Livre I
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ARGUMENTS  DU LIVRE  1°.

Les Dieux assemblés dans l'Olympe s'occupent du retour dUlysse à Ithaque, &  des moyens de le faire sortir de l'île de Calypso, où cette Déesse le retient depuis long-temps. Minerve va trouver Télémaque, &, sous la figure de Mentor, lui donne le conseil d'aller chercher son Père à Pylos &  à Sparte. Les Prétendans sont dans le palais d'Ulysse uniquement occupés de chants & de festins. Pénélope impose silence au Chantre Phœmius, qui chantoit sur sa lyre le retour des Grecs. Discours des Prétendant. Télémaque indique une assemblée générale pour le lendemain.

 

 

   Muse, chantez ce Roi prudent & courageux,

Qui long-temps égaré sur les flots orageux,

Après que sa valeur, par le fer & la flamme,

Eut brisé les remparts de l'antique Pergame,

 
5

De cent Peuples fameux vit les loix & les mœurs,

Avec ces Compagnons souffrit de longs malheurs,

Et contre les fureurs des Vents & de Neptune

Défendit constamment leur vie & sa fortune.

En vain il se flattoit d'assurer leur retour,

 
10

Il ne les put sauver : le puissant Dieu du jour

Leur ravit le bonheur de revoir leur patrie,

Et leur fit expier leur coupable folie.

Insensés ! qui, sur eux attirant tous leurs maux

Osèrent du Soleil dévorer les troupeaux.

 

 
15

    Fille de Jupiter, o vous, dont la mémoire

Se retrace sans peine une si longue histoire,

Inspirez-moi, Déesse, & daignez par mes chants

En immortaliser les traits les plus touchans (1) !

 

    Tandis que tous ces Rois, qu'un Destin plus prospère

 
20

Délivra des périls de l’onde & de la guerre,

Au sein de leur Patrie ont retrouvé la paix ;

Ulysse seul, Ulysse, en des antres secrets,

Dédaignant les faveurs d'une belle Déesse

Songeoit à son épouse & soupiroit sans cesse.

 

25

L'aimable Calypso, sur des bords enchanteurs,

Prétendoit l'enchaîner des nœuds les plus flatteurs ;

Mais le temps arriva que les décrets célestes 

Arrachèrent Ulysse à ces liens funestes ;

Il vola vers Ithaque, & trouva sur ses pas,

 
30

Et de nouveaux dangers, & de nouveaux combats.

Le Ciel vit en pitié son destin déplorable ;

A ses vœux cependant Neptune inexorable,

Avant de le livrer à ces derniers assauts,

Lui préparoit encor l'inclémence des flots.

 

 
35

    Aux champs d'Ethiopie (2), aux limites du monde,

Seul, entre tous les Dieux, ce fier tyran de l'onde

Assistoit aux apprêts d'un banquet solennel,

Où le sang des taureaux inondoit son autel ;

Tandis que Jupiter, sur la voûte étoilée,

 
40

De l'Olympe à ses pieds voit I'auguste assemblée,

Et veut, tout occupé d'Égisthe & de sa mort,

Justifier les Dieux des cruautés du Sort.

 

    Des Mortels, disoit-il, voyez les injustices ;

Ils sont, à les entendre, en butte à nos caprices (3)

 
45

Leurs maux viennent de nous ; cependant leurs fureurs

Contre les loix du Sort, causent tous leurs malheurs.

Égisthe, ce tyran, dont sa rage jalouse

Frappa le roi d'Argos, lui ravit son épouse,

A voit connu sa perte, & put la prévenir.

 
50

Nous avions à ses yeux dévoilé l'avenir :

Pour mettre quelque obstacle à son penchant funeste,

Mercure l'avertit des vengeances d'Oreste.

Ce soin fut inutile  & ce lâche assassin

Courut au précipice en dépit du Destin.

 
55

Il dit, Pallas se lève, & d'une voix sévère :

 

    Dieu, Souverain des Dieux, vous, leur Maître & leur Père,

Un trop juste supplice a puni ce Mortel (4)

Tombe, & périsse ainsi tout homme criminel,

Tout scélérat, souillé d'un attentat semblable !

 
60

Mais de quel noir forfait Ulysse est-il coupable !

En proie à des tourmens dont je plains la rigueur,

Absent de sa Patrie, expirant de douleur,

Il gémit, enfermé dans une île étrangère,

Qu'un rempart de rochers défend de l'onde amère,

 
65

Sans cesse combattu par les brillans appas

Et les discours flatteurs de la fille d'Atlas ; 

Atlas dont autrefois la science profonde

Pénétra les secrets de l'abyme de l'onde,

Et mit en son pouvoir ces colonnes d'airain (5)

 
70

Où la Terre & les Cieux sont gravés de sa main.

Vainement cette Nymphe épuise auprès d'Ulysse

Tout ce que fait l'Amour inventer d'artifice ;

Ce Héros, occupé d'un plus juste desir,  

Ne demande, ne veut que l'unique plaisir

 
75

De découvrir de loin son Ithaque chérie (6)

Et d'expirer de joie en voyant sa Patrie,

Quand vous l'abandonnez a ses ennuis cruels,

Dieu puissant, a-t-il donc négligé vos autels ?

A-t-il, par ses forfaits, sur les rives de Troie,

 
80

Mérité les tourmens où son cœur est en proie ?

 

    O ma fille, o Pallas, répondit Jupiter,

Quels discours imprudens, & quel reproche amer !

