que le Ciel nous dispense,

Rarement un Mortel ensemble réunit

 
210

Et les grâces du corps, & les dons de l'esprit (5).

L'un n'a point la beauté, mais le Ciel l'environne

De ces brillans appas que l'éloquence donne ;  

Tout un peuple enchanté ressent à son aspect,

Des transports de plaisir, d'amour & de respect :

 
215

D'une aimable pudeur les invincibles charmes

A son génie encor semblent donner des armes (6);

On le voit comme un Dieu digne de nos autels.

Un autre a le maintien, le front des Immortels

Mais les Grâces jamais n'ont orné son langage.  

 
220

Ainsi de la beauté vous avez l'avantage,

Quelque Dieu complaisant se plut à la former ;  

Mais un esprit trop vain paroît vous animer,  

Vous, dont l'air insultant & la voix téméraire  

Ont de mon cœur sensible allumé la colère.

 
225

Je ne suis point, ainsi que vous le publiez,

Novice en ces combats, en ces jeux variés ;

J'y signalai mon nom au temps de ma jeunesse.

Maintenant la douleur, l'infortune me presse ;  

Cependant, fatigué des maux que j'ai soufferts,

 
230

Soit parmi les combats, soit au milieu des mers,

Tel que je suis, je vais descendre dans la lice ;  

J'y vais de votre orgueil confondre l'injustice.

Vos discours trop amers ont enflammé mon cœur.

 

    Il dit, &, transporté d'une noble fureur,

 
235

De son manteau couvert, dans la lice il s'élance,

Et d'un bras vigoureux saisit un disque immense,

Un éclat de rocher en disque façonné,

Il le tourne & le lance ; & le peuple étonné   

Frémit & suit des yeux l'épouvantable pierre,

 
240

Dont le bruit, en tombant, fait retentir la terre,

Et dont l'essor rapide a sur tous ses Rivaux

Marqué dans ce combat la place du Héros.

Sous les traits d'un mortel, Pallas vient elle-même

Annoncer la victoire à ce Héros qu'elle aime.

       

 
245

    Généreux Étranger, tous ces disques lancés

Par vos efforts heureux ont été devancés ;

Il n'est point de Mortel qui, sans voir la lumière,

Ne pût vous décerner l'honneur de la carrière (7)

Et qui, de son bras seul vers la terre étendu,

 
250

Ne jugeât aisément que le Prix vous est dû.

Quel orgueilleux rival oseroit y prétendre ?

 

    A ces mots consolans qu'Ulysse vient d'entendre,

Une secrette joie adoucit son courroux ;

Il s'applaudit de voir chez ce Peuple jaloux

 
255

Un homme dont le cœur respire la justice.

 

    Jeunes Phaeaciens, descendez dans la lice,

Dit-il, &, s'il le faut, je saurai bien encor

Y donner à mon disque un plus rapide essor ;

Ou, si d'autres combats peuvent ici vous plaire,

 
260

Puisqu'enfin vous avez excité ma colère,

Venez les proposer, je les accepte tous.

J'accepte pour rival quiconque d'entre vous

Veut tenter le combat de la lutte ou du cesse.

Je n'excepte que vous de cet essai funeste,

 
265

Jeune Laodamas, qui, dans votre palais,

M'avez de l'amitié prodigué les bienfaits.

Malheur à l'homme vain dont l'audace insensée

Pourrait d'un tel défi concevoir la pensée,

Et combattre, au milieu d'un climat étranger,

 
270

Un Hôte bienfaisant qui sut le protéger ! 

Mais songez qu'en ces jeux c'est vous seul que j'excepte,  

Qu'il n'est point de rival qu'après vous je n'accepte,

Que ma bouillante ardeur, qui veut se signaler,  

Aux plus braves Mortels eut droit de s'égaler (8).

 
275

Des combats différens j'ai couru la carrière, 

Et, savant à lancer la flèche meurtrière.

Dans des jours de carnage on m'eût vu le premier

Faire voler un trait dans le sein d'un Guerrier.

Entre mille Héros de cet honneur avides,

 
280

De Philoctète seul les flèches plus rapides

Pouvoient parmi les Grecs, dans les champs d'Ilion,

Au-dessus de ma gloire élever son grand nom.

Sur tout autre Mortel que vit briller notre âge,

Je pouvois dans cet art remporter l'avantage.

 
285

Je cède, je l'avoue, à ces Héros fameux,

Dont l'adresse autrefois le disputoit aux Dieux.

Je cède au grand Alcide, à ce superbe Euryte,

Dont l'orgueil fut frappé d'une peine subite,

Quand le bras d'Apollon, qu'il osa défier,

 
290

D'un infaillible trait perça son cœur altier.

Le javelot pesant, la pique meurtrière,

Devient entre mes mains une flèche légère.

Au seul prix de la courte on verroit mon ardeur

Redouter parmi vous de trouver un vainqueur ;

 
295

Tant les slots, & la faim que j'ai long-temps soufferte,

De mon agilité m'ont sait sentir la perte !

Tant contre l'ouragan mes pénibles efforts

De mes pieds affoiblis ont usé les ressorts !

 

   Étranger, vos discours, répondit le Monarque,

 
300

D'un cœur sensible & fier portent la noble marque.

Vous voulez, dans l'ardeur dont vos sens sont épris,

De ce jeune imprudent confondre le mépris.

Quel insensé Mortel, par un indigne outrage,

Oseroit maintenant braver votre courage ?

