Livre II
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ARGUMENT DU LIVRE II.

TÉLÉMAQUE assemble les Princes d'Ithaque, & se plaint dans cette assemblée de la conduite des amans qui prétendent à l'hymen de fa mère. Ceux-ci cherchent à se justifier par la conduite même de la Reine. Télémaque demande un Vaisseau, pour aller à Sparte & à Pylos s'informer des destins de fon père. Minerve, fous la forme de Mentor, lui procure ce Vaisseau qu'il demande, & les secours dont il a besoin, & s’embarque avec lui.

 
 

A peine un foible jour a dissipé la nuit.

Que déjà renonçant au sommeil qui le fuit,

Télémaque se lève, il revêt sa tunique,

Ajuste son épée & franchit le portique ;

 
5

Il paroît tel qu'un Dieu, commande à ses Hérauts

De convoquer les Chefs plongés dans le repos.

Minerve l'embellit d'une grâce nouvelle ;

Il marche accompagné d'une escorte fidèle (1),

De deux chiens vigoureux, pour la chasse nourris.

 
10

De ses traits, de son air, tous les yeux sont surpris.

Au milieu des Vieillards, plein d'une noble audace,

Au trône de son père, il va prendre sa place.

 

    Égyptius se lève, & parle le premier.

La douleur & les ans courbent son front guerrier :

 
15

Le plus cher de ses fils, son espoir & sa joie (2),

Suivit les pas d'Ulysse aux campagnes de Troie.   

Il ne sait point encor qu'un Cyclope inhumain

A de ce fils chéri fait son dernier festin.

Trois enfans lui restoient ; mais, pour combler sa peine,

 
20

L'un d'eux (3) osa s'unir aux amans de la Reine.

Ce Vieillard, occupé d'un triste souvenir,

Laisse couler des pleurs qu'il ne peut retenir :

 

    Illustres Citoyens, dit-il, daignez m'entendre,  

Ce Conseil qu'on assemble a de quoi nous surprendre ;

 
25

Depuis le jour qu'Ulysse abandonna ces lieux,

Jamais rien de pareil n'avoit frappé mes yeux.

Quel besoin nous appelle ! Une voix alarmée

Nous a-t-elle annoncé l'approche d'une armée ?  

Quel intérêt puissant & quel noble souci  

 
30

Animent le mortel qui nous rassemble ici.

Quel qu'il soit, jeune ou vieux, je l'estime, & l'admire.

Dieux du Ciel, couronnez la vertu qui l'inspire !

 

    De ce présage heureux Télémaque flatté,

Se lève, & tient en main son sceptre redouté.

 

 
35

    Celui que vous cherchez, vous allez le connoître,  

Vieillard, dit-il : c'est moi, le fils de votre Maître, 

C'est moi, c'est ma douleur, qui cherchant un appui,

Au palais de vos Rois vous assemble aujourd'hui.

Je ne viens point ici, d'une voix alarmée,

 
40

Annoncer à nos Chefs l'approche d'une armée,

Exposer des besoins à mon cœur étrangers ;

Je viens vous avertir de mes propres dangers.

Deux cruels coups du Sort ont comblé ma misère :

L'un ravit à mes vœux un trop malheureux père,

 
45

Ce Roi qui vous aimoit d'un paternel amour ;

L'autre encor plus fatal désole ce séjour.

D'orgueilleux Prétendans une foule importune

Assiége Pénélope, engloutit ma fortune.

De nos plus vaillans Chefs ces amans sont les fils.

 
50

Mais, quel que soit le feu dont ils semblent épris,

Plus épris de mes biens, l'orgueil qui les égare,

Craint d'aller mendier les suffrages d'Icare,

Trop contens de pouvoir, en d'éternels festins,

Dévorer mes troupeaux, s'abreuver de mes vins.

 
55

Qui pourrait arrêter leur insolent ravage !

Dieux, rendez-moi mon père, ou du moins son courage !

Si quelque heureux secours ne daigne m'assister,

Jeune & foible orphelin, que pourrois-je tenter !

C'est en vous, mes amis, qu'il saut que je retrouve

 
60

Les généreux vengeurs des tourmens que j'éprouve

A mes ressentimens unissez vos fureurs ;

De cent Peuples voisins redoutez les clameurs ;

Craignez, craignez les Dieux prêts à punir l'injure.