Puis-je oublier un Roi digne de ma tendresse,

Ses foins religieux, sa confiante sagesse,

 
85

Les victimes qu'au Ciel il offrit tant de fois,

Sa vertu qui l'élève au rang des plus grands Rois

Mais le Dieu dont l'Empire environne la Terre,

Neptune, à ce Héros a déclaré la guerre.

Il veut venger un fils, ce Cyclope odieux (7),

 
90

Qu'Ulysse a su priver de la clarté des cieux ;

Il veut, sans terminer sa déplorable vie,

L’éloigner quelque temps des bords de sa Patrie.

 

    Mais c'est à nos conseils, à nos puissantes mains,

D'aplanir à ce Roi ces pénibles chemins,

 
95

De contraindre Neptune à déposer sa haine. 

Comment pourroit le Dieu de la liquide plaine,

Malgré ses vains projets, seul & privé d'appui,

Faire tête à l'Olympe assemblé contre lui !

 

    Mon Père, dit Pallas, vous que le Ciel révère,

 
100

S'il est vrai que les Dieux, touchés de sa misère, 

Veuillent sauver ce Roi, le rendre à ses amis ;

Que Mercure à l'instant, à vos ordres soumis, 

Vole vers Calypso pour arracher Ulysse

A ces nœuds importuns qui causent son supplice ;

 
105

Qu'il force la Déesse à laisser ce Héros

S'échapper de son île & traverser les flots ;

Et moi, j'irai soudain aux rivages d'Ithaque 

Enflammer les esprits du jeune Télémaque, 

Assembler à sa voix ces Prétendans cruels,

 
110

Qui dévorent en paix ses trésors paternels ;

A la face des Grecs, témoins de sa disgrâce,

J'irai faire éclater sa généreuse audace, 

L'arracher aux langueurs d'un indigne repos,

Le guider vers les murs de Sparte & de Pylos,

 
115

Pour y chercher un père, &, par ce noble zèle,

Orner ses jeunes ans d'une gloire immortelle.

 

     Elle dit, & déjà, préparant son essor,

La Déesse à ses pieds a mis ces ailes d'or

Dont elle fend les airs lorsque d'un vol rapide

 
120

Elle franchit la terre ou la plaine liquide.

Elle charge son bras d'un javelot pesant,

Terrible, immense, armé d'un, airain menaçant,

Fléau des bataillons que poursuit sa colère.

Elle part aussitôt, & d'une aile légère

 
125

Descend aux bords d'Ithaque, aux portes du palais,

Emprunte de Mentes la stature & les traits,

Et, la pique à la main, approche des portiques.

Elle y trouve des jeux, des festins magnifiques,

D'orgueilleux Courtisans enivrés de plaisirs, (8)

 
130

Des Esclaves nombreux prévenant leurs desirs,

Se hâtant de servir les tables préparées,

Et d'épancher le vin dans des coupes dorées,

Elle voit Télémaque au milieu d'eux assis

Dévorant & douleur, déguisant ses ennuis,

 
135

Et, parmi ses regrets, se figurant encore

Le retour désiré d'un père qu'il adore ;

Il peint à son esprit ce moment fortuné

Où son père viendrait, par les Dieux amené,

Rétablir en ces lieux la gloire de sa race,

 
140

Confondre ces tyrans, auteurs de sa disgrâce,

Venger ses longs malheurs, punir leurs attentats.

Sur le seuil du Palais il aperçoit Pallas,

Et dans son jeune cœur, qu'un noble feu transporte,

Se plaint qu'un étranger soit debout à sa porte.

 
145

Il vole à lui, l'aborde, &, lui prenant la main,

Le délivre du poids de sa lance d'airain.

 

    Étranger, lui dit-il, venez à notre table,  

Venez y recevoir un accueil honorable,  

Et vous pourrez ensuite à nos cœurs généreux

 
150

Exposer le sujet qui vous guide en ces lieux.

 

    De Minerve suivi, Télémaque s'avance,

Repasse le portique, & va placer sa lance

Auprès d'une colonne, où, rangés en faisceaux,

On conservoit du Roi les nombreux javelots.

 
155

Il présente avec grâce aux yeux de l'Immortelle

Un trône qu'enrichit une pourpre nouvelle,

L'y conduit, & prend soin de l'asseoir à l'écart.

Il veut, des Prétendans évitant le regard,

La soustraire à leurs cris, à leur audace altière,

 
160

Et près d'elle, en secret lui parler de son père.

Une Esclave s'avance, &, d'un soin diligent,

Apporte un vase d'or sur un bassin d'argent,

Vient arroser leurs mains des flots d'une eau limpide.

Une autre, dont le zèle à ces banquets préside,

 
165

Fait dresser une table, où la diversité     

De leurs sens délicats flatte la vanité ;   

Et, dans des coupes d'or qu'un Héraut leur présente,

Ils boivent de Bacchus la liqueur pétillante.

 

    Déjà les Prétendans interrompant leurs jeux,

 
170

Vont s'asseoir au festin qu'on prépara pour eux,

Où de jeunes beautés, leurs coupables complices,

Des taureaux immolés leur servoient les prémices ;

Où la danse & les chants, délices des banquets,

Joignoient un nouveau charme à ces brillans apprêts.

 
175

Phœmius, malgré lui fournis à leur empire,

Fait résonner pour eux les doux sons de sa lyre :

Il voyoit à regret ses illustres talens

Consacrés à flatter des mortels insolens.