 
305

Laissons-là ces défis ; connoissez les talens

Dont le Ciel embellit l'heureux cours de nos ans ;

Connoissez ces beaux arts, ces goûts héréditaires,

Que nous tenons des Dieux & des soins de nos Pères.

Peut-être, rappelant un si doux souvenir,

 
310

Daignerez-vous un jour vous en entretenir.

On ne nous verra pas, dans un transport funeste,

Disputer tous les Prix de la lutte ou du ceste ;

Mais légers à la course, excellens Nautonniers,

Dans ces aimables arts nous brillons les premiers,

 
315

La volupté nous tient sous son aimable empire,

Nous aimons les festins, les danses & la lyre,

Le tranquille sommeil, les habits somptueux,

Et la douce chaleur des bains voluptueux (9).

Jeunes Phaeaciens, que la fête commence ; 

 
320

Charmons cet Étranger par les chants & la danse ;

Que de Démodocus les doigts harmonieux,

Par les sons de la lyre embellissent nos jeux.

 

Il dit : des Spectateurs sa voix est entendue ;

On court chercher la lyre au palais suspendue ;

 
325

Et neuf Juges choisis, se levant à la fois,

Viennent de ces combats faire observer les loix,

En désigner l'enceinte, en assigner la place,

Et d'un sol inégal aplanir la surface.

Démodocus enfin, de Danseurs entouré,

 
330

La lyre en main, s'assied dans ce champ préparé,

Où ces jeunes Danseurs avec grâce & souplesse,

De leurs pieds bondissans sont briller la vitesse (10).

 

    Ulysse les admire, & ses regards surpris,

Attachés à leurs pas en étoient éblouis,

 
335

Lorsque Démodocus, épris d'un beau délire,

A ses divins accens fait préluder sa lyre.

De Vénus & de Mars il chante les amours (11);

Comment, des dons flatteurs empruntant le secours,

Le Dieu Mars séduisit la Reine de Cythère,

 
340

Et, dans les doux plaisirs de l'amoureux mystère,

Osa deshonorer la couche de Vulcain ;

Comment l'œil du Soleil vit leur feu clandestin :

Comment Vulcain, brûlant de dépit & de rage,

En apprit la nouvelle & vengea son outrage.

 
345

Impatient, il court à ses brulans fourneaux,

Fait retentir au loin l'enclume & les marteaux,

Et forge, d'une main qu'animé sa furie,

D'innombrables liens, chef-d’oeuvres d'industrie,

D'indissolubles nœuds, que, malgré leur pouvoir.

 
350

L'œil pénétrant des Dieux ne peut apercevoir,

Plus fins, plus déliés que la trame légère

Que déploie Arachné dans un lieu solitaire.

 

    Content de son ouvrage il court à son palais,

Sur le lit adultère il attache ses rets,

 
355

Enveloppe avec soin de l'invisible nasse

Ce lit injurieux, témoin de sa disgrâce.

Il sourit à ce piège, & détourne ses pas

Vers l'île de Lemnos, vers ces heureux climats

Qu'à tout autre pays préféroit sa tendresse.

 
360

Le fier Dieu des combats, qui l'épioit sans cesse,

Aperçoit son départ, s'applaudit, & soudain

Vole, brûlant d'amour, au séjour de Vulcain,

En franchit le portique, & trouve Cythérée

Assise sur un trône, & de fleurs couronnée.

 

 
365

    Venez, dit-il, venez, objet de mes soupirs,

D'un Amant enflammé contentez les desirs ;

Vulcain, pour visiter les Simiens sauvages,

Est allé de Lemnos parcourir les rivages.

 

    Il dit ; Vénus l'écoute, & sans peine le suit

 
370

Vers le lit nuptial où le Dieu la conduit.

A peine ils y montoient que la nasse puissante

Saisit de toutes parts & Mars & son Amante,

Et, pressant avec force & leurs pieds & leurs mains

De la suite à tous deux leur ferma les chemins.

 
375

Le Dieu du jour les vit, & ce témoin fidèle

A Vulcain aussitôt en porta la nouvelle,

Vulcain l'écoute & part, le dépit dans le cœur,

Revole à son palais, conduit par la fureur ;       

Il entre, & s'arrêtant sur le seuil de la porte,

 
380

Il exhale à grands cris le feu qui le transporte.

 

    O vous, Dieux enivrés d'un bonheur éternel,

Grands Dieux, soyez témoins de mon destin cruel !

Voyez, vengez ma honte & partagez ma rage,

Voyez comme Vénus me méprise & m'outrage,

 
385

Me préfère un Amant hautain & belliqueux.

C'est ce Dieu des combats, ce Mars impétueux,

Dont la beauté, la taille & la haute stature

M'ont de son lâche cœur attiré cette injure.

Si mes pieds inégaux, si ma difformité  

 
390

De ses yeux délicats blessent la vanité,        

Les auteurs de mes jours, de ces jours que j'abhorre,

Ont seuls causé les maux qu'aujourd'hui je déplore.

Sans plaindre mes ennuis, verrez-vous ces Amans,

Ces odieux objets de mes ressentimens,

 
395

Occuper à loisir la couche, fortunée

Où dut seul à jamais reposer l'hyménée ?

Je crois, de quelque ardeur que leurs cœurs soient épris,

Qu'ils trouvent leurs plaisirs bien payés à ce prix,

Qu'ils seroient bientôt las d'en supporter la gêne ;

 
400

Mais qu'on ne pense point voir délier leur chaîne,

Avant que Jupiter me rende tous les biens     

Dont j'achetai l'honneur de mes honteux liens ;

Puisque cette Venus, pour qui chacun soupire,

De la raison jamais n'a reconnu l'empire.

