Livre VII
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ARGUMENT DU LIVRE VII.

 Nausicaa retourne au palais. Ulysse marchait vers la ville, quand Minerve, sous la figure d'une jeune fille, lui appareil, & le conduit au palais d'Alcinoüs. Description du palais & des jardins du Roi. Ulysse tombe aux genoux de la Reine, & implore son secours ; Alcinoüs le relève & lui promet son assistance. La Reine le questionne sur les habits dont elle le voit vêtu ; Ulysse satisfait à ses questions par le récit de ses malheurs depuis son départ de l'île de Calypso. 

  
 

    La  Nymphe cependant traversant la Cité (1)

Approche du séjour par son Père habité,

S'arrête vers la porte, & voit voler vers elle

Ses Frères, qui, brûlant de lui marquer leur zèle,

 
5

Semblables à des Dieux par leur taille & leurs traits

Vont enfermer son char au fond de ce palais.

 

    En son réduit secret la Nymphe se retire ;

Une femme la suit, qui, sur les bords d'Épire,

Jadis de l'esclavage avoit subi la loi.

 
10

Par les Phaeaciens livrée aux mains du Roi,

De la jeune Princesse elle nourrit l'enfance,

Et par de tendres soins gagna sa confiance.

Eurymède est son nom ; c'est elle dont la main

Va de Nausicaa préparer le festin.

 

 
15

   Ulysse en ce moment, loin du sacré bocage,

S'avançoit vers la ville, entouré d'un nuage (2).

Que Pallas, du Héros l'espérance & l'appui,

A fait du haut des airs descendre autour de lui,

Pour le cacher aux yeux d'une foule importune,

  
20

Qui pourroit, sans égard, insulter sa fortune,

Et dont le vain orgueil, prompt à l'interroger,

N'apprendrait ses malheurs que pour mieux l'outrager.

Il approche, & soudain devant lui se présente,

Dans un simple appareil, une Beauté charmante.

 
25

Une urne sur la tête, elle avance à grands pas.

Sous ce déguisement c'est la sage Pallas.

 

     Ma Fille, lui dit-il, quelle route assurée

Peut conduire au séjour des Rois de la contrée ?  

Je suis un étranger du Sort persécuté,

 
30

J'ignore dans quels lieux les Destins m'ont jeté.

Inconnu, c'est à vous qu'un malheureux s'adresse.

 

    Respectable Étranger, répondit la Déesse,

Venez, suivez mes pas. Qui pourroit mieux que moi

Vous conduire au palais qu'habite notre Roi ?

 
35

Ce palais est voisin du séjour de mon Père.

Mais gardez en marchant un silence sévère ;

Craignez d'interroger ce peuple, dont l'orgueil

N'offriroit à vos yeux qu'un froid & dur accueil ;

Tout fier de subjuguer le maritime empire.

 
40

Sur des Vaisseaux légers, plus prompts que le Zéphyre,

Plus prompts que la pensée, on ne le vit jamais

Verser sur l'Étranger ses dons & ses bienfaits.

 

    En achevant ces mots la Déesse s'avance ;

Le Héros obéit, & la suit en silence,

 
45

Trouve un peuple nombreux en ces lieux répandu,

En traverse les flots, le voit sans être vu ;

Tant la sage Déesse, à ses vœux favorable,

L'avoit enveloppé d'un voile impénétrable ?

Il voit des deux côtés qui bordent le chemin (3),

 
50

Les Navires rangés dans un vaste bassin ;

Il trouve sur ses pas un magnifique temple,

Des remparts élevés qu'à loisir il contemple ;

Mais quand, d'Alcinoüs abordant le palais,

Ulysse y promena ses regards satisfaits,

 
55

Minerve par ces mots s'empressa de l'instruire :

 

    J’ai, dit-elle, en ces lieux promis de vous conduire,  

Voilà de notre Roi le superbe séjour :

Vous l'allez voir ce Prince entouré de sa Cour,  

Au milieu du festin d'une brillante fête ;

 
60

Allez, ne craignez rien, que rien ne vous arrête.

Une noble assurance ouvre un facile accès (4)

Et peut d'un inconnu préparer les succès.

Allez donc, & bientôt, pour calmer votre peine,

Arête, c'est le nom que l'on donne à la Reine,

 
65

L'adorable Arête va s'offrir à vos yeux ;

Le sang l'unit au Roi par les plus tendres nœuds,

Et du flambeau d'Hymen la favorable flamme

De ces liens sacrés a resserré la trame.

Fils du Tyran des mers, jadis Nausithous

 
70

Compta parmi ses fils le sage Alcinoüs,  

Qui, d'un frère expiré relevant la famille,

Se fit la douce loi d'en épouser la Fille.  