Il prélude, & déjà sa main légère & vive

 
180

Charmoit par ses accords leur oreille attentive ;

Quand soudain Télémaque, inquiet, agité,

Se penchant vers Minerve assise à son côté :

 

    Cher Étranger, dit-il, pardonnez à ma peine ; 

Vous voyez cette foule, orgueilleuse, inhumaine,

 
185

D'une lyre brillante écouter les accens.

Aisément de plaisirs ils enivrent leurs sens,

Consumant sans remords l'opulent héritage

D'un homme, dont peut-être, au plus lointain rivage,

Les ossemens épars, corrompus par les eaux,

 
190

Attendent vainement l'asyle des tombeaux.

Ah ! si dans ce palais il s'offroit à leur vue,

Qu'on verroit leur fierté promptement abattue !

Et qu'ils préféreroient, dans leurs vœux impuissans,

La suite la plus prompte aux trésors les plus grands (9)

 
195

Hélas ! il ne vit plus, & toute autre pensée

Est de nos tristes cœurs pour jamais effacée.

Notre âme inaccessible à des bruits décevans

Ne compte plus Ulysse au nombre des vivans.

Mais daignez contenter ma juste impatience.

 
200

Quels lieux & quels parens vous ont donné naissance !

Quel Vaisseau vous conduit ! quels sont vos Matelots !

Quel sujet vers ces bords vous guida sur les flots !

Connoissez vous Ithaque, & cette heureuse terre

Reverroit-elle en vous un hôte de mon père ?

 
205

Car mon père autrefois chéri dans l'Univers,

Attiroit l'Étranger de cent pays divers.

 

    Vous serez satisfait, dit la sage Déesse.

Anchiale mon père est connu dans la Grèce,

On me nomme Mentès ; je règne dans Taphos,

 
210

Sur des Peuples amis de l'empire des flots.

Vers Témèse en ce jour le commerce m'attire ;

De Nautonniers choisis j'ai chargé mon Navire,

Et j'allois en ce Port, où tendent tous mes vœux,

De différens métaux faire un échange heureux.

 
215

J'ai laissé mon Vaisseau sur les bords de votre île,

Où de vastes rochers forment un sur asyle,

Et contre les fureurs des Autans déchaînés

Opposent la forêt dont ils sont couronnés.

Ami de votre père & son hôte fidèle,

 
220

Qu'apprends-je en arrivant ! quelle triste nouvelle

A causé ma surprise, a consterné mon cœur !  

Laërte, m'a-t-on dit, flétri par la douleur (10)

Éloigné de ces murs, n'y daigne plus paroître ;

Il cultive la terre en un séjour champêtre,

 
225

Y vit de son labeur, & n'a d'autres secours

Que les soins d'une Esclave attachée à ses jours,

Il pleure, abandonné dans le déclin de l'âge,

Son fils depuis long-temps absent de ce rivage :

Mais ce fils, que le Ciel éloigna de ces bords,

 
230

N'est point encor tombé dans l'abîme des morts ;   

Plaintif & gémissant sur des rives lointaines

Il respire, enchaîné par des mains inhumaines.

De mes prédictions gardez le souvenir.

Je n'ai point le talent de prévoir l'avenir,

 
235

Je n'ai point les secrets dont se vante un Augure :

Le Ciel parle à mon cœur, & sa voix est plus sûre,

J'en jure par Ulysse, & par notre amitié :

Quand de chaînes de fer il se verroit lié,

Il saura les briser ; sa confiante industrie

 
240

Ramènera ses pas au sein de sa Patrie.

Mais daignez m'écouter, Prince, répondez-moi.

N'êtes-vous pas le fils de cet illustre Roi !

Vous en avez le port & tous les traits ensemble :

J'aime à trouver en vous un fils qui lui ressemble.

 
245

Souvent je le voyois avant que ce Héros  

A la flotte des Grecs eût uni ses Vaisseaux ;

Mais depuis que le Sort l'a conduit en Phrygie,

D'un si parfait bonheur la douceur m'est ravie.

 

    Télémaque à ces mots soupire, & lui répond :

 
250

Étranger, vous savez ma naissance & mon nom ;

Mais pour vous confirmer que ce Prince est mon père,

Je ne puis attester que la voix de ma mère (11).

Et quel homme, en effet, sujet aux loix du Sort,

Peut prouver autrement les parens dont il sort ?

 
255

Trop fortuné celui, qui de sa foible enfance

Voit un père chéri cultiver l'innocence,

Veiller sur les trésors transmis par ses aïeux,

Et trouver la vieillesse en ses foyers heureux !

Mais de tous les mortels le moins digne d'envie

 
260

Est ce Roi malheureux dont j'ai reçu la vie.

 

    Ah ! dit Pallas, le Ciel qui forma votre cœur,

Voulut de votre sang relever la splendeur,

Et d'un père fameux, Pénélope charmée

Vous verra soutenir la haute renommée.

 
265

Mais que veulent ici ces festins & ces jeux ?

Seroient-ils de l'hymen les apprêts fastueux

Ce n'est point l'appareil d'une fête ordinaire,

Quelle foule insolente, en ces lieux étrangère !

Quel tumulte odieux ! & quel homme sensé

 
270

D'un désordre si grand ne seroit offensé !