 

 
405

    Il parle, & tous les Dieux accourant à sa voix,

Vers son palais d'airain descendent à la fois.

On y vit arriver le Souverain de l'Onde,

Le Dieu dont l'éloquence est le charme du monde,

Et le fier Apollon, armé de tous ses traits.

 
410

Mais seules, sur leur trône, au fond de leur palais,

La timide Pudeur arrêta les Déesses.

Ces Dieux, dont les humains éprouvent les largesses,

A peine avoient fixé leur pas précipité

Vers le seuil du séjour par Vulcain habité,

 
415

Que les ris éclatans de la Troupe immortelle

Retentirent au loin sur la voûte éternelle.

Ils disoient, admirant ses merveilleux secrets :

 

    Les desseins du méchant ne prospèrent jamais (12).

En vain, d'un pas léger, il fuit ce qu'il doit craindre,  

 
420

La Peine, au pas tardif, le suit & va l'atteindre. 

C'est ainsi que Vulcain, pelant ? foible & boiteux,  

Sut atteindre & saisir le plus léger des Dieux,  

Le tient en son pouvoir, &, justement sévère,

Va lui faire payer le prix de l'adultère.

 

 
425

    Mais, de cette pensée interrompant le cours,

Apollon à Mercure adressoit ce discours :

 

    O Mercure, tu vois sa honte & sa disgrâce ;

Voudrois-tu du Dieu Mars : tenir ici la place,

Et, chargé de ses fers, supportant son ennui

 
430

Sur le sein de Vénus reposer comme lui ?

 

    Ah ! répondit soudain le Messager céleste,

Dût un pareil plaisir m'être encor plus funeste ;

De fers trois fois plus lourds chargé de toutes parts,

Puissé-je être en spectacle à vos malins regards,

 
435

Aux yeux de tout l'Olympe & des Déesses même,

Vénus seroit ma gloire & mon plaisir suprême.

 

    Il dit, & ses transports enflammant leurs esprits,

Parmi les Immortels ont redoublé les ris.

Neptune seul, gardant un visage sévère,

 
440

Vouloit du noir Vulcain adoucir la colère.

 

    Vulcain, brisez ses fers, Mars subira la loi

Que vous voudrez, dit-il, imposer à sa foi ;

J'ose, devant les Dieux, en donner ma parole.

 

    Par un engagement dangereux & frivole,  

 
445

Pourquoi, répond Vulcain, vouloir nous abuser ?

Sur de pareils garants qui peut se reposer ?

Garantir un méchant c'est se tromper soi-même (13)

Eh ! comment enchaîner votre pouvoir suprême,

Si ce Dieu trop coupable, échappé de mes nœuds

 
450

Fuyoit, en oubliant & sa dette & ses vœux ?

 

   Rassurez-vous, Vulcain, lui répondit Neptune,

J'engage en sa faveur ma gloire & ma fortune ;

Si Mars fuit de vos sers, j'acquitterai sa foi.

 

    Il faut donc, dit Vulcain, souscrire à votre loi.

 

 
455

    A ces mots il s'avance, & ses mains souveraines,

Des deux Amans captifs firent tomber les chaînes.

 

    Aussitôt, s'élançant de ce funeste lit,

Le couple malheureux disparoît & s'enfuit.

Le fier Dieu des combats descendit chez les Thraces ;

 
460

Vénus vole à Paphos où l'attendoient les Grâces :

Là, dans un bois sacré, leurs immortelles mains,

Préparent à Vénus le doux charme des bains,

Répandent sur son corps ces parfums d'ambroisie,

Ces trésors éternels d'une éternelle vie,

 
465

Rajustent sa parure, & sur ses vêtemens

Font briller à l'envi de nouveaux ornemens.

 

    Lorsque Démodocus récitant ces merveilles,

Eut du peuple & d'Ulysse enchanté les oreilles,

Le fier Laodamas & le jeune Halius,

 
470

Allèrent, complaisans aux vœux d'Alcinoüs,

Seuls & sans concurrens, occuper la carrière.

Et former avec art une danse légère.

Un ballon, recouvert d'un tissu précieux,

Devient entre leurs mains le plaisir de ces jeux.

 
475

L'un d'eux, levant le front vers la voûte azurée,

Fait voler jusqu'aux cieux la balle colorée ;

L'autre la suit de l'œil, & soudain s'élançant,

Avant de retomber, la saisit en sautant (14).

Mais bientôt on les voit, pour varier leur danse,

 
480

Se chercher & se fuir, & se joindre en cadence ;

Tandis que leurs amis, autour d'eux assemblés,

Les animoient encor par leurs cris redoublés.

 

    Grand Roi, s'écrie Ulysse, admirant leur adresse,  

Les effets ont bientôt suivi votre promesse.  

 
485

Combien tous ces talens que vous m'avez vantés,

Frappent d'étonnement mes esprits enchantés !

 

    Alcinoüs flatté sourit à ce langage ;

Un doux ravissement brille sur son visage,

Et, s'adressant aux Chefs assis autour de lui :

 

 
490

    Princes, qui de mon trône êtes le ferme appui,

De ce noble Inconnu j'admire la sagesse ;

Qu'à le combler de biens avec moi l'on s'empresse ;

Que les douze Héros qui, soumis à mes loix,      

Partagent de l'Empire & l'honneur & les droits,

 
495

Déposent en ses mains des présens magnifiques,

Des talens d'un or pur, de superbes tuniques ;

Et qu'Euryale enfin, qui l'avoit mépriser,

Par des dons généreux, consente à l'appaiser.