C'est par ces Dieux puissans que ma voix vous conjure,

 
65

Par le grand Jupiter, par Thémis, dont la voix

Se plaît à présider dans les Conseils des Rois.

Prêtez-moi vos secours ; ou, si jamais Ulysse

Sur son trône avec lui fit asseoir l'injustice,

De son crime aujourd'hui venez tous me punir ;

 
70

Excitez ces amans, loin de les retenir ;

Pour consumer mes biens, joignez-vous à leur rage.

Avec moins de douleur je verrais cet outrage ;

J'espérerois qu'un jour la Justice & les Loix,

Ou du moins la pitié, feroient parler mes droits,

 
75

Me rendroient tous les biens ravis à ma foiblesse.

Mais des maux sans remède accablent ma jeunesse (4).

 

    Il dit, jette son sceptre, & se couvrant de pleurs,

Ses yeux sont éclater ses profondes douleurs.

Le Peuple est attendri ; mais un sombre silence

 
80

Enchaînoit des amans la coupable insolence :

Un long étonnement les glace & les confond.

Antinoüs enfin se lève, & lui répond (5):

 

    Jeune orgueilleux, dit-il, dont les vaines paroles

Élèvent contre nous tant de plaintes frivoles,

 
85

N'accusez point ces Chefs,  cessez de leur prêter

Des maux qu'à votre mère il vous faut imputer ;

Elle dont l'artifice, & la subtile adresse,

Sait donner & reprendre, éluder sa promesse,

Déguiser sa pensée, &, nous trompant toujours,

 
90

Depuis plus de trois ans abuser nos amours ;

Qui se jouant enfin de notre ardeur extrême,

N'a pas craint d'employer ce nouveau stratagême.

Un jour qu'elle occupoit ses doigts industrieux

A former le tissu d'un voile précieux :

 
95

Jeunes amans, dit-elle, enfin daignez m'entendre ;

Puisqu'Ulysse n'est plus, je consens à me rendre ;

Mais avant de subir les nœuds d'un autre hymen,

Laissez-moi terminer l'ouvrage de ma main,

Ce voile que mon cœur destine au vieux Laërte,

 
100

Pour ce jour où la mort sera pleurer sa perte :

Que par ces justes soins je détourne l'affront

Dont un reproche amer feroit rougir mon front,

Si mes mains au tombeau laissoient ce Roi descendre,

Sans qu'un voile funèbre enveloppât sa cendre.

 
105

Elle dit ; mais, trompant notre crédule amour,

Elle détruit la nuit ce qu'elle a fait le jour.

Trois ans s'étoient passés, quand une voix fidèle

Nous découvrit enfin sa ruse criminelle.

De ces délais alors notre amour offensé,

 
110

La força d'achever l'ouvrage commencé.

Ah ! si de vos malheurs vous cherchez le remède,

Écoutez ces amans ; l'amour qui les possède,

A la face des Grecs, s'explique par ma voix :

Engagez Pénélope à déclarer son choix ;

 
115

Renvoyez cette Reine au séjour de son père ;

Forcez-la d'accomplir l'hymen qu'elle diffère,

Et ne permettez point qu'au sein de ce palais,

Elle enchaîne nos pas par de nouveaux délais.

Les talens que Minerve assembla sur la Reine

 
120

N'ont que trop prolongé vos maux & notre peine.

Jamais dans l'Univers la plus fière beauté

Ne joignit à tant d'art tant de sévérité.

Jamais Tyro, Mycène, ou la fameuse Alcmène,

Ne sut mieux de l'amour éterniser la chaîne.

 
125

Mais cet art si puissant, que les Dieux ont conduit,

En servant son orgueil, vous opprime & vous nuît,

Vous livre à des malheurs que sa ruse autorise

Et c'est à vos dépens qu'elle s'immortalise ;

Puisqu'enfin cet hymen, différé si long-temps,

 
130

Peut seul de ce palais éloigner ses amans.