 

    Il  fut un temps heureux, répondit Télémaque,

Où la gloire & l'honneur résidoient dans Ithaque ;

Ulysse alors, Ulysse habitoit ce palais :

Mais les Dieux ennemis en ont banni la paix,

 
275

Depuis que ce Héros sur des rives lointaines

A traîné sans secours le fardeau de ses peines.

Hélas ! de moindres pleurs couleroient de mes yeux,

Si devant Ilion, vainqueur & glorieux,

Il eût vu, dans les bras de quelque ami fidèle,

 
280

Trancher le noble fil de sa trame mortelle.

Par les Grecs élevé, son superbe tombeau

Eût fait jaillir sur moi l'éclat d'un nom si beau.

Mais loin d'un tel destin ce destructeur de Troie 

Des oiseaux dévorans est devenu la proie ;

 
285

Inconnu, sans renom, il ne laisse à son fils

Que de longues douleurs & de cruels ennuis.

Encore si les Dieux, pour combler mes alarmes,

Ne m'avoient pas donné d'autres sujets de larmes

Vous voyez que le Sort, à ma perte animé,

 
290

Rassemble ici les Chefs des Peuples de Samé, 

Ceux de Dulichium, & les Rois de Zacynthe,

Ceux même que cette île enferme en son enceinte ; 

Ils sont venus, livrés à d'aveugles transports,

Prétexter leur amour, & ravir mes trésors.

 
295

Ma mère, sans flatter leur flamme impatiente,

Ne reçoit ni ne suit les vœux qu'on lui présente, 

Cependant les cruels, comblant leurs attentats,

Dévorent ma fortune & jurent mon trépas.

 

    Ah, Prince ! répondit la Déesse indignée,

 
300

Plût au Ciel, pour calmer leur audace obstinée,

Qu'Ulysse dans sa main faisant briller ses dards,

Sur le seuil du palais s'offrît à leurs regards,

Tel qu'il frappa mes yeux, quand revenant d'Ephyre,

Il descendit aux bords soumis à mon empire !

 
305

Il venoit d'essayer, par des soins superflus,       

De plier à ses vœux l'austérité d'Ilus ;

Il cherchoit un poison (12), dont la main meurtrière

Envenimât les traits qu'apprétoit sa colère. 

Ilus le refusa, son cœur craignoit les Dieux ;

 
310

Mon père aimoit Ulysse, & satisfit ses vœux.

Que sa vue en ces lieux apporteroit de craintes !

Qu'il changeroit bientôt leurs menaces en plaintes,

Et la pompe d'hymen en appareil de mort !

Mais c'est aux Immortels à décider son sort.

 
315

Vous, Prince, à vos malheurs cherchez quelque remède :

A mes sages conseils si votre amitié cède,

Rassemblez dès demain vos fidèles Sujets ;

En invoquant les Dieux, annoncez vos projets ;

Ordonnez à ces Rois, à ces fiers insulaires,

 
320

D’aller porter chez eux leurs amours téméraires.

Si Pénélope enfin, brûlant d'un feu nouveau,

Veut d'un second hymen allumer le flambeau,

Qu'elle parte aussitôt, que chez son père Icare

Elle aille recueillir les dons que lui prépare

 
325

L'amant favorisé qui recevra sa main.

Et vous, écoutez-moi, suivez un grand dessein

Que l'honneur vous commande & que le Ciel m'inspire ;

Chargez de vingt Rameurs le plus léger Navire ;

Allez chercher Ulysse ; allez, en divers lieux,

 
330

Recueillir les avis des hommes & des Dieux.

Ces Dieux, dispensateurs d'une gloire immortelle,

Pourront de votre amour récompenser le zèle.

Aux rives de Pylos interrogez Nestor :  

A Sparte, Ménélas peut Vous instruire encor.

 
335

Bravez tous les périls, & qu'une année entière

Vous voie au loin voler sur les traces d'un père,

Mais si, de ce Héros, la Renommée enfin 

Venoit vous confirmer la déplorable fin ;

Revenez en ces lieux ; qu'une pompe funèbre

 
340

Lui rende les honneurs dûs à son nom célèbre ;

Qu'une tombe dressée aux manes de ce Roi 

Laisse la Reine ici disposer de sa foi.

C'est alors qu'il faudra conspirer à détruire

Ces orgueilleux amans qui la veulent séduire ;

 
345

Alors, pour renverser 1es parents ennemis,

La force & les complots, tout vous sera permis.

Dans l'âge où je vous vois, ardent, plein de vaillance

Vous êtes affranchi des vains jeux de l'enfance.

Eh ! ne savez-vous pas quel illustre renom

 
350

Acquit dans l'Univers le fils d'Agamemnon,

Oreste, dont la main, noblement meurtrière,

Frappa ce fier Égisthe, assassin de son père !

Et ne devez-vous pas, à ce prix excité,

Envier les regards de la postérité !

 
355

Je vous quitte, je vais où mes amis m'attendent ;

La voile se déploie, & les vents me demandent ;

Je pars : puisse ma voix, échauffant votre ardeur,

Retentir quelque temps au fond de votre cœur !

 

    Vertueux Étranger, répond le fils d'Ulysse, 

 
360

Vos conseils me sont chers ; que le Ciel me punisse 

Si j'oubliois jamais vos généreux avis,

Pareils à ceux qu'un père offriroit à son fils !

Mais daignez demeurer ; quelque soin qui vous presse, 

Accordez un moment aux vœux de ma tendresse

 
365

Et souffrez que ma main vous offre en liberté

Un gage précieux de l'hospitalité.