Depuis l'instant heureux qu'il l'admit à son lit,

Son cœur plus tendrement tous les jours la chérit,

 
75

Lui porte des respects que jamais sur la terre  

Ne reçut d'un Époux l'Épouse la plus chère.  

Mais ces affections, & ce parfait amour,

Tout les ressent pour elle en ce charmant séjour ;

Ses enfans & son peuple à l'envi la révèrent.

 
80

Que d'encens, que d'honneurs tous les cœurs lui défèrent,

Quand, daignant de ses yeux parcourir sa Cité,  

Elle vient, à l'égal d'une Divinité,

Verser sur la vertu ses bontés maternelles,

Calmer les différends, dissiper les querelles,

 
85

Et, d'un esprit modeste, & noble sans orgueil,

Rendre tous ses Sujets heureux par son accueil !

Puissiez-vous trouver grâce en son ame attendrie ;

Bientôt le doux espoir de voir votre patrie,

D'embrasser vos parens, vos foyers, vos amis,

 
90

Cet espoir si flatteur va vous être permis.

 

    Elle achevoit ces mots, lorsque d'un vol rapide 

Elle s'élève en l'air, franchit la plaine humide  

Des rives de Schérie aux champs de Marathon,

Arrive dans Athène, &, d'un pas aussi prompt

 
95

Se retire en son temple, où jadis sa tendresse

Du fameux Érechthée éleva la jeunesse.

 

    Les yeux d'Ulysse alors étonnés & ravis,

Du palais qu'il aborde, admirent le parvis ;

Il s'arrête un moment sur le seuil du portique ;

 
100

Il contemple à loisir ce palais magnifique,

Séjour resplendissant, dont l'éclat est pareil

Aux feux que dans les airs fait jaillir le Soleil,

Et pourrait effacer la brillante lumière

Dont l'astre de la nuit embellit sa carrière.

 
105

Là s'ouvre & s'arrondit une superbe cour ;

Un vaste mur d'airain en forme le contour,

Qu'un acier azuré de tous côtés couronne.

Là brille le palais que ce mur environne (5)

Fermé de portes d'or que sur un seuil d'airain

 
110

Portoient des gonds d'argent travaillés par Vulcain.

Mais de ce Dieu puissant l'immortelle industrie

Sur deux fiers animaux signala son génie ; 

Deux chiens d'or & d'argent que ses mains ont formés,

De l'immortalité paroissent animés,

 
115

Et du palais du Roi semblent garder l'entrée.

Là se découvre enfin une salle, entourée

De trônes éclatans, où, jetés avec art,

De superbes tapis brillent de toute part.

Là les Chefs de l'État, la fleur de la jeunesse,

 
120

Au plaisir des festins s'abandonnent sans cesse ;

La nuit ne sauroit même en arrêter le cours.

Sur des trépiés dorés sont placés des Amours,

Qui, portant dans leurs mains une torche allumée,

Éclairent des banquets la pompe accoutumée.

 
125

Par des femmes en foule on voit incessamment

Sous le poids de la meule écraser le froment,

Tandis que d'autres mains à d'autres soins livrées,

S'occupent à tisser des laines préparées,

Ou, sous leurs doigts légers, sont tourner leurs fuseaux,

 
130

Comme on voit s'agiter les feuilles des rameaux (6)

Qu'un peuplier présente au souffle du Zéphyre,

Minerve dans cet art a daigné les instruire.

Autant que dans ces lieux les bras des Matelots

Excelloient à voguer sur l'empire des flots,

 
135

Autant s'y distinguoient les soins constans des femmes

Dans l'art d'ouvrer la laine & d'en orner les trames.

 

    Non loin des portes d'or de ce brillant palais

Est un jardin fermé par des buissons épais.

Jamais sur les trésors de cette heureuse enceinte

 
140

Le fougueux Aquilon n'osa porter d'atteinte.

Des arbres élevés qui bravent les hivers,

Y forment à l'envi des berceaux toujours verds ;

Là, près des fruits dorés que le pommier présente,

Brille de l'olivier la tête fleurissante ;

 
145

La cime du poirier à l'oranger s'unit ;

La douceur de la figue y croît & s'y nourrit ;

Chaque jour le Zéphyre y produit & féconde

Mille fruits différens dont ce jardin abonde ;

Chaque saison y donne avec égalité,

 
150

Et les fleurs du Printemps, & les fruits de l'Été

La poire en vieillissant en voit d'autres renaître,

Sous la figue flétrie une autre va paraître,

Et, sur le même cep où le raisin mûrit,

Un raisin dans sa fleur déjà se reproduit ;

 
155

Une vigne abondante offre toute l'année

Les festons jaunissans dont elle est couronnée.