 

    Il parle, on applaudit ; aussitôt Euryale :

 

 
500

    Grand Roi, vous dont la gloire ici n'a point d'égale,

Dit-il, je vais soudain, à vous plaire empressé,

Calmer cet Étranger que ma voix a blessé.

Je vais mettre en ses mains, pour flatter son courage,

Un glaive étincelant, rare & brillant ouvrage,

 
505

Où l'argent & l'ivoire, avec art réunis (15),

Pourront être à ses yeux un honorable Prix.

 

    Il se tait, &, rempli d'une noble assurance,

Prenant le glaive en main, vers Ulysse s'avance :

 

    Recevez ce présent, respectable Étranger,

 
510

Dit-il ; si mes discours ont pu vous outrager,     

Laissez-les emporter au séjour des nuages,

Par le souffle des vents qui chassent les orages,

Puissiez-vous, secondé de la faveur des Dieux,

Revoir votre Patrie, & sur ces bords heureux

 
515

Oublier, dans le sein d'une fidèle Épouse,

Tous les maux que vous fit la Fortune jalouse !

 

    Et vous, o mon Ami, que ces Dieux complaisans,

Dit Ulysse, sur vous, répandent leurs présens !

Puissiez-vous, dans la paix de ces douces retraites,

 
520

Ne regretter jamais le don que vous me faites (16) !

 

    En achevant ces mots, Ulysse, avec bonté,

Reçoit & ceint le glaive à ses mains présenté. 

    

    Le char du jour penchoit vers le sein d'Amphitrite ;

On retourne au palais qu'Alcinoüs habite :     

 
525

Là les présens des Chefs, transportés par ses Fils,

Dans les mains d'Arété sont à l'instant remis.

D'un Prince généreux cette Épouse fidèle     

S'empresse au même instant de seconder son zèle :

Au fond d'une corbeille elle fait arranger

 
530

Les riches vêtemens offerts à l'Étranger ;

Et, tandis qu'à sa voix une troupe de Femmes,

Des foyers ranimés entretenoit les flammes,

Qu'un vase suspendu sur les feux pétillans

Faisoit bouillonner l'onde enfermée en ses flancs,

 
535

Que les bains s'apprêtoient par l'ordre de la Reine,

Docile à ses avis, Ulysse qu'on amène,

Vient sceller ses présens d'un nœud mystérieux (17)

Dont Circé lui donna le secret merveilleux.

Par une Esclave enfin il se laisse conduire

 
540

A ces bains préparés qu'en secret il désire,

Et dont, long-temps en butte aux traits de la douleur,

Son cœur infortuné méconnut la douceur,

Du jour que, s'exposant à de nouveaux orages,

De la Fille d'Atlas il quitta les rivages.

 

 
545

    Ulysse, ranimé par la fraîcheur du bain,

Tout brillant, s'avançoit vers le lieu du festin ;

Lorsque Nausicaa se présente à sa vue

Avec tous les attraits dont les Dieux l'ont pourvue.

Quelque temps sur Ulysse elle attache les yeux.

 

 
550

   Daignez, cher Étranger, recevoir mes adieux ;

Soyez heureux, dit-elle, & dans votre Patrie,

Rappelez-vous qu'ici vous me dûtes la vie.

 

    Fille d'Alcinoüs, répond le sage Roi,

Que le Dieu dont l'Olympe a reconnu la loi,

 
555

Veuille me ramener aux lieux de ma naissance !

Ces lieux seront témoins de ma reconnoissance ;

Mon pays me verra vous l'adresser toujours

Comme au Dieu protecteur de mes malheureux jours (18).

 

    Il dit, &, s'avançant vers le lieu de la fête,

 
560

S'assied près du Monarque au festin qu'on apprête

Les mets couvrent la table, & les vins préparés

Inondent à grands flots les vases colorés.

Conduit par le Héraut, Démodocus s'avance ;

Entre les Conviés, que flattoit sa présence,

 
565

On lui marque sa place ; il s'assied. Aussitôt,

Ulysse qui le voit, appelle le Héraut.

 

    Qu'a ce Chantre, dit-il, votre main respectable

Présente du festin une part honorable (19).

Malgré les maux cruels qui troublent mes esprits,

 
570

De ses heureux talens j'ai senti tout le prix ;

Ses pareils en tous lieux méritent notre hommage ;

La Muse qui les aime, anime leur langage,  

Et, remplissant leurs cœurs de généreux transports,

Échauffe de leurs chants les sublimes accords.

 

 
575

   Il dit ; Démodocus, que cet éloge enchante,

Reçoit avec plaisir la part qu'on lui présente ;

Le repas s'achevoit quand le sage Héros

Au Chantre qu'il exalte adresse enfin ces mots :

 

    Entre tous les Mortels mon esprit vous admire,

 
580

Vous, qu'Apollon chérit, & qu'une Muse inspire

Vous qui, si dignement, par des accords nouveaux,

Avez chanté des Grecs les faits & les travaux.

Ou vos yeux les ont vus, ou quelque voix fidèle

De ces évènemens vous apprit sa nouvelle.

 
585

D'une Muse céleste interprète sacré,

Poursuivez ce sujet à vos chants inspiré ;

Dites comment Pallas, d'une machine énorme,

Ordonna la structure & dirigea la forme ;

Comment des ais épais, figurés en coursier,

 
590

Furent dans Ilion conduits par un Guerrier,

Par Ulysse, ce Roi de qui l'heureuse adresse,

Livra les murs de Troie aux vengeurs de la Grèce.