 

    Télémaque soudain, que la Sagesse inspire :

 

    Antinoüs, dit-il, soit qu'Ulysse respire,

Soit qu'il ait succombé sous un Destin cruel,

Vous ne me verrez point, injuste & criminel,

 

135

Pour exiler ma mère, employer ma puissance ;

Ma mère, dont le sein a nourri mon enfance.

Que de maux à la fois il me faudroit braver !

Icare contre moi prêt à se soulever,

Prêt à venger sa sille en ses bras gémissante (6):

 
140

De mon père indigné la fureur menaçante :

La justice des Dieux, le mépris des humains ;

Des infernales sœurs les redoutables mains,

Qu'une mère outragée en ces momens atteste.

Loin de moi, pour jamais, un arrêt si funeste !

 
145

Mais si de mes malheurs vos cœurs sont affligés,

Quittez, quittez ces lieux trop long-temps ravagés ;

Partez, allez aux bords soumis à votre empire,

Chercher ces voluptés dont l'amour vous attire.

Ou si vous préférez, injustes ravisseurs,

 
150

D'être d'un orphelin les lâches oppresseurs,

J'atteste Jupiter, dont la main souveraine

Sur le crime souvent sût mesurer la peine,

Que vous périrez tous, & que dans ce palais

Un trépas impuni vengera vos forfaits.

 

 
155

    Ainsi parloit ce Prince enflammé de colère ;

Quand du sommet des monts deux oiseaux du Tonnerre,

Deux aigles, qu'en ces lieux a lancés Jupiter,

Vinrent comme les vents dans les plaines de l'air :

Tous deux d'un vol égal & d'une aile rapide,

 
160

Ils fondent sur l'enceinte, où leur instinct les guide.

Soudain de l'assemblée embrassant le circuit,

De leurs battemens d'aile ils redoublent le bruit,

Menacent ces amans en planant sur leur tête,

Leur annoncent les maux que le Sort leur apprête ;

 
165

Eux-mêmes de leur bec se déchirant le flanc,

Sur ces Chefs effrayés font dégoutter le sang,

Et bientôt, traversant le palais & la ville,

Revoient par la droite à leur secret asyle.

 

    Les Chefs à cette vue, interdits, consternés,

 
170

Ne savoient où fixer leurs esprits étonnés,

Ils méditoient le sens de cet affreux présage ;

Quand le sage Halitherse, appesanti par l'âge,

Mais du vol des oiseaux interprète fameux,

Osa leur éclaircir ce signe ténébreux.

 

 
175

    Peuples, écoutez tous ce que ma voix atteste :

J'annonce à ces amans un avenir funeste ;

Leur perte se prépare, & le temps n'est pas loin,

Que de leur sang versé votre œil sera témoin.

Ulysse va paroître, & ses mains redoutées

 
180

Vous apprêtent aussi des peines méritées.

Craignez donc ses fureurs, craignez de vous unir

A ces hommes pervers qu'Ulysse va punir.

Le temps que j'ai prédit, ce temps fatal arrive.

Le jour que de cette île abandonnant la rive,

 
185

Ulysse avec les Grecs voloit vers Ilion,

Le Ciel mit en mon coeur cette prédiction :

Qu'après que ce Héros auroit, dans l'infortune,

Vu périr ses amis, victimes de Neptune,  

Seul, après vingt hivers, & méconnu des siens,

 
190

Il viendroit recouvrer & son trône & ses biens.

Déjà l'heure fatale approche & nous menace.  

Eurymaque irrité répond avec audace :

 

    Va, Prophète insensé, qu'ont aveuglé les ans,

Par tes prédictions effrayer tes enfans :

 
195

Je connois mieux que toi le grand art de prédire,

Dans le vol des oiseaux, mieux que toi je sais lire :

Ces oiseaux qui dans l'air voltigent à leur gré,

N'apportent pas toujours un augure assuré.

Ulysse a loin de nous fini sa destinée :

 
200

Plût aux Dieux que la tienne ainsi fût terminée !

On ne te verroit pas, mercenaire Devin,

Aiguillonner son fils par un présage vain.

Mais écoute un serment plus sur que tes oracles :  

Si, d'un art imposteur étalant les miracles,       

 
205

Tu veux de sa jeunesse enflammer la fierté,

Tu ne jouiras pas de sa crédulité :

On saura, détournant ta frivole menace,  

Te punir des débats qu'excite ton audace.  