Là, dans un lieu frappé des rayons du Soleil,

L'heureux Cultivateur sèche un raisin vermeil.

Ici des Vendangeurs, sur de larges corbeilles,

 
160

Vont porter au pressoir la dépouille des treilles,

Mais un nouveau raisin, de la fleur échappé,

Rend aux pampres verdis le fruit qu'on a coupé.

Non loin de ces vergers une aimable industrie

De quarrés alignés forma la symétrie,

 
165

Où les sillons, remplis de végétaux divers,

Offrent à l'œil charmé des tapis toujours verts.

On y voit sourciller deux fontaines fécondes,

Dont l'une en ces jardins va promener ses ondes,

Et l'autre, sous la terre, en un profond canal,

 
170

Aux bains de la Cité va verser son crystal (7).

 

    Quand le Fils de Laërte, enchanté, l'ame émue,

Eut de ces lieux charmans rassasis sa vue,

Il franchit, à grands pas, le seuil de ce séjour ;

Il entre, & voit le Prince & les Grands de sa Cour.

 
175

Chacun d'eux à Mercure adressant sa prière,

De ses libations épanchoit la dernière.

La nuit les invitoit à goûter le repos ;

Ils vont se séparer, quand le sage Héros

S'avance, enveloppé de cette épaisse nue

 
180

Que la main de Minerve a sur lui répandue,

Passe devant le Roi, tombe aux pieds d'Arête,

Se prosterne ; aussitôt le nuage écarté (8)

Laisse voir un Mortel aux genoux de la Reine.

Chacun se tait, frappé d'une terreur soudaine.

 

 
185

    Reine, dit le Héros, j'embrasse vos genoux,  

Je viens vous implorer & vous & votre Époux,  

Et ces Mortels heureux assis à votre table.

Que la bonté des Dieux, à mes vœux favorable,

Répande le bonheur sur le cours de vos ans !

 
190

Vivez long-temps heureux, & puissent vos enfans (9)

De leurs aïeux en paix recueillir l'héritage !

Mais, touchés de mes maux, daignez de ce rivage

Me renvoyer bientôt aux bords où je suis né,

Et dont un sort cruel m'a long-temps éloigné.

 

 
195

    Le sage Ulysse ainsi terminant sa prière,

Approche des foyers, & s'assied sur la terre,

Attend, les yeux baissés, l'arrêt de son destin.

Le silence régnoit ; mais Echéneus enfin,

Échéneus, ce Héros dont l'aimable vieillesse

 
200

Possedoit les trésors d'une utile sagesse,

Réclama les devoirs de l'hospitalité.

 

    Alcinoüs, dit-il, la voix de l'équité,

Après les vœux touchans que vous venez d'entendre,

Défend qu'un Étranger soit assis sur la cendre.  

 
205

Ces Princes, en suspens, fixent les yeux sur vous.

Relevez ce Mortel, placez-le parmi nous,

Vers un trône éclatant conduisez-le vous-même.

Faites remplir la coupe, offrons au Dieu suprême

De nos libations l'hommage consacré.

 
210

Honorons tous le Dieu puissant & révéré,    

Dont le bras secourable, armé de son égide,        

Conduit les pas errans de l'indigent timide.

 

    Alcinoüs l'écoute, il se lève, & soudain

Aborde l'Étranger, lui présente la main,

 
215

L'admet à ses côtés dans la place honorable

De l'aîné de ses fils, qu'il assit à sa table.

D'autres mets sont servis. Tandis que le Héros

Va réparer ses sens épuisés par ses maux,

Le Monarque, implorant le Maître du tonnerre,

 
220

De ses libations arrose la poussière.

Les Princes imitoient l'exemple de leur Roi ;     

Quand ce Monarque enfin : « Amis, écoutez-moi,  

Séparons-nous, allez où la nuit vous rappelle ;      

Mais demain, que l'Aurore éveillant votre zèle     

 
225

Rassemble sur vos pas nos augustes Vieillards :

Venez à ce Mortel prodiguer vos égards,

Le flatter, l'assurer de vos secours propices,  

Préparer pour les Dieux de pompeux sacrifices,

Et consulter comment sur un Vaisseau léger,

 
230

Écartant loin de lui la peine & le danger,

Nos soins pourront bientôt le rendre à sa patrie,

Affranchi des tourmens qui menaçoient sa vie.

Fallût-il le porter sur les plus vastes mers,  

Nous le ramènerons aux lieux qui lui sont chers.