Ah ! si la vérité préside à vos accens,

J'irai par tout, rempli de vos sons ravissans,

 
595

Apprendre à l'Univers qu'Apollon vous anime,

Et soutient de vos chants la majesté sublime.

 

    Déjà Démodocus prépare ses accords ;

Il demande à son Dieu d'échauffer ses transports.

Il chante, & dit comment, pleins d'une fausse joie,

 
600

On vit les Grecs quitter les rivages de Troie,

Brûler leurs pavillons, monter sur leurs Vaisseaux,

Sillonner à grand bruit la surface des eaux ;

Tandis que dans ses flancs la fatale machine,

Enfermoit d'Ilion la mort & la ruine,

 
605

Recéloit ces Héros, que, parmi tant de Rois,

Ulysse avoit choisis pour ces derniers exploits.

A peine, dans les murs par les Troyens trainée,   

On la vit dominer sur la ville étonnée,   

Qu'autour du simulacre, incertains & troublés,  

 
610

Les nombreux Citoyens demeurent assemblés.

L'un veut, la hache en main, en ouvrir les entrailles,

L'autre, le voir tomber du sommet des murailles ;   

Un troisième, enflammé d'un soin religieux,

Veut en faire une offrande agréable à ses Dieux.

 
615

De ce dernier avis l'autorité sacrée

Subjugua tous les cœurs de la foule égarée ;

Trop funeste conseil, où la loi du Destin

Attachoit d'Ilion la déplorable fin !

Démodocus chanta la valeur & la rage

 
620

De ces fiers Combattans animés au carnage,

Quand, tels que des torrens de leur lit épanchés,

Ils sortirent du lieu qui les tenoit cachés.

Du magnanime Ulysse il célébra l'audace,

Lorsqu'avec Ménélas qui voloit sur sa trace,

 
625

Il courut, tel que Mars armé de tous ses traits,

Du vaillant Déiphobe assiéger le palais,

Et, dans ce lieu long-temps, disputant la victoire,

Sut, aidé de Minerve, éterniser la gloire.

 

    Aux célestes accens du Chantre harmonieux,

 
630

Le Héros attendri baissa long-temps les yeux ;

Ses larmes s'échappoient & baignoient son visage.

Telle on voit, dans des jours de sang & de carnage,

Une femme éplorée, embrassant à genoux

Le cadavre sanglant d'un malheureux Époux,

 
635

Qui défendant ses Fils, & Femme, sa Patrie,

Au pied de ses remparts vient de perdre la vie ;

Avec de longs sanglots elle tient embrassé

Ce corps tout palpitant que la mort a glacé,

Et, livrée aux fureurs d'une foule barbare,

 
640

Frémit des sers cruels qu'un Vainqueur lui prépare (20);

Tel Ulysse éperdu rappelant ses malheurs,

Gémissoit en secret, se baignoit de ses pleurs.

Assis à ses côtés, le généreux Monarque

Vit seul de sa douleur la trop sensible marque,

 
645

Entendit ses soupirs, ses sanglots redoublés,

Et soudain s'adressant aux Princes assemblés :

 

    Soutiens de ma puissance, & Chefs de cet Empire,

Écoutez-moi, dit-il : ces chants & cette lyre

De tous les Conviés n'ont point flatté les sens.

 
650

Il en est un pour qui ces accords séduisans

Ne semblent respirer que peine & qu'amertume ;

Son cœur auprès de nous dans les pleurs se consume.

C'est ce même Étranger que nous voulons fêter,

C'est lui que ces accens ont paru tourmenter.

 
655

Faisons-y trêve enfin ; le soin qui nous rassemble

Veut d'un même plaisir nous animer ensemble.

Il faut par nos égards couronner nos bienfaits,

Et de cet Inconnu respecter les regrets.

Dans le cœur d'un Mortel que la Sagesse éclaire,

 
660

L'Étranger malheureux tient la place d'un frère.  

Mais vous, daignez enfin, suspendant vos soupirs,

Sans nul déguisement contenter mes desirs ;

Me dire vos parens & comment on vous nomme.

Car, quel que soit le rang où le Sort place un homme,

 
665

Soumis aux volontés des Auteurs de ses jours, 

Il en reçoit un nom qu'il doit chérir toujours (21).

Dites votre Patrie, & daignez nous apprendre

Quels sont ces bords chéris où vous devez vous rendre,

Où vous doivent porter nos immortels Vaisseaux,

 
670

Qui, seuls, sans gouvernail, fendent le sein des eaux,

D'un Pilote mortel la main trop incertaine,

Ne les conduit jamais sur la liquide plaine ;

Ils savent des humains les vœux & les projets,

Et sans se détourner, dans les plus longs trajets,

 
675

Parmi divers climats, entre mille contrées,

Touchent en un moment aux rives désirées ;

Du plus épais nuage incessamment couverts,

Ils bravent les écueils & les fureurs des mers (22).

Cependant, si j'en crois les discours de mon père,

 
680

Nous devons de Neptune éprouver la colère ;

Trop jaloux de nous voir prodiguer nos secours

Aux Étrangers heureux dont nous sauvons les jours,

Sur un de nos Vaisseaux, non loin de ce rivage,

Il doit faire tomber son implacable rage,

 
685

Et, sous un vaste mont, engloutir pour jamais

Notre ville, nos murs, nos temples, nos palais.

Mais à nos soins pour vous rien ne peut mettre obstacle,

Je laisse aux mains des Dieux cet effrayant oracle.