Que ce Prince, docile à des avis plus doux

 
210

Engage Pénélope à choisir un époux,

A recevoir enfin, dans le palais d'Icare,

La main & les présens que l'hymen lui prépare ;  

C'est l'unique moyen de délivrer ces lieux

D'une soule d'amans importuns à tes yeux,

 
215

Qui ne redoutent rien, qui laissent Télémaque  

De ses discours amers remplir les murs d'Ithaque ;  

Et qui, d'un vain Prophète abhorrant les avis,

Opposent à sa haine un tranquille mépris.

Tant que cette Beauté, dans ces lieux adorée,

 
220

 Permettra quelque espoir à notre âme enivrée,

Loin de tout autre objet, ses vertus, ses appas,

En excitant nos voeux, enchaîneront nos pas (7).

 

    Télémaque aussitôt, dissimulant sa peine:

 

    Illustres Courtisans d'une superbe Reine,

 
225

Je ne vous presse plus de quitter ce palais,

Dit-il, je laisse aux Dieux ces puissans intérêts.

Hélas ! trop affecté d'une flatteuse image,

J'ai d'un autre projet occupé mon courage.

Je demande un Navire, où porté sur les flots,

 
230

J'irai chercher les bords de Sparte & de Pylos ;

Sur les traces d'un père & de sa destinée,

Je veux avec ardeur employer une année.      

Mais si de ce Héros la Renommée enfin

Venoit me confirmer la déplorable fin,

 
235

Je reviens en ces lieux dresser à sa mémoire

Le digne monument qui convient à sa gloire,

Et laisser à ma mère, après ce triste emploi,  

La juste liberté d'ordonner de sa foi.

 

    Il s'assied ; mais Mentor sait éclater son zèle :

 
240

Il chérissoit Ulysse, & fut l'ami fidèle

Que ce Prince, en partant pour les bords Phrygiens,

Chargea de gouverner & son fils & ses biens.

 

    Peuples, écoutez-moi, dit-il, prêtez l'oreille

Au trop juste dépit qui dans mon cœur s'éveille.

 
245

Loin du trône des Rois la justice & la paix !

Que d'un sceptre de fer ils frappent leurs Sujets !

Que le bras des tyrans fasse trembler la terre !

Puisqu'Ulysse, ce Roi qui vous servoit de père,

Par des Sujets ingrats lâchement oublié,

 
250

N'a pas obtenu d'eux un soupir de pitié.

Si l'indignation s'élève dans mon ame,

Ce n'est point ces amans que je hais, que je blâme ;

Ce n'est point leur audace & leurs cruels complots :

Aux périls de leurs jours, ils troublent mon repos,

 
255

Ils dévorent les biens d'un Prince, que leur rage   

Croit déjà descendu sur le fatal rivage,

Mais c'est vous que j'accuse avec plus de raison,

Témoins indifférens des maux de sa Maison,

Vous, Citoyens nombreux, qui, rompant le silence,

 
260

Pouviez intimider leur coupable insolence.

 

    Léocrite aussitôt : Quel discours insensé.

Téméraire mortel, avez-vous prononcé !

Vous voulez, au milieu des festins & des fêtes,

Sur nos fronts couronnés attirer des tempêtes !

 
265

Qui défend sa Patrie est terrible, o Mentor ;

Qui défend ses plaisirs est plus terrible encor (8).

Qu'Ulysse tout armé descende aux bords d'Ithaque,

Pour nous chasser d'ici que son bras nous attaque,

Qu'il vienne nous surprendre au milieu d'un festin,

 
270

Le succès du combat pourroit être incertain ;

Son retour coûteroit quelques pleurs à la Reine.

Sachez donc mettre un frein à votre audace vaine.    

Et vous, qui m'écoutez, Peuples, retirez-vous.

Halitherse & Mentor, animés contre nous,

 
275

Au fils d'Ulysse en vain voudroient servir de guides

 Et donner quelque espoir à ses esprits timides :

Mais le repos qu'il aime enchaînera ses pas,

Et ce voyage enfin ne s'accomplira pas.

 

    Il dit ; en ses foyers la foule se retire.