 
235

Là, ses jours, conservés par nos soins favorables,

Rentreront au pouvoir des Parques redoutables,    

Sous le joug du destin que leurs mains ont tissu  

A l'instant que sa mère en ses flancs sa conçu....

Peut-être e'est un Dieu, qui, des célestes plages,

 
240

Vient, pour nous éprouver, visiter ces rivages,

Souvent à nos regards les Dieux se sont offerts,

Mais aucun voile encor ne les avoit couverts (10);

Soit qu'assis parmi nous, à nos desirs propices,

Ils vinssent recevoir l'encens des sacrifices :  

 
245

Soit que, nous prodiguant leur plus douce saveur,

Ils daignassent guider les pas du Voyageur.

De leurs soins en effet l'adorable assistance

De nous aux Immortels laisse moins de distance,

Ils sont moins éloignés de nos cœurs bienfaisans

 
250

Que les Géans affreux des Cyclopes sanglans (11).

 

   Renoncez, dit Ulysse, à ce soupçon profane,

Que l'examen détruit, que la raison condamne.

Quels traits de ressemblance entre les Dieux & moi

Ont pu, trompant vos yeux, abuser votre foi !

 
255

Loin de voir en mes traits ces Dieux que je révère

Comparez-moi plutôt à tout ce que la terre

A vu chez les Mortels de plus infortuné (12),

Que je détromperois votre esprit étonné,

Si, de mes maux partes rappelant la mémoire,

 
260

Je vous en racontois la déplorable histoire !

Mais un besoin pressant, plus sort que ce desir,

D'un triste & long récit m'enlève le loisir.

La faim aux malheureux commande en souveraine,

Contre ses aiguillons la résistance est vaine ;

 
265

Au sein même des pleurs, au sein du désespoir

Il faut encor céder à son fatal pouvoir ;

Il faut oublier tout, regrets, fonds, alarmes,

Et contenter sa rage en s'abreuvant de larmes.

Souffrez donc qu'un instant ranimant mes esprits,

 
270

J'écarte de mon cœur la peine & les ennuis ;

Et si sur mes malheurs votre ame est attendrie,

Hâtez-vous de me rendre aux vœux de ma patrie;

Content, si je pouvois, à mon dernier soupir,

Embrasser son rivage, & la voir, & mourir.

 

 
275

    Il dit, & tous les Chefs que ce banquet rassemble,

A sa tendre prière applaudissent ensemble,

Par des libations terminent le festin,

Et vont, en attendant le retour du matin,

Des vapeurs du sommeil goûter la douce ivresse,

 
280

D'esclaves diligens une foule s’empresse ;

On dessert ; & le Roi, seul avec Arête,

Demeure près d'Ulysse, assis à son côté.

D'aucun témoin fâcheux l'importune présence

Ne les contraindra plus à garder le silence.

 
285

La Reine va parler; déjà ses yeux surpris

Avoient de l'Étranger reconnu les habits ;

Ces habits dont jadis, de ses femmes aidée,

Elle forma la trame artistement brodée.

Elle regarde Ulysse, & veut l'interroger.

 

 
290

    Contentez nos desirs, généreux Étranger,

Dit-elle, pardonnez à notre impatience ;

Quel pays, quels parens vous ont donné naissance !

De qui reçûtes-vous ces habits somptueux,

Vous, que de longs malheurs ont conduit en ces lieux.

 

 
295

    Ulysse lui répond : « O respectable Reine,

Ces malheurs, dont le Ciel forma la triste chaîne,

A mes sens accablés offrent un long récit,

Qui pourroit aisément fatiguer votre esprit.

Mais je vais vous répondre, & vous allez entendre

 
300

Ce que sur mes destins vous desirez d'apprendre.

 

    Il est au sein des mers un séjour écarté,

Que nul Dieu, nul Mortel n'a jamais fréquenté,

Où la fille d'Atlas, Nymphe trompeuse & vaine,

La belle Calypso, réside en souveraine.

 
305

Ce fut là que les mers, déchirant mon Vaisseau,

De tous mes Compagnons devinrent le tombeau ;  

Que le Ciel en courroux déchaîna sur ma tête,

Les vents impétueux, la foudre & la tempête ;

Et que seul, rappelant ma force & mes esprits,

 
310

Du Vaisseau fracassé je saisis les débris.

J'osai lutter neuf jours contre la destinée,

Et déjà s'achevoit la dixième journée,

Quand par l'onde & les vents je me trouvai porté

Au séjour enchanteur par la Nymphe habité.

 
315

Calypso me reçut; cette belle Déesse

Me prodigua ses soins, ses secours, sa tendresse,

Jura que son amour affranchiroit mon sort

Du poids de la vieillesse & des traits de la mort.