 

    Cessez de m'arrêter, dit la sage Minerve,

Et que pour mon retour votre cœur me réserve

Ce don si précieux qu'il me veut présenter :    

 
370

Peut-être en ce grand jour pourrai-je m'acquitter.

 

    Aussitôt, comme un aigle élancé vers la nue,

Elle franchit les airs, disparoît à sa vue,

Et laisse Télémaque, étonné, confondu,

Brûlant d'un feu nouveau dans son sein répandu.

 
375

Par des vœux plus ardens, il demande son père ;

Il reconnoît qu'un Dieu le transporte & l'éclairé ;

Plein du feu qui l'élève au-dessus d'un mortel,

Il va voir des amans le banquet solennel,   

Où tous ces Rois, saisis d'un aveugle délire,

 
380

Écoutoient Phœmius & les sons de la lyre,

Et des Grecs triomphans le funeste retour,

Dont ce Chantre célèbre amusoit leur amour.

 

    Pénélope entendit, du sein de sa retraite (13)

Ces chants si douloureux pour son ame inquiète :

 
385

De deux femmes suivie, elle descend soudain

De son appartement vers le lieu du festin,

 Se couvre de son voile, &, le cœur plein d'alarmes,

Veut cacher à la fois sa douleur & ses charmes,

S'arrête vers la porte, où, lui prêtant leurs bras,

 
390

Ses femmes s'empressoient à conduire ses pas.

 

     Phœmius, arrêtez, d'assez nobles matières

Sont des Chantres fameux les sujets ordinaires,

Dit-elle ; tant de faits des Héros & des Dieux

Ne peuvent-ils remplir vos chants mélodieux !

 
395

Pourquoi, renouvelant ma trop longue infortune,

Tourmenter mes esprits d'une idée importune 

Amusez tous ces Rois, sans les entretenir

Du malheureux objet d'un triste souvenir.

Vous savez trop combien, fidèle à ma tendresse, 

 
400

Je pleure un Roi fameux, adoré dans la Grèce.

Elle dit, & son fils sait entendre sa voix :

 

    Pourquoi de Phœmius vouloir régler le choix,

Ma mère  qu'il se livre au penchant qui l'entraîne ;

Qu'il célèbre des Grecs les travaux & la peine ;

 
405

Ces sujets plus récens n'en sont que plus flatteurs.

Ceux qui chantent nos maux n'en sont pas les auteurs ;

Il est un puissant Dieu, Souverain du tonnerre,

Dont la main, à son gré, les dispense à la Terre.

Ulysse n'a pas seul, parmi tant de Guerriers,  

 
410

Perdu l'espoir flatteur de revoir ses foyers.

Sachez donc, dans le deuil d'une perte commune,

Opposer plus de force aux traits de la Fortune.

Allez, pour dissiper vos ennuis & vos maux,

Ranimer dans vos mains la toile & les fuseaux ;

 
415

Distribuez la tâche aux femmes qui vous suivent.

Les hommes ont aussi des soins qui les captivent ;

Mais ces soins en ces lieux ne regardent que moi,

Moi, qui dans ce palais peux seul donner la loi.

 

    A ces nobles accens Pénélope l'admire,

 
420

S'en étonne en secret, à pas lents se retire,

Remonte en sa retraite, & consume le jour

A pleurer un époux objet de son amour.

Minerve qui la plaint, daigne sur ses paupières

Verser d'un doux repos les vapeurs salutaires.

 

 
425

Déja le crépuscule & ses voiles épais

Commençoient à couvrir les voûtes du palais,

Le Sommeil s'avançoit ; mais libres, sans alarmes,

Les Princes par leurs cris en repoussoient les charmes,

Quand Télémaque enfin leur adressa ces mots :

 

 
430

Amans de Pénélope, injurieux rivaux,

De vos cris importuns calmez la violence ;

A ces festins assis, écoutons en silence

Ces chants de Phoemius, ces sons harmonieux,

Dignes d'être admirés à la table des Dieux.

 
435

Mais demain, au Conseil, où ma voix vous invite,

Venez ; vous m'entendrez vous ordonner la suite,

De sortir de ces lieux, de ne plus envahir

Des trésors & des biens dont seul je dois jouir,

De chercher sur les bords fournis à votre empire

 
440

Ces plaisirs, ces festins dont l'amour vous attire.      

Mais si vous préférez, trop long-temps impunis,

D'être contre moi seul incessamment unis ;

J'atteste Jupiter, dont la main souveraine

Sur le crime souvent a mesuré la peine,

 
445

Que vous périrez tous, & que dans ce palais

Une sanglante mort vengera vos forfaits.

 

    Il se tait : la pâleur régnoit sur leur visage,

Et leurs lèvres portoient l'empreinte de la rage ;

Ses menaçans discours, sa  noble fermeté,

 
450

Confondent leurs esprits & glacent leur fierté.

 

    Le fier Antinoüs ose enfin lui répondre :

Cette audace nouvelle a de quoi nous confondre (14)

Les Dieux en vos discours n'ont mis tant de hauteur,

Que pour mieux nous montrer le fond de votre cœur.

 
455

Qu'ils ne souffrent donc point que le sceptre d'Ithaque

Passe des mains d'Ulysse à son fils Télémaque !

 

    Le Prince vit l'orgueil de ces vœux menaçans,

Et fut avec prudence en détourner le sens.

 

    Antinoüs, dit-il, eh quoi ! l'honneur du trône

 
460

N'est-il qu'un bien fatal que Jupiter nous donne !