 
280

Cependant au palais où l'amour les attire,

Ces Rois vont se livrer à des plaisirs divers ;

Tandis que, sans escorte & seul au bord des Mers,

Télémaque éploré, plongeant ses mains dans l'onde (9),

Confioit à Pallas sa tristesse profonde :

 

 
285

    O toi, dont la bonté, que je dois adorer,  

Hier de ta présence a daigné m'honorer ;  

Toi qui m'as commandé d'aller sur l'onde amère,  

Chercher loin de ces bords les traces de mon père ;  

Que puis-je, si les Grecs, si l'orgueil de ces Rois,

 
290

M’osent fermer la route où m'engage ta voix ! »

 

    De l'Olympe, à ces mots, Minerve descendue,

Vient ranimer l'ardeur de son ame éperdue ;

Elle prend de Mentor & la voix & les traits :

 

    Télémaque, les Dieux veillent sur vos projets :

 
295

Ces Dieux vous conduiront par des routes certaines,

Dit-elle, si le sang qui coule dans vos veines

A du sang paternel conservé la chaleur ;

Si d'un père fameux vous avez la valeur,

La prudence, l'adresse & la douce éloquence.

 
300

Mais si vous démentez le nom & la naissance,

Et les hautes vertus de ceux dont vous sortez,

Vous verrez dans leur cours vos desseins avortés,

Vous ne recueillerez que disgrâces amères.

Peu d'enfans ont marché sur les pas de leurs pères (10),

 
305

Peu les ont égalés ; peu de pères heureux

Se sont vus surpassés par des fils généreux.

Mais vous ne serez point de ces fils sans courage,

Indignes de leur sang, nés pour lui faire outrage ;

Ulysse & ses vertus semblent renaître en vous :

 
310

Tout flatte vos amis de l'espoir le plus doux.

Quittez le vain souci de ces trames perfides,

Qu'ourdissent contre vous des Prétendans avides :

Orgueilleux & cruels, ils sont loin de songer

Qu'au séjour ténébreux la mort va les plonger,

 
315

Qu'un seul jour suffira pour consommer leur perte.

Marchez, suivez la voie à vos désirs ouverte,

J'y conduirai vos pas, & je cours apprêter

Le Navire léger où vous devez monter ;

Je cours vous rassembler une Troupe fidèle

 
320

De Nautonniers hardis, pleins d'ardeur & de zèle.

Retournez au palais, allez, & par vos soins,

D'un voyage si long prévenez les besoins ;

Assemblez les trésors que Bacchus seul nous donne,

Et le fruit des épis dont Gérés se couronne.

 

 
325

    Télémaque l'écoute, & revole au palais ;

D'un festin magnifique il y voit les apprêts,

Il y voit ces amans égorgeant des victimes,

Et, dans un doux repos, jouissant de leurs crimes.

De rage & de douleur, il soupire & frémit.

 
330

Antinoüs le voit, il l'aborde & sourit,

Le saisit par la main, le caresse & l'arrête :

 

    Partagez, lui dit-il, les plaisirs de la fête (11)

Calmez le vain orgueil de vos esprits chagrins ;

Venez, comme autrefois, jouir de nos festins ;

 
335

Rejetez les conseils d'une imprudente haine ;

Et, si loin de ces bords votre ardeur vous entraîne,

Nos amis empressés fourniront à vos vœux

De quoi voguer au loin sur les flots orageux.    

 

    Télémaque l'écoute, & son cœur s'en indigne :

 

 
340

    Moi, dit-il, qu'oubliant votre arrogance insigne,

Assis à vos festins, partageant vos plaisirs,           

J'étouffe dans mon cœur de trop justes desirs !

N'avez-vous pas assez, avec pleine licence,

Abusé lâchement des jours de mon enfance !

 
345

Le temps de l'ignorance est enfin écoulé,

Mes yeux se sont ouverts, mes amis m'ont parlé ;

Plus éclairée enfin, mon ame révoltée

N'aspire qu'à punir votre audace effrontée,

A rassembler sur vous d'Ithaque ou de Pylos,

 
350

Tout ce que dort ma haine à vos cruels complots.