A ses discours flatteurs, à sa voix douce & tendre,

 
320

Mon cœur, toujours confiant, refusa de se rendre (13).

Dans cette île enfermé je demeurai sept ans,

Arrosant de mes pleurs les riches vêtemens  

Que je devois aux soins de sa bonté cruelle ;

Mais Je temps arriva que la fière Immortelle,

 
325

Favorable à mes vœux, fécondant mon desir,

Vint enfin m'ordonner, me presser de partir ;

Soit qu'un ordre du Ciel eût vaincu sa confiance,

Soit que, las de mes pleurs & de ma résistance,

Son cœur superbe & vain de lui-même eût changé.

 
330

Sur un léger radeau, de ses présens chargé,

Favorisé des vents qu'ordonna la Déesse,

Je partis, je quittai son île enchanteresse.

Dix-huit fois le Soleil chassa la nuit des Cieux ;

Enfin je vis votre île & ses monts sourcilleux ;

 
335

Mon cœur qui s'abusoit en tressaillit de joie.

J'ignorois de quels maux j'allois être la proie,

Quels tourmens m'apprêtoit le Souverain des mers,

Qui, rassemblant les Vents déchaînés dans les airs,

Par des flots entassés me ferma le passage,

 
340

Et vint de mon radeau consommer le naufrage.

Sur cette vaste plaine où je nageai long-temps,

Je devins le jouet & des flots & des vents.

Vers ces bords desirés vainement je m'approche,

Je n'y vois qu'un écueil, qu'une effroyable roche,

 
345

Où les flots courroucés redoublant leurs efforts,

Alloient m'ensevelir & déchirer mon corps.

Je résiste à leur choc, &, côtoyant la rive,

Je sors de ce péril, je m'efforce, j'arrive

Vers un bord plus facile, où, comme un pur crystal,

 
350

Un fleuve s'épanchoit, d'un cours toujours égal.

Au sein du lit profond de son onde tranquille,

Contre les vents enfin je trouve un sur asyle.

Je m'élance au rivage & rappelle mes sens.

La nuit chassoit du jour les rayons languissans ;

 
355

J'allai des bois voisins gagner l'épais ombragé.

Là, couché sur un lit de mousse & de seuillage,

Je goûtai les saveurs d'un long & doux sommeil,

Que ne put dissiper le retour du Soleil.

Déjà son char touchoit au bout de sa carrière,

 
360

Quand du sein du repos je rouvris la paupière ;

J'aperçus vers les bords où j'étois descendu

Un essaim de Beautés en ces lieux répandu.

Votre Fille à mes yeux brilloit au milieu d'elles,

Ainsi qu'une Déesse au milieu des Mortelles.

 
365

Ma suppliante voix implora sa bonté.

Combien son noble cœur répond à sa beauté !

Qui l'eût jamais pensé, qu'avec tant de jeunesse

Ce cœur d'un âge mûr possédât la sagesse !

Dans le printemps de l'âge on fuit peu la raison ;

 
370

Mais déjà ses vertus devancent leur saison.

Sensible à mes malheurs, elle daigna m'entendre,

Me donna tous les soins que je pouvois attendre,

Par quelques alimens répara mes esprits,

Et remit en mes mains ces somptueux habits

 
375

O Reine ! vous avez de ma bouche sincère

Entendu le récit que j'avois à vous faire.

 

    Étranger, dit le Roi, pour vous mieux accueillir,

Il restoit à ma Fille un devoir à remplir.

De ses Femmes suivie, elle eût dû la première

 
380

Guider vos pas errans au palais de son Père (14).

 

    Mais Ulysse aussitôt, avec vivacité

D'un voile officieux couvrant la vérité (15):

 

    Gardez-vous d'accuser cette Princesse aimable

D'un tort léger, dit-il, dont je fuis seul coupable.

 
385

Pour m'amener vers vous, o respectable Roi,

Elle même s'offroit à marcher devant moi ;

Mais, le cœur prévenu d'un respect trop sévère,

En la suivant ici, j'ai craint de vous déplaire ;

Car l'envie odieuse & les soupçons cruels

 
390

Gouvernent en tyrans la race des mortels.

 

    Il dit ; Alcinoüs s'empresse de répondre :

 

    Généreux Étranger, gardez de me confondre

Avec ces hommes vains, injustes & jaloux

Dont un soupçon frivole allume le courroux.

 
395

Le parti le plus juste est toujours le plus sage.       