Dussiez-vous condamner l'aveu que je vous fais ;

La douceur d'être Roi combleroit mes souhaits.

Quel bonheur d'obtenir ces honorables marques

Qui distinguent la pompe & la Cour des Monarques !

 
465

Dans Ithaque, il est vrai, d'autres Chefs plus puissans

Ont droit de succéder aux Rois dont je descends :

Quand mon père n'est plus, du moins, pour mon partage,

Je puis de ses foyers réclamer l'héritage,

Ces Esclaves nombreux qu'Ulysse avoit acquis

 
470

Pour accroître les biens destinés à son fils.

 

    Prince, laissons les Dieux, répondit Eurymaque,

Nommer parmi les Grecs le Souverain d'Ithaque :

Seul maître de vos biens, & Roi de ce palais,

Bornez tous vos desirs à l'habiter en paix ;

 
475

Craignez de vous flatter d'un espoir inutile,

Tant que des Chefs puissans régneront dans cette île.

Mais souffrez que ma voix vous puisse interroger.

Quel est le sang, le nom, le rang de l'Étranger, 

Qui, venu dans ces lieux, ne s'est point fait connoître !

 
480

A peine il s'est montré qu'on l'a vu disparoître,

Vous venoit-il d'Ulysse annoncer le retour !  

Quel besoin l'amenoit en cet heureux séjour ?

Il n'a point les dehors d'un mortel ordinaire.

 

    Eh ! que me parlez-vous du retour de mon père,

 
485

Répondit Télémaque ! il est perdu pour moi.

J'abandonne à ma mère une crédule foi ;  

Je la laisse écouter la flatteuse réponse

Des Devins imposteurs, dont la voix nous l'annonce

Quant à cet Étranger, de respectables nœuds,

 
490

Formés depuis long-temps, nous unissent tous deux.

Il fut l'hôte d'Ulysse, &, si je dois l'en croire, 

Fils d'un père fameux, dont on vante la gloire,

Il se nomme Mentès, & règne dans Taphos,

Sur des peuples amis de l'empire des flots.

 

 
495

 Il dit ; mais son esprit, qu'éclairé la Sagesse,

Avoit dans l'Étranger reconnu la Déesse.

 

    Cependant, & la danse, & la lyre & les chants

Rappeloient au plaisir cette foule d'amans,

Jusqu'au temps que la Nuit, au fond de leurs demeure,

 
500

D'un paisible repos amènera les heures.

 

    La nuit vient, & bientôt, au fond de leur palais,

D'un sommeil favorable ils vont goûter la paix.

Et déjà, dans le sein de son réduit antique,

Qu'entoure un long parvis, qu'annonce un beau portique

 
505

Télémaque, occupé de soins intéressans,

Aux charmes du sommeil alloit livrer ses sens ;

Il marche précédé de la sage Euryclée (15),

Euryclée, aujourd'hui par les ans accablée,

D'un Maître complaisant jadis objet aimé :

 
510

De ses jeunes attraits Laërte fut charmé,

Et paya d'un grand prix cette Esclave si belle ;

Mais il fut, respectant une épouse fidèle,

D'un amour étranger éviter le lien,

Et chérir sa beauté sans offenser l'hymen.

 
515

Du jeune Télémaque elle a nourri l'enfance,

L'amitié de ce Prince en est la récompense.

Euryclée, employant ses soins accoutumés,

Portoit devant ses pas des flambeaux allumés.

Elle ouvre, il va s'asseoir sur un lit magnifique ;

 
520

Dans les mains d'Euryclée il remet sa tunique.

L'Esclave la reçoit, en arrange les plis,

Et de ses doigts tremblans la suspend aux lambris.

Fermant enfin la porte, elle sort, & le laisse

Couché sur le duvet qui l'entoure & le presse.

 
525

Là, fuyant le sommeil, s'occupant de ses maux,

Il médite la route & les nobles travaux,

Où, jaloux d'acquérir une gloire immortelle,

Sa tendresse l'invite, & Minerve l'appelle.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) C'est à peu-près le sens de l'expression grecque, Τῶν ἁμόθεν γε (vers 10), dont la précision ne sauroit être rendue  par aucune langue   moderne.

 

(2) Le  texte  ajoute :  Les Éthiopiens divisés en deux nations à l'extrémité de la Terre, l'une du côté de l'Orient, l'autre du côté du Couchant. On peut, après cela, faire, d'après Strabon, Ptolémée, Pline, toutes les conjectures qu'on voudra, pour savoir où étoient placés ces Ethiopiens. Strabon, dans sou premier Livre, prétend, avec plus d'apparence, que les anciens Grecs comprenoient sous le nom d'Éthiopiens, tous les Peuples qui habitoient les bords de l'Océan méridional.