Je n'aurai pas en vain annoncé mon voyage ;

Sur le premier Vaisseau qui fuit de ce rivage,

Je pars, puisque toujours par vous persécuté,

Et Vaisseaux & Rameurs, vous m'avez tout ôté.

 

 
355

    Il dit ; &, d'un courage égal à sa sagesse,

Il retire sa main de la main qui la presse.

Les amans rassemblés sous ses riches lambris,

Sont éclater au loin leurs éclats & leurs ris ;

Et joignant l'ironie à leur fureur barbare :

 

 
360

    Quel sort, disoit l'un d'eux, quels maux il nous prépare

Ce vengeur irrité, qui, pour trancher nos jours,

Va de Sparte ou de Pyle implorer le secours ;

Ou qui, nous déguisant la haine qu'il respire,

Va chercher les poisons de la fertile Éphyre,

 
365

Et, les mêlant aux vins dont nos sens sont flattés,

Nous offrira la mort au sein des voluptés !

 

    Qui sait, disoit un autre, à quelle destinée

Son imprudente ardeur se verra condamnée !

Si loin de ses amis, errant parmi les mers,  

 
370

Il ne doit pas d'Ulysse éprouver les revers !  

Ah ! combien ses malheurs puniroient nos outrages !

Il faudrait de ses biens ordonner les partages,

Déserter ce palais, laisser la Reine enfin

Au gré de ses desirs disposant de sa main,

 
375

Nommer l'amant heureux dont elle est la conquête ;

Voilà par son trépas les maux qu'il nous apprête (12).

 

    Le Prince cependant, méprisant leurs transports,

Voie aux lieux où son père enferma ses trésors :

Sous de doubles verroux Euryclée y conserve

 
380

Les présens de Cérés, la liqueur de Minerve,

Et des vins renommés cachés à l'œil du jour,

Qui de leur Maître encore attendoient le retour,

Il appelle Euryclée, & sur ses pas s'avance.

 

    O vous, qui de mon père avez nourri l'enfance,  

 
385

Daignez, dit-il, remettre à son malheureux fils

Douze amphores de vin, non de ces vins exquis

Que vos soins vigilans conservent pour Ulysse,

S'il venoit terminer ses maux & mon supplice ;

Mais des vins moins parfaits, & dont le cours des ans

 

390

N'a point encor mûri les esprits odorans.

Renfermez avec soin dans des outres nouvelles,

D'un froment préparé vingt mesures fidèles.

Gardez, si vous m'aimez, de trahir mes secrets ;

Gardez de révéler ces importans apprêts.

 
395

Quand l'ombre de la nuit rappellera ma mère

Au sein de sa retraite, à son lit solitaire,

Je les fais enlever ; je vais braver les flots,

Et demander mon père aux rives de Pylos.

 

    Que faites-vous, mon fils, répondit Euryclée,

 

400

Déchirant ses habits, de douleur accablée !

Quel funeste projet ! quel aveugle dessein !

Où portez-vous vos pas, jeune & cher orphelin !

Quand Ulysse a péri loin de cette contrée,

Pourquoi fuir en secret une mère éplorée,

 

 
405
Vous, qui dans ses malheurs deviez la secourir,

Vous, qu'à votre retour elle verra périr,

Victime abandonnée aux trames homicides

Qu'assembleront sur vous des Prétendans avides !

Restez, & n'allez pas, errant parmi les mers,

 

410

Nous exposer encore à des maux plus amers.

 

    Le sage Télémaque, attendri par ses larmes :

 

    Rassurez-vous, dit-il, & calmez vos alarmes.

La voix d'un puissant Dieu m'inspira ce projet.

Jurez dans votre sein d'enfermer ce secret ;

 
415

Jurez d'attendre en paix, pour l'ouvrir à ma mère,

Que du douzième jour le flambeau nous éclaire,

Ou que des bruits cruels qui pourroient l'accabler,

Pour flatter sa douleur, vous forcent à parler.

 

    D'Euryclée, à sa voix, la douce complaisance

 
420

Jure aux Dieux de garder ce rigoureux silence,

S'empresse d'obéir, & rassemble avec soin

Le froment & les vins dont son Prince a besoin.