Plût aux Dieux immortels qu'en cet heureux rivage

Votre amitié me vît tel qu'ici je vous voi ;

Que le plus doux lien m'assurât votre foi ;

Que le nœud de l'hymen vous unît à ma Fille (16);

 
400

Qu'héritier de mes biens, appui de ma famille,

Mon Gendre consentît d'habiter ces climats !

Mais contraindre vos vœux, mais enchaîner vos pas,

Me préserve le Ciel d'en avoir la pensée !

Allez ; déjà la nuit, dans sa courte avancée,

 
405

Vous invite avec nous aux douceurs du sommeil ;

Et demain, prévenant le retour du Soleil,

Vous me verrez hâter les apprêts du Navire,

Où, franchisant les mers, on saura vous conduire

Vers les heureux climats, objets de tous vos vœux,

 
410

Fussent-ils séparés de ces paisibles lieux

Plus que les bords d'Eubée, où jadis Rhadamante (17)

Fut conduit par nos soins sur la mer écumante.

Il visita Titye, & se vit de retour

Avant que le Soleil eût achevé son tour.

 
415

Vous verrez si jamais & Rameurs, & Navire,

Ont d'un vol plus léger franchi l'humide empire.

 

    Ulysse à ce discours, transporté de plaisir,

Invoque Jupiter, & pousse un long soupir :

 

    Grand Dieu ! qu'Alcinoüs, fidèle à sa parole,

 
420

N'abuse point mon cœur par un espoir frivole !

Son immortel renom remplira l'Univers,

Et mon œil reverra les lieux qui me sont chers.

 

   Les Femmes cependant, sous le vaste portique,

Dressoient un lit couvert d'un tapis magnifique :

 
425

Ulysse au même instant par ces Femmes conduit,

Y va goûter en paix le repos de la nuit ;

Tandis qu'Alcinoüs, que le sommeil appelle,

Va partager le lit d'une épouse fidèle (18).

 

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Avant que d'entrer dans les récits que les Livres suivans renferment, le Traducteur Anglais a cru devoir prévenir son Lecteur que les Poemes d'Homère tenoient autant à la vérité qu'à la fiction, & que jusque dans les choses les plus ex­traordinaires, comme dans l'aven­ture des Cyclopes, dont il sera bientôt question, il y avoit un mélange de vérité historique, dont quelque tradition populaire étoit le fondement. Nous avons déjà suffisamment appuyé sur ces réflexions dans la Préface & dans les Notes de l'Iliade, & nous croyons inutile de les répéter ici.

 

(2) Virgile a cru devoir, à l'exemple d'Homère, rendre son Héros invisible lorsqu'il arrive à Carthage.

 At Venus obscuro gradientes aëre sepsit,

Et multo nebulœ circian Dea sudit amictu,

Cernere ne quis eos, neu quis contingere posset,

Molirive moram aut veniendi poscere causas.

 Quand il s'agit d'élégance & d'harmonie, Virgile est quelquefois en état de jouter contre Homère avec avantage ; mais comparez les motifs que l'un & l'autre donnent aux actions qu'ils décrivent, c'est alors que vous reconnoîtrez la différence de l'original & de la copie. Les motifs de Vénus, qui couvre Énée d'un nuage, ne sont point préparés, ils sont foibles : Vénus craint qu'on ne le voie, qu'on ne le touche, qu'on ne l'arrête, & qu'on ne l'interroge. Voyez ensuite les motifs de Pallas, ils portent sur le caractère insolent & vain de ce peuple de navigateurs, & ce caractère a déjà été annoncé dans le Livre précédent. C'est cet art des préparations qui étonne & ravit dans Homère, & que ne sauroient assez méditer ceux qui se consacrent à quelque genre d'écrire que ce soit.

 

(3) Voilà le passage qui justifie l'interprétation que j'ai donnée dans le Livre précédent, de la description topographique de la ville des Phœaciens.

 

(4) Combien l'expérience ne démontre-t-elle pas la vérité de cette maxime ! Il sembleroit qu'Homère eût éprouvé par lui-même combien l'extrême modestie obscurcit le talent ; car ce n'est pas la seule réflexion qu'il sait sur cette pudeur naturelle, qui, comme il le dit lui-même, sert & nuit tant aux hommes, Qu'on me permette cette réflexion : Homère modeste & timide ! à qui sera-t-il donc permis de ne le pas être ?