 

(3) Ce passage d'Homère explique si clairement sa façon de penser sur la liberté de l'homme, qu'il n'est plus possible de la regarder encore comme problématique. Il est, sans doute, difficile de concilier cette opinion d'Homère, avec l'influence qu'il donne aux Dieux sur les actions des hommes : cependant la suite du passage fait assez entendre de quelle manière Homère a conçu cette conciliation. Les   Dieux avertissent,   mais  ne déterminent point la volonté ;  & l'homme libre, qui, en cette qualité , s'est attiré par quelque crime les vengeances du Ciel, devient ensuite, quoi qu'il fasse, la victime des évènemens dont son crime a été l'origine. C'est ce qu'éprouva Oreste, c'est ce qu'éprouvèrent les Compagnons  d'Ulysse : c'est ainsi même qu'on voit, dans l'Iliade, les Rois punis de   leurs imprudences par les suites de leurs fautes. Ce système ancien, qui est peut-être le plus grand & le plus simple que la raison humaine puisse produire sur ces matières, se soutint assez long-temps   en   Grèce. Théognis le célébra dans ses vers. Hérodote, dans   toute  son  Histoire, semble vouloir en prouver la vérité : la Philosophie même le soutint quelque temps, & ce ne fut  qu'au  siècle  d'Épicure  qu'il disparut tout-à-fait.

 

(4) Comme le crime d'Égisthe étoit l'événement le plus affreux & le plus funeste, qui eût été le fruit de cette guerre étrangère, entreprise par tous les Grecs, il semble qu'Homère se soit fait un devoir, en commençant son Poëme, d'attacher à ce crime toute l'horreur qu'il mérite, en le montrant chargé de l'exécration des Dieux.

 

(5) Les Mythologues ont dit qu'Atlas soutenoit le Ciel ; les uns ont voulu que ce fût avec ses épaules, les autres avec des colonnes. Ce­pendant ils convenoient que cette sable n'étoit qu'une allégorie, qui servoit à rappeler qu'Atlas avoit été un grand Astronome. On pense communément qu'Homère a été le premier qui ait parlé d'Atlas , & qu'il est l'inventeur de la fable des colonnes qui soutiennent le monde. Madame Dacier, & Pope après elle, n'ont point fait difficulté d'adopter cette opinion dans leur traduction & dans leurs notes ; cependant, c'est une chose assez digne d'être remarquée, que l'expression d'Homère ne ressemble point du tout à ce qu'on lui fait dire. Le texte porte simplement : Qu'Atlas connaît toutes les profondeurs de la Mer, & qu'il possède des colonnes qui ont à l'entour la Terre & les Cieux. Les colonnes étoient dans l'Antiquité une sorte de livres ouverts à tout le monde, sur lesquels on gravoit & on dessinoit ce qu'il y avoit de plus important dans les sciences, dans la religion & dans la morale. ( Dyon, Chrys. de Ilio capto.)

   Les Péruviens avoient des colonnes sur lesquelles étoient tracées des lignes, qui marquoient les solstices & les équinoxes. Ainsi les colonnes d'Atlas portoient, sans doute, le Ciel & la Terre, comme le bouclier d'Achille portoit la Terre, les Mers & le Firmament. Voilà cependant comme les erreurs en tout genre s'accréditent & se perpétuent : personne n'a douté qu'Homère n'ait fait porter le Ciel sur des colonnes. Cette bizarre idée s'est trouvée confirmée par celle d'Hésiode, qui dit, sans équivoque, dans sa Théogonie qu'Atlas soutient le Ciel avec la tête & ses mains. Mais ce n'est pas le seul endroit propre à prouver la grande différence qui se trouve entre la mythologie d'Homère & celle d'Hésiode, & combien Hésiode fut postérieur à Homère. Le progrès des obscurités allégoriques, depuis le premier jusqu'au second de ces Poètes, indique assez que l'intervalle qu'il y a eu entr'eux est plus considérable qu'on ne Je croit communément.

 

(6) Le grec est infiniment plus énergique. Pallas dit dans le texte,  qu’ Ulysse ne demande qu'a voir la fumée s'élever des toits de son île ; mais quelque vive, quelque naturelle que soit cette pensée, notre langue se refuse à la rendre noblement & sans équivoque.

 

(7) Le texte ajoute : Polyphème, renommé par sa force entre tous les Cyclopes, & que Thoosa, fille de Phorcyne, Dieu marin, conçut dans ses flancs, après qu'elle   se   fut   abandonnée aux desirs de Neptune.

   Pope remarque, avec raison, qu'Homère ne s'arrête point ici à faire le récit de la manière dont Ulysse a crevé l'œil de Polyphème ; il se hâte de porter son Lecteur au milieu des évènemens qu'il doit lui présenter, pour le mettre en état d'en embrasser plus aisément l'étendue, & de ne pas confondre les parties épisodiques avec les parties principales.

 

(8) Voilà le premier tableau, dit Pope, qu'Homère nous présente du caractère & des occupations des Prétendans. Ce tableau ne se démentira point ; on verra dans tout le cours du Poëme ces Prétendans, comme Horace les peint d'après Homère :

Fruges consumere nati,

Sponsi Pendopes, nebulones, &c,

   Quel contraste entre ces hommes voluptueux & le vertueux Télémaque ! Le caractère de ce Prince pouvoit-il être mieux annoncé ! Les pensées dont on le trouve occupé, les desirs qui le tourmentent, la première action qu'il fait, suffisent pour mettre son caractère dans tout son jour : ce sont des traits de pinceau jetés par un grand Peintre, & qui ont toute la vérité d'un tableau achevé.

 

(9) Homère a prétendu exprimer ici la frayeur extrême de tous ces Prétendans à l'aspect d'Ulysse, & combien tous leurs vœux alors ne tendroient qu'à le dérober à la fureur. Si Madame Dacier avoit bien entendu la pensée d’Homère, elle n'auroit pas rendu ce passage par cette phrase si plaisante : Ah! s'ils le voyoient un jour de retour dans Ithaque, qu'ils aimeraient tien mieux avoir de bonnes jambes, que d'être chargés d'or & de riches habits comme vous les voyez !  Pope a pris la même tournure, & dit poéti­quement, mais à contre-sens : Cette troupe audacieuse, couverte de pourpre & d'or, maudirait la pesanteur de ses riches habits.