 

    Télémaque en son cœur renfermant son audace,

Parmi les Prétendans va reprendre sa place ;

 
425

Tandis que, sous les traits de ce jeune Héros,

Pallas court assembler de braves Matelots,

Leur parle, & fait promettre à leur jeune courage,

Que la nuit les verroit accourir au rivage,

Et va de Noëmon, par un secret accord (13),

 
430

Emprunter un Navire attaché près du port.

 

    La sombre Nuit à peine enveloppoit le monde,

Pallas saisit la nef, la fait flotter sur l'onde,

Y porte les agrêts dont l'homme industrieux

Se sert pour commander aux vents impérieux,

 
435

L'enchaîne vers la rive, où sa voix immortelle

Conduit des Matelots la cohorte fidèle.

Elle court au palais, & va des Prétendans

Soumettre au doux repos les esprits imprudens.

Ils ne soutiennent plus les coupes trop pesantes,

 
440

Que le sommeil enlève à leurs mains languissantes.

Ils vont, se dispersant à travers la Cité,

Prévenir de la nuit l'entière obscurité,

S'endormir sans soupçon au sein de leur retraite ;

Et, loin d'eux aussitôt, Minerve satisfaite,

 
445

Empruntant de Mentor & la voix & les traits.

Invite Télémaque à sortir du palais :

 

    Venez sur le rivage, où déjà vous attendent

Les braves Nautonniers que vos vœux nous demandent ;

Partons sans différer.  A la voix de Pallas,

 
450

Télémaque empressé s'avance & suit ses pas.

Il arrive, il commande, & la Troupe assemblée

Court chercher les trésors que gardoit Euryclée.       

Le Vaisseau détaché n'attend plus que les vents ;

Les agiles Rameurs couvrent déjà les bancs.

 
455

Télémaque animant le zèle de la Troupe,

Fait préparer la voile & s'assied à la poupe.

Pallas qui le conduit s'assied à son côté.

Soudain le flot blanchit, par les vents agité.

Un Zéphyre léger que la Déesse envoie,

 
460

Excite des Rameurs & l'ardeur & la joie :

A son souffle attendu, la voile ouvre son sein.

Ils enchaînent la rame inutile en leur main.

La nef cède au Zéphyre, & quitte le rivage,

Et l'onde à gros bouillons mugit sur son passage.

 

 
465

    Nochers cependant, par le flot entraînés,

Vont consacrer aux Dieux ces loisirs fortunés ;

Dans leurs libations, suivant l'antique usage,

A Minerve d'abord ils offrent leur hommage.

Ils voguent, & l'Aurore, en blanchissant les airs,

 
470

Vit ce Vaisseau léger fendre le sein des mers.

 

 

 

 

Notes, explications et commentaires  

 

(1) Virgile n'a pas craint d'imiter ces petits détails. C'est la meilleure réponse qu'on puisse faire à ceux qui n'en savent pas connoître le mérite.

Nec non & gemini custodes limine ab alto

Procédant, gressumque canes comitantur herilem.

 

(2) Il se nommoit Amtiphus

 

(3) Eurynome

 

(4) Il n'y a point de Lecteur,  sans doute, qui ne sente tout ce que le discours de Télémaque a d'éloquent ; la fierté de son début, la manière dont il expose sa triste situation, l'intérêt qu'il cherche à inspirer par le tableau de ses malheurs & de sa foiblesse, & plus, encore par le souvenir d'Ulysse. La fin de sa harangue est encore d'une adresse infinie. Il s'agissoit de rendre les Prétendans odieux au Peuple, pour les empêcher de rien entreprendre ouvertement contre lui, ni contre Pénélope : que pouvoit-il dire de plus propre à exciter l'indignation publique, & à déconcerter ses ennemis !

 

(5) A la manière dont le caractère d'Antinoüs a été annoncé dans le Livre précédent, on pouvoit bien présumer que ce seroit lui qui répondroit le premier au discours de Télémaque. Ce même caractère d'Antinoüs sert aussi à rendre plus suspectes les plaintes qu'il porte de la conduite de Pénélope, & tourne en éloge pour cette Princesse les imputations de cet amant irrité.