 

(5) Quelques Critiques, sans jugement & sans goût, ont voulu censurer cette description du palais d'Alcinoüs, en la regardant comme inutile à sa marche du Poëme. Pope justifie Homère, en disant que si c'est une faute, c'est une faute trop aimable pour ne la lui pardonner pas, & que c'est dans cette occasion qu'on peut particulièrement appliquer à Homère l'épithète que lui donne St Augustin, dulcissimè vanus. Mais Pope pouvoit ajouter que l'intention de l'Odyssée étoit de montrer un Roi tourmenté du désir de revoir sa Femme, son Fils & sa Patrie, & surmontant tous les obstacles qui l'arrêtent : il falloit que ces obstacles  fussent  de plusieurs   genres différens, pour Je mieux éprouver; que tantôt Calypso cherchât à le séduire par la promesse de l'immortalité ; que tantôt Nausicaa s'offrit à lui avec toutes les grâces qu'une ingénuité charmante peut prêter à la beauté ; que l'île des Phaeaciens & le palais d'Alcinoüs renfermassent tout ce qui peut éblouir les yeux d'un Étranger, & lui faire desirer d'y fixer sa demeure. Voilà les vrais & les plus grands obstacles qu'Ulysse avoit à  vaincre. Ceux qui venoient de la Fortune & qui ne demandoient que de la  bra­voure, étoient moins dangereux.

 

(6) Quelle fraîcheur, quelle grâce charmante dans cette comparaison ! Comme Homère avoit senti les beautés de la Nature ! Un peuplier dont le Zéphyre agite légèrement le feuillage, lui vient sur le champ dans la pensée, pour peindre la facile activité de ces jeunes mains occupées à remuer leurs fuseaux.

 

(7) Telle est, dit Rousseau, au IV° Livre d'Émile, la description du jardin royal d'Alcinoüs, dans lequel, à la honte de ce vieux rêveur d'Homère, & des Princes de son temps, on ne voit ni treillages, ni statues, ni cascades, ni boulingrins.

En citant ici Rousseau, je dois prévenir ceux qui croient curieux de voir la traduction qu'il donne du passage d'Homère, qu'elle n'est pas tout-à-fait exacte, & que si la mienne est un peu étendue, la sienne est un peu trop resserrée. On trouve d'ailleurs dans sa traduction des méprises qui viennent de la version latine qu'il a consultée ; comme lorsqu'il dit qu'à l'extrémité du jardin il y a deux quarrés couverts de fleurs ; ce sont deux quarrés de potagers qui verdissent continuellement, έπηετανὁν γανόωσα (vers 128). La version latine rend cette expression par ces mots, perenne floretes ; & c'est ce qui a trompé Rousseau. Il y a d'autres méprises encore qu'il est inutile de relever, mais dont je crois devoir Amplement avertir, pour me défendre contre la critique de ceux qui connoissent mieux Rousseau qu'Homère, & qui jugeroient ma traduction d'après celle de cet illustre Écrivain.

 

(8) Si l'on veut connoître un de ces endroits où Virgile paroît avoir embelli Homère, on peut citer celui-ci : c'est-là qu'on voit l'élégance du Poëte Latin l'emporter sur la simplicité du Poëte Grec :

Vix ea satus erat, cùm circumsusa repentè

Scindit se nubes,  in œthera purgat apertum.

Restitit AEneas, clarâque in luce refulsit.      

 AEn. lib. T.

 

(9) Le bonheur chez les Anciens ne consistoit pas seulement dans la plus douce existence de leur individu ; leur ame sembloit trop active & trop élevée pour se borner au court intervalle de leur vie. Le bonheur de leurs enfans étoit une félicité dont ils jouissoient par anticipation ; & ceux que le célibat, ou quelque malheur, privoit de cette consolation, n'étoient jamais mis au nombre des hommes heureux. Voilà le fondement du vœu que forme Ulysse pour tous les Convives qu'il implore.

(10) Madame Dacier me paroît s'être trompée en cet endroit, & cette Savante, guidée par Spondanus, a cru que l'étonnement d'Alcinoüs venoit de ce que cette apparition prétendue étoit hors du temps ordinaire, tandis qu’il porte simplement sur le déguissement qu'il suppose, & qui n'étoit point ordinaire aux Dieux, quand ils venoient au milieu des Phaeaciens :

οὔ τι κατακρύπτουσιν (vers 205) .

 

 

(11) Voilà la grande opinion des Stoïciens : ils pensoient que l'homme vertueux s'approchoit de la Divinité ; & ils recommandoient la vertu, comme le seul moyen de nous rendre semblables à l'Être suprême, dont nous sommes éma­nés. Où Socrate avoit-il puisé cette idée sublime. Dans l'antiquité, sans doute, où il ne cessoit de puiser, ainsi qu'il le dit lui-même, en l'appelant le trésor des Sages.

 

(12) Combien d'hommes enviés pourroient faire la même réponse, & dire, comme le Vulteius d'Horace !

Pol ! me miserum, patrone, vocares,

Si velles inquit, verum mihi dicere nomen.