Daignez donc, complaisant pour nos sensibles cœurs,

 
690

Dans un récit fidèle exposer vos malheurs ;

Nous dire quels climats, quelles rives lointaines

Vous ont vu prolonger vos courses incertaines ;

Nous raconter les mœurs, nous nommer les cités

Des Peuples différens par vos yeux visités.

 
695

Combien avez-vous vu de ces Peuples sauvages,

Dont le cœur inhumain respire les outrages ?

Combien d'autres plus doux, soumis aux loix des Dieux,

Offrant à l'Étranger leurs soins officieux !

Dites-nous quel sujet a pu causer vos larmes,

 
700

Quand d'Ilion détruit par la flamme & les armes,  

On chantoit les malheurs, dont un long souvenir

Servira de leçon aux siècles à venir.

Vites-vous dans ces champs qu'a ravagés la guerre,

Un frère bien-aimé terminer sa carrière,

 
705

Un parent, un ami !... Car, quels nœuds plus étroits

Que ceux dont l'amitié nous enchaîne à son choix !

Le cœur d'un ami sage & fidèle & sincère,

Vaut tous les droits du sang, & tout l'amour d'un frère (23).

 

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Quoique dans le texte Minerve semble ne s'adresser qu'aux Chefs de l'État, il paroît que tout le Peuple fut convoqué, puisque la Place entière fut remplie de spectateurs, & que nous allons voir Alcinoüs s'adresser au Peuple, & lui demander les cinquante Rameurs don,t y a besoin pour conduire Ulysse. Ces mots, Φαιήκων ἡγήτορες (vers 11) qui semblent désigner particulièrement les Chefs des Phœaciens, pouyoient n'être, en quelque sorte qu'une appellation honorable pour l'assemblée du Peuple, qui avoit part au Gouvernement.

 

(2) Ne nous arrêtons point à considérer si, comme le pensoit l'Antiquité, Homère s'est voulu peindre ici lui-même sous le nom de Démodocus ; remarquons bien plutôt la morale qui résulte de cette pensée, &  comme Homère s'est plu à répandre dans ses Ouvrages les réflexions qu'il avoit faites sur le mélange des biens & des maux dont la vie humaine est remplie. Si ces considérations intéressantes se gravoient un peu profondément dans le cœur de l'homme, il y auroit moins de murmure parmi les malheureux, & moins d'aveuglement chez les favoris de la Fortune.

 

(3) Le Scholiaste nous apprend qu'Agamemnon ayant consulté l'Oracle d'Apollon, ce Dieu lui avoit répondu que Troie ne seroit prise que lorsqu'une dispute s'éleveroit entre les plus fameux Généraux de l'armée. Il ajoute que le sujet de cette dispute étoit de savoir si la valeur à la guerre étoit préférable à la prudence. Athénée veut que ce débat eût pour fondement l'incertitude de deux conseils proposés pour attaquer Troie, ou de la ruse, ou de la force ouverte. Quoi qu'il en soit, Homère laisse ainsi dans plusieurs endroits de ses Poèmes, un vaste champ aux Com­mentateurs, en y insinuant des faits énoncés à moitié, & que la loi des convenances ne lui permettoit pas de raconter en entier. Si l'on considéroit la multitude de sacrifices de ce genre qu'Homère a faits, on sentiroit mieux la vérité de cet éloge que lui donne Horace : Semper ad eventum festinat. Et Boileau : Chaque vers, chaque mot court à l'événement.

 

(4) Quelques personnes demanderont peut-être pourquoi Ulysse s'attendrit ainsi au récit de Démodocus, qui semble ne lui rappeler que les heureux temps de sa gloire, comme nous le verrons encore dans la suite de ce Livre. Homère avoit bien senti que les souvenirs les plus amers pour les infortunés, ne sont pas ceux de leurs peines passées, mais, au contraire, ceux des momens les plus brillans & les plus heureux de leur vie. C'est ce qui rend si touchante cette expression de Catulle : Fulsere quondam candidi mihi soles.

 

(5) Que les hommes les plus favorisés de la Nature soient bien pénétrés de cette vérité, qui est une de celles qu'Homère a répé­tées le plus souvent ; nous les verrons moins orgueilleux de leur supériorité, & plus indulgens pour les défauts des autres.

 

(6) Il est étonnant que Cicéron, qui a puisé dans ce passage d'Homère la définition du véritable Orateur, ait négligé de comprendre parmi les qualités qu'il exige de lui, cette pudeur aimable si capable

d'assurer son triomphe sur ses Auditeurs :

             ......................   ὁ δ᾽ ἀσφαλέως ἀγορεύει

αἰδοῖ  μειλιχίη,  μετὰ  δὲ  πρέπει ἀγρομένοισιν. 

 (vers 171/172)

Voici le passage de Cicéron :

 In quo igitur hommes exhorrescunt ? quem stupefasti dicentem intuentur ? in quo exclamant ? Quem Deum, ut ita dicam, inter homines putant ? Qui distinctè, qui explictè, qui abundanter, qui illuminatè, & rébus, & verbis dicit.

De Orat. lib. III. Hésiode.

en copiant presque en entier cet endroit d'Homère, n'a pas oublié le trait qui se rend si intéressant.

 

(7) Voilà un de ces endroits infiniment embarrassans pour un Traducteur, lorsqu'il faut faire passer noblement dans sa langue une expression commune. La difficulté n'est pas de trouver un tour moins trivial que celui que la pensée toute nue peut présenter, c'est de conserver à la sois la clarté & la simplicité. Un Traducteur qui ne s'attachera qu'au matériel de l'expression, dira, comme a dit Madame Dacier : Étranger, un aveugle même distingueroit à tâtons votre marque de celle de tous les autres. Mais cette pensée, ainsi dépouillée de l'harmonie du vers, ne représente pas mieux la pensée d'Homère, que l'ombre d'un corps ne représente le corps qu'elle accompagne.