 

(6) J'ai employé une expression générale comme celle d'Homère, πόλλ’ ἀποτίνειν Ἰκαρίῳ (vers 132/133). Les Commentateurs ont été fort embarrasses de ce passage ; ils ont cherché à excuser ce qu'ils croyoient y voir, & ce qui n'y est pas ; je veux dire, la crainte qu'il sembloit que Télémaque avoit de rendre à Icare la dot de sa mère. Les Commentateurs sont assez dans l'habitude de se faire des chimères pour les combattre.

 

(7) Pope remarque, avec raison, qu'Homère est regardé comme le père de l'Éloquence, aussi-bien que de la Poësie, puisqu'en effet il n'y a point de genre d'éloquence qui ne se trouve dans ses Poèmes. Ce qu'il est important de remarquer ici, c'est combien le discours d'Eurymaque est assorti à son caractère insinuant & fin. Il ne reproche point à Pénélope, comme a fait Antinoüs, les ruses dont elle se sert ; il allègue les vertus & la beauté de cette Princesse, qui ne permettent point à ses amans de renoncer à sa possession.

 

(8) J'ai ajouté ce vers au texte, pour mieux faire sentir l'esprit de ce passage, qui a fort exercé les Commentateurs :

Ἀργαλέον δὲ
ἀνδράσι καὶ πλεόνεσσι μαχήσασθαι περὶ δαιτί

(vers 244/245)

   J'ai cru voir dans cette expression singulière, un proverbe ancien parodié. Je suppose, avec quelque vraisemblance, que le proverbe portoit μαχήσασθαι περὶ δαιτί, & Léocrite le retourne, en substituant le mot de festin à celui de patrie. Je crois d'ailleurs qu'il faut entendre ainsi ce passage : Arduum est viris, etiam pluritius armatis, pugnare de convivio contra epulantes. C'est le sens d'Eustathe & du Scholiaste. Madame Dacier a suivi le sens grammatical ; mais elle en donne une singulière explication. Il est difficile, dit-elle, de combattre contre des gens qui sont toujours à table ; car, comme elle le remarque dans sa   note, outre que le vin donne des forces, ils combattent : dans un lieu avantageux ; &, maîtres des avenues, ils s'en servent comme de défilés.

Au reste, cette Savante n'a pas mieux saisi le sens de la phrase qui précède. Voyez la note de Clarke.

 

(9) Ces fortes d'ablutions étoient sort en usage dans l'antiquité. On sait combien les Égyptiens portèrent loin cette sorte de pureté extérieure, qui étoit ou devoit être l'image de la pureté intérieure.

 

(10) Cette observation affligeante pour l'humanité, est malheureusement si commune, que les Anciens en avoient sait un proverbe. Voyez dans les Adages d'Érasme, ceux qui ont pour titre: Degenerantium in peijus.

 

(11) Antinoüs soutient son caractère d'ironie & de malignité.

 

(12) L'ironie étoit la figure familière des Grecs. On trouveroit, je crois dans Ies Ouvrages d'Homère, tous les genres d'ironie possibles.

Pope a raison de relever, comme il sait, la mauvaise allusion que Madame Dacier a cru trouver entre le mot ωὀνσν, qui est dans ce discours, δὀνσν, qui est dans le précédent. Ces sortes de subtilités ne sont propres qu'à gâter le goût, & à faire tort au Poète, en lui prêtant de misérables jeux d'esprit, qui ne sont, pour l'ordinaire, que le talent de ceux qui ne sauroient en avoir d'autre.

 

(13) Cette particularité semble peu intéressante ; elle n'est pas cependant sans dessein, ni sans effet. Elle devient la cause très-naturelle de la manière dont les amans de Pénélope apprennent le départ de Télémaque, & est ainsi le fondement de tout ce qu'ils seront pour s'opposer à son retour. Pope.

Voilà comme les circonstances les plus simples deviennent, dans les Ouvrages des grands Maîtres, des ressorts puissans, d'autant plus admirables, qu'on ne sauroit en prévoir l'effet. Au reste, on voit ici comme tout s'enchaîne, & comment les discours de Télémaque ont préparé la facilité avec laquelle ce Prince, ou Minerve agissant à sa place, trouve dans le peuple d'Ithaque tout ce qui étoit nécessaire à son voyage.