Lib I, Ep. viii

 

(13) Cette partie du récit des malheurs d'Ulysse n'est point inutile à la rnarche du Poëme, Comment Alcinoüs voudroit-il aspirer à retenir Ulysse dans son île, quand il saura ce qu'il a refusé pour la seule espérance de revoir, sa Femme & sa Patrie ?

Quelques réflexions que je fasse sur l'art infini d'Homère dans la conduite de son Poëme, je suis persuadé que le Lecteur, pour peu qu'il veuille y apporter d'attention, profitera encore davantage de celles que je lui laisse à faire.

 

(14) Quelle bienséance admirable de mettre ces paroles dans la bouche du Père, plutôt que dans celle de la Reine ! Si quelqu'un de mes Lecteurs en cherchoit la raison, il n'est point de femme & de mère qui ne puisse la lui apprendre ; mais ces sortes de choses se devinent, & ne s'apprennent jamais.

 

(15) Je ne sais si des Casuistes sévères pourroient blâmer le mensonge qu'emploie Ulysse pour excuser Nausicaa ; mais j'ose croire que ce mensonge seul seroit fait pour montrer que le siècle d'Homère connoissoit déjà tout ce que la politesse a de plus délicat, & que les gens du monde apprendront par ce trait & par mille autres répandus dans les Poèmes d'Homère, à apprécier les reproches de barbarie qu'on a faits si souvent & si mal-à-propos à ces siècles héroïques.

 

(16) Les Commentateurs trouvant la proposition d'Alcinoüs un peu précipitée, n'ont pas manqué de subtilités pour la justifier, à leur manière. Ils ont imaginé que le Roi, par le desir qu'il témoignait à cet Étranger, ne cherchoit qu'à l'éprouver. Ils ont ajouté que ces sortes de mariages n'étoient point d'ailleurs sans exemples dans l'antiquité ; mais s'ils avoient voulu faire un peu plus d'attention au véritable esprit d'Homère, ils auroient vu que, lorsque ce Poëte met en jeu quelqu'un de ses Héros, dont il veut relever la gloire, il lui sait opérer des prodiges surnaturels, & qui cependant acquièrent une sorte de vraisemblance poétique par la manière dont ils sont amenés. C'est ainsi qu'on a vu dans l'Iliade Achille paroissant sur les remparts du camp des Grecs, frapper de terreur toute l'armée des Troyens, & les précipiter les uns sur les autres. Ici c'est une merveille d'une autre espèce. Homère, pour relever les charmes extérieurs de son Héros, suppose que Minerve a versé sur lui des grâces nouvelles, qu'en conséquence la fière Nausicaa en paroît éprise presque au premier abord, & qu'Alcinoüs délire de l'avoir pour son gendre. Mais ce souhait d'Alcinoüs est précédé d'un éloge, qui sait assez connoître l'enchantement dont la vue d'Ulysse l'a frappé ; il le prend pour un Dieu, ou suppose qu'il peut l'être : après Un semblable témoignage d'admiration, est-il étonnant qu'Alcinoüs desire de l'avoir pour gendre ?

Si je reviens un peu fréquem­ment sur ces artifices de la poësie d'Homère, il saut s'en prendre aux Commentateurs, qui me paroissent l'avoir  souvent   interprété   sans l'avoir entendu.

 

(17)  Cette histoire de Rhadamante a fait imaginer à Eustathe qu'Alcinoüs ne racontoit ce merveilleux voyage que pour persuader à Ulysse que l'île des Phaeaciens étoit près des îles Fortunées, parce que Rhadamante habitoit une de ces îles. Subtilité de Commentateur, qui ne sert de rien à l'intelligence du Poëte, non plus qu'à la connoissance de la position de Schérie, qu'Homère, comme nous l'avons dit, n'a pas voulu déterminer,  pour qu'on  ne pût  pas douter que toutes  les  merveilles qu'il en raconte ne soient sorties de son imagination.

 

(18) L'expression grecque, telle qu'elle est communément entendue, semble dire qu'Arête se fit dresser un lit auprès de son Époux : Madame Dacier & Pope ont remarqué que cela étoit sans exemple dans Homère, & absolument contraire à l'usage pratiqué dans l'antiquité. Ils auroient dû observer en même temps que cette même expression est susceptible d'un autre sens plus véritable, qui est celui que j'ai adopté dans ma traduction. λέχος πόρσυνε καὶ εὐνήν (vers 347) proprement garnit son lit. C'est dans ce sens qu'Hélène, au III° Livre de l'Iliade, dit à Vénus qu'elle ne veut plus partager le lit de Pâris : κείνου πορσανέουσα λέχος (vers 411).