 

(8) On a reproché aux Héros d'Homère de parler souvent sort avantageusement d'eux-mêmes. Mais, si l'on avoit pris garde en quelle occasion notre Poëte leur donne cette noble assurance, on auroit jugé avec raison comme Plutarque, qu’il y a des circonstances où les hommes les plus modestes peuvent parler d'eux-mêmes avec quelque dignité, & qu'un honnête homme qui lutte contre le malheur, ou qui le soulève contre son semblable dont l'orgueil veut l'humilier, acquiert le droit d'être sort propre panégyriste.

 

(9) Madame Dacier fait dire à Alcinoüs, avec une naïveté admi­rable : Nous aimons la magnificence des habits, les bains chauds, & la galanterie, Je ne sais par quel écart d'imagination Madame Dacier a mis ici le mot de galanterie, pour exprimer un mot qui ne signifie à la lettre que les lits : υναι, & métaphoriquement, le repos, le sommeil. Le père de Nausicaa se seroit-il  exprimé avec  une pareille indécence ! La  pudeur que nous avons admirée ; dans cette jeune Princesse, permet-elle de l'imaginer ? Horace, malgré ; la susceptibilité de son imagination,  n'a vu dans l'expression d'Homère que ce qu'elle doit présenter :       

                                             Alcinoique

In cute curandâ plus aequo operata juventus,

Cui pulchrum suit in medios dormire dies, &

Ad strepitum citharoe cessatum ducere curam.       

Lib. I, Ep. II

Il ne faut pas demander si Pope a suivi Madame Dacier; c'est ainsi qu'il rend, à sa manière, le passage en question :

To dress, to dance, to sing, our sole delight,

The feast or bath by day, and love by night.                     

Notre seul plaisir consiste dans les habits, dans la danse & dans les chants ; banquets & bains durant le jour ; amour pendant la nuit.

La méprise de Madame Dacier est d'autant plus étonnante, que son Mari, en citant les deux vers d'Homère dont il est question, dans ses notes sur l'Ep. II du livre I. d'Horace, les traduit ainsi :

Les festins, la musique, la danse, les habits, les bains chauds, le sommeil & l'oisiveté, voilà toute notre occupation.

 

 (10)Madame Dacier, d'après Eustathe, a cru que ces Danseurs éxécutoient en dansant le sujet que chantoit Démodocus. Pope en prend occasion de plaisanter  sur la naïveté de cette Savante, qui oublioit en ce moment combien indécente devoit être cette danse, dont les mouvemens exprimoient les amours de Vénus & de Mars. Mais le texte d'Homère ne lie point lit danse au chant ; & il paroît, au contraire, que le chant succéda à la danse, lorsque celle-ci eut assez satisfait les yeux des Spectateurs.

 

(11) J'ai déjà dit, dans mon Discours sur Homère, que l'épisode de Vénus & de Mars ne devoit être regardé que comme un véritable apologue, dont la moralité étoit énoncée par ce vers qu'on lit à la fin de l'épisode.

οὐκ ἀρετᾶι κακὰ ἔργα· κιχάνει τοι βραδὺς ὠκύν,

(vers 329)

Il n'est pas nécessaire d'y chercher quelque allégorie physique, comme ont sait ceux qui ont voulu disculper Homère des indécences qu'il met ici sur le compte des Dieux. C'est une vraie fable que le Poëte débitoit comme telle, & qui, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, ne pouvoit pas plus imposer sur la réalité du fait, que les fables d'Ésope n'en ont fait accroire sur la réalité du don de la parole accordé aux animaux. Platon, qui condamne ce récit fabuleux, se contente de dire qu'il ne lui paroissoit pas convenable. Τοιαὖτα ὄ μοι φαινεται ἐπιτήδεια. De Rep.III.

 En effet, comme il avoit principalement en vue l'éducation des jeunes gens qu'il formoit pour sa République imaginaire, il avoit raison de croire que ces sortes de fables pouvoient être de quelque fâcheuse conséquence. Un des grands Écrivains de nos jours n'a-t-il pas cherché à persuader aussi, que les sables de la Fontaine étoient nuisibles aux enfans ? Mais on pourroit répondre que ces fables sont pour l'esprit des enfans, ce qu'un couteau tranchant est entre leurs mains ; c'est un infiniment dangereux, si on ne leur apprend à s'en servir.

 

(12) Ces vers renferment la moralité de la fable qu'Homère vient de nous raconter : on voit, par le soin que le Poëte a eu d'appliquer la maxime générale au fait particulier dans lequel cette fable consiste principalement, qu'il sembloit vouloir éviter qu'où ne s'y méprît.

 

(13) Ce vers est sort obscur dans le texte, dit Pope, & les efforts des Commentateurs n'ont sait que l'obscurcir encore. Cette maxime n'avoit pas, sans doute, la même obscurité an temps d'Homère. J'ai suivi en partie le sens du Scholiaste, sallaces pro fallacibus sponsiones sunt, C'est une des trois interprétations qu'Eustathe rapporte de ce passage, & qui m'a paru la meilleure & la moins injurieuse. Je me suis rapproché ainsi de l'interprétation de Plutarque, qui, dans son banquet des sept Sages, cite, à l'occasion du vers d'Homère, cette sentence gravée dans le temple de Delphes :  Εγγύα παρά δἄτα.  Le dommage est près de la caution.