 

(10) Après nous avoir peint la situation d'Ulysse, de Télémaque, & des Prétendans, Homère, pour achever de nous représenter le désordre du palais d'Ulysse, met, en deux mots, sous nos yeux Je triste état du malheureux Laërte. Le voilà retiré de la Cour, traînant ses jours dans la douleur & dans la peine, tandis que des hommes insolens sont dans le palais de son fils, continuellement occupés de jeux & de festins. Il n'y a peut-être personne aujourd'hui qui ne soit capable de sentir l'artifice & la beauté de cette heureuse opposition. Il n'en croit pas ainsi au commencement du siècle, quand les discussions polémiques sur Homère avoient si fort aigri les esprits, que les gens indifférens ne pouvoient presque plus croire ni aux critiques, ni aux éloges : ce que nous admirons ici sut regardé par quelques détracteurs, comme une chose extravagante.

 

(11) Cette réponse sage & modeste a été mal-à-propos regardée comme un trait de satyre contre les femmes. Télémaque, fils d'un des plus grands Rois de la Grèce, & n'ayant fait encore aucun exploit qui servît à justifier sa naissance, n'ose employer la formule dont se servoient ceux qui se croyoient en état de faire honneur aux parens dont ils étoient sortis : Je me glorifie d'être fils d'un tel. C'est cette formule dont Minerve, sous la forme de Mentor, s'est servie, en disant que l'illustre Anchiale lui avoit donné je jour : γχιλοιο δαφρονος εχομαι εναι  υἱός (vers 180/181). La réponse de Télémaque est une expression de modestie qui étoit fort en usage dans l'antiquité, & que M. de Fénelon n'a pas craint de mettre dans la bouche de Néoptolème : On dit que je suis fils d'Achille.  Cette réponse étoit non-seulement, modeste, mais très philosophique. Comment se vanter de la naissance, lorsqu'il n'y a qu'un seul témoin qui en dépose ! Pope a donné à ce passage le même sens à peu-près que je lui donne.

 

(12) On n'aime pas à voir le sage Ulysse allant demander à Ilus du poison pour envenimer ses flèches, Minerve, qui, sous le personnage de Mentes, raconte cette aventure, ne manque pas d'observer qu'Ilus, qui craignait les Dieux, refusa la demande d'Ulysse. Ainsi voilà cette action représentée par Homère comme une action impie ; & on peut en conclure, avec raison, que si cet usage étoit quelquefois pratiqué de son temps, il étoit regardé comme inhumain & odieux.

 

(13) Il ne manquoit plus, pour achever l’exposition du Poëme, que de nous faire connoître Pénélope, son caractère, & sa situation d'esprit où elle se trouvoit alors. Il falloit qu'elle fût amenée sur la scène par un moyen naturel, qui servît encore à la rendre plus intéressante. Je laisse à juger aux Lecteurs sans partialité, si cette condition n'est pas supérieurement remplie, & si Homère, en achevant ainsi la magnifique exposition de son Poëme, ne nous a pas trace un des plus parfaits modèles que l'on puisse trouver en ce genre, soit dans l'épopée, soit dans la tragédie.

 

(14) Après avoir vu tracés les principaux caractères du Poëme, il sembloit que nous n'eussions plus rien à desirer à cet égard. La situation des Prétendans, leur caractère, nous étoient suffisamment connus ; nous n'osions guère desirer d'en savoir davantage, & de trouver parmi ces Prétendans des traits plus distintifs que Virgile n'en a mis parmi ces Guerriers, fortemque Gyan fortemque Cloanthum. Mais l'esprit d'Homère alloit plus loin ; il prévoyoit que dans son Poëme la troupe des Prétendans devoit jouer un si grand rôle, que pour y mettre de la variété, il falloit nécessairement qu'il y eût plusieurs personnages distingués, dont les actions fussent nuancées suivant leur caractère ; que pour éviter la confusion, il falloit que ces premiers personnages d'entre les Prétendans ne fussent pas trop nombreux, & qu'enfin leur caractère fût annoncé dès le commencement de l'Ouvrage.

   En consequence, nous voyons ici Antinoüs & Eurymaque indiquer eux-mêmes leur caractère par leurs discours. Antinoüs a cette sorte de violence & d'amertume, qui aime à employer l'ironie comme plus piquante que les injures même : l'autre est plus modéré, il connoît mieux l'art de se déguiser & de cacher ses mauvais desseins sous une apparence de conseils utiles. Nous les verrons l'un & l'autre soutenir durant tout le Poëme, le caractère qu'Homère leur donne ici ; & je crois que, d'après ces réflexions, que tout le monde est en état de faire, il n'est point de Lecteur judicieux qui ne soit étonné de la vaste intelligence qui a présidé aux Poèmes d'Homère, & encore plus de l'aveuglement inconcevable de certains Détracteurs, qui les ont regardés comme des Ouvrages faits pièce à pièce & sans dessein, à peu-près de la manière que les Épicuriens ont cru que le monde avoit été composé.

 

(15) Il auroit manqué quelque chose à l'artifice du Poëme d'Homère, si Euryclée, qui doit contribuer au dénouement, n'étoit point connue dès l'exposition.