 

(14) Le Danseur, comme l'ex­plique Eustathe, devoit, en sautant, & étant encore en l'air, saisir le ballon qui retomboit : l'expression d'Homère n'a presque pas besoin d'explication, πάρος ποσὶν οὖδας ἱκέσθαι. (vers 376). Madame Dacier s'y est cependant méprise ; &,  en appliquant au Ballon ce qui ne convient qu'au Danseur, elle traduit ainsi : L'autre s'élançant en l'air.... le reçoit & le repousse avant qu'il tombe à leurs pieds. Quoique la saute soit peu importante, j'ai cru pouvoir la relever, pour la parfaite intelligence d'un jeu ancien.

 

(15) Le grec dit : La poignée est d'argent, & le fourreau est entouré d'ivoire. Il paroît, par plusieurs exemples que nous voyons dans Homère, que l'ivoire étoit fort estimé, qu'il étoit employé dans toutes sortes d'ouvrages, & qu'on en formoit des ornemens dont on n'étoit pas moins curieux que des métaux les plus précieux.

 

(16) Voilà un souhait bien digne d'Ulysse, c'est-à-dire, d'un Prince qui, désabusé par son expérience, des chimères de la gloire, n'aspire plus qu'à jouir de la paix & de la tranquillité de ses foyers.

 

 (17) Le noeud d'Ulysse, comme l'observe Eustathe, étoit devenu un proverbe dans l'Antiquité, pour exprimer une difficulté insurmontable. Le nœud gordien, qui a mérité d'occuper une place dans l'Histoire, a eu encore plus de réputation, & est resté en possession de l'allusion ancienne. Au reste, ces sortes de nœuds, qui avoient précédé l'invention des cachets, dévoient sans doute en tenir lieu, & avec d'autant plus d'avantage, que les cachets peuvent s'enlever & s'imiter, au lieu que ces sortes de nœuds ne pouvoient être déliés que par ceux qui en avoient le secret.

 

 (18) Madame Dacier a remarqué dans ce compliment beaucoup de politesse. Pope dit que ce compliment dans la bouche d'un homme aussi sage qu'Ulysse, est plus profane que poli. La critiqué de l'un ne paroît pas plus juste que l'éloge de l'autre. La réponse d'Ulysse est le langage d'un homme pénétré de reconnoissance pour une jeune beauté qui lui a rendu les plus grands services, & qui proportionne ses expressions au sentiment que lui inspirent le bienfait & la bienfaitrice : ce n'est pas le langage d'un homme galant, mais celui d'un cœur honnête & sensible. J'ai dit comme au Dieu, en traduisant fidèlement le texte, θεῶι ὣς (vers 465) j'ai cru que cette qualification convenoit d'autant mieux, que le mot de déesse ou de divinité eût porté avec soi quelque soupçon de galanterie.

 

(19) Le texte dit qu'Ulysse coupa un morceau d'un dos de sanglier fort gras. Nous avons déjà remarqué dans les notes sur l'Iliade, ce genre de distinction, qui étoit en usage chez les Anciens, & qui ne peut être un objet de plaisanterie que pour ceux qui n'ont pas réfléchi sur la frivolité des distinctions aux­quelles nous attachons encore tant d'importance dans la société.

 

(20) Si on ne s'attache qu'au matériel de la comparaison, l'on ne manquera pas de la trouver défectueuse. En effet, quelle ressemblance entre la position actuelle d'Ulysse, & celle d'une femme qui gémit sur le corps d'un époux expirant, & se voit conduire en esclavage ! Mais il faut, avec Homère, pénétrer jusqu'au fond du coeur de l'un & de l'autre. Il faut voir, quels sont les tableaux de carnage & de désolation qui frappent alors l'esprit d'Ulysse ; il se rappelle sa mort de tant d'amis qui périrent au sac de Troie, la destruction d'une ville superbe livrée à la flamme & au pillage, & par-dessus tout une longue suite de malheurs dont cet événement sut le principe : voilà ce qui arrache tant de larmes à Ulysse, & qui sait sentir à son ame des angoisses semblables à celles de cette femme qu'on arrache de dessus le corps de son mari, pour la traîner en captivité.

 

(21) Une loi ancienne chez les Grecs rendoit les parens maîtres de donner à leurs ensans le nom qu'ils vouloient, & de le leur ôter ensuite, s'ils le jugeoient à propos. Demosth. Orat. I. adv. Boeot...

 

(22) Je ne m'arrête point ici sur les merveilles extraordinaires qu'Alcinoüs attribue à ses Vaisseaux, mais sur la contradiction qu'il y a entre ce qu'Homère a dit des talens des Phœaciens pour la navigation, & les prodiges que leurs Vaisseaux opèrent d'eux-mêmes ; car cette marche spontanée de ces Navires exclud nécessairement les talens des Navigateurs. La solution de cette difficulté me paroît digne d'exercer certains Commentateurs.

 

(23) Si jamais un homme a senti tout le prix de l'amitié, c'étoit, sans doute, Homère. On a vu dans l'Iliade avec quelles couleurs il a peint l'amitié d'Achille pour Patrocle : ses deux Poëmes respirent, en quelque sorte, un tel caractère de bonté & de sensibilité, que celui qui ne fait qu'estimer & admirer Homère, ne le connoît pas encore assez ; il saut l'aimer comme on aimeroit un homme dont toutes les pensées & tous les sentimens seroient des leçons de sagesse, de vertu & de raison.